Introduction. Louis XIV : l’image et le mythe
p. 7-18
Texte intégral
« En public, il est plein de gravité et très différent de ce qu’il est en son particulier. Me trouvant dans sa chambre avec d’autres courtisans, j’ai remarqué plusieurs fois que, si la porte vient par hasard à être ouverte, ou s’il sort, il compose aussitôt son attitude et prend une autre expression de figure, comme s’il devait paraître sur un théâtre ; en somme il sait bien faire le roi en tout1. »
1Que n’a-t-on pas encore dit ou écrit sur Louis XIV et son règne ? Le personnage, à l’instar de son siècle, passionne les historiens, les historiens d’art, les historiens du droit, les juristes, les littéraires, les philosophes, etc. – en un mot, l’ensemble des scientifiques tout comme les amateurs éclairés et le grand public. Le « Grand Roi » est loin de laisser indifférent et suscite bien des débats ; il a ses hagiographes comme ses plus fervents détracteurs. Malgré ces nombreuses études2, la personnalité même du souverain est loin d’être totalement connue. Comme l’exprime la citation de Primi Visconti mise en exergue de cette introduction, le roi savait composer en toutes circonstances et peut donc paraître insaisissable.
2Dans le cadre de cette étude, il s’agit essentiellement d’analyser l’image de Louis XIV – celle qu’il renvoyait à ses contemporains, aux étrangers, mais également celle qu’il pouvait se faire de lui-même –, en nous intéressant plus particulièrement à la dialectique de l’homme public et de l’homme privé. Cet ouvrage a donc pour objectif premier de dépasser cette image publique (parfois « fabriquée », selon les termes de Peter Burke3) renvoyée par Louis XIV comme roi de France, et de saisir l’homme privé. En effet, grand personnage d’État à la forte personnalité, le roi ne manquait pas d’user de tous les moyens de propagande à sa disposition pour construire une image positive qui confinait parfois au mythe4.
3Ce dernier peut s’entendre à plusieurs niveaux : la mise en place d’un mythe dès l’époque contemporaine de Louis XIV – laquelle requérait des références particulières –, et la fabrication (plus classique) d’un mythe a posteriori, après la mort du roi. Le premier cas peut notamment s’illustrer par le programme iconographique développé entre 1660 et 1680 par André Le Nôtre dans les jardins5, puis par Charles Le Brun dans les grands appartements royaux à Versailles6. La thématique retenue (appartements des Planètes et références constantes à l’Antiquité) devait, par l’analogie de Louis XIV aux empereurs romains, permettre la glorification du souverain. Cette référence mythologique, loin d’être nouvelle ni la seule, connut un arrêt à l’achèvement du décor intérieur de l’enveloppe de Le Vau à la fin des années 1670, dans la mesure où le monarque considérait avoir alors surpassé l’Empire romain (la Ville de Paris lui avait décerné le titre de « Louis le Grand » en 1679). Pour mettre en avant son propre règne et son royaume, il privilégia ses exploits personnels (que l’on peut admirer dans la voûte de la Grande Galerie), mais aussi l’allégorie politique7. Les mythes développés par le roi (d’Hercule, d’Apollon, etc.8) étaient relativement éculés, et c’est en cela qu’il voulut les supplanter par sa propre image, qui devait dépasser le(s) mythe(s) : après les différents âges d’or venait désormais ce que Voltaire, au règne suivant, appela « le siècle de Louis XIV ».
4Ce sont donc l’image mais également ce mythe (contemporain et posthume) – qui parfois s’est retourné contre son créateur – qu’il faut envisager ici à travers plusieurs thématiques spécifiques, complémentaires et qui, de temps en temps, s’enchevêtrent les unes avec les autres.
5Il convient dans une première partie de revenir sur la formation du souverain9, sur la mise en place de son métier de roi et de la fabrication de son image. Enfant déjà, le monarque n’en oubliait pas sa position. On en a pour preuve une anecdote rapportée par son premier valet de chambre Pierre de La Porte en 1645 :
« Un jour à Ruel [Rueil] ayant remarqué qu’en tous ses jeux il [le jeune Louis XIV] faisoit le personnage de valet, je me mis dans son fauteuil, et me couvris ; ce qu’il trouva si mauvais qu’il alla s’en plaindre à la Reine, ce que je souhaitois. Aussitôt elle me fit appeler, et me demanda en souriant pourquoi je m’asseyois dans la chambre du Roi, et me couvrois en sa présence. Je lui dis que puisque le Roi faisoit mon métier, il étoit raisonnable que je fisse le sien, et que je ne perdrois rien au change ; qu’il faisoit toujours le valet dans ses divertissemens, et que c’étoit un mauvais préjugé10. »
6Cette liberté qu’avait prise La Porte de se couvrir et surtout de s’installer dans le propre fauteuil du roi, sans avoir de fermes reproches d’Anne d’Autriche, avait fait son effet. L’« enfant-roi », comme le surnommait le domestique dans ses Mémoires, fut-il donc réellement piqué au vif, comme semble le suggérer ici le valet ? Si tel fut le cas, comme nous le pensons, Louis XIV avait alors déjà pleinement conscience, ce dont nous ne doutions pas, de sa position à l’âge de sept ans ; et à cette occasion ses jeux étaient purement des amusements d’enfant. Tous les portraits laissés par les mémorialistes du temps, par conviction ou par flagornerie, s’accordent aussi à dire qu’il se distinguait naturellement11. Il fallait donc cultiver cette image de jeune souverain dynamique. On peut expliquer dans ce contexte ses importants déplacements à la fin des années 1650. La formation devait s’affirmer par une meilleure connaissance de ses sujets, et c’est à cela que s’est attaché le jeune monarque lorsqu’il décida de sillonner le royaume au cours de l’année qui précéda son mariage avec l’infante d’Espagne. Rappelant le « tour de France royal » qu’avait imposé Catherine de Médicis à son fils Charles IX, le voyage du roi dans le sud de la France en 1659-1660, évoqué par Guillaume Decalf, souligne la joie que les habitants eurent à voir leur maître. Cette monstration permettait d’affirmer le pouvoir royal aux yeux de tous, ce qui n’était pas une évidence après les difficultés naturelles et inévitables liées à une régence. Ce voyage n’était pas inutile, et n’était qu’une étape. En effet, pour l’année 1661 de ses Mémoires, Louis XIV, à travers la plume de ses rédacteurs, écrivait : « Il me sembla seulement alors que j’étais roi, et né pour l’être12. » Nous sommes au moment où il décidait, après la mort de Mazarin le 9 mars, de se passer de principal ministre. Cette décision, surprenante pour son entourage, lui permit semble-t-il de prendre pleinement conscience de sa position, même si celle-ci, conformément au droit monarchique français, était clairement établie depuis la mort de son père Louis XIII le 14 mai 1643, selon la tradition « la mort saisit le vif ».
7Si l’atavisme (le roi est un héritier et même l’héritier d’une longue lignée) joue nécessairement chez chacun un grand rôle dans la formation de son goût, de sa personnalité, etc., il n’exclut pas de se constituer un caractère et un jugement personnels. C’est ce que suggère l’étude de Marie-Claude Canova-Green, faite au prisme des Mémoires de Louis XIV et au titre évocateur : « On ne naît pas roi, on le devient. » Ainsi, malgré l’héritage des siècles et la formation que l’on peut recevoir, seul le pragmatisme façonne le caractère et le parcours individuels. À travers ses Mémoires, Louis XIV entendait donner un véritable traité du bon souverain, une sorte de « miroir des princes » et du savoir gouverner. Cette écriture, au-delà de préoccupations politiques certaines, s’inscrivait précisément alors qu’il devenait père. La longévité de son règne et son importante descendance, comme le rappelle Matthieu Lahaye, eurent pour conséquence que la personnalité royale évolua grandement – même s’il était très peu expansif dans ses sentiments – entre le jeune père qu’il fut dans les années 1660 et le grand-père que connut le duc de Bourgogne, ou même l’arrière-grand-père de Louis XV. Comme le montre bien Stéphane Guerre, le poids des années se faisant sentir, la carapace royale pouvait toutefois se fissurer, et l’observation quotidienne qu’en fit le ministre Torcy et qu’il laisse transparaître dans ses Journal et Mémoires présente un souverain plus humain et parfois gagné par la tristesse.
8Pareillement, par ses actions – notamment le fait de se montrer à son peuple –, il s’inscrivait dans une tradition dynastique. Ainsi, il n’oubliait pas qu’il était le dépositaire d’une Couronne vieille de plusieurs centaines d’années, laquelle devait parfois, pour justifier son existence et renforcer son image, rappeler ses origines glorieuses. Au temps de Louis XIV, la référence à Saint Louis que met en avant Christine Gouzi s’inscrit dans une tradition séculaire. Les commandes royales de peintures faisant référence à Louis IX s’intensifièrent cependant à la fin des années 1670 et au cours des années 1680 – dans un temps où le culte fut institutionnalisé avec le panégyrique de Saint Louis lu à la chapelle du Louvre tous les 25 août à partir de 1677 – pour marquer une identification ancestrale, tant spirituelle que politique.
9Autre thématique, développée dans notre deuxième partie, bien que la réponse à apporter soit difficile, qui consisterait à s’interroger sur le goût personnel du souverain13, semble un préalable indispensable à la bonne compréhension de la personnalité royale, mais pas seulement. Si le goût du monarque a nécessairement eu une influence sur son comportement, il convient également d’en mesurer l’évolution et sa mise en scène : le règne louis-quatorzien a été suffisamment long pour déceler des dissonances entre sa jeunesse14 et son crépuscule. De même, il existe un contraste entre l’homme public et l’homme privé, ce qui suppose de discerner ce qui relève des choix personnels de Louis XIV de ses choix de roi. En effet, à l’instar des titres de gloire acquis sur les champs de bataille, le goût peut aussi se révéler un indice dans la mythification du souverain.
10Philippe Beaussant a distingué « plusieurs manières, pour un prince, d’aimer les arts, d’en prendre soin, de les favoriser, d’aider à leur développement et leur épanouissement ». Le premier degré serait celui d’un souverain amateur d’art « par goût, pour son propre plaisir », tandis que le deuxième serait celui d’un prince voulant « établir, entre son plaisir et son pouvoir, entre son règne et son amour du beau, entre son divertissement et sa couronne, quelque chose comme une passerelle ». Mais, pour l’auteur, le cas de Louis XIV va bien au-delà : « Ce pont jeté entre son plaisir et sa couronne, il peut souhaiter que ce soit une avancée vers un autre édifice, plus monumental et plus grandiose encore, édifié à la gloire de son règne. Son mouvement vers les arts se retournerait alors vers lui-même. » Ainsi, tous les arts participeraient à la gloire du roi et, par ricochet, à la gloire de la France15. On a évidemment en tête non seulement le tableau de Jean Garnier figurant l’Allégorie de Louis XIV, protecteur des arts et des sciences16, mais aussi les dernières paroles supposées que Saint-Simon prête au monarque, peu de temps avant de mourir, à l’adresse du futur Louis XV : « Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j’ai eu pour la guerre17. » Bien qu’il ne fût pas présent lors de la mort du roi, le mémorialiste est le seul à évoquer le cas symptomatique des « Bâtiments », surintendance qui englobait presque l’ensemble des arts. Avec ces exemples précis, on se situe dans la mouvance de l’historiographie d’un monarque glorieux, où tout concourait à la mise en place d’un mythe.
11S’il est né pour être roi, Louis XIV n’en était pas moins homme et, en cette circonstance, il disposait indéniablement de goûts propres, parfois influencés par ses maîtresses en général ou par Mme de Montespan en particulier (Frédérique Lanoë). Ses importantes et somptueuses collections sont connues18 et ne reflètent pas nécessairement une inclination personnelle pour tel ou tel objet, le monarque s’inscrivant dans une logique de concurrence et de compétition que se livraient les souverains européens sur le marché de l’art. Comme prince le plus puissant, Louis XIV, à l’instar de ses pairs, devait donc posséder des œuvres de tel ou tel artiste afin de constituer la collection parfaite et idéale. Si l’implication de Louis XIV dans son chantier versaillais est connue (à Colbert qui l’interrogeait pour savoir jusqu’où il devait aller dans la précision de ces rapports, il répondait : « le détail de tout19 »), la contribution de Matthieu Lett revient en revanche sur l’épineuse question de savoir si l’amoncellement de tableaux dans le Petit Appartement répondait à un réel goût nouveau du roi pour la peinture au tournant du XVIIe siècle ou s’il se limitait à une explication d’ordre économique. Héritier des collections de ses prédécesseurs, le « Grand Roi » les augmenta toutefois sensiblement grâce à ses deux surintendants des Bâtiments, Colbert puis Louvois. À côté des grands maîtres reconnus, il faut bien admettre que la présence de tableaux représentant les résidences royales, des scènes de sièges, de chasse ou même le portrait de ses chiens, reflétait un goût plus personnel.
12L’aménagement de ses chambres, lieu intime par excellence, est également un bon marqueur du goût personnel du roi. Dans l’étude qu’il propose, Nicolas Courtin envisage cet espace non seulement de façon diachronique, mais aussi au sein de plusieurs résidences royales, en s’intéressant plus particulièrement aux chambres que le prince a transformées (Fontainebleau et Saint-Germain) et à celles qu’il a créées (essentiellement Versailles, Saint-Germain, Trianon et Marly). Dans un premier temps, la plupart des chambres de parade ne semblaient pas répondre à un goût personnel, mais plutôt à un héritage lié à l’étiquette et à la vie privée, souvent teinté d’archaïsme… Les transformations progressives démentirent cette idée, et l’exemple de sa dernière chambre à Versailles20 prouve bien que Louis XIV s’intéressa de près à son aménagement et à son décor. Ainsi l’exemple de la tapisserie, développé par Arnauld Brejon de Lavergnée et Jean Vittet, démontre une sensibilité indéniable du souverain pour cet art.
13En troisième partie, on s’apercevra que cette existence construite, fabriquée et raffinée que mit en avant Louis XIV ne manqua pas d’amener des commentaires de la part de ses contemporains21, avec plus ou moins de recul. Le portrait reste mesuré et élogieux avec la Gazette, organe officiel du pouvoir (Christophe Levantal). Le regard apporté par les étrangers apparaît comme le plus utile, dans la mesure où il est sans doute marqué de plus de partialité. L’étude transversale menée par Jean-François Dubost montre combien le roi était soucieux de son image et de sa diffusion. Elle montre aussi la propagande à travers divers supports, propagande à laquelle étaient plus ou moins perméables les observateurs extérieurs. Philibert de La Mare, dont Arnaud de Vallouit exhume les Mémoires inédits, semble plus mesuré dans son propos. S’il dresse un portrait élogieux du souverain, il se fait aussi l’écho de certaines critiques, telles la construction de Versailles ou l’avidité de gloire personnelle de Louis XIV au détriment de l’amour de ses sujets. Les relations des ambassadeurs, notamment les écrits de Spanheim, spécifiquement analysés par Sven Externbrink, fourmillent elles aussi de renseignements sur le comportement royal. Si la Relation de 1690 est connue des historiens français dans sa version publiée22, l’auteur apporte en revanche énormément d’inédits provenant des dépêches et de la correspondance du diplomate conservées au Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kultursbesitz de Berlin. Prises sur le vif, ces notes dressent un portrait assez fidèle du souverain.
14Malgré son effort de propagande, Louis XIV, comme tous les grands « héros » de l’Histoire, n’échappa pas – notre quatrième partie le prouve – à une désacralisation, légitime ou non, orchestrée dès son vivant et reprise jusqu’à nos jours par ses détracteurs. Le cas de la vie amoureuse du souverain reste ambigu. Si Stanis Perez montre qu’elle était parfois décriée comme étant souvent débridée, c’était bien plus pour montrer la virilité royale, laquelle était une affirmation indispensable à son pouvoir : le roi étant le premier de ses sujets, mais aussi le primus inter pares, il devait l’être dans tous les domaines, y compris donc dans sa vie sexuelle. Ainsi, tous les exploits, les conquêtes qu’on lui prêtait pourtant de façon répréhensible étaient là pour renforcer l’image d’un souverain viril et, par conséquent, puissant. S’il était facilement assimilé à Apollon dans la première partie de son règne, c’est à un satyre qu’il fut comparé dans la seconde, lorsque les déboires commencèrent à s’accumuler…
15C’est précisément à cette époque que s’inscrit l’intensification des libelles à l’encontre non plus seulement des actions de Louis XIV (hyperfiscalité notamment) ou de sa politique hégémonique, mais aussi de la personne royale elle-même, dans ce que Pierre Bonnet appelle « la grande satire historico-burlesque ». Celle-ci s’en prenait au double corps du roi : orchestrée par Guillaume d’Orange, la critique visait à la fois le corps charnel, voué à une impuissance progressive (les pamphlets reprennent souvent la vie conjugale mouvementée du monarque23), et le corps spirituel, abandonné à une dévotion catholique « inepte ». La tendance critique s’est véritablement accentuée et affirmée à la mort du roi en 1715. Il est vrai que, selon plusieurs mémorialistes, cette disparition fut un soulagement pour tous. La politique fiscale oppressante et les longues années de guerre avaient eu raison de la gloire passée, et Saint-Simon d’écrire dans un passage célèbre intitulé « Le Roi peu regretté » :
« Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d’autres gens et des chefs de l’affaire de la Constitution. […] Paris, las d’une dépendance qui avait tout assujetti, respira dans l’espoir de quelque liberté, et dans la joie de voir finir l’autorité de tant de gens qui en abusaient. Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie, et les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple ruiné, accablé, désespéré, rendit grâces à Dieu avec un éclat scandaleux d’une délivrance dont ses plus ardents désirs ne doutaient plus. Les étrangers, ravis d’être enfin, après un si long cours d’années, défaits d’un monarque qui leur avait si longuement imposé la loi, et qui leur avait échappé par une espèce de miracle au moment qu’ils comptaient le plus sûrement de l’avoir enfin subjugué, se continrent avec plus de bienséance que les Français24. »
16 Sic transit gloria mundi ! La haine vouée au monarque mort explosa et coïncidait avec l’espoir de l’avènement d’un temps plus prospère pour tout le peuple asservi. Les épitaphes, savamment et méticuleusement réunies par Henri Duranton, marquent cette volonté d’un nouvel âge d’or après tant d’oppression par un tyran honni. Les auteurs, à l’instar de ceux des années 1690 mais sans crainte de répression cette fois, s’attaquaient de façon virulente – quantitativement bien au-delà de la coutume habituelle à la mort d’un souverain – à toutes les actions de Louis XIV : politiques, juridiques et personnelles.
17La contre-image royale avait aussi ses racines dans les origines de Louis XIV. Chantal Grell reprend ainsi les thèses anti-hispaniques qui avaient cours dès le XVIIe siècle et que Lavisse illustra au début du XXe siècle ; car s’il était le petit-fils d’Henri IV, le monarque français l’était aussi de Philippe III d’Espagne25, ennemi de la France. Les tares du roi proviendraient donc de ses origines espagnoles, que mirent largement en avant les historiens du XIXe siècle – qui se focalisaient notamment sur la prétendue paternité de Louis XIII –, ou encore les médecins qui voulaient expliquer la personnalité royale par la science moderne.
18On touche ici, dans notre cinquième et dernière partie, à la frontière de la reconstruction de l’image royale, laquelle resta présente sous diverses formes depuis la fin de l’Ancien Régime, et à la métamorphose du mythe. Au contraire de deux de ses plus fervents opposants contemporains (l’empereur Léopold Ier et le roi d’Angleterre Guillaume III d’Orange-Nassau26), plusieurs souverains se réclamèrent de l’héritage du « Grand Roi » et voulurent l’honorer. On pense à Gustave III en Suède ou encore à Louis II de Bavière à Herrenchiemsee27, mais Louis-Philippe sentit lui aussi le besoin d’honorer son ancêtre, sans doute pour légitimer sa position et s’inscrire dans une lignée séculaire, que cela soit dans le décor de ses différentes résidences (Sylvain Cordier) ou avec son musée dédié « à toutes les gloires de la France », où le choix des portraits (Claire Constans) ou des sculptures (Alexandre Maral) répondait à la conception historique et dynastique du prince orléaniste.
19Assez tôt dans sa création, le cinéma s’est emparé lui aussi de l’image de Louis XIV et a mis en scène le roi, avec plus ou moins de réussite… Tristan Grünberg a choisi de s’intéresser précisément à la figure du double avec le cas spécifique du Masque de fer, présentant l’avantage d’être à la fois un personnage historique et littéraire, ce qui permet toutes les extrapolations utiles à un bon scénario auquel se sont attelés logiquement plusieurs réalisateurs. La trame reste quasi identique pour tous les cinéastes : il s’agit toujours de chasser l’usurpateur (ou un souverain tyrannique) pour y mettre à sa place un monarque loyal, juste et bon, narration qui garde en toile de fond la critique de Louis XIV et de son règne. Ce n’est pas toujours le cas et, comme le souligne Gérard Sabatier à travers quatre exemples, c’est plutôt une image positive que souhaite généralement montrer le cinéma. En effet, s’il est bien présent dans le septième art, le monarque est loin d’être une figure historique récurrente (il laisse le plus souvent sa place à d’autres souverains et favorites) et, « comme la statue du commandeur », sa personnalité complexe semble paralyser les réalisateurs. Ils s’attaquent rarement au côté sombre du règne pour privilégier la figure mythique du roi, offrant donc encore de nombreuses et belles perspectives.
20À l’issue de ce beau panorama autour de Louis XIV : l’image et le mythe, et comme un pied de nez à la science historique, il nous a semblé intéressant, en guise de conclusion ou d’épilogue, de laisser le dernier mot à Nicole Hochner, qui enseigne l’histoire des idées politiques et l’histoire culturelle à l’université hébraïque de Jérusalem. Ne se définissant pas comme une spécialiste de Louis XIV28, elle dresse – avec un regard extérieur – habilement et excellemment un bilan historiographique de la fabrication et de la réinvention permanente de l’image de ce roi par les historiens. Cet essai tempère ainsi les conclusions apportées et montre que l’histoire, en perpétuel renouvellement, reste une science humaine…
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Notes de bas de page
1 Primi Visconti 1988, p. 28.
2 Mentionnons ainsi, parmi les nombreuses biographies et/ou études sur son règne qui lui ont été consacrées avec plus ou moins de réussite dès son vivant et jusqu’à nos jours : Le Gendre 1697 ; Voltaire 1957 ; Anquetil 1789 ; Duclos 1864 ; Lavisse 1989 ; Lacour-gayet 1898 ; Bertrand 1932 ; Mongrédien 1938 ; Carré 1944 ; Erlanger 1965 ; Mitford 1968 ; Gaxotte 1974 ; Mousnier 1974 ; Dinfreville 1977 ; Marin 1981 ; Apostolidès 1981 ; Labatut 1984 ; Bluche 1986 ; Petitfils 1995 ; Saule 1996 ; Beaussant 1999 et 2000 ; Chaline 2005 ; Bély 2005 ; Bercé 2005 ; Milovanovic et Maral 2009 ; Sarmant 2012. Cette dernière biographie s’attache précisément à l’homme en tant que tel et à ses actions et réactions face aux événements. L’historiographie anglo-saxonne est elle aussi importante ; parmi celle-ci, on peut citer Campbell 1993 ; Sturdy 1998 ; Beik 2000 ; Wilkinson 2007, etc. Par ailleurs, Philip Mansel prépare actuellement une biographie sur Louis XIV pour la Grande-Bretagne. Le tricentenaire de la mort de Louis XIV en 2015 ne manquera pas d’amener son lot de nouvelles publications, et cette bibliographie n’en sera qu’exponentielle.
3 Voir Burke 1995.
4 Voir notamment Sabatier 1999 et 2010, et Ziegler 2013.
5 Voir Maral 2012.
6 Voir Milovanovic 2005.
7 Voir Himelfarb 1997, p. 1297-1301.
8 Nous ne développons pas ici le mythe du « Roi-Soleil » (expression née au XIXe siècle) dans la mesure où Louis XIV ne fut pas à l’origine du mythe apollinien. Les pharaons, les Césars, les chrétiens ont toujours pris le soleil pour symbole de puissance. Ce ne fut que Charles V qui, en France, agrémenta le premier sa devise royale d’un soleil, iconographie oubliée et reprise dès la naissance de Louis XIV en 1638, le dimanche (jour du soleil) 5 septembre 1638 après vingt-trois années de mariage stérile entre Louis XIII et Anne d’Autriche. Dès lors, les ballets, le carrousel de 1662 ou encore les jardins et les intérieurs évoquèrent cette symbolique.
9 Sur l’éducation du roi, voir Lacour-Gayet 1898 et Mormiche 2009. Sur le goût du secret, inculqué par le cardinal Mazarin au jeune souverain, on peut aussi se reporter à Bély 2013.
10 La Porte 1827, p. 412.
11 Voir ainsi les descriptions plus ou moins nuancées laissées par les contemporains : Montpensier 1860 [1658], p. 495 : « La taille de ce monarque est autant par-dessus celle des autres que sa naissance aussi bien que sa mine. Il a l’air haut, relevé, hardi, fier et agréable, quelque chose de fort doux et de majestueux dans le visage, les plus beaux cheveux du monde en leur couleur et en la manière dont ils sont frisés. Les jambes belles, le port beau et bien planté ; enfin, à tout prendre, c’est le plus bel homme et le mieux fait de son royaume, et assurément de tous les autres. » [Bourdelot] 1683 : « Le Roy est nostre Maistre à tous, mais quand il ne seroit pas né tel, par son procedé grand & honneste & par ses paroles douces & sensées, il auroit toûjours la mesme authorité sur nous, il est impossible que la Cour ne soit polie avec ce beau modele qu’elle a sans cesse devant les yeux. » Primi Visconti 1988, p. 115 : « Le Roi n’est pas beau, mais il a des traits réguliers, le visage marqué de la petite vérole ; les yeux sont comme voudrez ; majestueux, vifs, espiègles, voluptueux, tendres et grands ; enfin il a de la prestance et comme on dit, un air vraiment royal ; s’il n’était que courtisan, il se distinguerait parmi les autres », etc.
12 Louis XIV 1992, p. 51. C’est nous qui soulignons.
13 À ce propos, il est très utile de se reporter à Duron 2009, et plus particulièrement à la partie sur « Le goût du roi » avec les articles d’Anne-Madeleine Goulet (« Louis XIV et l’esthétique galante : la formation d’un goût délicat ») ou de Christian Biet (« Le roi, les ambrettes, le théâtre et la fiction du goût »).
14 Voir par exemple Saule 1992, p. 137-147.
15 Voir Beaussant 1999, p. 7-11.
16 Daté de 1672, ce tableau est conservé à Versailles sous le numéro d’inventaire MV 2184.
17 Saint-Simon 1983-1988, t. V, p. 461.
18 Voir notamment Collections de Louis XIV…, 1977, et Castelluccio 2002.
19 Colbert 1861-1882, t. V, p. 326, lettre de Colbert à Louis XIV du 4 mai 1672.
20 Voir Meyer 1989, p. 81-104, et Richard 2010.
21 Sur cet aspect, on peut se reporter à Mongrédien 1963, Niderst 1997 ou Sarmant 2011.
22 Voir Spanheim 1973.
23 C’est un aspect qui est souvent repris de façon caricaturale, voir Reboux 2012.
24 Saint-Simon 1983-1988, t. V, p. 617-618.
25 Voir Sabatier et Torrione 2009.
26 Voir notamment Levillain 2010.
27 Voir Ziegler 2010.
28 Elle a cependant codirigé avec Thomas Gaehtgens L’image du roi de François Ier à Louis XIV (Gaehtgens et Hochner 2006).
Auteur
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Mathieu Da Vinha
Directeur scientifique du Centre de recheche du château de Versailles
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