Nec lubricus impar : les galanteries de Louis XIV en question
p. 217-227
Texte intégral
1Laissons le soin à la Palatine de décocher le premier trait :
« Louis XIV était galant, mais souvent il poussait la galanterie jusqu’à la débauche ; tout lui était bon, pourvu que ce fussent des femmes, les paysannes, les filles de jardiniers, les femmes de chambre, les dames de qualités ; elles n’avaient qu’à faire semblant d’être amoureuses de lui1. »
2Un tel portrait n’est pas sans rappeler que la devise du roi (Nec pluribus impar), celle qu’il s’évertue à justifier dans ses Mémoires, suppose que le monarque dépasse tous ses sujets dans tous les domaines possibles et imaginables2. Y compris celui des plaisirs de la chair et de la séduction.
3En parallèle de la métaphore solaire, Louis s’est plu à cultiver, avec l’aide de ses artistes, l’image à la fois apollinienne et dionysiaque d’un prince séducteur, dans la droite ligne des tout premiers Bourbons. Qu’importe la couronne, en réponse aux quolibets de la Fronde et aux amours timides de Louis XIII (si la chose est avérée), il fallait redorer le blason d’une dynastie malmenée et en quête d’héritiers. Aussi, s’abreuvant à la source des rumeurs et des remarques malveillantes, les biographies romancées ont prolongé ces bruits du palais et montré toutes les limites du genre en s’affranchissant de la rigueur et de l’objectivité dont l’historien doit faire son ordinaire. Ce type d’ouvrage au contenu protéiforme n’a fait qu’énumérer des épisodes décousus, parfois inventés, et toujours destinés à brosser un portrait-charge ou, à l’inverse, une légende dorée. Le tout en faisant écho aux confidences choisies de témoins jamais impartiaux. Mais les ors de la cour attirent toujours le public tandis que les « coulisses » de Versailles demeurent un lieu commun de la vulgarisation historique, au moins depuis le XVIIIe siècle. Pourtant, derrière ces romances recouvertes par la poussière des ans, l’historien peut toujours trouver de quoi travailler. Déterminer si le roi avait ou n’avait pas une « sexualité débridée » relève autant de l’anachronisme conceptuel que du faux problème, la question se situant forcément hors champ historique. Par contre, en termes de représentations ou de symbolique, l’investigation retrouve tout son sérieux et s’exonère de toute trivialité. Reste à jauger les témoignages à disposition en se rappelant que la thématique définie est forcément suspecte parce qu’en matière de sexualité – Foucault l’a montré –, l’exagération fait aussi bien office de poncif que de cache-misère. Or, lorsqu’il s’agit d’un souverain d’Ancien Régime, ce qui relève de la critique ou de la louange semble appartenir d’emblée au champ politique, que ce soit sur le registre de la « propagande » ou de la « contre-propagande », ce qui reste à démontrer. L’essentiel au demeurant est bien là, sur les contours d’une opinion publique (un concept discuté et discutable) ou d’une image du pouvoir incarné qui se fait et se défait par les mêmes médias interposés. En outre, cette obsession pour la « vie privée » du roi évalue aussi la réussite tant du système curial (mais qu’en est-il du raffinement promis par Elias si le Prince devient libertin ?) que d’un modèle faisant de l’homme d’État un personnage public, dépassant son propre intérêt et sa propre libido au profit du bien de ses sujets. Le néostoïcisme de cour demeure un repère très commode en tant que puritanisme de salon et que politisation des élites avant la lettre3.
4De toute évidence, les jugements de valeur en matière de sexualité n’ont pas leur place en histoire des représentations. Il s’agit dès lors d’échapper au piège de l’anachronisme rétrospectif ou de la méconnaissance de l’histoire du droit privé. Il ne s’agit pas d’évaluer la moralité ou la fidélité de Louis XIV au regard de la loi salique, de la pastorale chrétienne ou de son contrat de mariage, mais d’étudier la construction d’une image positivement politique car virile. Et cette virilité consubstantielle à la monarchie – en théorie comme en pratique – dépasse les notions de genre pour s’inscrire dans la lignée de théories politiques sans âge. Le pouvoir est considéré comme masculin même si une reine peut être un excellent roi. Ainsi, tout ce qui est viril participe à l’exercice du pouvoir dans la mesure où est trouvé un juste milieu entre timidité et débauche. Dans le cas du règne de Louis XIV, cette définition traditionnelle a trouvé sa plus haute expression, au moins au niveau symbolique.
5Entre histoire du corps politisé et étude des représentations, cette synthèse tentera de déplier le triptyque d’un règne dont les échos historiographiques et littéraires ont prêté au souverain une vie intime débridée donc trop belle pour être vraie.
L’érotisation du corps souverain : Louis XIV en jeune Apollon (1638-1680)
6Un jeune roi doit être éduqué et préparé à sa fonction future, aussi convient-il de guider la virilité du dauphin destiné à un trône que la loi salique réserve aux hommes. Ainsi, les principes de l’éducation du jeune Louis ont banalement suivi les recommandations de son temps : la chasse, l’équitation, le maniement des armes faisaient partie des apprentissages normaux de la noblesse masculine. Le futur roi de guerre devait apprendre son métier en incarnant les vertus masculines du courage, de l’endurance et de la force. Quant à la danse, elle comptait autant dans la discipline du corps que dans la séduction d’un public de courtisans attentifs au moindre geste de leur seigneur et maître.
7Ainsi, cet adolescent, souvent flatté pour sa beauté, aurait parachevé son éducation virile en compagnie de la repoussante Mme de Beauvais, première femme de chambre d’Anne d’Autriche, un jour qu’il sortait du bain. L’anecdote est connue mais sans doute trop pour être exempte de suspicion : Saint-Simon et Primi Visconti la rapportent en souriant, mais on ne sait rien de plus sur cet épisode, pour le moins inconsistant, quoi qu’il en soit4. Plus évocatrice, sans nul doute, est l’allusion que glisse Benserade, en 1655, dans le Ballet des Plaisirs :
« SIRE, quel spectacle pour nous ?
Et d’où peut procéder en vous
Ce changement qu’on y remarque ?
Sur quelle herbe avez-vous marché ?
Quoi ! Faut-il qu’un si grand Monarque
Devienne un si grand débauché ?
[…]
Il n’est ni Censeur ni régent
Qui ne soit assez indulgent
Aux vœux d’une jeunesse extrême ;
Et pour embellir votre Cour
Qui ne trouve excusable même
Que vous ayez un peu d’amour.
Mais d’en user comme cela ;
Et de courre par ci, par là,
Sans vous arrester à quelqu’une ;
Que tout vous soit bon, tout égal,
La Blonde autant comme la Brune ;
Ha ! SIRE, c’est un fort grand mal5. »
8Si des excès de plaisir sont signalés, non sans audace, c’est qu’ils permettent aussi de clarifier les choses et de marquer de façon nette la différence entre Louis et son frère Philippe, encore très jeune. Qu’importe, Louis ne doit pas faire l’objet de la moindre suspicion en matière de virilité : il doit être le maître, avoir une descendance et régner avec la même autorité que son aïeul. Dans ce cas, la réputation du jeune roi a plus d’importance que la réalité d’une débauche que rien ne corrobore, si ce n’est un mal « le plus étrange du monde ».
9En l’occurrence, le journal de santé tenu par Antoine Vallot nous en apprend davantage que la tirade de Benserade : alors que Louis XIV n’a que dix-sept ans, des écoulements suspects de matière séminale tachent ses habits et une fièvre se déclare peu après6. Le médecin a reconnu ce que nous appelons une blennorragie, une maladie liée à l’activité sexuelle, mais il se garde bien de l’avouer, la moralité de son client prévalant sur la réalité de sa conduite. On sait aussi qu’à cette époque, Louis fréquente les adolescentes de la cour, et notamment les nièces de Mazarin, Olympe et Marie Mancini. Le double portrait de ces dernières par Ferdinand Voet trahit une complicité et une sève toutes méditerranéennes qui ne pouvaient déplaire au jeune souverain7.
10L’épisode de la liaison royale avec Marie Mancini ne se résume pourtant pas à une amourette contrariée par les logiques d’une Couronne pressée d’arranger un mariage avec l’infante espagnole, donc d’obtenir la paix en effaçant les frontières entre modèles politiques8. La correspondance de Mazarin révèle à quel point la leçon a été dure pour le jeune Louis : la raison d’État ne fait pas bon ménage avec la passion, et un monarque ne peut tout obtenir9. Le mariage rêvé n’a jamais eu lieu, et si l’idylle a fait long feu, elle a au moins permis de rassurer la cour et ses espions sur la virilité intacte du jeune convalescent de 1658. Bien des années après cet épisode malheureux quoique nécessaire au traité des Pyrénées, le principal intéressé évoquera, sur le ton de l’évidence, les contradictions entre les penchants d’un roi et les impératifs catégoriques de la conduite d’un État. Les mémoires destinés au Dauphin effaçaient de la sorte les doutes du jeune amoureux : non, décidément, la galanterie d’un souverain ne doit pas dépasser les bornes de l’intérêt de l’État10.
11Les années qui ont suivi, notamment après l’union avec Marie-Thérèse, ont promu l’image apollinienne du roi. Artistes et thuriféraires de la monarchie – donc du patronage absolu – ont célébré la ressemblance de Louis XIV avec l’Apollon du Belvédère. En plus d’être beau et viril, le souverain est d’une sobriété et d’une modestie sans égales. En l’occurrence, les excès de préciosité risquent toujours d’annuler les signes de la masculinité : le goût de Monsieur pour les dentelles et les pierreries suffisent à tracer la démarcation entre ce qui est viril et ce qui ne l’est pas. Or, Louis XIV se doit de se distinguer des aristocrates de la cour (il est censé être supérieur à tous), mais aussi de son frère de sang (les tenues frivoles de ce dernier trahissent son faible pour les mignons).
12Roi de guerre par excellence, grand chasseur, robuste et courageux, le corps que fabriquent les écrivains et les artistes est à la mesure d’une incomparable grandeur : Louis est forcément l’homme le plus beau de son royaume et nulle courtisane ne saurait lui résister, surtout à l’issue d’un ballet royal. C’est à cet endroit que la pratique du pouvoir semble s’éloigner de la raison et s’en rapproche le plus en même temps. La contradiction n’est que partielle, elle repose sur le fait que les usages curiaux sont tributaires d’une galanterie forcément propice à la séduction et que, d’un autre côté, l’État royal exige une abnégation sans faille du monarque, sinon une liberté d’esprit sans cesse réaffirmée dans les propres mémoires de Louis XIV. Les liaisons n’ont pas beaucoup d’importance, et si les favorites en ont davantage, la raison sait toujours faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. Il ne fallait s’entourer ni d’une nouvelle Marie Mancini, ni d’un nouveau Mazarin. Mais il fallait que le spectacle continue et que les bâtards se succèdent.
13Dans toute société très hiérarchisée et patriarcale, l’homme doit garder la main sur ses affaires et ne pas se laisser gouverner par une femme. L’éducation des princes ne dit pas autre chose, même si elle n’est pas censée régler les problèmes de « couple » : précisément, le terme est purement anachronique quand il s’agit d’un roi de France, et les adultères royaux n’existent que sous la plume des auteurs à succès. La succession des maîtresses royales a été maintes fois étudiée et décrite pour être mieux décriée, comme si le Roi-Soleil se résumait à deux vices : l’orgueil « pharaonique » (Lavisse) et la concupiscence. Cette lecture n’apprend rien de neuf sinon qu’elle plaque un jugement daté sur une réalité beaucoup plus complexe.
14La fréquentation des femmes de la cour s’inscrit dans un processus de « civilisation des mœurs » ou, si l’on préfère, de pacification du roi de guerre, qui cesse d’être un condottiere que rien n’impressionne. Avec l’installation de la cour à Versailles après 1680, cette image pacifiée et adoucie éclipse progressivement toutes les constructions héroïques des deux premières décennies du règne personnel. Louis passe, au même moment, de la métaphore apollinienne à la satire dionysiaque, les ennemis travestissant les galanteries du monarque en aventures ridicules et humiliantes pour le fossoyeur de l’édit de Nantes. L’érotique du pouvoir devient tout à coup suspecte, comme si la supériorité charismatique contenait en elle-même les germes de son avarie finale, comme si le portrait du roi en Phébus pâtissait de sa propre grandiloquence.
Une chair sans majesté ? Louis XIV en satyre (1680-1715)
15Le renversement de l’image royale date en fait des campagnes de Hollande, la propagande anglo-saxonne faisant office de contre-propagande française. Peter Burke parle d’un revers de la médaille tout à coup dessiné puis gravé par des protestants mécontents du tour que prenaient les choses et, sans doute aussi, de la longévité remarquable du souverain. Ainsi, les supports de la gloire ludovicienne ont servi à déboulonner la statue de cet « Homme immortel » trônant au milieu de la place des Victoires11. Gravures satiriques, médailles « scandaleuses » et pamphlets de plus en plus explicites ont attaqué le roi et son image à l’endroit le plus sensible.
16Les succès de Louis XIV auprès des femmes et des places fortes, jadis chantés dans toute l’Europe, devinrent les révélateurs d’une nature presque animale, inquiétante et sournoise. Initialement dédié à Charles II, le quolibet Bella fugis, bellas sequeris fait écho à une médaille grimant le roi sous les traits d’un tyran couard et lubrique12. Fuyant les combats pour mieux poursuivre les belles, le roi abdiquerait toute virilité en prenant le chemin de la même mollesse qui fut fatale à Alexandre le Grand13. Quelle insulte plus grande adressée au roi de guerre !
17La littérature s’est engouffrée dans cette brèche ô combien fertile. Au cours des cinq dernières années du XVIIe siècle, plusieurs textes satiriques furent imprimés en Hollande et en France. Que ce soit dans Le grand Alcandre frustré14 ou dans les Nouvelles amours de Louis le Grand, Louis XIV fait figure de souverain débonnaire, rendu esclave de ses désirs et attristé de ne pouvoir se satisfaire, la nature ou l’âge lui ayant ôté les avantages de la jeunesse15. En bref, si sa libido est restée intacte, elle dépasse de loin ce que son corps lui permet de faire. Incapable d’avoir une érection, le souverain est moqué comme n’importe quel barbon dépassé par les événements.
18À ce titre, les Nouvelles amours, un brûlot promis à l’index – donc à un beau succès chez les bibliophiles –, font presque figure de première œuvre pornographique non importée d’Italie. La teneur est spécifiquement subversive, parce que la sexualité du roi y est décrite et mise en scène de façon tout à fait explicite16. Une scène mérite qu’on s’y attarde. Après avoir été mis en garde par son médecin (Fagon) et par Mme de Maintenon, le roi tente un nouvel assaut auprès de Mlle Du Tronc, une jeune courtisane peu effarouchée. Il fait fiasco et, tout penaud, se lance dans un monologue pour le moins singulier :
« Trop cruel destin, est-il donc possible que ce qui fait la vigueur de l’homme soit entièrement éteinte dans un tems où elle m’est nécessaire ? faut-il que ce qui devait contribuer à ma félicité tourne à ma honte, et me plonge dans le plus affreux désespoir ?… Ô toi ! chère partie de moi-même, qui m’a été autrefois si utile, tu n’es plus que l’ombre de ce que tu étais ; abattue, tu languis tristement retirée en toi, et nonchalamment penchée vers le centre de la terre, tu voudrais rentrer dans le néant d’où tu es sortie ; qu’est devenue cette fougueuse audace qui, dans les tendres combats, te faisais [sic] tant admirer ? tout s’est évanoui, et tu n’es plus qu’un vain fantôme de ta gloire passée ; tout cédait à ton courage, rien ne pouvait dompter tes vigoureux transports ; tu étais sure de vaincre sitôt que tu entrais en lice, et le sang que tu répandais signalait ta victoire. Ô triste souvenir ! ô regrets superflus ! rien ne peut t’ébranler à présent ; tu n’étais que feu, tu n’es plus que glace ; nature trop ingrate, pourquoi te refuses-tu à mon besoin17 ? »
19Le caractère tragi-comique de ce monologue viril ne doit pas faire oublier qu’il est hautement subversif dans la mesure où il s’attaque à l’un des fondements symboliques de la monarchie : la capacité du Prince à assurer sa succession.
20Sur un mode mineur, la pièce cible la vieillesse supposée du roi – Louis XIV a atteint les soixante ans, ce qui n’en fait pas non plus un vieillard, même pour l’époque – ou sa mauvaise santé, thème plutôt récurrent depuis sa guérison de la fistule en 1686. Enfin, on retiendra surtout les allusions à ce sang répandu par le membre viril du roi, peut-être friand de jeunes vierges. C’est sans doute là que l’auteur anonyme a le mieux transposé l’image de l’ogre européen dans la dimension des plaisirs de Vénus : son appétit de conquête n’aurait eu d’égal que sa libido démesurée, bien loin du modèle néo-stoïcien promu à la cour. Mais, quelque part, l’excès est dans la nature du roi, même si sa sagesse est réputée infinie. Le passage cité a peut-être fait plus rire que réfléchir sur les fondements de l’absolutisme viril. Après tout, bien des aristocrates auraient pu s’identifier à ce roi tristement défaillant au moment d’honorer sa jeune conquête.
21D’autres artistes, à l’inspiration féconde, ont poursuivi ce travail de démystification. Joseph Werner représente un banquet orgiaque sur lequel trône un Louis XIV au corps de satyre18, tandis que Romeyn de Hooghe, ancêtre de Hogarth et de Daumier, enferme le Roi-Soleil dans une cage dont les barreaux sont des courtisanes à la taille de guêpe19. Ce monarque serait devenu prisonnier de ses sens, réduit à l’état hybride et inquiétant de roi-satyre, bien loin des métaphores rassurantes des années 1650-1660. D’un certain point de vue, ces images sont exceptionnelles et leur collecte ne doit pas masquer leur rareté, donc leur diffusion limitée, voire leur impact négligeable. Au-delà de la question de leur circulation, on pourrait et on devrait presque les soupçonner de rappeler le roi lui-même à l’ordre. C’est le double tranchant de toute caricature : en dénonçant, elle réaffirme ou réactive la norme qui vient d’être bafouée ou qui tend à disparaître. Au lieu de célébrer la retraite du roi de guerre, ces œuvres satiriques critiquent la sédentarité suspecte d’un souverain sur le déclin. En s’attaquant au corps vivant, elles appellent la succession de leur vœu et démontent un roi-machine trop loué pour être à la hauteur de sa renommée officielle.
22Pourtant, rien ne permet d’accuser Louis XIV, au moment où ces attaques se multiplient, de mener la vie dissolue que lui prêtent les caricaturistes et les pamphlétaires étrangers. Bien au contraire, la cour des années 1690-1700 a perdu la verdeur des décennies précédentes, et le roi vieillissant et malade mise plutôt sur Marly pour se détendre. La présence à ses côtés de Mme de Maintenon a été suffisamment commentée pour ne pas y insister : Versailles a gagné en gravité tandis que les hôtels particuliers de la ville et de Paris ont servi de refuge aux bons vivants. Si cette lecture exige un affinement chronologique et sociologique, elle demeure fragilisée par son objet même. Le trend des mœurs ou des sentiments relève de la pure fiction, même si les représentations et les témoignages nous portent secours. En l’occurrence, la contre-propagande européenne a attaqué Louis XIV sur sa sexualité à un moment où celle-ci déclinait inévitablement, Maintenon ayant obtenu le statut d’épouse morganatique – mais d’épouse tout de même –, et non plus de favorite. Le duc de Lorraine résuma tout d’un trait : « Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste20. »
Si Versailles m’était conté : Louis XIV en éternel séducteur (1715 et après)
23Bien avant le début de la Révolution, Versailles a fait l’objet d’une légende noire particulièrement utile aux détracteurs de la monarchie ou des frasques de Louis XV et consorts. Présenter le château et la cour comme des lieux de perdition convenait autant aux opposants à la monarchie qu’à ses partisans contempteurs de la lente décadence des Bourbons. Dans les deux cas, on pouvait écrire l’histoire à rebours, arguant du fait que, de Marie Mancini à Marie-Antoinette, les souverains s’étaient mal entourés21. Sous la Restauration, Louis XIV apparut alors sous les traits d’un jeune prince romantique donc maître de lui :
« Louis XIV, l’idole de son peuple, jeune, triomphant, environné de beautés qui se disputaient son cœur, eut le faible de beaucoup de héros, séduits par les attraits du plaisir ; il fut sensible à l’amour, mais n’en fut point l’esclave ; celles qui subjuguèrent son cœur, ne gouvernèrent jamais son esprit ; et si quelque chose peut rendre ses faiblesses excusables, c’est la décence qu’il sut conserver au milieu de ses erreurs22. »
24À partir de là, les récits plus ou moins fictifs se sont multipliés, chacun prétendant mettre à jour le catalogue raisonné des maîtresses du Grand Roi (c’est le projet des très méthodiques Amours et galanteries des rois de France de Saint-Edme23) en soulignant leur triste sort, constat que faisait déjà Primi Visconti24. L’un des modèles du genre, intitulé Chroniques de l’Œil-de-Bœuf et signé par une mondaine inspirée, mêle anecdotes véritables et reconstitutions fictives des amours royales. Toujours avec bienséance, la description des promenades versaillaises et autres cachotteries continue de susciter un intérêt considérable, partisans ou opposants à la monarchie – notamment de Juillet – ayant de quoi disserter sur les splendeurs ou les misères de la cour d’antan. Avides de sensations fortes, mais bien loin des pamphlets de la fin du XVIIe siècle, les lecteurs pouvaient assister par exemple à l’invraisemblable accouchement de Mme de La Vallière, une opération pratiquée par le roi lui-même aidé de quelques courtisanes, « craignant sans doute que l’autel auquel il sacrifiait son royal amour ne fût livré à de profanes regards25 ».
25Plus tard, Alexandre Dumas n’eut guère d’efforts à accomplir pour réutiliser, sur le papier, le thème de l’ogre politique et érotique, notamment dans La jeunesse de Louis XIV (1856), une œuvre également satisfaisante pour les historiens de l’école républicaine et pour leurs adversaires royalistes. Lavallée, quelques années auparavant, avait déjà donné le ton en déclarant : « Le roi, beau, tout-puissant, et marié à une femme presque idiote, avait eu une jeunesse très-désordonnée, et il serait trop long d’énumérer les dames de haut rang qui se trouvèrent heureuses de ses tendresses passagères26. » Le portrait en cire de Benoist, tel un instantané du visage et de la personnalité de Louis XIV, inspira ensuite à Michelet une saillie qui mérite d’être rapportée : « Il porte la trace parlante des basses sensualités du temps. Il y a de l’endurcissement, mais il y a surtout une certaine détente morale. Ces joues, ces lippes épaissies, n’expriment que trop bien un pesant amour de la chair, qui doit exiger plus qu’au temps de la jeunesse27. »
26On accuserait trop vite l’historiographie du XIXe siècle d’avoir repris à son compte les égarements du roman populaire ou ceux des investigations positivistes de certains savants abusant du déterminisme (songeons aux articles de physiognomonie de Raspail ou aux analyses généalogiques du docteur Galippe28). Le jugement moral faisait alors partie du champ historique, qu’il ait une vocation politique ou non, et les grands personnages devaient passer au crible des normes du temps. Il est toutefois instructif de constater que, dans les deux camps historiographiques, les souverains ont eu à régler l’addition de la Révolution. Leur mépris supposé ou avéré de la religion (c’est la légende noire de Louis XV), les dissipations d’une cour déconnectée des réalités (c’est celle de Louis XVI) et la farandole des maîtresses (au moins depuis Henri IV) auraient porté un coup fatal à un système sacré et millénaire. Il va de soi que cette lecture reposait de surcroît sur une condamnation du libertinage et/ou de l’adultère, assumée, non sans naïveté, par les deux bords de l’historiographie monarchique. Louis XIV aurait eu trop de maîtresses, financé trop de chantiers et connu trop de défaites, voilà les trois points sur lesquels les historiens et les romanciers du XIXe siècle ont insisté en mettant les royalistes et les républicains d’accord. Ce triptyque des déboires du Roi-Soleil a survécu dans le domaine littéraire, théâtral puis cinématographique avec une pérennité tout à fait remarquable. Enfin, au sein de la littérature destinée aux enfants, les frasques royales ont été expurgées, tel ou tel manuel d’écolier, tel ou tel volume de la « Bibliothèque de la jeunesse chrétienne » éditée par Mame, préférant insister sur la pacification du royaume et sur son rayonnement culturel et politique29. À l’histoire édifiante du grand personnage s’opposait, ici ou là, un message simplifié ou volontairement déformé, preuve que les puissants servent toujours de modèles ou de contre-modèles au-delà des changements de régime.
27Chaque époque fabrique naturellement la vision de l’histoire qui lui correspond. Qu’elle soit noire, rose ou dorée, la légende de Louis XIV n’a jamais éludé le problème de ses galanteries, que ce soit sur le mode du ressentiment silencieux (les rois pourraient donc tout se permettre) ou du jugement de valeur victorien (les maîtresses ont eu raison de la monarchie). Dans les deux cas, le roi le plus célébré et décrié qui fût dans les romans s’est vu attribuer une vie amoureuse hors du commun. Et ce qui relevait de la réalité curiale a vite nourri le fantasme d’un pouvoir érotique par nature, au point même de plaquer cette lecture faussement libidinale sur des œuvres au final bien austère. Ainsi, certains ont cru voir dans la jambe découverte du portrait de Rigaud, une mélancolique réminiscence des amours d’antan, le barbon édenté ayant davantage de remords que de regrets30. Si la monarchie exige un roi viril ou une régente forte, si la cour a laissé le champ libre à un favoritisme sentimental assumé, la démesure et l’exagération semblent plus présentes du côté des représentations que des faits. Les métaphores ont été prises au pied de la lettre, l’Apollon s’est cru lui-même invincible et les commentateurs proches ou lointains ont attribué à Louis XIV un désir proportionnel à la superficie du château. Effet pervers d’une propagande royale brouillant les pistes ? Anachronisme commode pour les esprits critiques de tous bords ? Effectivement, la devise du roi semble avoir traversé le temps, en avertissant les uns de leur infériorité résiduelle et berçant les autres de douces illusions libertines.
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Voltaire, 1869 [1767], Œuvres complètes, t. V : Les honnêtetés littéraires, Paris, F. Didot.
Walzer Michael, 1987 [1965], La révolution des saints : éthique protestante et radicalisme politique, trad. V. Giroud, Paris, Belin.
Notes de bas de page
1 Orléans 1863, vol. 1, p. 286, lettre du 24 décembre 1716.
2 Louis XIV 1960, p. 106-107 ; Ménestrier 1679.
3 On peut opposer à profit le modèle Elias au modèle Walzer : Walzer 1987.
4 Primi Visconti 1988, p. 93.
5 Benserade 1697, p. 132.
6 Vallot, Aquin et Fagon 2004, p. 92 et suiv.
7 Huile sur toile, vers 1670-1700, Londres, The Royal Collection, RCIN 404067.
8 Hermant 2010.
9 Perez 2008.
10 Louis XIV (1960, p. 224-226) évoque sa liaison avec La Vallière, mais pense sans nul doute aux sœurs Mancini.
11 Dubois, Gady et Ziegler 2003.
12 Burke 1995, p. 140.
13 Arrien, Anabase, VII, 6. Alexandre aurait succombé au vin, aux bains et… à ses hétaïres.
14 Courtilz de Sandras 1876.
15 Nouvelles amours de Louis le Grand 1807.
16 Perez 2011.
17 Nouvelles amours de Louis le Grand 1807, p. 175.
18 Joseph Werner, Louis XIV et madame de Montespan à une fête, vers 1670, Zurich, collection Von Muralt. Il est à noter que mise à part la reproduction insérée dans l’ouvrage de Peter Burke, la peinture est quasiment invisible. Une analyse plus précise se fait donc attendre.
19 Vignette faisant office de frontispice à Nebucadnezars Beeld Tot Versailles ten toon gesteld, om tot Madrid opgerigt te worden, dans Hooghe 1701-1702, n. p. On retrouve plus tard cette image du roi en cage, évidemment sous la Révolution (Paris, Bibliothèque nationale de France, Estampes, coll. De Vinck, II, no 3995).
20 Cité, à regret, par Voltaire 1869, p. 224.
21 Roederer 1833, p. 11.
22 [Bourbon Conti ?] 1824, p. 2.
23 Bourg Saint-Edme 1830.
24 Primi Visconti 1988, p. 119 et n. 1.
25 Chroniques pittoresques et critiques de l’Œil-de-Bœuf… 1844-1845, t. I, p. 109.
26 Lavallée 1847, p. 252.
27 Michelet 1862, p. 150.
28 Raspail 1858 ; Galippe 1905.
29 Gabourd 1846.
30 Reichler 1987.
Auteur
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Stanis Perez
Coordonnateur de recherche à la Maison des sciences de l’homme-Paris Nord, université Paris 13, CRESC/Pléiade-université de Paris 13-Villetaneuse
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