De l’influence de Mme de Montespan sur le goût de Louis XIV
p. 83-96
Texte intégral
1Si la marquise de Montespan fut un personnage de premier plan dans la vie de Louis XIV, les biographes, tant ceux du roi que ceux de sa favorite, se sont à ce jour peu interrogés sur la question de l’éventuelle influence qu’elle put exercer dans le domaine artistique et en matière de goût sur le Roi-Soleil, pour se concentrer essentiellement sur les différentes étapes de sa faveur puis de sa disgrâce et sur la description de son caractère contrasté1. Maîtresse en titre pendant plus de dix ans – qui correspondent à la période la plus faste du règne –, Françoise-Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan, fut l’une des personnalités centrales de la cour. Qu’une maîtresse royale ait pu occuper une telle place peut s’expliquer d’une part par l’ascendant qu’elle avait pris sur Louis XIV, mais aussi par l’incapacité de Marie-Thérèse d’Autriche à s’imposer aux yeux du monde dans son rôle de reine. En effet, l’infante n’était pas parvenue à s’adapter aux usages de la cour de France, dont elle ne maîtrisa jamais la langue, et accomplissait son rôle dans les cérémonies officielles de manière mécanique, se montrant maladroite lors des divertissements et passant la majeure partie de son temps en dévotions, recluse dans ses appartements. Éclipsée par sa rivale, qui après avoir été l’une de ses dames d’honneur fut promue en 1679 surintendante de sa maison, Marie-Thérèse eut à subir quotidiennement sa présence auprès d’elle. La position de Mme de Montespan à la cour se trouva considérablement renforcée en 1673, lorsque Louis XIV légitima les trois enfants qu’elle lui avait donnés : le duc du Maine, né en 1670, le comte de Vexin, né en 1672, et la petite Mlle de Nantes, qui venait de voir le jour. La marquise allait encore mettre au monde Mlle de Tours en 1674, puis Mlle de Blois en 1677, et enfin le comte de Toulouse en 1678.
Les Rochechouart de Mortemart, un clan influent à la cour
2Après que sa faveur fut rendue publique en 1670,
« la cour de Mme de Montespan devint le centre de la Cour, des plaisirs, de la fortune ; de l’espérance et de la terreur des ministres et des généraux d’armée, et l’humiliation de toute la France. Ce fut aussi le centre de l’esprit, et d’un tour si particulier, si délicat, mais toujours si naturel et si agréable, qu’il se faisait distinguer à son caractère unique2 ».
3Afin de divertir le roi lorsqu’il se rendait dans ses appartements, la marquise cherchait à réunir autour d’elle un entourage curieux et cultivé dans lequel on trouvait en premier lieu ses sœurs et son frère : Gabrielle, l’aînée, marquise de Thianges, Louis-Victor, duc de Vivonne, et, lors de ses rares séjours à la cour, Marie-Madeleine-Gabrielle, abbesse de Fontevraud. Comme on évoquait au XVIIe siècle l’« esprit Mortemart3 » pour qualifier le tour d’esprit particulier à la marquise et à sa famille, il semble que l’on puisse parler également de « goût Mortemart », tant la cohésion semble grande en matière de goût entre Mme de Montespan et ses frère et sœurs. Ils constituaient en effet un « clan » soudé, qui eut, selon les témoignages des contemporains, beaucoup d’ascendant sur le goût du roi. C’est ce goût Mortemart, porté par Mme de Montespan, que nous tenterons d’aborder ici. Nous employons à dessein le terme de « clan », tandis qu’à l’époque on aurait plutôt employé le terme de « cabale ». C’est ce mot que l’on retrouve sous la plume d’un correspondant de Bussy-Rabutin – qui n’a malheureusement pas été identifié – dans une lettre écrite au début de l’année 1675. Il y décrit un curieux cadeau offert par la marquise de Thianges à son neveu le duc du Maine pour ses étrennes :
« Une chambre grande comme une table, toute dorée. Au-dessus de la porte il y a écrit : Chambre sublime, et dedans un lit, un balustre et un grand fauteuil, dans lequel est assis M. du Maine fait en cire en petit, fort ressemblant. Auprès de lui M. de la Rochefoucauld auquel il donne des vers pour examiner ; derrière le dos du fauteuil, madame Scarron4. Autour de lui M. de Marsillac et M. de Condom5 ; à l’autre bout de l’alcôve, madame de Thianges et madame de la Fayette lisant des vers ensemble. Au dehors des balustres, Despréaux6, avec une fourche, empêchant sept ou huit mauvais poètes d’approcher. Racine auprès de Despréaux et un peu plus loin la Fontaine auquel il fait signe de la main d’approcher. Toutes ces figures sont faites en cire, en petit ; et chacun de ceux qu’elle représente a donné la sienne. On les appelle la cabale sublime7. »
4Ce jouet luxueux était probablement l’œuvre du peintre et sculpteur Antoine Benoist, qui s’était spécialisé dans la confection de figures de cire. La description de cette « cabale sublime » a le mérite de donner un reflet des goûts de Mmes de Thianges et de Montespan.
5Elles avaient par ailleurs apporté leur appui à quelques grands auteurs de l’époque. Nicolas Boileau, tout comme Molière, leur avaient été présentés par leur frère le duc de Vivonne, qui lui-même n’hésitait pas à prendre parfois la plume, où il avait quelque talent. Boileau avait ensuite présenté Jean Racine à Mme de Montespan. Jean de La Fontaine dédia en 1678 ses Fables choisies et mises en vers à la favorite et François de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, était, de même que son fils le prince de Marcillac, en grande faveur auprès du roi et de Mme de Montespan.
6Érudits, curieux des lettres et des arts, les Mortemart savaient faire preuve, dans leurs choix, de ce qui apparaît avec le recul comme une certaine sûreté de goût. Ils avaient manifestement à cœur de faire découvrir des talents très prometteurs à Louis XIV. Vivonne et Mme de Thianges bénéficiaient tout autant que Mme de Montespan de l’écoute du roi. Vivonne avait été admis parmi les six enfants d’honneur qui accompagnaient le jeune Louis XIV ; il partagea donc très tôt l’intimité du souverain, qui conserva estime et amitié sa vie durant pour son ancien compagnon de jeu. Quant à Mme de Thianges, elle avait effectué son entrée à la cour bien avant Mme de Montespan et, grâce à son lien avec Vivonne, elle fut admise dans l’entourage proche du roi. Tout comme sa sœur, elle était dotée d’un fort caractère, et les défauts de celle-ci se trouvaient chez elle exacerbés : « plus d’esprit » et « plus méchante8 » que Mme de Montespan pour Saint-Simon, mais aussi plus hautaine et plus orgueilleuse. Enfin, le roi avait une estime toute particulière pour l’abbesse de Fontevraud, dont les vertus et la culture suscitaient l’admiration unanime de ses contemporains. Preuve d’un attachement profond et durable aux Mortemart au-delà de sa liaison avec Mme de Montespan, Louis XIV entretint toujours une étroite amitié avec Vivonne et Mme de Thianges, laquelle conserva « même après l’expulsion de Mme de Montespan hors de la cour les plus grandes privances et des distinctions uniques9 », et il poursuivit avec l’abbesse de Fontevraud une correspondance régulière.
Une passion commune pour la musique
7Le terrain sur lequel Louis XIV rencontrait sans doute le plus d’affinités avec les Mortemart était la musique. Mélomane et soucieuse de divertir le roi, Mme de Montespan cherchait à réunir autour d’elle des talents confirmés ou prometteurs pour les faire découvrir au roi, en organisant régulièrement des petits concerts dans ses appartements. Une anecdote nous montre une chanteuse renommée, Mlle Le Froid, élève de Michel Lambert, appelée à se produire chez la marquise. Pour l’occasion, celle-ci avait « préparé une douzaine des plus belles chansons de Lambert, pour les chanter au Roy à qui elle remit une copie des paroles10 ». Parmi ces airs, elle en interpréta un mélancolique sur l’amour finissant, dont les paroles étaient de Boileau, dont elle était l’amie, qui mit fort mal à l’aise Mme de Montespan, en froid avec le roi. Parfois, la favorite et le roi, lors de ces moments de délassement, préféraient profiter seuls des talents d’un musicien. Mademoiselle Dubut, musicienne, évoquait ainsi un souvenir de son père, luthiste de renom :
« Un jour que M. Dubut jouait devant le Roy, qui étoit seul avec madame de Montespan, le Roy lui demanda s’il ne savoit pas les folies d’Espagne, et que M. Dubut lui en joua une trentaine de couplets de sa façon et que le Roy dansa sur cet air, avec une grande grâce, si longtems que madame de Montespan, qui vit qu’il s’eschauffoit beaucoup, fut obligée de l’en avertir11. »
8Élisabeth Jacquet, enfant prodige de la musique, fit partie des heureuses découvertes de Mme de Montespan. Fille de l’organiste de l’église de Saint-Louis-en-l’Île à Paris, elle jouait déjà parfaitement du clavecin à l’âge de cinq ans et se montrait même capable d’improviser. Mme de Montespan fit venir à la cour celle que le Mercure galant devait baptiser « la merveille de notre siècle12 » alors qu’elle avait une dizaine d’années. Sa virtuosité au clavier divertit tant le roi que la marquise décida de la garder près d’elle, dans ses appartements, où elle l’entretint pendant quatre ans. La jeune fille se produisit également à l’occasion chez Mme de Thianges, notamment en 1678, où elle tenait le clavecin lors d’une représentation de l’opéra Persée de Louis de Mollier13. Élisabeth Jacquet devait faire par la suite une fort belle carrière. Mariée à l’organiste Marin de La Guerre, elle continua à pratiquer la musique avec talent et composa des airs, des sonates, des cantates spirituelles que l’on redécouvre aujourd’hui14. Le cas de l’enfant prodige Élisabeth Jacquet conjuguait de fait deux intérêts de Mme de Montespan : son goût pour la musique et celui pour tout ce qui sortait de l’ordinaire.
9Mme de Montespan cherchait aussi à participer aux événements musicaux importants de la cour. On sait qu’en 1673 les répétitions d’Alceste de Lully, qu’elle protégeait alors, se déroulaient dans son appartement. Si la musique de Lully emporta tous les suffrages, les vers de son librettiste Philippe Quinault furent décriés par le public. Mmes de Thianges et de Montespan eurent alors le projet de faire collaborer le Florentin avec les poètes qu’elles appréciaient. Elles demandèrent à La Fontaine de lui proposer le livret d’un opéra, Daphné, que le compositeur, au grand dam de la favorite et de sa sœur, refusa, les vers lui paraissant trop secs et impropres à la mise en musique. Quelque temps plus tard, il semble que Mme de Montespan ait sollicité Racine et Boileau pour la rédaction d’un nouveau livret pour Lully, la Chute de Phaëton, projet qui ne devait pas non plus aboutir. Les relations entre Lully et la favorite achevèrent de se détériorer après le scandale d’Isis, composé sur un livret de Quinault, où la cour se plaisait à reconnaître Mme de Montespan dans le personnage peu flatté d’une Junon jalouse des amours de Jupiter et d’Io, lesquelles semblaient une allusion à la nouvelle relation du roi avec Marie-Élisabeth de Ludres, l’une de ses éphémères maîtresses15.
10Le compositeur italien Paolo Lorenzani fut, quant à lui, une découverte du duc de Vivonne. Maître de chapelle à Rome puis à Messine où il avait été remarqué par le duc, alors vice-roi de Sicile, il l’avait suivi lorsque les Français avaient quitté l’île, rappelés par Louis XIV. Ils arrivèrent ensemble à Paris en 1678. Son talent ne passa pas inaperçu : le Mercure galant le mentionne à plusieurs reprises, toujours en termes élogieux. Le roi apprécia tant sa musique qu’il lui donna dès l’année suivante les moyens d’acquérir la charge de maître de la Musique de la reine, succédant ainsi à Jean-Baptiste Boësset. Le Mercure galant rapporte que la reine vit « avec plaisir cet homme excellent attaché à son service » et que « tous ceux de sa maison en ont de la joye16 ». N’oublions pas que, la même année, Mme de Montespan fut elle-même nommée surintendante de la Maison de la reine. Le fait que le roi ait distingué Lorenzani prouve qu’il était tout à fait réceptif à la musique italienne, que tendait pourtant à étouffer le puissant surintendant de la Musique, Jean-Baptiste Lully. Le roi ordonna à Lorenzani de se rendre en Italie en 1679, où il séjourna six mois, « pour ramener de ce pays-là les meilleurs musiciens qu’il pourrait trouver17 ». Dans une déclaration passée à Paris en 1682 devant notaire18, Lorenzani indiquait qu’il habitait rue des Rosiers, ce qui laisse penser qu’il logeait à l’hôtel de Mortemart, ou tout du moins à proximité, auprès de son protecteur le duc de Vivonne. En septembre 1681, Vivonne et Philippe-Julien Mancini, duc de Nevers, gendre de Mme de Thianges, organisèrent un divertissement à Fontainebleau et firent appel à Lorenzani, qui composa une pastorale, Nicandro e Fileno, sur un livret de Nevers lui-même19. Lully, qui voulait garder la mainmise sur la musique à la cour, essaya en vain d’en empêcher la représentation. Ce fut le premier opéra en italien à être donné devant le roi depuis une vingtaine d’années20. Lorenzani travailla à diverses reprises avec la chanteuse Anna Rosalia Carusi. Celle-ci composa les paroles d’une cantate, Quanto è dolce il languire, qu’il mit en musique et qui fut donnée chez Mme de Thianges en 1683 : on en loua la « nouveauté » et la « beauté de la symphonie21 ». Les Mortemart apportaient un soutien évident aux Italiens, encouragés par l’intérêt du roi, qui venait contrecarrer la toute-puissance acquise par Lully dans le domaine de la représentation musicale22. À la cour, et pour le plaisir de ses protecteurs, Lorenzani allait par ailleurs être amené à collaborer avec un tout jeune musicien qui devait s’imposer comme l’un des meilleurs compositeurs de la fin du règne de Louis XIV : Michel-Richard Delalande.
11Celui-ci fut sans doute l’un des plus talentueux musiciens encouragés par la marquise. Quand Delalande fut choisi en 1680 pour être le professeur de clavecin de la petite Mlle de Nantes, il était encore très peu connu. Il venait d’être nommé organiste des églises Saint-Jean-en-Grève et Saint-Gervais à Paris, avait donné quelques Leçons de ténèbres à la Sainte-Chapelle et enseignait la musique à la fille du duc de Noailles, qui le recommanda au roi et à la favorite. La protection de Mme de Montespan et de ses proches permit à Delalande de se faire connaître et de s’imposer à la cour comme compositeur. Il y donna son premier concert aux côtés de Lorenzani en novembre 1682. Mme de Thianges voulait surprendre Louis XIV par ce divertissement : « le roy passant dans l’antichambre de madame de Thianges pour aller au billard, apperceut un théâtre dont la toile se leva dès qu’il eût paru. On y représenta une sérénade en forme d’opéra, mêlée de musique françoise et de comédie et de musique italienne23 ». La musique italienne était l’œuvre de Lorenzani et les parties à la française revenaient à Delalande. Les paroles du prologue mis en musique par le jeune compositeur étaient l’œuvre de l’abbé Charles-Claude Genest, autre protégé des Mortemart, chargé de suivre les études de Mlles de Nantes et de Blois. L’année suivante, Delalande composa encore les Fontaines de Versailles, l’Amour berger et le Concert d’Esculape, « donné au roy, chés Madame de Montespan. À Versailles24 ». Apprécié de Louis XIV, il fut nommé sous-maître de la Chapelle la même année. Malgré cette promotion, les liens entre le compositeur et l’entourage de la favorite perdurèrent. À la date du samedi 8 juillet 1684, Dangeau notait dans son Journal : « Ce jour-là se fit chez madame de Thianges le mariage de La Lande, maître de la musique du roi, et de la petite Rebel25. » La mariée était Anne Rebel, chanteuse de grand talent, sœur du compositeur Jean-Féry Rebel. Delalande composa encore en 1685 un Épithalame sur les noces de Mgr le duc de Bourbon et Mlle de Nantes, une nouvelle fois sur des vers de l’abbé Genest, en l’honneur de leur ancienne élève. En 1689, il fut promu surintendant de la Musique de la Chambre. Quant au comte de Toulouse, il eut parmi ses professeurs François II Couperin, signe d’une éducation musicale tout à fait soignée.
La contribution de Mme de Montespan aux embellissements de Versailles
12Mme de Montespan rejoignait également le roi dans son goût pour les bâtiments et révéla son intérêt pour la création hydraulique lors de l’aménagement des jardins de Versailles. Charles Perrault, contrôleur des Bâtiments du roi, rapporte que « Mme de Montespan donna le dessein de la pièce du marais, où un arbre de bronze jette de l’eau par toutes ses feuilles de fer blanc, et où les roseaux de même étoffe jettent aussi de l’eau par tous les côtés26 ». André Le Nôtre aurait donc fait réaliser le bosquet du Marais (fig. 1), l’un des plus fantaisistes de Versailles, d’après les dessins de la favorite. Un arbre de cuivre (et non de bronze), fourni par la veuve du chaudronnier Marinier au cours de l’année 1671, auquel on avait soudé des feuilles de fer-blanc, trônait au centre d’une pièce d’eau. À chacun des angles du bassin bordé de roseaux de fer-blanc et de laiton, quatre cygnes de plomb et d’étain réalisés par le sculpteur Jacques Houzeau crachaient de l’eau27. La même année, Louis XIV fit aussi élever pour elle, dans le parc, le luxueux Trianon de porcelaine, orné de plaques en faïence de Delft.
13La marquise eut dans le domaine de la construction un certain penchant pour la démesure, qui n’était pas sans rappeler les ambitions grandioses de Louis XIV en matière d’architecture. Elle put laisser ce goût s’exprimer pleinement durant l’époque de la construction du château de Clagny, dont témoigne Mme de Sévigné dans l’une de ses lettres à sa fille : « Vous ne sauriez vous représenter le triomphe où elle est au milieu de ses ouvriers, qui sont au nombre de douze cents : le palais d’Apollidon, et les jardins d’Armide en sont une légère description28. » Bâti près d’un lac situé au nord-est de Versailles, sur des terrains acquis par Louis XIV, le château semble avoir eu pour première vocation d’être la demeure des enfants adultérins, tout juste légitimés, et de leur mère. Mais cette dernière prit bientôt une telle place sur la direction du chantier que la demeure devint la sienne. Les études sur le château de Clagny – la dernière en date étant celle de Bertrand Jestaz dans sa monographie sur son architecte, Jules Hardouin-Mansart29 – décrivent bien les différentes étapes de la construction du château, malheureusement aujourd’hui détruit, qui s’étendent de 1675 à 1680 environ. Le projet était grandiose : un château avec de grandes ailes en retour, des espaces d’apparat qui comprenaient une vaste galerie dont le plafond était garni de compartiments peints et un grand salon.
14La marquise de Montespan aura au moins une nouvelle opportunité d’exercer ses talents créateurs à l’occasion du mariage du Grand Dauphin avec Marie-Christine de Bavière en 1680. Le Mercure galant parle longuement d’un présent magnifique, une petite fontaine de parfums, offerte par elle à la nouvelle dauphine :
« C’estoit un Mont-Parnasse de vermeil doré, semé de Pierreries au lieu de Cailloux. Une Pierre précieuse formoit la Fontaine. Le Pegase, l’Apollon, & les Muses de Cette galante Montagne estoient aussi de vermeil. Ces dernieres qui estoient environ de la hauteur de la main, & parfaitement bien travaillées, avoient des Bracelets de Diamants & de Rubis. Plusieurs petites Phioles garnies d’or, & remplies de diverses sortes d’Essences, estoient à costé des Muses […]. Madame de Montespan avoit elle-même tout inventé, tout fait dessiner devant elle, & donné ses avis pour la facilité de l’exécution30… »
15Cet objet curieux ne nous est malheureusement plus connu mais témoigne encore une fois du goût pour le rare et le magnifique vers lequel était porté la marquise.
Mme de Montespan et la communauté des Filles de Saint-Joseph
16Du temps de sa faveur, Mme de Montespan, qui dans toutes les périodes de sa vie a montré une dévotion sincère et une grande générosité envers les plus démunis, prit sous son aile une fondation religieuse à vocation charitable, la communauté des Filles de Saint-Joseph. Déjà, sa mère Diane de Grandseigne, duchesse de Mortemart, s’était intéressée à cette maison31, établie à Paris rue Saint-Dominique, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. La communauté recueillait de jeunes orphelines et leur apprenait le métier de la couture, afin qu’elles puissent vivre de leur travail à leur retour dans le monde. L’implication de Mme de Montespan dans la vie du couvent, l’importance de ses dons, firent qu’on lui octroya en 1681 le titre de bienfaitrice et de supérieure de la maison. Toujours forte de grandes ambitions, elle allait dès lors employer ses efforts à transformer le modeste atelier de couture du couvent en véritable atelier de broderie de luxe. Elle nomma à sa tête, comme intendante, Marthe Le Roy, son bras droit à Saint-Joseph, en qui elle avait mis toute sa confiance. Pour suppléer au manque de pratique des jeunes couturières, la congrégation fit embaucher une équipe d’une vingtaine de brodeurs professionnels, dont certains avaient déjà travaillé à la manufacture des Gobelins, qui fournissait le mobilier de la Couronne. La qualité des pièces sorties de l’atelier est incontestable, comme l’ont démontré Danièle Véron-Denise et Jean Vittet dans leurs articles consacrés à cette question32. Mme de Montespan faisait travailler les jeunes filles de Saint-Joseph aux ouvrages les plus riches et les plus prestigieux, y compris, à plusieurs reprises, à ceux destiné à la Couronne. Ainsi, c’est des ateliers de Saint-Joseph que provenaient les riches broderies du salon d’Apollon, qui était la salle du trône à Versailles. Saint-Joseph s’était spécialisé dans la confection d’étoffes brodées de fils d’or et d’argent. L’atelier fournit également plus tard des broderies pour recouvrir les meubles du nouvel appartement du Dauphin à Versailles.
17C’est dans ce couvent que Mme de Montespan prendra le parti de se retirer après sa disgrâce en 1691. Elle s’y était fait aménager un logement avec toutes les commodités, composé d’un bel appartement pour elle, de chambres pour ses domestiques, d’un garde-meuble, et même d’une écurie et d’une remise à carrosses. La place de Saint-Joseph dans la vie de Mme de Montespan apparaît donc paradoxale. Le couvent abritait sa retraite, mais l’atelier de broderie lui permettait néanmoins d’être toujours en lien avec la cour, et indirectement présente à Versailles. Bien que mise à l’écart, elle avait sans doute encore l’impression de participer à la grandeur et au rayonnement du roi à travers la contribution de son atelier à la décoration du palais33.
Mme de Montespan et l’histoire du roi
18Si son goût pour le luxe rejoignait celui de Louis XIV, Mme de Montespan cherchait également à participer à la gloire du souverain en se préoccupant de son histoire. C’est elle qui, en 1677, fit nommer Racine et Boileau, deux écrivains qu’elle protégeait, à la charge d’historiographes du roi. À la fin de 1684, elle imagina d’offrir à Louis XIV pour ses étrennes un présent tout à fait magnifique : c’était
« un livre qui est un éloge historique des principales actions de S. M. Il est écrit sur vélin, et aux marges sont les plans des villes que le Roy a prises et les batailles qu’il a gagnées, admirablement peintes en miniature. La couverture est d’or, avec de la ciselure. C’est un présent de cinq mille pistoles34 ».
19Le texte de cet ouvrage semble en avoir été composé par les deux fidèles historiographes. De même, elle fit entreprendre par le peintre François de Troy, alors à ses débuts, la réalisation de petits patrons sur les « occupations héroïques de ce monarque dans sa jeunesse35 » pour les faire exécuter en tapisserie. Malheureusement, toutes ces œuvres ont disparu.
Mme de Montespan et son image
20Attentive à la gloire du roi, Mme de Montespan n’en délaisse pas pour autant sa propre image. Elle fit réaliser son portrait par les grands artistes de son temps (Pierre Mignard, Henri Gascard, François de Troy) et son effigie fut abondamment diffusée par le biais de gravures – plus ou moins ressemblantes, il faut l’avouer. Ainsi, nous proposons de reconnaître Mme de Montespan dans un tableau récemment réattribué à Gilbert de Sève36. Les traits du modèle, traditionnellement identifié comme étant Mlle de Montpensier, diffèrent des effigies connues de cette princesse. En revanche, les yeux en amande, le nez légèrement busqué, se retrouvent dans d’autres portraits de Mme de Montespan (les gravures de Nicolas de Larmessin et d’Étienne Picart, par exemple). Elle y est représentée tenant une orange et une fleur d’oranger, emblèmes traditionnels du mariage dans l’iconographie, ce qui situerait l’œuvre vers 1663, année où elle épousa Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan37. Les images de la marquise avant son entrée à la cour sont plus rares. Toutefois, un portrait peu connu, plein de fraîcheur, conservé par des descendants des Mortemart parmi une série de portraits de famille, nous la présente âgée de quinze ou seize ans, si l’on se fie à l’âge apparent du modèle. Si elle est montrée triomphante à l’époque de sa faveur, dans l’éclat de sa beauté, elle choisira de se faire représenter en Madeleine repentante après sa disgrâce38.
21Mme de Montespan s’était également attaché les services d’un peintre, Jean de La Haye. Auguste Jal, en dépouillant les registres paroissiaux parisiens, avait déjà relevé l’existence de cet artiste qui portait le titre de « peintre de madame de Montespan39 ». Grâce à la découverte de documents d’archives, nous en savons aujourd’hui un peu plus sur ce personnage. Son contrat de mariage avec sa première épouse, Hélène Agnès, daté du 28 juillet 168140, nous permet de mieux le situer par rapport à la marquise. Qualifié dans ce document de « peintre du roi », il semble pour lors ne pas encore être attaché au service personnel de Mme de Montespan, qui figure, non parmi ses témoins, mais parmi ceux de la mariée, à qui elle donne une dot de mille livres. La présence de Marthe Le Roy, bras droit de Mme de Montespan à l’atelier de broderie de Saint-Joseph, parmi les proches de la mariée, nous permet d’envisager qu’Hélène Agnès faisait certainement partie des jeunes brodeuses travaillant à l’atelier. Cette hypothèse est confirmée par une lettre écrite à la duchesse de Noailles par Mme de Montespan, en 1699, dans laquelle elle évoque le couple :
« J’envoie mon peintre à M. le maréchal ; il fera une grande charité s’il peut placer son fils dans la musique du roi, car il a un grand nombre d’enfans et aucun bien que son travail ; c’est le premier homme qui ait épousé une de nos filles de Saint-Joseph. Vous savez que ces filles-là n’étoient pas de grands partis par elles-mêmes, et que, n’ayant que ma protection en mariage, il est juste de la leur continuer en leur en procurant de plus avantageuses41. »
22Certains éléments laissent penser que l’atelier de broderie de Saint-Joseph était familier au peintre avant même son mariage et qu’il y avait peut-être travaillé. Son père, Claude de La Haye, était lui aussi brodeur, et l’on trouve parmi ses témoins un autre brodeur qui fut attaché à Saint-Joseph : Pierre Chevry. Son contrat de mariage fut signé à l’hôtel de Longueville, rue Saint-Thomas-du-Louvre, où Mme de Montespan avait pris l’habitude de loger lorsqu’elle se trouvait à Paris. Jean de La Haye et Hélène Agnès eurent de nombreux enfants, au moins neuf d’après les documents qui nous sont parvenus. Le baptistaire de l’aîné, lui aussi prénommé Jean, est daté du 21 mai 168342. À cette date, Jean de La Haye est dorénavant qualifié de « peintre ordinaire de Madame de Montespan », et l’acte indique qu’il loge rue Saint-Thomas-du-Louvre, peut-être à l’hôtel de Longueville, parmi la suite de la marquise. Ce fils ne dut pas survivre car il n’est plus question de lui au moment du décès d’Hélène Agnès en 1709, qui laissait derrière elle huit autres enfants43. L’inventaire après décès du peintre, dressé en 172744, révèle qu’il dut surtout avoir une activité de portraitiste et de décorateur. On y relève un certain nombre d’effigies représentant les enfants de Louis XIV et de Mme de Montespan, attestant qu’il était resté attaché à l’entourage proche de la marquise. On connaît un portrait de Louis XIV gravé par Gérard Edelinck d’après cet artiste45. Après la mort de sa mère, le duc du Maine lui avait continué sa protection. On peut se demander si le tableau anonyme représentant Mme de Montespan et ses enfants (fig. 2) ne serait pas une œuvre de cet artiste. La pose de la favorite paraît dériver d’un modèle de Mignard et, au vu de l’âge apparent des enfants, l’œuvre pourrait être datée vers 1683, après le décès de Mlle de Tours et du comte de Vexin.
23Après sa disgrâce, Mme de Montespan devait partager son temps entre sa retraite de Saint-Joseph, de longs séjours auprès de sa sœur à l’abbaye de Fontevraud et les diverses fondations charitables qu’elle fit établir, comme l’hospice d’Oiron. À sa mort en 1707, le Mercure galant lui rendit hommage par une longue notice nécrologique, peut-être écrite par l’un de ses amis et correspondants, Roger de Gaignières46 : « Elle aimoit les beaux-arts et protégeoit ceux qui excelloient. Elle a donné de l’occupation à quelques-uns jusqu’à son dernier moment. Les grands et les petits, les riches et les pauvres, les savants et les habiles artistes ne manqueront pas de lui donner les louanges qu’elle mérite47. » La favorite avait su en effet apporter sa protection à des talents divers, dont certains qu’elle avait découverts. Cet amour pour les arts se retrouvera chez ses enfants : chez le duc d’Antin, le seul fils issu de son mariage, qui devint surintendant des Bâtiments du roi, ainsi que chez ses enfants légitimés. Ainsi, il est intéressant de constater qu’une partie des lettrés et des artistes encouragés par la marquise, tels l’abbé Genest, Jean de La Haye48 ou François de Troy, gravitèrent entre autres dans l’entourage du duc du Maine, à la cour de Sceaux.

Figure 1. – Israël Silvestre, Vue du bosquet du Marais dans les jardins de Versailles en 1680.

Figure 2. – École française (Jean de La Haye ?), Mme de Montespan avec ses enfants, XVIIe siècle.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Il faut toutefois signaler que Clément 1868 et Rat 1959 ont abordé la question de l’intérêt de Mme de Montespan pour les arts dans leurs travaux respectifs.
2 Saint-Simon 1879-1928, t. XXVIII, p. 179.
3 Cette expression existait déjà au XVIIe siècle et Saint-Simon l’emploie dans ses Mémoires.
4 Françoise d’Aubigné, future marquise de Maintenon, alors gouvernante des enfants de Louis XIV et de Mme de Montespan.
5 François VII de La Rochefoucauld et Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom.
6 Nicolas Boileau-Despréaux.
7 Bussy-Rabutin 1858-1859, t. II, p. 415-416.
8 Saint-Simon 1879-1928, t. XV, p. 355.
9 Ibid., t. XXVIII, p. 180.
10 Voir Ben Messaoud 1998, p. 27-36, qui cite le manuscrit des Mémoires sur la vie des ouvrages de Boileau-Despréaux de Brossette (bibliothèque municipale de Lyon, Ms. 6432, fos 434-485).
11 Galland 1919, p. 123.
12 Mercure galant, déc. 1678, p. 128.
13 Ibid., p. 130.
14 Voir Cessac 1995.
15 Voir par exemple la correspondance de Mme de Sévigné (1818-1820, t. V, p. 88 et 104-105).
16 Mercure galant, mai 1679, p. 274.
17 Ibid., juin 1679, p. 62.
18 Paris, Archives nationales (désormais AN), Minutier central des notaires de Paris, XLVI/133, 24 juin 1683.
19 Prunières 1922, p. 97-120.
20 La Gorce 2002, p. 255-256.
21 Mercure galant, juil. 1683, p. 152-153.
22 La Gorce 2005, p. 67-83.
23 Prunières 1922.
24 D’après la copie manuscrite de Philidor à la Bibliothèque nationale de France, Rés. F-538.
25 Dangeau 1854-1860, t. I, p. 35.
26 Perrault 1993, p. 210.
27 Marie 1968, vol. 1, p. 93.
28 Sévigné 1818-1820, t. III, p. 317.
29 Jestaz 2008. Antoine Lepautre avait proposé pour Clagny, avant Hardouin-Mansart, un premier projet de dimension plus modeste, que la marquise avait rejeté.
30 Mercure galant, avr. 1680, p. 105-106.
31 Hélyot 1847-1863, t. II, col. 696.
32 Véron-Denise 2005 ; Véron-Denise et Vittet 2008.
33 Une récente étude publiée par Charissa Bremer-David sur Mme de Montespan et la tapisserie confirme l’intérêt porté par la marquise aux arts du textile et l’importance de son mécénat. À l’époque du colloque, nous n’avions pas connaissance de cette excellente étude, à laquelle nous renvoyons le lecteur, qui a été publiée quelque temps plus tard, en 2010, dans les actes du colloque Tapestry in the Baroque organisé à New York en 2007.
34 Lettre du prieur Jérôme de Sainte-Beuve citée dans Godefroy-Ménilglaise 1873, p. 226.
35 Dezallier d’Argenville 1762, t. IV, p. 221.
36 Attribution proposée par Dominique Brême lorsque l’œuvre est passée en vente à Paris (Christie’s), le 24 juin 2004 (no 36).
37 Le musée national des châteaux de Versailles et de Trianon possède un tableau très proche (MV 3434) : une copie réalisée en 1839 par Auguste de Creuse d’après un tableau qui se trouvait au château d’Eu, qui a aujourd’hui disparu, et qui portait au dos une étiquette avec une date « 1664 », et identifiant le personnage : « en bergère allant à la fête du village ». Seuls les attributs diffèrent : une houlette et des fleurs. On peut imaginer que Mme de Montespan, satisfaite du portrait qui lui avait été livré dans les temps suivant son mariage, ait commandé une autre version de cette œuvre, celle qui se trouvait au château d’Eu. Le costume choisi ici pourrait se référer au triomphe récent qu’elle avait remporté sur le théâtre de la cour où elle avait figuré en bergère dans le Ballet des arts.
38 Ces portraits en Madeleine repentante reprennent la même pose que les effigies antérieures. Voir Lorin 1906, p. 126-132.
39 Jal 1867, p. 730.
40 AN, Minutier central des notaires de Paris, LXXV/207.
41 Clément 1868, p. 334-335.
42 Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des manuscrits, Fichier Laborde, NAF 12082, no 18135.
43 AN, Minutier central des notaires de Paris, LXIV/268, 25/11/1709.
44 AN, Z1m 37, 19 août 1727.
45 L’original, disparu, est vraisemblablement le tableau qui figurait à la première vente Marcille (2e partie), 14-15 janvier 1857, no 270. Durant la 3e partie de cette vente, les 16-17 janvier 1857, fut vendu un portrait de Fontenelle (no 427) par « De La Haye », peut-être notre peintre également.
46 Sur les liens amicaux qui unissaient Roger de Gaignières à Mmes de Montespan et de Fontevraud, voir Grandmaison 1892. Nous ne développons pas cette question ici, l’amitié avec Gaignières étant postérieure à la disgrâce de Mme de Montespan.
47 Mercure galant, juin 1707.
48 Il est ensuite qualifié de « peintre du duc du Maine » dans les actes notariés, notamment dans son inventaire après décès.
Auteur
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Frédérique Lanoë
Doctorante à l’université Lille 3-Charles-de-Gaulle
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