1L’auteur du Mémoire des choses les plus remarquables qui se sont faites au voyage de Candie… 1 ne crut pas nécessaire en son temps de faire la moindre mention du nom de celui qui avait rédigé ou dicté ces pages, se contentant de préciser que telle était l’œuvre « d’un gentilhomme volontaire qui ne prend d’autre parti que celui de dire la vérité ». La conservation du texte, au cœur des papiers de la famille Domergue ou Domenisse2, ne laisse cependant guère de doute quant à l’auteur du texte : le capitaine Pierre Domenisse, dont on ne possède à vrai dire que bien peu de données propres à étoffer une biographie un tant soit peu substantielle3.

2De tels éléments s’avèrent pourtant primordiaux dès lors que l’on souhaite dépasser le seul cadre factuel. Au-delà des prétentions à une objectivité affichée et revendiquée de la part de son auteur, cette relation, en rien isolée4, se révèle en effet un témoignage exceptionnel à partir du moment où l’on veut comprendre les motivations, les manières d’être et de penser, les « mentalités », de ceux qui insistèrent tant sur leur qualité de « volontaires » dans la lutte menée pour la défense de Candie. À travers l’écrit, c’était une image que l’on souhaitait indirectement transmettre, quel qu’en fût le lecteur, d’autant qu’en ce siècle du « moi haïssable » les stratégies d’écriture restaient fortement conditionnées par la nécessaire exclusion du « je ».

3Au soir d’une vie placée essentiellement sous les auspices de Bellone, Domenisse aimait à se présenter comme « ayant eu l’honneur d’avoir été pendant trente-sept ans officier dans les armées du roi où il a reçu sept coups de mousquet ». Blanchi sous le harnais et usé par la dure existence des gens de guerre, protestant constamment fidèle à la couronne, il s’efforça tout au long de son existence de mettre en avant sa qualité de gentilhomme, qualité qui ne résista pourtant pas aux enquêtes de noblesse. Nul doute que la gloire de l’expédition malheureuse de 1669, l’aura résultant du combat contre « l’infidèle », la fama, à défaut d’anoblir, avaient fini par élever Domenisse au dessus de son état de fils de marchand et de bourgeois de la ville d’Alès.

4À partir de ce qui est conservé aujourd’hui − une image du passé bien ténue − reste donc à cerner la figure et les grandes étapes de l’existence du capitaine. Les Archives départementales du Gard conservent un ensemble de liasses qui forme aujourd’hui le fonds Domenisse de la série 1 E. Cette documentation inédite et fragmentaire, dont une partie a beaucoup souffert des outrages du temps, a au moins le mérite d’étoffer la biographie du capitaine ; elle a l’avantage d’être, dans bien des cas, notre seule source.

L’héritage réformé

5Au lendemain de l’édit de Nantes, Alès5, où naquit Domenisse, était considérée comme l’un des bastions de la cause huguenote. Les protestants avaient certes perdu l’exclusive des charges consulaires6, la domination de la bourgeoisie et des marchands calvinistes n’en restait pas moins prégnante, s’appuyant largement sur une partie des gens de métier et sur les travailleurs de terre attachés à la Réforme, dont la proche Gardonnen que était la terre d’élection.

6Malgré le serment d’union prêté en 1583, renouvelé en 1610, les tensions interconfessionnelles restaient fortes et la tentation d’anéantir le « contraire parti » pouvait ressurgir lors « d’émotions » subites et violentes, dans une ville où l’on comptait vers 1630 un peu moins de 2000 catholiques pour 3500 huguenots7. L’influence exercée par les barons et le comte d’Alès, par le biais de leurs officiers, avait toutefois contribué, entre autre facteur, à assurer le maintien d’un véritable parti catholique, largement en relation avec les régions « papistes » du proche diocèse d’Uzès, elles-mêmes tournées vers les terres pontificales du Comtat8.

7La vigilance des protestants, face aux entreprises de « ceux de la religion romaine », s’en trouva on ne peut plus renforcée. Le souci de contrecarrer les actions de la Contre-Réforme la plus militante devint ainsi constant, comme dans les années 1610-1620 où, à la suite de la conférence contradictoire provoquée par le P. Ynard, minime, contre le sieur Desmarets, « ministre de la parole de Dieu », le consistoire censura systématiquement « ceux qui assistent aux cérémonies idolâtres des papistes », soulignant à la fois une acculturation confessionnelle encore bien imparfaite 9 et des liens de sociabilité ancrés, dépassant parfois et de façon éphémère les clivages religieux. Une véritable culture de la coexistence avait d’ailleurs fi ni par émerger malgré les heurts, culture aux frontières mouvantes mais structurant largement le champ social.

8Les guerres de Rohan exacerbèrent indubitablement les tensions10, qui furent de surcroît alimentées par les ravages de la guerre qui touchèrent particulièrement les environs de la ville, surtout à l’approche du siège. Suivant de peu la reddition du 17 juin 1629, l’Édit de grâce garantit l’exercice de « la Religion Prétendue Réformée ». Alès perdait en revanche ses fortifications, le culte catholique étant rétabli. Signe des temps, une cinquantaine « parmi les principaux habitants » en profitèrent alors pour abjurer « les erreurs de Calvin » en présence du roi. Le catholicisme reprenait ses marques et se réancra durablement dans le paysage urbain dès le début des années 1630.

9C’est dans ce contexte de reconquête catholique, au cœur même d’une citadelle huguenote, que Pierre Domenisse vit le jour dans les années 1620 ou au commencement des années 163011, au sein même d’une famille protestante. Pierre Domenisse ou Dominice, voire Domanice – les orthographes des patronymes étant alors particulièrement fluctuantes – était le fils cadet d’un Pierre Domenisse, qualifié de « marchand de la ville d’Alès », et de Madelaine Des Hours. Le père appartenait, sinon à l’oligarchie marchande calviniste, du moins à ce monde de la petite notabilité protestante en pleine ascension sociale, chez qui le négoce se confondait assez facilement avec le prêt à intérêt et la spéculation frumentaire12. La famille maternelle avait de son côté très tôt abjuré le calvinisme et, durant tout le xviii^e siècle, s’illustra non seulement dans la fonction de grand bailli de la cour des appellations de la comté d’Alès13, détenue pendant plusieurs générations, mais aussi dans la carrière des armes et au service de l’Église catholique. Domenisse, dans les années 1690-1700, se trouvait ainsi allié à l’une des principales familles catholiques de la cité.

10On ne connaît rien de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur du Mémoire des choses les plus remarquables…, si ce n’est que les lettres conservées laissent entrevoir une fréquentation peu assidue des maîtres d’école, tant l’orthographe est incertaine et l’écriture peu déliée. Ce n’est que vers 1649 que le jeune homme apparaît au détour d’une lettre adressée au frère aîné, Charles Domenisse, « marchand de la ville d’Alès ». Ce dernier cherchait alors à lui procurer une enseigne pour l’engager dans le service du roi, étape importante pour tous ceux qui comptaient acquérir un « état » honorable 14 à même « d’élever » une famille.

Fidélité au roi et métier des armes

11La carrière militaire de Domenisse peut par la suite être grossièrement reconstituée grâce à ce qui subsiste de sa correspondance. Enseigne dès 1650, il semble avoir participé à l’ensemble des campagnes militaires, en Flandres et en Catalogne, jusqu’à la paix des Pyrénées, ayant de surcroît combattu dans « les guerres civiles toujours attaché à Sa Majesté15 ». Cette fidélité au roi et cet attachement à la couronne avaient caractérisé à la même époque la notabilité protestante des diocèses de Bas-Languedoc. En 1652, du fait de leur loyauté affichée 16 au parti du Très Chrétien, les réformés d’Alès et de Nîmes avaient pu obtenir un arrêt du conseil leur réservant l’exclusive de la charge de second consul, jalon essentiel d’un contrôle partiel du pouvoir local au lendemain de la ruine effective de la puissance politique huguenote. Cet avantage fut éphémère17 ; c’était néanmoins le fruit de cette tendance lourde du calvinisme méridional à miser sur « le parti du roi ». Comme à Nîmes18, les élites protestantes avaient cela dit largement joué sur la division entre « papistes », partagés en tenants de la Contre-Réforme la plus militante, parfois ralliés à la Fronde, et « mal affectionnés au bien public », tièdes, « accomodeurs19 » et autres « escambarlats20 » à la mode catholique.

12Il est évident que l’application « à la rigueur » de l’Édit de Nantes, sensible dès le début du règne personnel de Louis XIV, mais de plus en plus ouverte à partir de 1670, ne put que troubler un homme comme Domenisse, à l’image de ce que dut ressentir un personnage de la stature et de la probité de Ruvigny21. L’admiration pour le roi se mêlait chez eux étroitement à l’honneur de servir la couronne et, au-delà, à « illustrer le nom français ». Une analyse des registres du consistoire de la ville d’Alès, conservés de façon très lacunaire après 1653, permet d’ailleurs de bien cerner cet attachement aux lys22, laissant percer de manière caractéristique un désarroi mêlé d’injonctions pénitentielles dès lors que l’application de l’Édit se fit de plus en plus restrictive.

13On ne saurait toutefois considérer le monde protestant qu’à travers l’attitude de ses élites. Sa situation de minorité majoritaire, dans certaines parties du Bas-Languedoc, favorisa aussi les attitudes de refus. Les années 1670 et 1680 furent ainsi marquées par la tentation de la révolte face au bras persécuteur, en contraste flagrant avec l’attitude résignée de la notabilité huguenote précédemment évoquée – celle-là même à laquelle appartenait Domenisse23. La révolte du Vivarais, en 1670, eut d’ailleurs de nettes incidences à Alès 24 même et dans une partie réduite des Cévennes protestantes, dégénérant en émeutes et prises d’armes. Cette forme de jacquerie, conduite par Antoine du Roure à Aubenas, à laquelle avaient pris part quelques pasteurs et une masse de paysans protestants exaltés par la dimension pré-prophétique du soulèvement, conduisit les autorités de la province à y envoyer des troupes 25 dont une partie avait été levée à la hâte en Gévaudan, parmi les « papistes » les plus honnis. Une fraction des habitants d’Alès se souleva donc, refusant le logement de cette soldatesque qui, chassée de la ville, se réfugia sans incident à Anduze, pourtant « la ville la plus infectée de l’erreur de Calvin26 ». Le fossé semblait alors se creuser entre une partie de la bourgeoisie protestante aisée, victime même de quelques pillages27, et bon nombre d’artisans et autres « menus peuples ».

14Ces éléments sont essentiels pour comprendre l’état d’esprit du capitaine au moment du départ pour Candie. Cette fidélité « sociologique » au roi devait tout au long de son existence lui tenir lieu de règle de conduite et de justification. Ainsi, n’émigra-t-il pas en 1685 et ne fut-il pas même effleuré, semble-t-il, par la perspective de servir un prince protestant. En 1689, l’intendant de la province, Lamoignon de Bâville, notait d’ailleurs à son propos 28 que c’était « un fort brave honnête homme, toujours en communication avec les anciens catholiques29, ayant même arrêté les mutins pendant les troubles30 ». Domenisse n’abjura qu’en octobre ou novembre 1685, devant par la suite contribuer à de multiples reprises aux impositions levées sur les nouveaux convertis31. Seule la contrainte avait donc pu le mener à renoncer en apparence à la foi de ses pères. C’est donc en huguenot qu’il servit pendant quarante ans la couronne, notamment à Candie, même si c’est en catholique, ou du moins en tant que chrétien ayant rempli ses devoirs de religion, si l’on envisage le recours à une attitude « nicodémite », qu’il s’éteignit à Alès en 1710.

15Sa carrière militaire ne présente sinon guère d’originalité quand on la compare aux résultats des travaux de John A. Lynn 32 ou d’Hervé Drévillon33. D’après les lettres conservées, on le retrouve en 1664 en garnison à Brisach, alors lieutenant d’infanterie dans la compagnie de La Libradière, au régiment d’infanterie d’Herbouville. Quatre ans plus tard, en 1668, devenu capitaine-lieutenant, il commande la maître de camp du même régiment, devenu Saint-Vallier en 1666, embrassant ainsi la voie difficile des capitaines de fortune. C’est à ce titre qu’il s’embarqua pour Candie, ayant déjà accompli dix-huit ans de service34.

16Ce n’est qu’à la veille de la guerre de Hollande que le capitaine-lieutenant réussit cependant à « s’avancer », même si les informations le concernant restent vagues. En 1671, d’après sa correspondance, le lieutenant-colonel de son régiment l’aurait judicieusement poussé à se rendre à la cour « pour demander quelque chose, ou du moins avoir une compagnie dans un autre régiment35 ». Ces démarches ne s’avérèrent pas vaines, d’autant qu’elles reposaient de toute évidence sur de maigres appuis et de bien faibles protections en dehors d’un mérite reconnu. Il parvint donc à obtenir une compagnie, entre 1671 et 167636, si l’on se fie aux titulatures employées dans la correspondance.

17La possession de cette unité élémentaire, dans les armées de Louis XIV, n’avait cela dit rien d’une sinécure. L’entretien et le recrutement de leurs hommes exposaient à longueur de journée les capitaines à mille diffi cultés et n’avaient de cesse de « déranger » leurs finances37, ce qu’a fort bien montré de manière générale Hervé Drévillon dans son analyse du métier des armes sous le Roi Soleil38. L’« expédient » régnait ainsi en maître et rendait d’autant plus nécessaire le recours à la « masse ». Au manque permanent de liquidité, que la modestie du patrimoine alésien ne parvenait guère à compenser dans le cas de Domenisse, s’ajoutaient les contraintes soulevées par la désertion et la difficulté à « faire des recrues ». Dans une lettre à sa sœur, sans date mais visiblement écrite au milieu des années 1670, il insistait d’ailleurs pour que son valet, alors à Alès, « fasse en sorte de me mener quelques hommes. Vous lui donnerez pour venir autant de trois livres qu’il mènera de gens39 ».

18La paix de Nimègue ne fit par la suite qu’aggraver ses affaires. En 167940, le capitaine Du Fauce, alors à Thionville, écrivait ainsi à Domenisse, en garnison à Fribourg, qu’il trouvait que « les [capitaines] réformés sont plus heureux que nous », tant il était surpris « de voir que les soldats me dépensent de l’argent comme ils font », ajoutant « que le meilleur parti serait d’abandonner nos compagnies ». Le capitaine Dumesnil, de son côté, rendait compte au même Domenisse, alors en congé à Alès en novembre 1681, qu’un de ses grenadiers avait déserté alors qu’un soldat en avait tué un autre, « l’ayant voulu assassiner la nuit » sans autre raison que celle d’avoir un peu forcé sur le vin. La charge devenait pour le moins pesante.

19Domenisse se « défit » de sa compagnie dans les années 1680, autour de 1685 très probablement. Était-ce lié à son attachement au protestantisme dans les années ayant précédé l’édit de Fontainebleau ? Il est bien difficile d’y répondre, faute de sources. En 1684, il était encore mentionné en tant que capitaine d’infanterie au régiment d’Artois, mais il devait désormais contribuer, comme étant de la « RPR », à la « subsistance des dragons » en logement forcé à Alès au lendemain des troubles du « camp de l’éternel41 »… Cruel destin 42 pour celui qui avait tant donné au service de « l’invincible monarque ».

Vivre du sien

20Une fois retiré du service, « vivre du sien » impliquait un minimum de revenus dès lors que l’on voulait un tant soit peu « soutenir son état ». Il s’avère malheureusement difficile de se faire une idée précise de ces ressources vers 1685, après qu’il eut vendu sa compagnie. Les documents conservés sont en effet trop fragmentaires pour aller au-delà d’une simple estimation.

21Le capitaine possédait indubitablement quelques biens-fonds hérités43, à quoi s’ajoutaient des rentes constituées et quelques placements hasardeux puisqu’il perdit « plus de la moitié de son bien par les banqueroute et destruction de son commerce 44… », si l’on en croit ce qu’écrivait sa veuve en 1711. À cet ensemble, s’ajoutaient « diverses pensions » qui s’éteignirent à sa mort et dont l’origine n’est malheureusement pas précisée45, mais dont on peut supposer qu’elles n’étaient que la juste récompense de ses services46. Quoi qu’il en soit, outre quelques terres, une vigne et deux maisons, dont celle où il habitait, il laissa à sa veuve 7 750 livres tournois47, léguant48 à l’abbé Desnault, « son bon ami », un « claux » (un pré) et à son cousin La Bruguière 300 livres, à quoi s’ajoutaient 150 livres pour les pauvres. La fortune du capitaine, à la fi n de sa vie, était fort honnête, le plaçant au cœur de la petite notabilité alésienne, surtout si l’on tient compte des pertes tardives dont sa veuve fait mention.

22Domenisse avait pendant longtemps confié ses affaires à sa sœur Marie49, habitante de la ville d’Alès, gardant également d’étroites relations avec « sa bonne tante » Madelaine Domenisse, épouse du sieur Pierre Coube, décédée en 168150. Cet entourage familial, le frère aîné étant mort assez tôt dans les années 1670, avait largement soutenu Domenisse durant ses années de service, gérant notamment le patrimoine commun.

23Ce n’est que peu après la disparition de sa dernière sœur, à plus de soixante ans, qu’il finit toutefois par vraiment « s’établir » en épousant Madelaine de Bousquet51, fille de Louis de Bousquet, sieur du Puech-Justy, et de Suzanne Caucenat, de la ville de Ganges. La dot était modeste, 2 000 livres52, mais le marié n’était plus un jeune homme53. Sa fortune restait honnête, bien que sans grandes perspectives, l’alliance était elle aussi fort honorable. Domenisse menait alors la vie d’un bourgeois de la ville d’Alès, « un bon habitant » comme le concevait sa sœur, partagé entre la gestion de ses biens, les soins domestiques et les contraintes imposées par la plus élémentaire sociabilité. Quant à sa réputation54, elle était on ne peut plus assurée : n’avait-il pas combattu les Turcs vingt-et-un ans auparavant en tant que « volontaire » ?

La gloire d’un capitaine : le voyage de Candie

24Rien ne permet de dater la rédaction du Mémoire des choses les plus remarquables… conservé de manière très satisfaisante dans ce qui subsiste des papiers Domenisse. Il est difficile de savoir s’il s’agit de l’original, tant l’écriture diffère de celle des lettres autographes du capitaine55. Mais au-delà de la forme même du texte qui nous est parvenu, peut-être est-il bon de s’interroger sur les raisons qui poussèrent notre homme à vouloir « garder mémoire » de ces quelques semaines passées en Crète durant l’année 1669.

25La somme d’Alphonse Dupront56, Le mythe de croisade, au gré d’une érudition foisonnante, est à même d’apporter quelques réponses à travers les permanences qu’elle souligne, particulièrement pour la seconde moitié du xvii^e siècle. Robert Sauzet57, dans le travail qu’il avait consacré en 1998 à quelques récits autobiographiques relatifs aux relations entre chrétiens et musulmans, avait tout autant insisté sur la vivacité et la prégnance de ce phénomène historique de longue durée, fortement enraciné dans les comportements collectifs et dans l’imaginaire d’une chrétienté éclatée. Le notaire Borelly 58 notait ainsi, en 1669, qu’« on ne parle présentement que de l’armée du roi préparée pour faire marcher en Candie pour faire ôter le siège que le Turc y a posé et employé presque toutes ses forces. On fait compte que depuis vingt-quatre années, il combat peu ou prou ladite ville de Candie et il y a à craindre qu’il ne l’emporte. L’année dernière, il y allait même quantité de Français et quantité de jeunesse de cette ville, duquel pays il y en a fort peu qui reviennent, soit à cause des sanglantes batailles, soit à cause des grandes souffrances qu’il faut y endurer59 ». Quatorze ans plus tard, le même Borelly dépeignait avec encore plus d’ardeur les réjouissances qui accompagnèrent à Nîmes la levée du siège de Vienne, en 1683, après la victoire du Kalhenberg. Il consacrait plus d’une page à raconter la bataille, en s’appuyant sur les relations et récits qu’il avait pu se procurer. « La ville fut toute remplie de cette grande nouvelle désirée depuis si longtemps qu’on avait fait ôter le siège qu’avait formé le Turc devant Vienne60 », affirmait-il, alors qu’il se montrait ordinairement peu tendre avec la maison d’Autriche. À Alès61, où résidait Domenisse, des feux de joie avaient même été allumés à l’occasion d’un tel événement, capable de susciter une unité passagère là où le dimorphisme confessionnel régnait pourtant en maître.

26Domenisse crut donc de son devoir de relater cette expérience à même de lui conférer une aura, que ses campagnes d’Artois, de Flandres, de Catalogne – et à plus forte raison celles qu’il avait menées durant les combats de la Fronde – n’étaient pas en mesure de lui assurer. La présence de ce mémoire dans les papiers du capitaine, alors même qu’aucun autre récit des entreprises royales ne semble avoir été rédigé, révèle de facto l’importance qu’eut cette malheureuse expédition dans la vie de l’officier. Paradoxalement, l’échec devint un titre de fierté, une singularité propre à souligner l’honneur et la réputation d’un homme qui les avait tant recherchés et acquis, notamment en combattant l’armée du Grand Seigneur.

27Cette tournure d’esprit, consubstantielle à ce qu’il se voulait être, restait de fait inséparable de l’état de gentilhomme auquel il aspirait tant. L’expédition de La Feuillade62, de novembre 1668 à février 1669, mieux que tout autre, avait montré à l’Europe entière le renom, la grandeur et la noblesse qu’il y avait à se faire tuer héroïquement, les armes à la main, dans la défense du Levante. De nombreux jeunes nobles, à l’instar de Charles de Sévigné, avaient suivi le duc 63 dans cette aventure à haut risque : « Des six cents gentilshommes que nous étions entrés dans Candie, peut-on lire dans l’édition de 1671 des Mémoires… du marquis de Ville64, il n’en restait plus après la sortie qu’environ deux cent trente, dont il y en avait plus de cinquante, tant malades que blessés, qui sont presque tous morts. » Ces destins tragiques, ces trépas homériques, n’eurent de cesse, des mois durant, d’entretenir bien des imaginations, alimentant toute une littérature de circonstance et se figeant dans le marbre à travers les monuments funéraires65. « La gloire consacr[ait] le combat de croisade » selon l’heureuse expression d’Alphonse Dupront.

28Domenisse partageait assurément ces valeurs, celles de tout gentilhomme servant sous les armes. Pourtant son nom n’apparaît pas dans le catalogue de la noblesse du diocèse de Nîmes, dressé en 167566, pas plus que dans les jugements de maintenue prononcés par Bazin de Bezons, puis par Bâville, intendants de la province67. En 1689, le capitaine ne figurait pas davantage dans les listes de « gentilshommes nouveaux convertis ». Le service du roi anoblissait son homme, mais n’avait guère anobli un Domenisse féru pourtant de généalogie, certes hasardeuse… En 1698, le sieur D’Arlhac lui recommandait bien d’avoir « quelque bon ami en vue de M^r l’Intendant pour aider à la noblesse des Dominici68 », mais il avait semble-t-il agrégé un peu hâtivement le capitaine à cette vénérable maison homonyme.

29Hervé Drévillon a bien montré que « la frontière entre la noblesse et la roture n’était pas plus aisée à tracer à l’armée que dans le civil69 » – constat d’autant plus pertinent pour le Bas-Languedoc –, soulignant le relatif désintérêt manifesté quant à la dignité sociale des officiers, et particulièrement des officiers de fortune. La politique prônée par Vauban, consistant à anoblir ceux qui s’étaient distingués pendant longtemps au service du roi, était cependant loin d’être une pratique commune. De tels anoblissements étaient extrêmement parcimonieux et ne sanctionnaient que des parcours exceptionnels70. Dans une lettre de 1699, un des correspondants du capitaine soulignait d’ailleurs que ce dernier avait obtenu « une requête et ordonnance […] de monsieur l’Intendant qui vous renvoie au roi pour votre noblesse sur vos services de quarante ans71 », soulignant avec tact la fragilité de ses « preuves ». À sa mort, en 1710, Pierre Domenisse, bien que qualifié occasionnellement d’écuyer, en était donc réduit à vivre noblement sans pouvoir prétendre pleinement l’être. Au moins pouvait-il se parer du prestige, du parfum presque exotique, de celui qui avait eu l’occasion de renouer avec un mythe de croisade encore opérant dans l’imaginaire collectif, d’autant que le Turc restait fort lointain.

Pour « l’honneur du nom français »

30Le Mémoire des choses les plus remarquables… demeure, comme il l’a été souligné à travers les propos liminaires, un témoignage à même de révéler un aspect des mentalités, particulièrement en ce qui concerne les « gens de guerre » largement étudiés par les travaux d’André Corvisier72, Jean Chagniot73, Hervé Drévillon ou John Lynn. La notion d’honneur y occupe naturellement une place de choix, étant peu séparable des aspirations sociales et des représentations d’un homme comme Domenisse.

31Un témoignage postérieur s’avère à ce titre des plus éclairants. En 1745, au lendemain de la bataille de Fontenoy74, l’abbé Jean-René Séguier rédigeait dans ses notes quelques considérations sur l’honneur que l’on pouvait acquérir sous les armes au service du prince. Son grand-père avait bien connu le capitaine Domenisse, qui n’avait pas hésité à faire un procès à ce peu scrupuleux seigneur de Roussas, huguenot comme lui. L’ecclésiastique, à propos des exploits du capitaine de grenadier Domergue − un homonyme de notre auteur − durant la guerre de succession d’Autriche, avait consigné quelques réflexions dans ses notes :

« Quand nous nous exposons à un danger évident, à un danger prochain de mort, quand un capitaine de grenadier saute dans un chemin couvert à la tête de sa compagnie, ce n’est pas pour sa patrie qu’il le fait, c’est pour lui, c’est pour son honneur. […] Il serait déshonoré, poursuivait-il, s’il ne le faisait pas et l’honneur est plus cher que la vie. […] On veut conserver son honneur, puis vient le service de la patrie et cela est si vrai que si l’on n’était pas de tour à marcher, on n’irait pas en qualité de volontaire sauter dans ce chemin couvert et si l’on le faisait, ce serait plutôt l’amour de la gloire que celui de la patrie qui nous le ferait faire. On n’en mérite pas moins du prince et de la patrie parce que le prince et la patrie sont trop justes pour vouloir que nous renoncions à nous même. Que leur importe, ils sont également bien servis et mieux qu’ils ne le seraient si le seul amour de la patrie nous guidait. »

32Ainsi, le service du prince et la gloire acquise dans le métier des armes étaient propres à atténuer une naissance sinon obscure, du moins contestée, par la seule conservation et augmentation de l’honneur au point d’en risquer régulièrement sa propre existence. Pour Domenisse, fils de marchand volontiers usurier, le combat contre « l’infidèle » se superposait au renom déjà accumulé en tant que « brave capitaine » dans les armées du Très Chrétien, armées auxquelles il s’identifiait pleinement.

33Un autre texte, contemporain de l’expédition cette fois, souligne d’ailleurs cette interaction entre honneur collectif et valeur personnelle. Les Mémoires de Monsieur le Comte de Waldeck 75 firent passer à la postérité Josias II von Waldeck-Wildungen (1636-1669), tant ils donnèrent valeur d’exemplum à la « bonne mort » de ce héros chrétien, qui « aurait bien voulu pouvoir vivre encore quelque peu davantage pour mieux servir son sauveur et soutenir ses intérêts contre les infidèles ». Le « voyage de Candie » pouvait par ce biais prendre valeur d’épreuve initiatique où l’on se confrontait à soi-même et à ses propres vertus, dans une perspective toute emprunte de néo-stoïcisme, pour mieux édifier sa propre gloire et soutenir celle de son royaume.

34On ne risquait pas en tout cas sa vie pour les seuls intérêts de la Serenissima, car autant le récit de Domenisse ne se montre guère avare en considérations soulignant la fierté ressentie à servir son roi, autant le portrait qu’il dresse en contrepoint des Vénitiens va bien au-delà de la malveillance pour sombrer bien souvent dans l’injure. Ses écrits reflètent d’ailleurs tous les topoï accolés à la France italienne76, que l’on pourrait regrouper sous les étiquettes de la fourberie − l’héritage bien encombrant d’un Machiavel passé par l’épreuve du machiavélisme − et de la plus sombre débauche. Aussi, Francesco Morosini, bien que « grand homme bien fait [et de] beaucoup d’esprit77 », n’en était-il pas moins « fourbe en diable » et même « le plus grand fourbe du monde78 ». Ces « faquins d’excellences, tous les colonels des régiments où il n’y avait que dix hommes » et qui avaient « un corps de garde chez eux pour garder leur bardache 79 et leurs putains80 » ne valaient de fait guère mieux, n’ayant pas même l’excuse de l’habileté. Que dire enfin de la soldatesque au service de la Sérénissime ? Les troupes de la République ne « savaient pas [même] faire l’exercice à la Martinet. Ils n’étaient pas aussi vêtus à sa manière, car le mieux habillé de toute cette garnison, sa dépouille ne valait pas trente sous81 ».

35Le capitaine-lieutenant de la colonelle de Saint-Vallier avait ainsi bien du mal à prendre au sérieux ceux qu’il considérait comme des soudards venus des quatre coins de l’Europe et sortis, selon ses descriptions, tout droit des Mémoires d’un capitaine Contreras 82 ou d’un quelconque récit picaresque. Par opposition, Jean de Martinet, lieutenant-colonel au régiment du roi 83 pris à témoin par Domenisse, avait a contrario renforcé la discipline dans son corps et au-delà dans l’infanterie française, créant des détachements de grenadiers dès 1667 84 et imposant « l’exercice à la Martinet », afin de renforcer la régularité et la cohésion de la ligne. Lors de la précédente campagne des Pays-Bas, il avait fait camper son régiment sur deux rangs tirés au cordeau en faisant mettre en faisceaux toutes les armes à la tête des bataillons. La rigueur de l’officier était proverbiale et le régiment du roi était considéré comme un modèle de « bon ordre », devenant, de fait, le parangon des troupes « bien réglées ». Ces années décisives avaient vu, de manière plus générale, la discipline se renforcer dans les armées du roi, sous l’impulsion de Louvois devenu secrétaire d’État en 166285, même si les grandes réformes furent surtout entreprises dans les années 1670-1680. La première édition des Travaux de Mars d’Alain Manesson du Mallet 86 (1671) est un bon témoignage des progrès menés dans la première décennie du règne personnel de Louis XIV, même si cet auteur passe sous silence bon nombre des innovations de Martinet, introduites lors des opérations en Flandres en 1667. Or, Domenisse y avait participé, non sans fierté, bien conscient d’appartenir aux troupes d’un « roi de gloire87 ». Aussi, ne pouvait-il guère s’empêcher de comparer, non sans condescendance et mauvaise foi, les troupes disparates de la Sérénissime, usées par des années de siège, avec les régiments bien ordonnés de Sa Majesté, alors que commençait à se diffuser l’uniforme, essentiellement à cette date dans les troupes de la Maison militaire.

36L’échec de la sortie des 24 et 25 juin fut indéniablement une profonde blessure portée à son amour-propre, blessure nourrie par la conscience aiguë qu’il avait d’être un « sujet du roi ». En conséquence, la « trahison » vénitienne, bien qu’elle ne servît pas d’alibi exclusif sous la plume souvent lucide du capitaine quant aux travers des troupes royales, devint vite un élément rhétorique fondamental du discours, que l’on retrouve dans de nombreux récits du temps, juste pendant au demeurant des insinuations vénitiennes88. L’ancrage réformé 89 de Domenisse ne pouvait que le pousser à nourrir une méfiance profonde envers ces « Italiens », alors qu’il combattait sous la bannière de saint Pierre. « L’on voit bien visiblement que c’est Dieu qui a vengé sa querelle, qu’il a voulu exterminer une nation qui fut persécutée de tout temps », écrivait-il à propos de l’on ne sait trop qui, tant il confondait Vénitiens et « Grecs ». Il n’était pas plus avare en sarcasmes dès lors qu’il fallait relater l’intervention de Sa Sainteté, autant en tout cas que lorsqu’il avait l’occasion de railler les gardes (les gardes françaises en l’occurrence) qu’il ne portait pas dans son cœur, tant les avantages dont jouissaient les troupes de la Maison militaire du roi pouvaient irriter les unités ordinaires. « Le seigneur de Rospigliosi [neveu du pape], écrivait-il avec ironie et en bon reboussier90, amena avec lui nos galères qui l’allèrent prendre à Civitavecchia avec cinq galères de Sa Sainteté, sur lesquelles il n’y avait que cinquante-deux médailles de cuivre et douze chapelets par compagnie d’infanterie, de sorte que ses galères se trouvaient chargées de chapelets, de médailles et de bénédictions que le saint père nous envoya avec les galères de Malte qui portaient des chevaliers », précisant pour achever le trait, que « le drôle de grand vizir n’est pas un homme que [l’on] chasse de son poste avec des bénédictions, des chapelets et des médailles91 ». Cette piété toute romaine n’était évidemment pas à même d’émouvoir un Domenisse qui ne pouvait s’empêcher d’en dénoncer l’inanité, tant ce calviniste cévenol de cœur demeurait étranger à de telles pratiques92.

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37Pierre Domenisse s’éteignit en 1710, alors que le royaume traversait une sombre période. Le « Roi-Soleil » des années 1660-1670 avait bien vieilli. Perclu d’infirmités, ayant perdu une partie de son bien du fait de la « destruction de son commerce », non reconnu dans une noblesse à laquelle il s’était constamment agrégé, Domenisse pouvait au moins faire état d’une « réputation » et d’un « honneur » si durement gagnés, en exhibant avec fierté le certificat arraché au généralissime Rospigliosi, « en témoignage expresse de [sa] gratification ».

38À l’orée d’un nouveau siècle, le « voyage de Candie » paraissait pourtant bien lointain, alors même que la paix de Karlowitz venait de consacrer la victoire de la Sainte-Ligue en contraignant les Ottomans à des conditions de paix peu favorables. La France avait de ce fait connu un revers majeur, étant absente des négociations qui avaient abouti au traité de 1699 et perdant de facto la situation de quasi-monopole qu’elle avait acquise dans certaines échelles du Levant. Les relations avec la Porte étaient décidément bien complexes, bien plus, en tout cas, que ce que Domenisse avait exposé dans le Mémoire des choses les plus remarquables… en réduisant en quelque sorte l’intervention française à un trait chevaleresque tiré d’Amadis. Signe des temps, ni la bataille de Zenta, en 1697, pas plus que la paix de Karlowitz, ne donnèrent lieu, en Bas-Languedoc, à des réjouissances analogues à celles occasionnées par la levée du siège de Vienne, quinze ans plus tôt.

39Olivier Chaline93 a su récemment montrer, avec beaucoup d’à propos, qu’un règne de soixante-douze ans ne peut être appréhendé de manière globale, fixe et linéaire. Ces quelques lignes ne peuvent que confirmer la pertinence d’une telle approche. Le Mémoire du capitaine Domenisse n’est ainsi que le reflet d’un moment du règne, de même qu’il ne fut qu’un jalon − certes fondateur à son échelle − de l’existence d’un homme qui traversa presque dans sa totalité ce même règne. S’insérant dans une durée longue, il nous rappelle, par là-même, qu’un témoignage ne peut s’appréhender qu’à condition d’être pleinement contextualisé.