1En dépit de l’alliance « fraternelle » entre la France et l’Empire ottoman1, les années 1640-1670 peuvent apparaître comme une sorte de parenthèse dans ces relations, puisque les troupes royales intervinrent à plusieurs reprises contre les Turcs aux côtés de l’Empereur et plus encore des Vénitiens2 : d’abord lors de l’entreprise aventureuse du chevalier François de Nuchèze en Crète en 16463, ensuite lors de la campagne qui s’acheva par la bataille de Saint-Gotthard en 16644 et enfin à l’occasion des deux expéditions françaises au secours de Candie en 1660 5 et en 16696.

2À cela, il faudrait ajouter les nombreux engagements pris à titre individuel, pour des motifs fort divers. Toutefois, ces ingérences répondaient moins, selon G. Poumarède, à un véritable esprit de croisade qu’à des impératifs dictés par la conjoncture européenne7, même si l’on ne peut exclure toute motivation d’ordre spirituel. Les armées du roi usèrent ainsi constamment des dispositions formelles nécessaires pour éviter de créer un casus belli qui aurait conduit à une brouille ouverte avec le sultan8.

Mazarin et la défense de Candie

3La France s’efforça d’apporter son aide à Venise dès le début de la guerre. Mazarin fit armer, entre autre geste, une flotte pour la défense de la Crète. Une telle démarche s’expliquait autant par la crainte de voir tomber une place d’une telle importance stratégique, que par l’aversion profonde que ce prélat d’origine italienne, imprégné de culture romaine, éprouvait à l’égard des Ottomans9. Par ailleurs, Mazarin nourrissait d’évidentes sympathies à l’égard de la République de Venise10. Il offrit ainsi lui-même cent mille écus 11 pour permettre à la Sérénissime de se fournir en vaisseaux et pour favoriser le recrutement de mercenaires sous la bannière de Saint-Marc. Le commandeur François de Nuchèze, chevalier de Malte, servit en conséquence les Vénitiens, au nom du roi, à la tête d’une escadre d’une dizaine de navires, de septembre à la fin octobre 1646. Il passa ensuite avec trois vaisseaux à leur service, par contrat en date du 2 novembre de la même année, avant d’être licencié à l’issue d’une campagne peu brillante12.

4Il fallut ensuite attendre 1660 pour que la volonté affirmée de secourir Candie débouchât sur une nouvelle aide d’importance. Quatorze ans s’étaient écoulés depuis l’intervention du chevalier de Nuchèze, période pendant laquelle la France n’avait pu vraiment venir en aide aux Vénitiens du fait des troubles survenus dans le royaume, mais plus encore de la guerre contre l’Espagne qui entraînait la mobilisation des ressources du pays. Le traité des Pyrénées, en 1659, et la paix d’Oliva, en 1660, modifièrent cependant les données de la question. Durant toute la durée des négociations, les diplomaties du Saint-Siège et de Venise n’avaient eu de cesse d’agiter la menace ottomane pour accélérer la conclusion des traités de paix, réclamant instamment l’aide des princes catholiques afin de chasser les Turcs de l’île13. La conjoncture paraissait donc particulièrement favorable pour obtenir les secours tant espérés.

5Mazarin poussa donc le roi à intervenir. Répondant à des scrupules d’ordre spirituel et à la volonté de venir en aide à la Sérénissime, cette expédition devait aussi contribuer à soutenir les ambitions pontificales que le cardinal aurait nourries à la fin de sa vie. S’y ajoutait la volonté de favoriser les siens, en établissant le prince Almerico14, frère d’Alfonso IV d’Este, duc régnant de Modène de 1658 à 1662. Cette maison avait été habilement détachée de l’alliance espagnole par le cardinal, qui avait marié une de ses nièces à Alfonso en 1655. En confiant la tête d’une nouvelle expédition à un prince d’Este, Mazarin maintenait dans la dépendance française cet important duché, tout en abandonnant le commandement des troupes à un prince étranger. À défaut d’apaiser le ressentiment de la Porte, cela permettait au moins d’éviter une rupture dont le cardinal ne voulait à aucun prix15.

6L’expédition ne satisfit cependant pas aux attentes de son promoteur. Elle sonna même le glas des ambitions orientales du cadet de la maison d’Este, qui y trouva la mort dans la nuit du 14 au 15 novembre 1660, terrassé à Paros par la maladie. Après avoir débarqué dans les environs de Suda, près de laquelle ils prirent les forts ennemis de Calami, Calogero, Santa Veneranda et Castello dell’Apicorno, les Français s’étaient dirigés vers La Canée, près de laquelle ils rencontrèrent un détachement de 3 000 Turcs qui se rendait dans la cité pour jeter des renforts dans la place : le combat tourna au désastre, entraînant la perte de 700 hommes et un rembarquement forcé. Ayant rejoint Candie, les relations entre le duc et les généraux vénitiens ne cessèrent ensuite de se détériorer, à tel point qu’Almerico décida de ne plus assister aux conseils de guerre. Quant à l’assaut mené contre les lignes turques en direction de Candia nova, en septembre 1660, il tourna au désastre malgré quelques succès initiaux : 1 300 hommes, cédant à la panique, y perdirent la vie. Ce qui restait des troupes gagna Standia afin de s’embarquer pour aller passer l’hiver dans l’Archipel.

7Cet épisode malheureux altéra de surcroît les relations entre la cour de France et la Porte16, exposant à la vindicte ottomane le représentant de la couronne auprès du sultan. Malgré les subterfuges, les diversions et autres arguties, les dirigeants ottomans n’ignoraient rien de la politique française dans le Levant et plus particulièrement des opérations menées en Crète. Aussi, hormis la présence d’un chargé d’affaires, il fallut attendre la signature de la paix de Vasvár, en 1664, pour que le roi envoie à nouveau auprès du sultan un ambassadeur, après quatre ans d’absence. Denis de La Haye eut alors pour principale mission de renouveler les capitulations. Son ambassade s’avèra très délicate et le devint davantage avec le commencement du siège de Candie en 1666. La présence de sujets du roi dans les rangs vénitiens, qu’il s’agisse de volontaires ou de soldats enrôlés, était de plus en plus mal perçue par les autorités turques17, d’autant que les pertes sous les murs de la ville devenaient importantes.

8Il est vrai que le marquis Ghiron Francesco Villa commandait alors l’infanterie vénitienne dans Candie depuis 1665. Bien qu’originaire de Ferrare, il avait rang de lieutenant-général dans les armées du roi de France et n’avait pu se mettre au service de Venise qu’avec l’accord de Louis XIV. Ayant défendu avec beaucoup d’efficacité la place, il avait été plusieurs fois blessé mais fut finalement rappelé dans des circonstancespeu claires. À partir de juin 1668, il fut remplacé par Alexandre Dupuy-Montbrun, marquis de Saint-André18, en tant que « général de l’infanterie de la République de Venise19 ». Ayant servi sous Rohan, Gustave-Adolphe et Saxe-Weimar, ce lieutenant-général des armées du roi, gouverneur du Nivernais, avait là encore reçu le plein accord du souverain qui avait accédé aux demandes pressantes des Vénitiens. Même si le roi ne chercha à aucun moment à rompre avec la Porte, la présence française en Crète n’en était pas moins suffisamment visible pour pousser les Turcs à la défiance.

L’expédition du duc de La Feuillade

9L’arrivée en Crète du grand vizir et le début des travaux de siège, au printemps 1667, poussèrent la diplomatie pontificale à redoubler d’efforts, alors que Venise cherchait de l’aide par tous les moyens. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le départ des volontaires conduits par François III d’Aubusson, comte de Roannais, duc de La Feuillade, qui entreprit cette expédition au lendemain du traité d’Aix-la-Chapelle, signé en mai 166820. Avec l’aide du pape Clément IX, lui et le comte de Saint-Paul, fils de La Rochefoucauld et de M^me de Longueville, réussirent à rassembler près de 600 gentilshommes volontaires, dont le marquis de Fénelon, oncle de l’archevêque de Cambrai21. Les motivations qui présidèrent à ces engagements étaient complexes et mériteraient un travail de fond, tant les valeurs nobiliaires, la recherche de la gloire, la soif d’aventure, les réflexes de courtisans et le zèle religieux s’entremêlaient.

10La Feuillade n’avait pas, cela dit, choisi la facilité. Dès la fin du mois d’août, les premiers volontaires, qui s’étaient regroupés à Lyon, avaient d’emblée causé « quelques désordres » en se heurtant à des « partis de braves de la ville », soutenus par des soldats du régiment du Lyonnais. À Toulon, en septembre, trois des leurs avaient même été tués après avoir affronté des « gens du port ». Les troupes, heureusement, avaient fini par embarquer le 20 septembre, rejoignant la place de Candie dans la nuit du 3 novembre 1668.

11Leur chef demanda immédiatement à occuper les postes les plus exposés, mais dut faire face à l’hostilité des officiers vénitiens et à ceux de la Religion, soucieux de ne pas être dépouillés d’un honneur pour lequel ils exposaient tant leurs hommes. Morosini, en fin politique, se contenta de lui confi er simplement un poste sur les restes du bastion de San Andrea, alors soumis aux attaques continuelles des assiégeants. Très rapidement, les pertes s’accumulèrent. Ainsi, lors d’une sortie à Sabionera, le 21 novembre 1668, les 40 assaillants, qui auraient occis plus de 200 Turcs dont un pacha et 3 officiers, perdirent la moitié des leurs en à peine une heure22. Le 4 décembre, une sortie menée par une vingtaine d’hommes permit à nouveau d’obtenir quelques succès, avec moins de pertes, mais certains gentilshommes, déçus de ne pas avoir été choisis, se jetèrent de manière inconsidérée dans les lignes turques, à l’image du chevalier de Tresmes, pourtant aide de camp de La Feuillade, qui réussit à rentrer miraculeusement intact, l’épée ensanglantée23.

12La « grande affaire » reste toutefois et sans conteste la sortie du 16 décembre 1668. Le duc ne cessait de harceler Morosini et Saint-André afin de tenter une action d’envergure, plus glorieuse que la défense quotidienne des postes. Il réussit à leur arracher un consentement, le capitaine général ayant même eu l’obligeance de lui fournir un renfort de 100 soldats. À la tête des troupes qui s’enfoncèrent dans les premières lignes turques, du côté de la Sabionera, se tenait le Père Paul24, capucin et aumônier du duc de La Feuillade. Sans autres armes que son crucifix à la main, il exhorta pendant toute la durée du combat les assaillants « à combattre pour le Ciel25 », avant de compromettre la retraite par son zèle intempestif. Ayant renversé les premières redoutes, les Français s’aventurèrent en effet trop loin, se retrouvant vite en difficulté face à l’arrivée des renforts ottomans.

13En deux heures, 120 d’entre eux furent tués, beaucoup ne trouvant leur salut que dans une retraite précipitée.

14La plupart des gentilshommes tombés avaient certes trouvé une « belle mort », mais le moral des rescapés s’effondra brusquement au soir de cette sortie désastreuse dans laquelle ils avaient jeté tous leurs espoirs. Ils furent immédiatement relevés par les chevaliers de Malte et ne participèrent plus à la moindre action. La « guerre turque » était peut-être glorieuse, mais elle s’avérait bien coûteuse face à un ennemi qui, tout « barbare » qu’il était, ne combattait en rien à la manière des Impériaux ou des Espagnols. Les 230 rescapés s’embarquèrent finalement le 4 janvier 1669 pour la France où ils n’arrivèrent qu’en mars, après un détour par Malte, ayant été dispersés par une série de gros coups de vent.

15Dévots convaincus, La Feuillade ou le marquis de Fénelon s’inscrivaient dans la lignée de ces anciens ligueurs partis combattre les Ottomans en Hongrie, au début du siècle. Largement animés par un esprit de croisade, inséparable d’une éthique nobiliaire qui avait pu pousser tant de gentilshommes à finir leurs jours au Levant26, ils ne jouèrent à vrai dire qu’un rôle très secondaire dans la défense de la place assiégée. Ils participèrent néanmoins à la construction d’un mythe. L’expédition de La Feuillade resta ainsi dans les mémoires, tant par le biais de la littérature de circonstance publiée en 1669, qu’à travers des textes plus tardifs comme Le Siècle de Louis XIV de Voltaire.

Le « secours » de 1669

16La diplomatie pontificale et les Vénitiens, à la fin de l’année 1668, insistaient toujours autant pour obtenir davantage d’aide directe de la France, même si des subsides avaient été accordés à la Sérénissime27. L’entreprise conduite par le duc de La Feuillade avait été d’une ampleur fort modeste, le roi n’ayant semble-t-il donné son accord qu’à un nombre réduit de volontaires28. Le pape attendait beaucoup du jeune souverain et ce n’est qu’après de longues négociations, en janvier 1669, que Louis XIV prit la décision d’envoyer des secours bien plus importants en Crète29.

17L’armée qu’il destinait à la défense de la place devait expressément combattre sous la bannière pontificale et donc sous les ordres théoriques du « généralissime de la Sainte Église » Vincenzo Rospigliosi, neveu du pape et bailli de l’ordre de Malte. Les instructions données par le roi à François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, grand maître, chef et surintendant de la navigation et commerce de France30, qui reçut le commandant effectif de toutes les forces, étaient très claires : « ledit sieur duc est informé que ladite armée est destinée pour le secours de Candie et que Sa Majesté ne voulant point déclarer ouvertement la guerre au Grand Seigneur, elle a résolu qu’elle agirait sous le nom du pape et prendrait l’étendard de Sa Sainteté, à quoi le dit duc se doit conformer31. »

18Les efforts consentis par le roi n’étaient en rien négligeables : le « secours » devait être composé de 6 000 hommes, répartis en 57 compagnies, commandés par Philippe de Montault-Bénac, duc de Navailles. Un peu plus d’une quarantaine de bâtiments32, ainsi que les galères du comte de Vivonne33, avaient été rassemblés à Toulon pour former les deux convois devant transporter les troupes, leurs munitions et trois mois de vivres34.

19Ayant levé l’ancre de la rade de Toulon le 5 juin 1669, la flotte française de haute mer arriva au large de Candie le 19 juin35. La situation de la place était alors délicate. La majeure partie du secteur de San Andrea était aux mains des Ottomans, qui avaient fortement avancé leurs travaux du côté de Sabionera, tout en « incommodant » continuellement la ville par le feu de leur artillerie36.

20La flotte ayant mouillé à Standia, le duc de Navailles se rendit immédiatement dans la ville « pour reconnaître en l’état qu’était la place et pour voir aussi avec les généraux de la République ce qu’il y avait à faire37 ». Face au dénuement dans lequel se trouvaient les assiégés et devant l’impatience des troupes du roi38, Navailles et Beaufort voulurent entreprendre sans plus tarder une sortie de grande envergure dans le secteur de Sabionera, là où les travaux des Turcs étaient visiblement les moins aptes à soutenir une attaque39. Les généraux vénitiens n’étaient cependant guère enclin à tenter l’aventure : d’une part, ils attendaient l’arrivée des troupes embarquées sur les galères du bailli Rospigliosi et de Vivonne 40 et, d’autre part, ils ne voulaient pas engager leurs hommes, déjà en nombre insuffisant, dans un combat de grande ampleur contre les Turcs. Morosini avait également exposé, avec pertinence, qu’un temps d’adaptation était nécessaire avant d’aller combattre en terrain inconnu un ennemi dont on ignorait les usages. À l’issue du conseil de guerre du 23 juin, Navailles réussit cependant à imposer sa volonté, non sans discussions.

21Il est assez symptomatique qu’Evliyâ Tchélébi, dans son Seyahatnâme, se soit fait l’écho de ces dissensions qui perdurèrent durablement. Il rapporte notamment une conversation imaginaire entre le duc de Beaufort et le général vénitien, qui se serait tenue un peu avant l’assaut41. Ce curieux entretien, inventé de toutes pièces par l’auteur turc, évoque les inquiétudes qu’aurait ressenties « le général de Candie » devant les demandes du « général français, prince et commandant », qui exigeait la cession de la moitié de la forteresse à la France en cas de victoire. Au contraire, si la sortie échouait, les portes de la cité devaient rester fermées et aucun soldat français ne pourrait alors rentrer dans la place.

22F. S. D’Alquié insiste sur l’obstination des Français à vouloir combattre immédiatement les Turcs42. Selon lui, ils n’auraient de toute façon pas attendu l’aval de Morosini, qui avait été contraint de céder aux exigences de Navailles et de Beaufort43. Quant à Domenisse, se faisant l’écho de toutes les rumeurs qui circulaient dans les troupes françaises, il accable le capitano generale car il n’aurait respecté aucun des engagements pris lors du conseil précédant l’attaque44, ce que confirme également en partie D’Alquié. Ces accusations n’avaient rien d’isolé : elles furent récurrentes dans la plupart des relations françaises contemporaines de l’événement, trouvant leur juste pendant dans les récriminations vénitiennes. Elles révèlent en tout cas la profondeur des antagonismes et des rancœurs, mais aussi les divergences d’objectifs des différents partis, soucieux avant tout de préserver leurs intérêts propres, bien que défendant en principe la chrétienté face aux assauts des Ottomans.

23Les ducs de Navailles et de Beaufort effectuèrent cette fameuse sortie dans la nuit du 24 au 25 juin 1669. Domenisse 45 attribue, comme ses contemporains français – F. S. D’Alquié, Des Réaux de La Richardière, Des Roches, L. de La Solaye et Navailles – une place particulièrement importante à ce combat qui mit aux prises directement Français et Turcs.

24D’après D’Alquié, les troupes « sortirent le 24, environ deux heures avant le jour, au nombre de 5 000 hommes de pied et 400 chevaux46 ». Le duc de Beaufort avait fait débarquer 300 soldats des vaisseaux, au lieu des 1 500 prévus. Lui et Colbert de Maulévrier devaient attaquer les tranchées par la gauche, le duc de Navailles et Le Bret par la droite, en les contournant, afin de les « prendre en queue ». Le régiment de Montpeyroux et les officiers d’artillerie avaient été postés pour leur part dans le fort Saint-Dimitri, qui flanquait d’un côté la Sabionera, afin de favoriser la retraite. Quant au comte de Choiseul, il devait avec la cavalerie couper les communications des Turcs avec le camp du grand vizir et faire face à l’arrivée de renforts ottomans.

25L’attaque surprit visiblement les assiégeants. Le détachement commandé par le duc de Navailles « avait marché dans un tel silence et sa marche fut si heureuse, quoique dans un pays inconnu et très difficile, que les troupes eurent passé un grand défilé, qui était entre elles et les ennemis, et se mirent en bataille en hauteur sur le chemin de Candie la Neuve sans être aucunement découvertes ; à peine les derniers furent-ils arrivés et rangés sur leurs lignes, que, le jour venant à paraître, on commença à discerner les objets et à s’entre-reconnaître47 ». Les troupes n’avaient alors rencontré « ni sentinelles, ni corps de garde », ce qui permit aux bataillons de se ranger en bon ordre. Evliyâ Tchélébi prétend cependant avoir traversé par mégarde les troupes ennemies qui se préparaient à attaquer les positions ottomanes, profitant de cette occasion pour s’attribuer le mérite d’avoir donné l’alerte48.

26Les troupes de Navailles chassèrent donc les Turcs surpris dans leurs premières lignes de retranchement49, en prenant d’emblée deux redoutes. Evliyâ Tchélébi, qui se trouvait selon lui au cœur du combat, affirme que « l’armée musulmane dormait, insouciante, la tête sur l’oreiller, [alors que] dix mille fantassins français infidèles, triés sur le volet et surarmés, arriv[aient] tout doucement avec leurs officiers, dans cette nuit obscure50 ». Les troupes de Navailles et celles de Beaufort, qui avaient eu davantage de mal à progresser tant le terrain était accidenté, avaient alors réussi à s’emparer d’une bonne part du flanc gauche des travaux des Turcs51.

27Un accident, selon la plupart des récits52, mit pourtant un terme à ces premiers succès. Une réserve de poudre, en sautant, déstabilisa les attaquants dans leur action et fit sortir l’armée ottomane de sa surprise et de sa torpeur. Les auteurs français formulèrent par la suite bien des hypothèses, parfois hasardeuses, quant aux causes de cette explosion. Seul Evliyâ affirme que c’était « un brave artilleur53 » qui aurait mis intentionnellement le feu au réservoir de poudre. Cet événement aurait alors permis aux soldats musulmans de se réveiller « aux cris de Allah ! Allah !54 » Quoi qu’il en soit, cette forte déflagration mit un coup d’arrêt à l’attaque. Les troupes françaises, pensant que « c’était un fourneau qu’ils croyaient devoir être suivi de plusieurs autres […]55 », engagèrent un mouvement de retraite précipité, alors même que les Turcs contre-attaquaient. La panique gagna vite les rangs, les fuyards mettant la confusion dans les lignes, le détachement de Navailles bousculant celui de Beaufort. Le désordre devint vite total, d’autant qu’une partie des troupes ottomanes s’était enfuie à la tête de la tranchée, d’où elle était repartie à l’attaque en renversant les troupes du duc de Beaufort. C’est dans ce chaos indescriptible que ce dernier, visiblement blessé, disparut après avoir tenté de rallier ses troupes56. Le corps de réserve envoyé en renfort se débanda de la même manière, alors que des cavaliers turcs en grand nombre arrivaient du camp principal pour dégager les retranchements attaqués, poussant la cavalerie de Saint-Estève à entamer une retraite précipitée vers la place. Seule la fermeté dont firent preuves les compagnies les plus aguerries, notamment les mousquetaires de Montbron, empêcha la retraite pagailleuse de se transformer en une déroute totale.

28Le bilan de la sortie fut lourd, la grande majorité des tués l’ayant été lors de la fuite désordonnée vers les murs de Candie, à travers le lacis des retranchements turcs ou en terrain découvert. Les rapports envoyés à la cour indiquaient que 245 officiers et 560 soldats avaient été tués57, dont le duc de Beaufort, le comte de Rozan, neveu de Turenne, les marquis de Linières et de Fabert, ainsi que le marquis de Castellan, qui mourut des suites de ses blessures. Les Ottomans, de leur côté, auraient perdu près de 1 500 hommes58, sans que l’on ne dispose toutefois de chiffres vraiment fi ables.

29La plupart des récits rédigés ou imprimés en France, après la chute de Candie, s’attardent naturellement sur les causes de la défaite. « La Place sans doute eût été secourue, affirme La Solaye, […] si ce qui avait été projeté eût été exécuté de la part de l’armée navale, qui devait pendant cette attaque aller canonner le camp des Turcs du côté de Saint-André, mais comme le vent s’était grossi, il était à craindre que les vaisseaux ne s’allassent briser contre les rochers59. » Les généraux français avaient par ailleurs compté sur un renfort vénitien, promis par Morosini lors du conseil de guerre60, mais le comte de Frontenac n’aurait pu détacher qu’une poignée d’hommes. Quant à Domenisse, bien qu’accusant le capitano generale de bien des maux, il s’avère paradoxalement plus nuancé en évoquant les fautes commises par les troupes françaises et en insistant sur l’indiscipline de certains corps61.

30La disparition du duc de Beaufort donna également matière à de nombreux développements. Au contraire de P. Domenisse62, qui ne s’attarde guère sur l’épisode, Evliyâ Tchélébi discourt longuement sur la perte du chef de l’expédition qui disparut dans la confusion de la retraite. Il le dépeint comme « roi de la France extérieure63 », tout en affabulant sur le fait qu’il l’aurait rencontré dans ses voyages, notamment à Vienne 64 et sur les « rives de l’Atlantique65 ». Il considérait ainsi le duc de Beaufort comme « un jeune prince, tenant l’univers de l’époque dans une main de fer avec une armée aussi importante que la mer, sans borne ni fin66 ». Il n’avait évidemment qu’une idée très vague de son identité, même s’il avait dû entendre parler d’un lointain « roi des Halles », qui n’avait au demeurant plus rien d’un jeune prince en 1669.

31Cet échec sanglant du 25 juin plongea les Français dans la consternation. Domenisse, dans sa relation, se borne à souligner laconiquement que les troupes du roi ne purent battre les « Turcs à l’attaque de la Sablonnière que tous nos jeunes jouvenceaux avaient promis de tous tuer en partant de Paris67 ». Les espoirs d’une prompte délivrance de la place s’étaient envolés et les Français commencèrent à relever les Vénitiens dès le 28 juin dans les postes de San Andrea. Ils participèrent également aux sorties des 29 et 30 juin, où Colbert de Maulévrier fut blessé68, puis à celle du 3 juillet. Une grande partie d’entre-eux contribua enfin aux travaux de réparation et d’aménagement d’une grande « retirade » destinée à faire face à la progression des assaillants dans le secteur de San Andrea.

32Les défenseurs manquaient alors cruellement de moyens. Tous les témoignages concordent. Vivonne, qui venait d’arriver avec les galères, reçut ainsi une lettre de Navailles, en date du 15 juillet 1669, où ce dernier insistait sur les difficultés rencontrées et sur les besoins de ravitaillement : « ces messieurs les Vénitiens manquent de tout69 », affirmait-il, ce que confirme le témoignage du capitaine Domenisse, qui souligne les carences en artillerie et surtout en munitions dans les derniers mois du siège70.

33Une nouvelle sortie générale n’était alors plus envisageable, toutes s’étant soldées par de lourdes pertes, sans le moindre bénéfice. Le 13 juillet, date à laquelle arriva Vincenzo Rospigliosi, eut néanmoins lieu un nouveau conseil de guerre, « pour conférer ensemble [sur] ce qu’il y avait à faire pour chasser les ennemis71. » Il fut décidé d’engager un bombardement naval du camp principal des Turcs, en réunissant les flottes françaises, pontificales et vénitiennes. Une première tentative, le 6 juillet, avait auparavant poussé les assiégeants surpris à abandonner certains de leurs postes. Il s’agissait donc de récidiver, mais à plus grande échelle.

34Le 24 juillet 1669, les vaisseaux, remorqués par les galères, ouvrirent le feu en direction du camp du grand vizir, du côté de San Andrea. Les assiégeants, dans les premiers mois de 1668, avaient construit de solides retranchements, défendus par des batteries côtières bien protégées. Ils eurent le temps de s’y réfugier à l’approche des vaisseaux, échaudés par le précédent du 6 juillet. Ils restèrent donc hors d’atteinte des boulets et leurs pertes furent a priori assez faibles72, alors que leurs batteries et leurs mousquets maltraitèrent de nombreux navires, dont les galères particulièrement exposées. La perte de la Thérèse, un vaisseau de ligne de 58 canons, acheva de semer la consternation dans le camp chrétien. Le navire sauta probablement à la suite d’un accident qui provoqua l’incendie de la Sainte-Barbe, causant la perte de tout l’équipage73. La galère capitane, montée par le comte de Vivonne, fut elle-même fortement ébranlée par la déflagration et par les éclats. De nombreux officiers, soldats et galériens furent blessés ou tués74. Vivonne lui-même fut atteint. Cette catastrophe contraignit de facto les vaisseaux à regagner Standia et à abandonner le bombardement, dans le plus grand désordre.

35Ce nouvel échec ne fit qu’aggraver la mésintelligence entre les généraux français et vénitiens, mésentente qui joua un rôle déterminant dans le destin de la place75. Le comte de Vivonne, comme Navailles, ou comme

36P. Domenisse dans sa relation manuscrite, accusait les Vénitiens de manquer de « parole en toutes sortes d’occasion », rendant « inutile par leur façon d’agir tout ce qu’on tâche de faire pour le service76 ». Chacun cherchait de fait à rejeter la responsabilité des échecs sur l’autre.

37Le duc de Navailles et Vivonne décidèrent finalement de reprendre la mer pour rentrer à Toulon, le 20 août, avec seulement 3 000 hommes sur les 6 000 qui avaient embarqué en juin. L’opération commença le 22 août 1669. Dans la nuit du 31 août au 1^er septembre, la flotte leva l’ancre de Standia sous le commandement du marquis de Martel, arrivant quarante jours plus tard devant Toulon. Le sort de Candie était scellé.

38Pour Domenisse, la cause était de toute manière entendue, la place lui paraissant perdue, alors que Louis XIV avait donné l’ordre d’entamer des préparatifs pour envoyer un nouveau renfort aux ordres du maréchal de Belle-fonds77.

« En vérité, écrivait l’officier, Candie n’en pouvait plus quand nous y sommes arrivés. Il leur manquait de toute chose généralement au monde. Nous y portâmes l’abondance avec nous. Sans le secours de Sa Majesté, la ville se serait rendue deux mois et demi plus tôt qu’elle ne fît. C’est un miracle qu’elle n’a pas été emportée d’assaut en l’état que nous la trouvâmes. Nous leur avons bien défendu leur place, nous leur avons fait une bonne retirade à trois demi-bastions sans laquelle ils n’auraient pas eu de capitulation, et par là cette nation aurait été récompensée d’une partie de ses crimes. Ce travail a coûté furieusement de soldats. »

*

39Domenisse était probablement réaliste, bien qu’il eût largement exagéré le rôle des troupes françaises. Lorsqu’il débarqua en Crète, la situation de la place était déjà incertaine. Les Vénitiens manquaient de tout : vivres, munitions, hommes. En dépit de l’apport de nouvelles troupes 78 et des travaux réalisés, les défenses étaient sérieusement affaiblies, particulièrement dans le secteur de San Andrea. Les relations entre les commandements français et vénitiens furent par ailleurs des plus mauvaises et ne cessèrent de se dégrader, rendant toute action commune difficile, tant se chevauchaient préséances, orgueil et divergences d’intérêt. La crainte de voir s’épuiser les provisions poussa les officiers généraux français à préserver leurs troupes en accélérant le rembarquement, d’autant qu’ils jugeaient n’avoir rien à gagner dans un combat qu’ils jugeaient perdu. Le duc de Navailles, comme le comte de Vivonne, savaient pertinemment qu’ils ne pouvaient compter ni sur les Vénitiens, trop démunis en cette fin de guerre, ni sur les ports d’escale pour se ravitailler79. Il s’agissait désormais de ramener les troupes, les équipages et les vaisseaux en France.

40Le retour précipité, décidé par Navailles, fut officieusement accepté par Louis XIV, bien conscient des risques encourus par les galères pendant le mauvais temps de l’arrière-saison80. Lorsque le duc se rendit auprès du roi, il fut toutefois désavoué publiquement et envoyé en exil dans ses terres de La Valette81. Il payait les tergiversations d’un monarque qui n’avait pas souhaité faire ouvertement la guerre à la Porte, tout en apportant son aide à la République de Venise. Le résultat de cette entreprise fut bien en deçà des promesses faites et des espoirs qu’elle avait suscités. Le retrait des troupes françaises alimenta par la suite un fort sentiment d’amertume dans le camp vénitien, qui considérait cette intervention française comme la dernière initiative en mesure de sauver la place ou du moins comme la dernière à même d’en prolonger suffisamment la résistance pour pouvoir négocier en position moins désavantageuse.