On ne naît pas roi, on le devient : Louis XIV au miroir de ses Mémoires
p. 33-43
Texte intégral
« De près plus que de loin on découvre à tous momens davantage sa véritable grandeur. Jamais que des sentimens, jamais que des expressions de Roy. J’ai cru mille fois qu’il n’étoit pas né ; mais qu’il avoit été fait nôtre Maître, comme sans comparaison, plus raisonnable que pas un de ses sujets1. »
1En quelques lignes, Pellisson pose une distinction essentielle : être roi par la naissance, par droit du sang, par ces avantages, en d’autres termes, que Callières regardera plus tard comme des « effets du hazard », des « ornements exterieurs2 », communs à tous les princes, ou bien alors être roi par des qualités purement personnelles, qui font que l’on mérite d’être roi. Or, ce que Pellisson et Callières après lui laissent entendre, c’est qu’il y a en Louis XIV correspondance parfaite entre ce que la naissance l’a fait et ce à quoi il peut prétendre par ses qualités propres ; la personne semble ne faire qu’un avec la fonction. Est fait accompli chez lui dès la naissance ce qui chez tout autre prince ne peut s’exprimer que sur le mode optatif et relève alors nécessairement d’un apprentissage, d’une formation3.
2Cette distinction entre « être roi » et « mériter de l’être », ou, pour le dire autrement, entre « naître roi » et « devenir roi », marque aussi les Mémoires pour l’instruction du Dauphin, que Louis XIV fait rédiger alors à l’intention de son fils4. Mais alors que Pellisson ne la pose que pour la dépasser aussitôt dans l’image d’un prince né et figé dans sa perfection, les Mémoires mêmes du roi tracent en revanche au fil des pages le portrait d’un monarque marqué au sceau du devenir et de la perfectibilité. En effet, pour Louis XIV5, être roi, c’est bien toujours le devenir, même si le devenir, ce n’est plus seulement mériter de l’être par une maîtrise de soi remportée de haute lutte contre passions, émotions et autres vices de l’âme, par une recherche de l’excellence – qui reste en fait toujours en deçà de la perfection désirée et admet bien des accommodements –, mais aussi prendre conscience de ses facultés propres, de son pouvoir de commander, et se découvrir roi dans l’exercice même du métier de roi. En effet, n’est-ce pas seulement à sa prise du pouvoir, au lendemain de la mort de Mazarin, que le jeune Louis XIV se sentit « roi, et né pour l’être6 » ? Devenir roi, c’est enfin, pour le monarque, un agir de tous les instants, cette séquence de décisions et d’actions qui vont le placer sur le devant de la scène dans la recherche d’une visibilité toujours plus grande et un désir d’émulation de ce modèle divin que les institutions du prince ne proposaient qu’à son imitation.
Naître roi
3Louis XIV est né roi. Ou plutôt futur roi. Et sa naissance, puis la mort de son père, survenue peu après, en 1643, l’ont placé sur un trône que ses contemporains assimilent au trône divin, avec tout ce que cela implique de grandeur et de puissance. Pour Jacques Ier d’Angleterre, en effet, le monarque détient une souveraineté qui l’identifie à Dieu lui-même. Dans le sonnet liminaire des Mémoires qu’il adresse à son fils, le prince de Galles, Jacques Ier rappelle à celui-ci :
« God gives not Kings the stile of Gods in vaine,
For on his Throne his Scepter doe they swey7. »
4Assis sur le trône divin et le sceptre même de Dieu à la main, le roi arbore ces signes de la puissance de Dieu qui lui appartiennent comme par définition essentielle : le trône et le sceptre. Semblable à Dieu, le roi est déjà dieu, avant toute autre condition8. Nombreux sont du reste ceux qui, sous le règne de Louis XIV, n’hésitent pas devant cette assimilation presque blasphématoire entre le monarque et le Tout-Puissant. Du haut de sa chaire, Bossuet lui-même ne proclame-t-il pas :
« “Vous êtes des dieux, dit David, et vous êtes tous enfans du Très-Haut” ; mais, ô dieux de chair et de sang ! ô dieux de terre et de poussière ! vous mourrez comme des hommes. N’importe, vous êtes des dieux, encore que vous mourriez, et votre autorité ne meurt pas ; cet esprit de royauté passe tout entier à vos successeurs et imprime partout la même crainte, le même respect, la même vénération9 ? »
5Certes, tout pouvoir vient de Dieu10, et le roi n’est au plus que le « ministre11 » ou le lieutenant de Dieu12, le « dépositaire13 » de sa puissance, car c’est par Lui qu’il règne. Les pages des Mémoires pour l’instruction du Dauphin insistent à cet égard sur cette délégation directe de la puissance divine, qui place le roi au-dessus du peuple, sur lequel il est appelé à régner. Louis XIV se dit ainsi « exerc[er] ici bas une fonction toute divine14 », « ten[ir], pour ainsi dire, la place de Dieu », ou encore avoir été « fait roi15 » par Dieu. Institué par Dieu pour régner, né roi, en quelque sorte, sans que rien ni personne, pas même le sacre, « ne [lui] [ait] donn[é] la royauté16 », Louis XIV est persuadé que Dieu l’a investi non d’une simple autorité humaine, mais bien d’une partie de sa puissance17. Plus encore que l’« image vivante18 » de la divinité, il est « une sorte de portion de Dieu19 », de ce Dieu qui l’a fait roi et qui l’inspire au quotidien par de secrets mouvements que la raison n’explique pas20.
6Être roi, c’est donc une fonction que le roi tient directement de Dieu et qui le place dans une position intermédiaire entre le Très-Haut, qui lui communique sa puissance, et les hommes, soumis à son autorité, et auxquels le monarque n’a pas de comptes à rendre. Mais, dans la perspective chrétienne du siècle, être roi se mérite, s’apprend même. Pour être pleinement exercée, la fonction demande des qualités exceptionnelles, acquises, sinon innées, qui placeront le monarque, non seulement politiquement mais moralement, au-dessus de ses sujets, parce qu’il aura su maîtriser cette nature humaine qu’il a en commun avec le plus humble d’entre eux, mais qu’il lui faut contrôler pour pouvoir légitimement exercer son pouvoir. En d’autres termes, la fonction demande un dépassement du moi dans la fonction et un sacrifice du particulier au profit du public. Être roi, c’est en devenir vraiment un en méritant de l’être.
Être roi, ou mériter de l’être
7Quoique « image visible de Dieu dans toute son estendue » et « le premier de [son] royaume21 », le roi n’en est pas moins homme22 et, comme tel, sujet à « toutes les infirmitez et passions humaines23 » de la créature, vues comme des faiblesses qui ne peuvent que faire obstacle au bon exercice de sa fonction et l’empêcher d’être véritablement roi. Aussi, pour être digne de sa fonction, pour qu’il y ait coïncidence entre l’homme privé et l’homme public, le roi doit-il savoir se dépasser lui-même dans une maîtrise constante de soi et de ses pulsions, sinon dans un sacrifice total de l’être. Alors seulement il pourra être le monarque parfait, le prince parfait, dont les institutions et autres traités de bon gouvernement tracent les linéaments. D’où ce conseil de Louis XIV lui-même à son fils dans les Mémoires : « comme le prince devrait être toujours un parfait modèle de vertu, il serait bon qu’on se garantît absolument des faiblesses communes au reste des hommes24 ».
8Si Louis XIV exhorte son fils à être ce monarque idéal et qu’il insiste sur la nécessité impérative pour celui-ci de se corriger, c’est qu’il sait que seule une supériorité morale peut justifier l’élévation sociale du prince aux yeux de ses sujets. Comme il le rappelle au Dauphin dans un passage supprimé des Mémoires :
« Souvenez vous pourtant mon fils que de touttes les preeminences celles que vous devez le plus rechercher, et celles qui vous feront distinguer le plus avantageusement, ce seront celles qui viendront de vos qualitez propres et personnelles. L’elevation du Rang n’est jamais plus sollide ny plus assurée que quand elle est soutenue par la singularité du merite25… »
9Aussi les traités d’institution du prince se font-ils en général un devoir de tracer le chemin à suivre au futur roi auquel ils s’adressent, en mettant l’accent soit sur la modestie, soit sur la modération, soit, enfin, sur la tempérance, dans l’espoir qu’un processus pédagogique pourra rendre le souverain homogène à sa propre image. Car ce n’est que par l’art et par l’exercice que l’homme et la fonction pourront coïncider, et que le roi deviendra vraiment roi. Alors seulement il aura véritablement son miroir en Dieu, dont il reproduira les vertus harmoniques de mesure et d’équilibre26.
10Ce modèle de perfectibilité politique ne laisse toutefois pas d’être ambigu. En effet, l’idée qui se dégage des institutions du prince et autres ouvrages dédiés à Louis XIV lui-même est plutôt celle d’un roi non pas devenu roi, mais bien né roi, au sens de déjà conforme depuis la naissance à sa propre image, et parfait en lui-même. Ainsi, Le Roy mineur de François de Bretaigne rappelle le jeune âge du roi à son accession au trône, de même que ses qualités innées :
« Il ne pouvoit pas estre instruit avant qu’il fût Roy, parce qu’il est presque né sur le Trône ; mais il est né avec les qualitez d’un Roy, du moins avec les dispositions propres pour les acquerir27. »
11Dans l’épître de son Art de régner, le père Le Moyne fait quant à lui part de sa surprise à
« voir en [lui] un Art consommé, sans apprentissage & sans essay [;] une perfection, sans commencement & sans ébauche […] [;] une maturité en la saison du Printemps : une lumiere de Midy dés le matin [;] mais une maturité sans culture qui l’eust precedée : mais une lumiere qui partoit de source ; qui n’avoit rien de presté ; qui estoit toute [sienne] & de [son] fonds28 ».
12Et pourtant Louis XIV ne cesse de revenir au fil des Mémoires sur le besoin d’une formation pour ainsi dire permanente du roi, sur la nécessité toujours présente pour le souverain de se défier continuellement de soi-même et de vaincre au quotidien les passions, ressentiments et autres faiblesses du particulier qu’il n’a pas cessé d’être en assumant le pouvoir. Comme si cette maîtrise de soi n’était en définitive jamais assurée et ce « point de tranquillité29 » propice au bon gouvernement jamais atteint. Les mots de « résister à30 », « faire violence à31 », « forcer32 », ou encore « vaincre33 », qui émaillent le discours, donnent alors la mesure de cette discipline de soi, à coloration néo-stoïcienne34, où tout est affaire de contrôle, de « règle35 », de « retenue36 », de modération enfin37. Car il n’est passion, émotion, geste, parole même qui n’échappe à cette mainmise de la raison sur le caractère et le comportement, qui permet au monarque de « travailler à sa propre perfection38 », dans l’espoir de coïncider avec sa fonction dans son acception la plus haute et de réaliser cette image du monarque parfait véhiculée par les institutions du prince. Et cette coïncidence ne peut bien entendu s’accomplir pour le roi que dans le sacrifice de l’homme à la fonction, du particulier au roi39, du « je » au bien général et aux intérêts du public, somme de tous ces particuliers, dont il se distingue par ce sacrifice même qui l’élève au-dessus d’eux40.
13Alors seulement le roi sera véritablement « à [l’]image et [à la] ressemblance41 » de Dieu. En effet, si comme tous les hommes le roi est une image, une copie de Dieu, une créature faite par Lui à Sa ressemblance, mais déchue depuis dans la hiérarchie des êtres, il est aussi à l’image de Dieu au sens où il peut revenir à cette ressemblance initiale et reproduire dans sa sphère la perfection de Dieu42. C’est bien ainsi que l’entend Jacques Ier, qui exhorte le prince de Galles, son fils, à
« And so ye shall in princely vertues shine
Resembling right your mighty King divine43. »
14Et que sont ces vertus princières, sinon celles sur lesquelles revient Louis XIV dans ses Mémoires, à savoir justice, clémence, prudence, mais aussi et surtout ce souci de contrôle de la vie affective et émotionnelle et de gouvernement par la raison, qu’Érasme exige de son prince chrétien, appelé à imiter Dieu44 ? Ou encore cette « force d’esprit », ce « caractere », qui, selon Callières, « le rend l’image de la Divinité45 » ?
15Il est évident que ni l’homme ni même le roi ne peuvent espérer parvenir à une ressemblance parfaite avec Dieu, à une adéquation sans reste avec son image. Ce n’est qu’en Saint Louis qu’il pouvait n’y avoir nulle contradiction entre le roi réel et l’image offerte par les miroirs du prince. De l’aveu même de Louis XIV,
« en ces sortes de chose il n’est pas au pouvoir des rois, parce qu’ils sont hommes, et qu’ils ont affaire à des hommes, d’atteindre toute la perfection qu’ils se proposent, trop éloignée de notre faiblesse46 »…
16Aussi, puisque le prince ne peut vaincre totalement ces émotions irraisonnées, ces vulgaires passions auxquelles l’assujettit la faiblesse de sa nature, se doit-il, du moins, de les cacher et plus encore d’empêcher qu’elles ne nuisent à ses devoirs de souverain. Et cela en les maintenant dans la sphère d’un for privé dont il ne s’agit plus de nier l’existence, mais de l’assumer ouvertement en lui imposant des limites :
« Mais la seconde considération, qui est la plus délicate et la plus difficile à pratiquer, c’est qu’en abandonnant notre cœur, nous demeurions les maîtres de notre esprit ; que nous séparions les tendresses d’amant d’avec les résolutions du souverain ; et que la beauté qui fait nos plaisirs n’ait jamais la liberté de nous parler de nos affaires, ni des gens qui nous y servent47. »
17L’image du « prince sacrifié » évoquée par la scène classique48 admet dans la conduite du monarque de chair bien des accommodements.
18Le roi ne serait donc jamais vraiment roi, au sens où la parfaite ressemblance avec Dieu lui échapperait toujours. Reste alors une tension perpétuelle vers le modèle, une possibilité jamais pleinement réalisée. Et Louis XIV d’ajouter :
« Mais […] cette impossibilité est une mauvaise raison de ne pas faire ce que l’on peut, et cet éloignement de ne pas avancer toujours49. »
19Être roi, au sens de mériter de l’être, serait alors moins un état achevé qu’un état en perpétuel devenir, un rôle qui à la fois révélerait au roi qui il est et lui rappellerait qui il doit être, tout en l’appelant à perdurer dans cet être, et même à le rehausser d’exemplarité.
Devenir roi
20Mais être roi, c’est aussi et surtout, pour Louis XIV, vouloir montrer qu’il est roi dans un faire de tous les instants. N’est-ce pas d’ailleurs dans la prise de conscience de sa faculté d’agir, de son pouvoir de commander, plus encore que dans la reconnaissance en lui de qualités innées, qu’il sentit, au lendemain de la mort de Mazarin et une fois prise la résolution de travailler lui-même aux affaires de l’État, qu’il était roi, ou plutôt qu’il le devint véritablement ?
« Je me sentis comme élever l’esprit et le courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n’y connaissais pas, et je me reprochai avec joie de l’avoir trop longtemps ignoré. […] Il me sembla seulement alors que j’étais roi, et né pour l’être50. »
21Comme le montre le récit souvent détaillé des événements dans les Mémoires, c’est cette faculté d’agir, et d’agir personnellement, de sa propre initiative, si marquante dès 1661, qui constitue en fait la véritable assise de son pouvoir. D’où, au fil des pages, l’usage répété du pronom sujet « je », la fréquence de verbes de décision et d’action du genre « j’ordonnai », « je mandai », « je dépêchai », « je fis commander », « je fis faire », qui imposent la figure d’un roi d’action et en pleine action, décisionnaire et partout présent. À cette visibilité accrue du monarque dans le champ de l’histoire répond alors l’assertion de l’auteur royal dans son texte. Louis XIV décide, commande, agit, et se représente, ou du moins est représenté, décidant, commandant, agissant. Aussi est-il, en définitive, moins question de dépassement de soi dans la fonction, de renoncement du particulier au bénéfice du public, que d’une affirmation de soi et de ses possibilités dans un exercice du pouvoir qui révèle le roi à lui-même.
22Comme on l’a déjà constaté51, toutes ces initiatives, innovations et actions royales que le récit met sous les yeux du lecteur tendent en fait à reléguer au second plan le rôle de Dieu, pour mettre en avant l’intervention volontariste du monarque. Comme si Dieu s’effaçait pour laisser le roi accomplir de lui-même des actes dont Il ne lui aurait donné que la faculté de pouvoir les accomplir. Ainsi, tout en rendant hommage à cette « puissance supérieure » à la sienne, Louis XIV n’en affirme pas moins :
« Elle peut nous assurer dans les périls, nous fortifier dans les travaux, nous éclairer dans les doutes, mais elle ne fait guère nos affaires sans nous, et quand elle veut rendre un roi heureux, puissant, autorisé, respecté, son chemin le plus ordinaire est de le rendre sage, clairvoyant, équitable, vigilant et laborieux52. »
23Son règne apparaît dès lors moins comme la réalisation d’un quelconque plan divin que comme l’accomplissement d’un dessein personnel, qui le pousse à toujours se surpasser dans un désir constant non pas tant d’imitation que d’émulation de Dieu53. L’aspiration à la vita perfectior qui avait constitué au Moyen Âge la réponse mystique au besoin de transcendance du pouvoir54 n’est plus ici qu’un assujettissement à la gloire et à la renommée55. Louis XIV avoue en effet :
« Encore que […] les rois soient hommes, je ne crains pas de vous dire qu’ils le sont un peu moins quand ils sont véritablement rois, parce qu’une passion maîtresse et dominante, qui est de leur intérêt, de leur grandeur et de leur gloire, étouffe toutes les autres en eux56. »
24À l’image du prince chrétien se substitue ainsi une autre image, celle d’un monarque avide de gloire et désireux de « se voir également accompli en soy-mesme, & en l’opinion d’autruy57 ». Image héroïque, née de « la noble ambition de [se] signaler58 », mais qui ne peut se réaliser qu’au prix, à nouveau, d’un sacrifice du particulier, du moi des émotions et inclinations, car il n’est prince, même corrompu par les vices du temps, que « le désir de la gloire qui les anime […] fait passer en beaucoup de choses par-dessus le penchant de leur intérêt59 ».
25Or ici aussi il ne saurait jamais y avoir parfaite ressemblance, parfaite adéquation entre le reflet et l’objet reflété, le roi se trouvant toujours, quoi qu’il fasse, en deçà de sa propre image. N’est-il pas d’ailleurs dans la nature même de la gloire de pousser à une continuelle surenchère des fins ? Comme le reconnaît Louis XIV, « la gloire […] n’est pas une maîtresse qu’on puisse jamais négliger, ni être digne de ses premières faveurs, si l’on n’en souhaite incessamment de nouvelles60 ».
26Le prince est donc appelé non seulement à se dépasser, mais encore à se surpasser continuellement. Et comment l’oublier, s’il a constamment sous les yeux, comme Louis XIV lui-même, une devise choisie précisément parce qu’elle « devait représenter en quelque sorte les devoirs d’un prince, et m’exciter éternellement moi-même à les remplir61 » ?
27Quand bien même le souverain parviendrait à coïncider avec cette image insaisissable de plénitude, il reste qu’une telle perfection risquerait de noyer l’individu sous la fonction ou la réputation, le « je » sous le monarque parfait ou le grand roi. Aussi, pour ne pas être oublié dans son individualité propre, le roi doit en quelque sorte rester inscrit dans la réalité de son incomplétude et de son imperfection62. Louis XIV constate ainsi que c’est lorsque l’État est frappé de ces maux inévitables sous un prince humain et faillible, que, par son action subite et véritablement extraordinaire, le roi est le plus manifeste, le plus visible aux yeux de ses sujets. Car c’est le besoin soudain accru des sujets pour leur monarque qui le leur rend visible par l’utilité même qu’il revêt alors pour eux. Le passage entier mérite d’être cité :
« À peine remarquons-nous l’ordre admirable du monde, et le cours si réglé et si utile du soleil, jusqu’à ce que quelque dérèglement des saisons, ou quelque désordre apparent dans la machine, nous y fasse faire un peu plus de réflexions. Tant que tout prospère dans un État, on peut oublier les biens infinis que produit la royauté, et envier seulement ceux qu’elle possède : l’homme naturellement ambitieux et orgueilleux ne trouve jamais en lui-même pourquoi un autre lui doit commander, jusqu’à ce que son besoin propre le lui fasse sentir. Mais ce besoin même, aussitôt qu’il a un remède constant et réglé, la coutume le lui rend insensible. Ce sont les accidents extraordinaires qui lui font considérer ce qu’il en retire ordinairement d’utilité63… »
28Peut-être est-ce alors que le roi est vraiment roi, non seulement dans le besoin que son peuple a de lui, mais plus encore dans la conscience même de ce besoin, ravivée par les malheurs publics.
29Ce que les Mémoires pour l’instruction du Dauphin montrent donc, c’est que le désir d’absolu qui motive le monarque ne saurait être jamais pleinement satisfait. Dans la réalité des faits, du moins. Condamné à rester toujours en deçà de l’image du monarque parfait que lui tendent institutions et autres miroirs du prince, impuissant à se confondre avec ce roi de gloire que la renommée fait miroiter à ses yeux, Louis XIV ne peut donc jamais devenir vraiment roi. Ou plutôt, il n’en finit pas de le devenir. Au portrait du roi, figé dans la stasis d’un désir d’absolu enfin réalisé que décrit Félibien en 1663, imitation parfaite de « ce que nous voyons de si parfait & de si accomply64 », s’oppose, dans les Mémoires, l’image mouvante d’un monarque en quête de lui-même.
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Notes de bas de page
1 Pellisson-Fontanier 1991, p. 102.
2 Callières 1688, p. 6.
3 En effet, comme le répètent à l’envi specula, institutions du prince et autres traités de bon gouvernement, être roi suppose non seulement l’apprentissage d’un métier, mais aussi une éducation morale du moi, qui vise à former l’homme avant de former le roi. Senault précise ainsi : « Il faut neantmoins qu’il essaye à se former luy-mesme avant que de former ses Sujets ; qu’il apprenne la Morale avant que d’apprendre la Politique, & qu’il se fasse homme de bien avant que de se faire grand Monarque » (1664, p. 163-164).
4 Je ne reviendrai pas sur la question de l’attribution des Mémoires à Louis XIV, déjà traitée par Sonnino (1964, p. 303-339) et qui continue, du reste, à poser problème. Qu’il suffise de dire ici que les Mémoires sont un texte et même un ensemble de textes à plusieurs mains, en partie dictés à Périgny ou à Pellisson par le roi, et parfois corrigés par lui, en partie même écrits de sa main.
5 Ou du moins pour la persona de Louis XIV, construite par le texte. C’est en ce sens que je parlerai du « je » royal dans cette étude.
6 Louis XIV 1992, p. 51.
7 « Dieu ne donne pas aux rois le style des dieux en vain,/Car assis sur son Trône, c’est son Sceptre qu’ils tiennent », Jacques Ier 1616, n. p., traduit par Marin 1993, p. 160.
8 Marin 1993, p. 161.
9 Bossuet 1862, p. 623.
10 Ces analogies renvoient toutes à la même source paulinienne (Romains 13,1-6), et plus précisément au verset « Non est enim potestas nisi a deo ».
11 « Tous les Roys, & tous les Princes souverains, sont les ministres de Dieu » (Bellarmin 1625, p. 12).
12 Ibid., p. 21.
13 « Les souverains que le Ciel a faits dépositaires de la fortune publique… » (Louis XIV 1992, p. 179).
14 Ibid., p. 155.
15 Louis XIV 2001, p. 286.
16 Louis XIV 1992, p. 75.
17 « Les armées, les conseils, toute l’industrie humaine seraient de faibles moyens pour nous maintenir sur le trône, si chacun […] ne révérait pas une puissance supérieure, dont la nôtre est une partie » (Louis XIV 1992, p. 82-83). Sur les idées politiques de Louis XIV, voir Thireau 1973.
18 Bellarmin 1625, p. 12.
19 Comme l’écrit Goubert dans sa présentation des Mémoires (Louis XIV 1992, p. 26).
20 « La raison […] conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles au-dessus de la raison, et qui semblent venir du Ciel… » (Louis XIV 1992, p. 62). Ou encore : « [Le Ciel] semblait lui-même me promettre visiblement ce secours, disposant toute chose au même dessein qu’il m’inspirait » (ibid., p. 48).
21 Fortin de La Hoguette 1660, p. 453.
22 « S’il est donc ainsi que vous soyez Prince ; considerez qu’estant par dessus les Hommes, vous ne laissez pas toutesfois d’estre veritablement Homme » (Baudoin 1650, p. 241).
23 Fortin de La Hoguette 1660, p. 452.
24 Louis XIV 1992, p. 240.
25 Paris, Bibliothèque nationale de France, Ms. Fr. 6732, f° 357. Cité dans McClure 2006, p. 99.
26 Sur ce concept de perfectibilité, voir Ferrari 1987, p. 337-370.
27 Bretaigne 1650, p. 49-50.
28 Le Moyne 1665, n. p.
29 Louis XIV 1992, p. 105.
30 « J’ai très souvent résisté à mon inclination… » (ibid., p. 138).
31 « Elles consistent toutes à agir par raison […], même en faisant violence à nos propres inclinations » (ibid., p. 128) ; « je devais faire violence à mes sentiments… » (ibid., p. 151).
32 « On doit forcer son inclination… » (Louis XIV 2001, p. 279).
33 « J’ai su me vaincre moi-même… » (Louis XIV 1992, p. 147) ; « … je crus me devoir vaincre d’une autre sorte… » (ibid.) ; « à qui peut se vaincre soi-même… » (ibid., p. 154).
34 Voir Perez 2004, p. 25-50.
35 « Si nous ne réglons aussi nos propres mœurs… » (Louis XIV 1992, p. 239).
36 « Il fallait que ma raison fît beaucoup d’effort sur mes ressentiments, pour agir avec tant de retenue » (ibid., p. 88).
37 « En ces accidents qui nous piquent vivement et jusqu’au fond du cœur, il faut garder un milieu entre la sagesse timide et le ressentiment emporté… » (ibid., p. 105).
38 Senault 1664, p. 455.
39 « Quand il s’agira […] du Roi […] et non pas du particulier, prenez hardiment l’élévation de cœur et d’esprit dont vous serez capable… » (Louis XIV 1992, p. 107).
40 « Un prince doit sacrifier au bien de son empire tous ses mouvements particuliers… » (ibid., p. 157) ; « nous sommes obligés de nous sacrifier au bien général… » (ibid., p. 163).
41 Genèse 1,26.
42 Depuis Irénée de Lyon (Contre les hérésies, V, 6), les théologiens distinguent ainsi une image achevée, considérée sous l’angle de la causalité (imago), et une image dynamique, considérée sous l’angle de la finalité (ad imaginem). Voir à ce sujet Merlin 1994, p. 62-63.
43 « Et ainsi toi, de Princières vertus, tu brilleras/Par ta juste ressemblance avec ton tout-puissant Roi Divin », Jacques Ier 1616, n. p., traduit par Marin 1993, p. 160.
44 Et notamment dans son Institutio principis christiani, publié à Bâle en 1516 : « Deus cum nullis tangatur affectibus, tamen optime mundum administrat iudicio. Ad huius exemplum princeps in omnibus quæ gerit, exclusis animi motibus, rationem & animi iudicium debet adhibere. Deo nihil sublimius, ita principem oportet ab humilibus uulgi curis, ac sordidis affectibus quam longissime se motum esse. » (« Bien que Dieu ne soit touché par aucune émotion, il n’en gouverne pas moins le monde avec le plus grand jugement. Suivant son exemple en toutes ses actions, le prince doit ignorer toute réaction affective et exercer seulement sa raison et son jugement. Rien n’est plus haut que Dieu et de la même manière il faut que le prince se tienne le plus éloigné possible des basses préoccupations et viles passions du vulgaire. ») (Érasme 1516, f° 23 r°).
45 Callières 1688, p. 103.
46 Louis XIV 1992, p. 48.
47 Ibid., p. 240.
48 Voir le chapitre que Jean-Marie Apostolidès (1985, p. 54-89) consacre à cette image dans un ouvrage portant ce titre.
49 Louis XIV 1992, p. 48.
50 Ibid., p. 51.
51 McClure 2006, p. 68-112.
52 Louis XIV 1992, p. 132.
53 McClure 2006, p. 81.
54 Voir à ce sujet Senellart 1995, p. 145-54.
55 « Les rois, qui sont nés pour posséder tout et commander à tout, ne doivent jamais être honteux de s’assujettir à la renommée… » (Louis XIV 1992, p. 213). Baudoin 1650, p. 340 écrit d’ailleurs : « bien que la Vertu soit tousjours à desirer d’elle-mesme ; si est-ce que la consideration de la Gloire, & de la Renommée, est un merveilleux acheminement à se l’acquerir ».
56 Louis XIV 1992, p. 66.
57 Scudéry 1682, p. 199-200.
58 Louis XIV 1992, p. 251.
59 Ibid., p. 201.
60 Ibid., p. 59. On lit plus loin : « ce bien, […] ce n’est pas assez de l’avoir acquis si l’on ne veille continuellement à sa conservation… » (ibid., p. 214).
61 Ibid., p. 137.
62 McClure 2006, p. 85-86.
63 Louis XIV 1992, p. 115.
64 Félibien 1663, p. 8-9. Voir à ce sujet les belles pages de Marin 1981, p. 251-260.
Auteur
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Marie-Claude Canova-Green
Professeur de littérature française au Goldsmiths College, University of London
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