Louis XIV et le Masque de fer : figures littéraires et cinématographiques du double
p. 313-324
Texte intégral
1Alexandre Dumas, dans ses Mémoires, écrivait : « il me paraissait permis de violer l’histoire, pourvu qu’on lui fît un enfant1 ». L’enfant illégitime qu’engendre la violence créatrice de l’auteur peut ainsi se prévaloir d’une double hérédité, historique et romanesque. Cette identité ambivalente est entièrement incarnée par un personnage à la trouble généalogie et au visage familier, dont l’ascension et la chute rythment les chapitres du Vicomte de Bragelonne : le Masque de fer.
Le Masque de fer, personnage historique
2Ce prisonnier masqué, escorté par un officier de Saint-Mars au cachot de l’île Sainte-Marguerite en 1687, n’a cessé d’alimenter les rumeurs et les constructions fantasmatiques. En effet, ce personnage mystérieux, rendu anonyme par le masque et le mystère qui l’entoure, endosse peu à peu, sous la plume des historiens, des chroniqueurs et des satiristes, toutes les identités possibles et pensables. Jean-Christian Petit-fils, dans Le Masque de fer2, revient en détail sur les hypothèses qui ont agité les esprits et les siècles. Loin de tenter de démêler cette énigme historique, nous nous intéresserons ici à la manière dont cet épisode devient une matière fertile pour les artistes, qu’ils soient romanciers, dramaturges ou cinéastes, qui transforment le prisonnier en une figure mythique.
3Ainsi, Voltaire, à la suite du bibliophile Jacob3 et de Jean-Louis Giraud-Soulavie, s’empare de cette figure protéiforme pour en cerner des contours hautement symboliques, qui allient à la mythologie politique une fascination purement esthétique. Il est d’ailleurs le premier à rattacher, de façon indéfectible, l’identité de l’homme de l’ombre à celle du Roi-Soleil. Si, dans un premier temps, on suppose que l’inconnu est le comte de Vermandois, fils bâtard de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, Voltaire4 avance quelques années plus tard une autre hypothèse et affirme que le Masque de fer est le demi-frère de Louis XIV, né des amours extraconjugales d’Anne d’Autriche. C’est ainsi qu’il jette les fondations d’un mythe qui, à mesure que gronde la Révolution, prend de plus en plus d’ampleur. Se rapprochant peu à peu de la figure royale, le Masque de fer finit même par se confondre avec elle. C’est en 1790 qu’est formulée pour la première fois l’idée que le prisonnier n’est autre que le frère jumeau de Louis XIV, condamné pour sa ressemblance au roi à vivre enfermé loin de Paris, à l’écart de tous les regards5.
Le Masque de fer : figure littéraire
4Cette hypothèse marque deux écrivains du XIXe siècle qui, plus qu’aucun autre auteur, n’ont cessé de travailler la matière historique : Victor Hugo et Alexandre Dumas. Le premier, dans Les jumeaux6, pièce posthume commencée en 1839 et jamais achevée, et le second, avec Le vicomte de Bragelonne7, publié en feuilleton de 1847 à 1850, exploitent avec talent les ressorts médusants d’une telle intrigue.
5L’un comme l’autre découvrent le jeune homme croupissant dans les geôles royales et ne résistent pas au plaisir de dévoiler son visage, qui ne saurait pourtant être vu sous peine de mort. Mais, sous le voile, le prisonnier est si semblable au roi que son visage s’offre comme un autre masque, lequel autorise – comme au temps du carnaval – toutes les métamorphoses. À l’interdit du regard qui entoure le Masque de fer répond l’interdit de la parole qui touche les témoins de cette ressemblance impensable. Chez Hugo comme chez Dumas, le nom du roi ne saurait être prononcé. Dans Les jumeaux, la périphrase masque l’indicible : « On dit sa ressemblance – avec qui vous savez – Effrayante8. » Dans Le vicomte de Bragelonne, la parole de Baisemeaux se meurt dans les points de suspension : « C’est celui qui se permet de ressembler au9… »
6Cette capacité du Masque à créer par sa présence le trouble et la confusion en fait une arme terrible entre les mains des comploteurs de tous bords, qui voient en sa personne le moyen de la vengeance ou de l’ascension sociale. Chez Hugo, Jean de Créqui, exilé par le Roi-Soleil, imagine la substitution comme le rachat des humiliations subies. Chez Dumas, le couronnement secret du Masque est l’occasion d’épargner la disgrâce à Fouquet et d’assurer à Aramis le trône papal qu’il convoite. Dans les deux cas, le mystère de l’identité du prisonnier n’a d’égal que la fascination qu’il exerce. Le Masque arbore un visage qui est celui d’un autre, porte un nom qui n’est pas le sien. « Masque » chez Hugo, Philippe Marchiali puis « Maudit » chez Dumas, celui qui n’a pas d’identité propre peut les endosser toutes, jusqu’à la plus éblouissante.
7Ainsi, dans Le vicomte de Bragelonne, le long d’une mécanique savamment huilée, Aramis parvient à renverser le trône pour y faire monter Philippe, tandis que Louis prend à la Bastille la place moins désirable laissée vacante par l’ascension fulgurante de son frère. Si, dans le roman de Dumas, le complot est finalement dénoncé par Fouquet, autorisant chacun à reprendre sa place initiale, les adaptations cinématographiques prennent des directions résolument différentes.
Le Masque de fer au cinéma
8Énigme historique, personnage littéraire, le Masque de fer devient, dès le début du XXe siècle, une figure cinématographique d’importance, en Europe comme aux États-Unis. Il faudra pourtant attendre 1939 et L’homme au masque de fer de James Whale pour qu’enfin ce personnage conquière dans les salles obscures ses lettres de noblesse. L’illustre réalisateur de L’homme invisible et de Frankenstein s’empare du roman de Dumas et concentre son récit sur la figure centrale du prisonnier. Par sa licence historique et narrative, il transforme Louis XIV en un tyran sadique et raffiné, digne des plus ingénieux bourreaux d’Edgar Poe, prenant plaisir à contempler les gibets et à humilier sa jeune épouse.
9Apprenant l’existence de ce jumeau dissimulé, il conçoit d’ailleurs lui-même le supplice du Masque de fer, se réjouissant à l’avance de la mort lente qu’il promet à son frère Philippe. C’est ici que d’Artagnan entre en scène, libérant le prisonnier et lui faisant prendre la place du roi, lui-même condamné à la réclusion. Mais, contrairement à l’épilogue romanesque de Dumas, la mascarade ne prend pas fin et l’usurpateur conserve son trône tandis que Louis, en tentant de s’évader, meurt noyé. Au sadisme dont faisait preuve le jeune roi succède alors une ère de grâce et d’équité incarnée par Philippe.
10Dans la version de 1977, réalisée par Mike Newell pour la télévision britannique, on retrouve un dénouement quasi similaire : Philippe conserve le trône, tandis que Louis prend au cachot la place et le masque de son frère jumeau. Dans ces films, que le Masque soit de fer ou de chair, le visage, identique et multiplié, s’échange et enferme celui qui l’arbore.
11Dans Le Masque de fer, qu’il réalise en 1962, Henri Decoin déroge lui aussi à la narration dumasienne. Le Masque, installé par Mazarin à la place de son frère, prend conscience des sacrifices que demande la fonction royale. Il choisit donc, en dernier recours, la légèreté d’une vie simple aux affres du pouvoir et restitue à Louis le trône de France. Découvrant que le martyr n’est pas celui qu’il croyait, il se retire, plein d’admiration pour son frère, dont la légitimité n’est plus mise en doute.
12Les différences notables, parfois contradictoires, entre ces multiples versions, théâtrales, romanesques ou cinématographiques, laissent pourtant entrevoir une trame similaire, qu’il s’agit de mettre en lumière afin d’en saisir la dynamique proprement mythique.
Structure du mythe
13Six points principaux rythment la narration de toutes ces œuvres, leur conférant, malgré leurs disparités essentielles, une cohérence inattendue :
- Louis XIV, roi tyrannique et désaimé, occupe le trône de France.
- Son frère jumeau, abandonné à la naissance, est élevé loin de la cour puis emprisonné.
- Apprenant l’injustice dont il est victime, à l’aide d’adjuvants, le prisonnier s’évade et vient réclamer son dû.
- Profitant de son extrême ressemblance avec le roi, il parvient à usurper le trône, tandis que Louis prend au cachot, et sous le masque, la place de son jumeau.
- Que l’ancien prisonnier conserve le trône ou que Louis, métamorphosé par son séjour dans les ténèbres, parvienne à reprendre sa place, le roi régnant se révèle bon, aimant et juste.
- Le nouveau roi pose alors les fondations d’un règne solaire et éternel.
14Ainsi, les multiples versions de l’épisode du Masque de fer étonnent par leur structure identique, en dépit des grandes différences qui grèvent leur déroulement. En effet, dans la multiplicité de ces histoires semble se jouer bien plus qu’une narration historique ou romanesque. Le matériau travaillé par ces auteurs est clairement celui du mythe. Un mythe bien particulier d’ailleurs, qui est celui du « héros bâtisseur », figure tutélaire et légendaire commune à de nombreuses civilisations.
Le « héros bâtisseur »
15En 1909, dans Le mythe de la naissance du héros, Otto Rank rappelle que
« presque tous les peuples civilisés importants […] ont très tôt exalté leurs héros, leurs rois et princes légendaires, créateurs de religions, fondateurs de dynasties, d’empires et de cités, bref leurs héros nationaux, dans des poèmes et des légendes10 ».
16Il ajoute :
« Ils ont notamment paré de traits fantastiques l’histoire de la naissance et de la jeunesse de ces personnages, et ces traits présentent des analogies stupéfiantes, voire dans certains cas des concordances littérales chez des peuples différents […].
En voici les traits essentiels et communs : Le héros est l’enfant de parents du plus haut rang, le plus souvent un fils de roi. Sa naissance est précédée de difficultés, ou bien ceux-ci ont eu des relations clandestines par suite d’interdictions ou d’obstacles extérieurs.
Pendant la grossesse de la mère, sinon déjà avant, un avertissement (songe, oracle) met en garde contre sa naissance, qui menace le plus souvent le père.
Il en résulte que le nouveau-né est destiné à être mis à mort ou exposé [abandon] à l’initiative du père ou de la personne qui le représente ; en général, il est confié à l’eau dans une corbeille.
Il est ensuite sauvé par des animaux ou par des gens d’humble condition (des bergers).
Devenu adolescent, il retrouve ses parents de haut rang au gré d’aventures très variables, se venge d’une part de son père, est d’autre part reconnu et parvient à la grandeur et à la gloire11. »
17Ainsi que le rappelle Sigmund Freud, dans L’homme Moïse et la religion monothéiste, cette trame est autant celle de la jeunesse de Moïse, que d’Œdipe ou de Persée. Et répond point par point à celle développée par les différents auteurs de l’histoire du Masque de fer. À une différence près, et pourtant fondamentale, qui confère à ce mythe sa fascinante particularité : en effet, ici, le personnage du héros bâtisseur est dédoublé, empruntant tour à tour le visage de Louis et celui de Philippe, transformation rendue aisée par l’identité de leur apparence.
Le Double
18Ainsi, la confrontation inévitable entre Louis XIV et son frère jumeau emprunte soudain la figure de la lutte fratricide telle qu’elle est développée dans les légendes d’Étéocle et Polynice ou d’Abel et Caïn. Alexandre Dumas insiste sur ce point lorsqu’il décrit le remords de Philippe, seul dans les draps de son frère destitué : « Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir encore humide de la sueur froide qui avait ruisselé du front de Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang d’Abel épouvanta Caïn12. » James Whale file la métaphore biblique de Dumas, recourant à une parabole au cours de laquelle la rivalité fraternelle se manifeste aussi. Alors que d’Artagnan délivre Philippe de sa geôle, le Masque se précipite aux genoux de son protecteur, prenant pour un instant les traits du fils prodigue, ainsi que l’a immortalisé Rembrandt13.
19Qui plus est, la gémellité, qui confond les frères tout en les opposant, ranime ici au cœur de la royauté française le souvenir du mythe de Romulus et Rémus. On y retrouve en effet les motifs de l’extrême ressemblance et de la lutte fratricide pour le pouvoir. Dans les deux légendes, tandis que l’un des frères est sacrifié, le second bâtit un empire éternel. Interrogeant la permanence de ce trait essentiel, Otto Rank, dans son essai sur le double, écrit :
« Nous ne trouvons chez les peuples primitifs qu’une seule de ces fonctions civilisatrices, et encore c’est la plus primitive, celle liée au tabou des jumeaux : la création des villes. L’histoire de Romulus et Rémus, d’Amphyon et Zéthos, de Caïn et Abel, nous montre que de ces frères jumeaux, l’un est assassiné et l’autre crée une ville. Nous devons sans doute voir dans ce meurtre l’idée d’un sacrifice propitiatoire à l’occasion de l’édification d’une cité ou d’une maison. Mais que signifie cet usage qui exige qu’un homme vivant soit sacrifié pour assurer à un édifice (maison ou cité) une durée longue, voire même éternelle14 ? »
20Question qui s’impose à la lecture des différentes versions de l’histoire du Masque de fer, où jamais les deux frères ne peuvent coexister en paix. On voit ainsi clairement comment le personnage du Masque de fer, dans son essence même, ne parle que de Louis XIV, dont il se charge de mythifier et la personne et le règne. Ce personnage uniquement fantasmatique qu’est le prisonnier masqué n’existe en réalité que pour se mesurer à son frère. Un rapport inévitablement placé sous le signe de l’ambivalence : extrême identité et extrême opposition.
21En effet, par son apparition, le motif du double, hautement fantastique, s’insinue dans la trame historique. Et développe, au passage, toute l’ambiguïté qui lui est propre. Otto Rank nous rappelle que, dans les civilisations primitives, le double, ombre ou reflet, est considéré dans un premier temps comme le moyen d’accéder à l’immortalité. Puis, « avec le développement de l’intelligence chez l’homme et la notion consécutive de culpabilité, le Double15 » se change peu à peu en un être maléfique, conduisant à la ruine et à la mort.
22Le Masque de fer condense précisément ces deux facettes, lui qui s’affirme comme moyen du triomphe et de la chute. Avec une verve sans pareille, Dumas et Hugo, suivis en cela par Whale, Decoin et Newell, jouent d’ailleurs de ce contraste, qui confond et oppose les deux frères.
L’ombre et la lumière
23Dans un premier temps, cette opposition fondamentale se joue sur le terrain de la lumière. Enfermé, masqué, maintenu à l’ombre, le prisonnier est privé de cette qualité pourtant constitutive du roi : le soleil. Ainsi le Masque est-il précisément qualifié de spectre nocturne habitant une tombe, « mort pensif qui vit dans son cercueil16 ». Chez Hugo, il se décrit en ces termes : « Un mystère vivant, ombre, énigme, problème,/Sans regard pour autrui, sans soleil pour lui-même17 ! » Dans le Vicomte, Aramis l’appelle « fantôme royal, ombre vivante de Louis XIV18 ». Le cinéma ne cesse de jouer du contraste lumineux, sous les auspices du miroir, qui confond et mêle les deux êtres. Dans l’adaptation de Mike Newell, un habile fondu enchaîné nous conduit ainsi du reflet royal auréolé de lumière au masque obscur réfléchi à la surface d’une eau croupissante. La confusion qui préside un instant à la représentation de ces deux personnages antagonistes préfigure les renversements et les substitutions à venir.
24Car l’évasion du Masque est avant tout une reconquête de la lumière. Sous la plume de Hugo, lorsqu’il ôte son masque, il s’exprime en ces termes :
« L’ombre qui me couvrait, l’ombre affreuse se lève !
Ma tête se redresse et plonge avec fierté
Dans l’air, dans la lumière et dans la liberté !
Tout brille ! Je voudrais tout saisir au passage !
Alix ! Alix ! on voit avec tout le visage !
De l’air ! de l’air partout ! De l’air dans les cheveux !
Je puis baiser ta main et je vais où je veux !
C’est donc moi ! c’est donc vrai ! Que cette nuit est pure !
Tout sourire m’enivre, et toute la nature
Parle en foule à la fois à tous mes sens ravis !
Je regarde ! j’entends ! je respire ! je vis !
Alix ! je sors enfin de la nuée obscure.
Regarde-moi : – Je sens que je me transfigure19 ! »
25Parallèlement, l’enlèvement de Louis XIV par Aramis et Porthos, tel qu’il est raconté par Dumas, prend la forme d’une véritable descente aux enfers marquée par le déclin de la lumière. Alors qu’à l’invitation de Fouquet il s’endort entre les murs de Vaux, le stratagème mis en place par Aramis suit son cours. Le lit royal s’enfonce dans les entrailles du château : « Le roi ne voyait plus la lumière de sa chambre que comme, du fond d’un puits, on voit la lumière du jour20. » Aramis et Porthos, masqués, conduisent alors le roi destitué à la Bastille pour le contraindre à un « destin lugubre21 ».
26Mais cette catabase orphique se renverse au fur et à mesure que Louis reconquiert la puissance solaire. En convoquant le soleil de nouveau apprivoisé, il parvient finalement à faire le jour sur cette substitution et à être reconnu par tous dans l’éclat de sa légitimité ; non sans mal. En effet, lorsqu’il reparaît à Versailles et confronte l’imposteur, Anne d’Autriche, Monsieur et Madame ne peuvent en croire leurs yeux. Tous sont médusés par ce prodige qui multiplie la figure unique par excellence et s’avèrent incapables de discerner l’usurpateur du roi véritable. La lutte qui s’engage alors prend, sous la plume de Dumas, l’allure d’un combat entre les forces lumineuses et celles des ténèbres :
« Louis n’avait pas compté sur ces obstacles. Il s’attendait, en entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupçon d’une parité avec qui que ce fût. Il n’admettait pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à l’instant où il faisait luire son rayon vainqueur. […] Soudain, Louis XIV […] courut à un des volets, qu’il ouvrit en déchirant les rideaux. Un flot de vive lumière entra dans la chambre et fit reculer Philippe jusqu’à l’alcôve22. »
27Il revient à d’Artagnan de reconnaître le véritable roi et de condamner Philippe au martyre d’être privé de son visage :
« Philippe, enseveli à jamais sous son masque de fer, exilé dans un pays où les hommes semblaient servir les éléments, […] n’avait plus à voir que des spectres et des douleurs en ce monde, et le désespoir commençant à le mordre, il se répandait en plaintes23… »
28S’il trahit l’épilogue dumasien en ne dénonçant jamais la substitution, Mike Newell reprend, en l’inversant, l’épisode de la confrontation des jumeaux. De nouveau l’opposition lumineuse préside à la mise en scène. Ici, Louis et Philippe s’affrontent non seulement pour le trône, mais aussi pour l’amour de Louise de La Vallière. C’est alors qu’il fait la cour à la demoiselle d’honneur, que Philippe, vêtu des mêmes habits que Louis, est surpris par son frère. À peine le roi entre-t-il dans la pièce et aperçoit-il Philippe dans le miroir, que le vent souffle les bougies, plongeant la pièce dans un clair-obscur propice tant à la dissimulation qu’à la révélation. Pour protéger son identité, Philippe couvre son visage d’un masque d’or, qui condense à la fois l’obscurité de son ancienne prison de fer et la clarté du soleil. Louis, d’un geste royal, ôte le masque de Philippe, dévoilant un visage ô combien familier. Effrayé, le roi se précipite vers les différents miroirs pour s’assurer de sa propre identité, déjà vacillante puisque multipliée par les figures de son jumeau, du portrait et du reflet. Louis appelle à l’aide, mais le mal est fait. Malgré la présence d’esprit de d’Artagnan qui, immédiatement, reconnaît le véritable souverain, Fouquet, conforté par le témoignage mensonger de Louise de La Vallière, donne l’ordre d’arrêter Louis, dénoncé comme imposteur. Tandis que Philippe, sous les traits du Roi-Soleil, ouvre le bal à Versailles, Louis, vêtu de son habit d’apparat et masqué de fer, hurle son nom dans une cellule sombre du cachot de Sainte-Marguerite.
29Ainsi, que Louis reprenne sa place sur le trône ou que l’imposteur conserve sa place nouvellement acquise, le roi régnant affirme désormais sa capacité à condenser les valeurs d’une lumière éblouissante et de ténèbres aveuglantes. Cette ambivalence, conquise à la suite d’une série d’épreuves initiatiques, confère au jeune roi un double statut : celui d’homme et de mythe. Une ambivalence déjà soulignée par Aramis dans le Vicomte lorsqu’il oppose la geôle lumineuse du roi à la prison de ténèbres connue par le Masque :
« Le roi est sorti d’une enfance captive comme l’a été la vôtre, obscure comme l’a été la vôtre, étroite comme l’a été la vôtre. Seulement, au lieu d’avoir, comme vous, l’esclavage de la prison, l’obscurité de la solitude, l’étroitesse de la vie cachée, il a dû souffrir toutes ses misères, toutes ses humiliations, toutes ses gênes, au grand jour, au soleil impitoyable de la royauté24… »
30Dès lors, on voit clairement comment, chez Dumas et Newell, c’est au terme d’un parcours qui autorise Louis à concilier soleil et ombre que s’établit finalement son règne éternel.
Le miroir de la royauté : splendeurs et misères
31Si elle est fondatrice du mythe qui fait de Louis XIV un « héros bâtisseur », l’histoire du Masque de fer porte pourtant en germe la chute du Roi-Soleil, emblème de la royauté française. Source du combat entre lumière et ombre, ce déclin se déploie aussi à la surface des miroirs. En effet, tout le mythe du Masque de fer considère la spécularité comme fondamentalement problématique. Car c’est bien la ressemblance de Philippe avec son frère qui menace un règne déjà fragilisé par les tourments de la Fronde. Le seul moyen d’en consolider les fondations est donc d’écarter du trône tout rival potentiel : la réclusion du Masque, véritable supplice, révèle en creux la faiblesse d’un régime monarchique déjà entamé.
32Le pouvoir ne saurait être partagé ou même questionné. Dans cette économie tyrannique, le miroir vient jouer un rôle extrêmement ambivalent. Il est d’abord, pour Louis XIV, le moyen de « redoubler à l’infini son rayonnement25 », ainsi qu’en témoigne la construction de la galerie des Glaces. Cette réalisation, aussi mégalomaniaque que narcissique, semble pourtant prendre valeur apotropaïque chez un souverain dont on apprend par ailleurs qu’il pouvait parfois s’effrayer de son reflet, rendu monstrueux par le miroir ardent concave que lui présente François Villette. Robertson rapporte cette anecdote révélatrice :
« Louis XIV, s’étant placé, l’épée à la main, devant ce miroir, et à quelques pas de distance, pour en bien voir l’effet, fut surpris de se trouver vis-à-vis d’un bras qui dirigeait une épée contre lui ; on lui dit d’avancer brusquement : aussitôt son adversaire parut s’élancer sur lui ; le roi manifesta un mouvement d’effroi, et en fut si honteux qu’il fit emporter le miroir26. »
33Cette menace, qu’en son sein le miroir colporte, se lit en filigrane tout le long du roman de Dumas, ranimant au cœur du XVIIe siècle la fable de Narcisse. Comme le pâtre grec, Philippe ne rencontre la fatalité qu’au moment où ses yeux se posent pour la première fois sur son reflet. Aramis, agent du destin, introduit en effet dans la cellule du jeune prisonnier un miroir, dont l’effet consume et dévore le jeune homme :
« – Et maintenant, monseigneur, dit Aramis, voici un miroir. […]
– Si haut ! si haut ! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le miroir.
– Qu’en pensez-vous ? dit alors Aramis.
– Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais.
– Et moi, je me demande […] lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait, ou de celui que reflète cette glace27. »
34Pour Philippe, comme pour Narcisse, la rencontre avec sa propre image signe la fin de l’innocence et le début de la tragédie. Par son évasion, ce reflet vivant de la figure royale transforme le face-à-face en une lutte à mort, à la surface du miroir. Ce « jeu de miroir dont l’enjeu est mortel28 » n’est pas sans rappeler celui qui oppose Persée à Méduse. C’est en effet à l’aide d’un bouclier poli comme un miroir que le jeune héros grec parvient à éviter la pétrification qu’impose le regard de la Gorgone et à lui trancher la tête. Paradoxalement, chez Dumas, lorsque Philippe et Louis sont réunis dans la même pièce, la ressemblance qui les unit trouble et paralyse les témoins de ce spectacle médusant :
« Anne d’Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot.
“Ma mère, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous pas votre fils ?”
Et, cette fois, Louis recula à son tour. Quant à Anne d’Autriche, elle perdit l’équilibre, frappée à la tête et au cœur par le remords. Nul ne l’aidant, car tous étaient pétrifiés, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible soupir. Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers d’Artagnan, que le vertige commençait à gagner, et qui chancelait en frôlant la porte, son point d’appui29. »
35Dans la version cinématographique d’Henri Decoin, d’Artagnan, constatant la ressemblance inouïe entre le prisonnier et le roi, est littéralement pétrifié. Cette immobilité est d’autant plus spectaculaire qu’elle s’oppose au mouvement de la caméra, qui s’éloigne par un travelling arrière, et des courtisans, qui parcourent avec grâce la salle de réception.
36Un portrait de Louis XIV30, exécuté vers 1653 par Charles Poerson, révèle une nouvelle fois la menace que représente pour le roi le reflet médusant. Sur le mode apotropaïque, cette toile nous présente Louis sous les dehors de Jupiter, écrasant de son pied la tête de Méduse à la surface du bouclier de Persée, allégorie de la Fronde. Cependant, cette mise en scène triomphale ne parvient pas à éteindre définitivement l’angoisse qui s’immisce.
37En effet, si le roi triomphe ici de la Gorgone, il emprunte parfois, chez Dumas, les traits mêmes du monstre qu’il combat : « Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIV offrait l’image la plus vraie du désespoir, de la faim et de la peur réunis en une seule statue31. »
38Cette image, pour le moins étonnante, qui dresse le portrait de Louis XIV en Méduse, semble préfigurer la décollation de son descendant, Louis XVI, qui mettra fin au règne des Bourbons.
39Ainsi, de l’épisode du miroir de François Villette au face-à-face entre Louis et Philippe, la guillotine fait, à la surface du miroir, une apparition oraculaire, affirmant sa capacité à « plonger les Lumières dans la nuit de l’effroi32 », ainsi que le rappelle Jean Clair. L’œuvre de la guillotine, comme celle du Masque de fer, inverse les valeurs, changeant la clarté en ténèbres. En 1793, à la suite de l’exécution de Louis XVI, une gravure présente la tête décollée du roi de France tendue à la foule par une main vengeresse. À propos de cette relecture révolutionnaire du mythe de Persée, Jean Clair écrit :
« Le roi, jusqu’alors effigie sacrée d’Hélios, et ce jusqu’en plein cœur du Siècle des Lumières, est métamorphosé en son contraire, une effigie d’effroi et de ténèbre, qui l’apparente à Gorgô. Et c’est la guillotine qui assurera ce qu’on peut appeler la transformation à vue. Décapitée, sanglante, effrayante, la tête du roi sera exhibée au bout de la main du bourreau tout comme Persée exhibe la tête de Méduse après l’avoir tranchée : la monstration de la tête royale est désormais le geste apotropaïque destiné à jeter l’effroi sur les ennemis de la patrie33. »
40Le double, qu’il soit ombre, reflet ou jumeau, s’affirme donc primordial à la constitution du mythe de Louis XIV. Emblème d’immortalité, parant le roi des attributs de Romulus, il porte néanmoins en son sein les germes du déclin. Et lorsqu’il fait retour dans l’histoire de France, il sème de nouveau un trouble qui annonce la Révolution. La victime, cette fois, en est Marie-Antoinette, elle aussi prise au piège de la ressemblance. Dans Le collier de la reine, Alexandre Dumas met en scène Nicole Legay, sosie de sa souveraine, manipulée par le comte de Cagliostro comme le Masque de fer était manipulé par Aramis, pour précipiter la chute de la royauté.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dumas 1854.
2 Petitfils 2004.
3 Paul Lacroix, plus connu sous le pseudonyme du bibliophile Jacob (N.D.É.).
4 Voltaire 1751.
5 Anselmini 2007.
6 Hugo 1985.
7 Dumas 1975.
8 Hugo 1985, p. 630.
9 Dumas 1975, t. I, p. 324.
10 Rank 2000 cité dans Freud 1986, p. 67-68.
11 Ibid.
12 Dumas 1975, t. I, p. 327.
13 Rembrandt, Retour du fils prodigue, 1669, huile sur toile, 2,62 × 2,06 m. Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.
14 Rank 1973, p. 74.
15 Ibid., p. 115.
16 Hugo 1985.
17 Ibid., p. 650-651.
18 Dumas 1975, t. I, p. 293.
19 Hugo 1985, p. 680.
20 Dumas 1975, t. I, p. 318.
21 Ibid., p. 327.
22 Ibid., p. 346-347.
23 Dumas 1975, p. 384.
24 Ibid., p. 291-292.
25 Clair 1989, p. 133-134.
26 Robertson 1831-1833, t. I, p. 114-115, n. 1.
27 Dumas 1975, t. I, p. 267-268.
28 Clair 1989, p. 58-59.
29 Dumas 1975, t. I, p. 347.
30 Charles Poerson, Louis XIV en Jupiter vainqueur de la Fronde, vers 1653 ?, huile sur toile, 1,66 × 1,43 m. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV 8073.
31 Dumas 1975, t. I, p. 340.
32 Clair 1989, p. 130.
33 Ibid., p. 138-139.
Auteur
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Tristan Grünberg
Docteur en études cinématographiques et audiovisuelles de la Sorbonne Nouvelle, ATER à l’Université Paris-Est
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