Éducation civique et tradition républicaine
p. 71-82
Texte intégral
1L’éducation civique a constitué un centre d’intérêt essentiel et permanent dans la longue carrière d’inspecteur général de Louis François. Une telle préoccupation questionne nécessairement le rapport à la tradition républicaine de ce résistant, patriote, adepte des méthodes actives et de la coopération internationale. Comment son action s’inscrit-elle dans l’histoire de cette « discipline introuvable », qui n’est jamais parvenue selon François Audigier à trouver une forme stable1 ? Comment furent pensés le rapport avec l’histoire-géographie, et les articulations entre morale et civisme, entre civisme et politique, ou encore – comme on disait à l’époque – entre « connaissance » et « action » ? En quoi peut-on parler d’une approche originale ? Avant d’aborder ces questions à travers une relecture de quelques-uns des articles, où au fil du temps François développe des positions en fait remarquablement constantes2, j’évoquerai brièvement les avatars de son parcours entre 1945 et 1973 au service de la promotion de l’instruction et de l’éducation civique dans les lycées et collèges.
Quelques étapes d’un combat permanent et inachevé
2En 1945 Louis François est nommé inspecteur général par Gustave Monod, directeur de l’enseignement de second degré, sans attribution disciplinaire précise. Il n’est pas spécialement chargé à l’origine d’inspecter les enseignants d’histoire-géographie, mais de superviser un ensemble de réformes de la vie scolaire ayant une portée générale, au moment où démarre l’expérience des « classes nouvelles » : formation des maîtres d’internat, mise en place des conseils intérieurs et de toutes mesures destinées à transformer l’atmosphère « napoléonienne » des lycées en incitant élèves et enseignants à prendre davantage de responsabilités. Il dira avoir trouvé « une éducation civique déjà décidée » avant son arrivée3. En fait il imprime profondément sa marque sur ce moment fondateur – entre 1945 et 1948 – où il s’agissait de promouvoir le civisme tant au sein des classes que des établissements, tant dans la vie scolaire (et même extrascolaire) que dans l’enseignement4. C’est lui qui, avec Monod, rédige la plupart des circulaires dédiées à ce domaine composite, dont celle du 9 octobre 1945 instituant l’élection des responsables de classes et la représentation des élèves dans les conseils intérieurs. En marge de ses activités officielles il invente ou impulse avec des collaborateurs extérieurs de multiples dispositifs5. Il se montre aussi particulièrement attentif à la mise en place d’une toute nouvelle « instruction civique », d’abord en 1945 sous le nom d’« initiation à la vie sociale » à raison d’une heure hebdomadaire dans chaque classe du premier cycle (arrêté du 27 juin 1945). L’horaire sera ramené à une heure par quinzaine en 1948, mais le dispositif est alors étendu aux classes du second cycle, ce qui permet de généraliser un enseignement civique dans tout le second degré (arrêté du 27 mars et circulaire du 10 mai 1948) : une situation qui se maintiendra avec quelques variantes jusqu’à la fin de son mandat d’inspecteur général6. Les programmes du premier cycle visent principalement à familiariser les élèves avec les institutions françaises, par élargissement progressif des centres d’intérêt : la commune en Sixième, le département en Cinquième, les institutions administratives en Quatrième, le régime politique en Troisième. Dans le second cycle la perspective s’élargit et se diversifie avec, en Seconde, « l’effort français au cours des cinquante dernières années » et les structures internationales (de la SDN à l’ONU) ; en Première la conquête des libertés et la vie politique française (y compris l’Union française) ; en Terminale « les principaux mécanismes et rouages économiques et sociaux d’une nation moderne ».
3Mais ces programmes demeurent « indicatifs » et les professeurs doivent être volontaires : de fait le cours est confié à des enseignants issus de disciplines diverses, les littéraires et les philosophes y côtoient les historiens-géographes qui n’y jouissent d’aucun monopole et se montrent même au début très attachés à ce qu’on ne leur impose rien7. La seule injonction véritable que leur adresse François est de se démarquer des méthodes traditionnelles (cours magistral, exposé dogmatique...) et d’utiliser les méthodes actives : l’étude du milieu dans le premier cycle à partir d’enquêtes, de sorties, de visites, complétées dans le second cycle par le recours au débat et l’examen des questions d’actualité. Ces innovations peuvent aller jusqu’à faire éclater le cadre de la classe, en particulier lors de séances mensuelles de deux heures en Terminale, conçues comme devant être sept ou huit fois par an « un événement remarquable dans la vie des élèves ».
4Qu’en est il en pratique ? L’instruction civique mobilise une minorité d’enseignants et de chefs d’établissement passionnés d’innovations pédagogiques, mais elle demeure fragile. Il suffit que cette minorité, qui paye de sa personne pour animer des clubs ou des séances, disparaisse ou se fatigue pour que l’élan retombe. On voit bien du reste que tout cela s’enlise à partir de la décennie 1950, avec le départ de Monod de la direction du second degré en octobre 1951, le déclin des classes nouvelles, et le retour progressif à un fonctionnement institutionnel ordinaire. L’instruction civique était l’un des fleurons de la rénovation du secondaire, elle devient la butte témoin d’une réforme qui n’a pas eu lieu. On assiste inévitablement à une réification : les délégués de classe ne trouvent pas leur place dans un système qui délègue très peu de responsabilités aux élèves ; la matière éprouve des difficultés à trouver de bons enseignants adeptes des méthodes actives ; la crainte de la politisation commence à susciter des soupçons. En fait, en dépit de quelques pionniers qui persistent, l’instruction civique tend à se replier sur la transmission de connaissances institutionnelles dans le cadre d’un rapprochement croissant avec l’histoire-géographie.
5Avec la Ve République s’ajoutent des mises en cause, d’origines diverses. Les circulaires répètent à l’envi : « L’instruction civique doit être confiée en priorité aux professeurs d’histoire-géographie8. » On parlera bientôt du « bloc Histoire-Géographie-Instruction civique », bien que théoriquement, il ne s’agisse toujours pas d’un monopole. Mais ce resserrement a un effet ambivalent : d’un côté l’instruction civique s’abrite sous le parapluie d’une discipline reconnue ; de l’autre les enseignants ont tendance à puiser dans son volant horaire pour boucler leur programme ou pour faire face au problème récurrent des réductions d’horaire. Au cours des années 1960, il est remarquable qu’elle disparaisse des débats sur les enjeux épistémologiques de l’enseignement de l’histoire, ce qui est tout à fait paradoxal au moment où la constitution d’un bloc « Sciences Humaines et Sociales » est à l’ordre du jour9. Plus profondément la crise d’un certain civisme est liée à des évolutions sociales et culturelles : montée de l’individualisme et du consumérisme (qui triomphera avec la réforme Haby10), impact de la critique gauchiste de l’idéologie dominante à la suite du mouvement de Mai 1968 qui assimile plus ou moins l’instruction civique à la propagande officielle.
6Dans un tel contexte, Louis François mène un combat à contre courant et sur plusieurs fronts à la fois. Il défend les « acquis », contre certains ministres qui veulent supprimer cette matière au nom du risque de politisation (« seuls les profs communistes en font ! » ira jusqu’à dire l’un d’eux11) ; et contre certains de ses collègues de l’inspection générale d’histoire pour lesquels l’instruction civique est superflue ou sans grand intérêt12. Il se bat pour en maintenir la spécificité, distincte de l’histoire et de la géographie, et surtout pour qu’elle reste orientée par les méthodes actives. Ainsi il se refuse à ce qu’elle devienne matière à examen au baccalauréat, sous prétexte de lui rendre sa dignité13. Et il reste à l’affût des innovations comme le montre son investissement dans le Concours national de la Résistance14.
7En 1972, peu avant son départ en retraite, il dresse un constat désabusé, dans un rapport rédigé pour le Ministère : les méthodes actives ne sont pas assez développées ; il n’hésite pas à écrire que les professeurs négligent la matière « au profit d’une histoire et géographie qui lassent leurs élèves ». Il est vrai qu’il ajoute aussitôt : « Certes on peut objecter qu’il n’y a pas d’histoire ou de géographie ennuyeuse mais seulement des professeurs ennuyeux15. »
8Cette remarque me paraît révéler sa prédilection intime pour l’instruction civique. Mais alors quelle vision en a-t-il eue ? Les articles qu’il lui a consacrée montrent une vraie pensée, reposant sinon sur des bases théoriques ou épistémologiques très approfondies, du moins sur des références et des intuitions fondamentales. Une pensée articulant objectifs et méthodes, prise en compte des publics et des contextes d’action. Il m’a semblé qu’on pouvait la présenter dans son rapport à la tradition de l’École républicaine issue de la IIIe République, et la qualifier de républicanisme ambivalent, dans la mesure où, sans cesser de s’adosser à cette tradition, elle est consciente des limites de celle-ci et met en avant une volonté de la renouveler, ce qui passe par une dimension critique.
Une relecture en quatre volets
9Je présenterai cette relecture en quatre volets qui ont constitué, me semble-il, autant d’impératifs que de balises dans la démarche de Louis François :
- dépasser le rôle spontanément civique de l’enseignement historique ;
- articuler la formation civique sur l’expérience et l’âge des élèves ;
- élargir la conception et le contenu du civisme ;
- distinguer « la » politique et l’« idéal politique ».
Dépasser le rôle spontanément civique de l’enseignement historique
10L’enseignement secondaire républicain reposait sur l’idée d’une formation de l’homme et du citoyen par l’ensemble des Humanités, c’est-à-dire par l’ensemble des disciplines « nobles » qui y concouraient (philosophie, lettres classiques ou modernes, histoire-géographie...). Charles Seignobos avait particulièrement développé, dans une conférence célèbre16, le point de vue selon lequel l’histoire possédait en elle-même une vertu auto-suffisante de formation civique. Pour lui, cet enseignement était censé donner aux élèves des notions et un sens politiques, en leur faisant appréhender à la fois les changements et les permanences des sociétés humaines. L’histoire permettait de mettre en garde à la fois contre les attitudes conservatrices (qui nient les changements possibles) et contre les attitudes révolutionnaires (qui nient les pesanteurs ou les inerties sociales). Bref, elle inclinait vers une sorte de juste milieu, une voie progressiste mais modérée, celle qu’on souhaitait voir adopter par les futures élites éclairées qu’étaient à l’époque les élèves des lycées. Selon un paradigme typiquement positiviste, c’est ici de l’apprentissage des savoirs ou de l’imprégnation culturelle que se déduisait l’action, le comportement politique.
11Or je ne pense pas que Louis François puisse adhérer pleinement à ce schéma, car il appartient à une époque dépassée à ses yeux :
« Au XIXe siècle, on avait pu penser que les grandes disciplines traditionnelles étaient suffisantes pour former l’homme et le citoyen, qu’un bon enseignement de culture devait tout naturellement former un homme conscient de ses devoirs envers lui-même, envers sa patrie, et envers l’Humanité. Mais nous étions alors dans un monde où le libéralisme était triomphant, où les contraintes de l’État et de la société sur chacun des hommes et des femmes étaient extrêmement réduites17. »
12La conception de Seignobos serait donc terriblement datée car elle renvoie au temps du libéralisme triomphant. Le monde actuel appelle une analyse plus complexe :
« Les mailles du filet qui nous relient les uns aux autres deviennent de plus en plus étroites. Nous n’y pouvons rien. La science et la technique rendent la vie de plus en plus compliquée, et chacun d’entre nous est à la fois plus libre et plus dépendant des autres... »
« Notre liberté est plus grande que jamais, mais elle dépend elle-même de plus en plus des autres et d’une organisation économique et sociale particulièrement serrée. Que nous le voulions ou non, nous allons de plus en plus vers des régimes communautaires dans lesquels et par lesquels il faudra assurer la liberté... Il faut le montrer à nos jeunes18. »
13En outre, les horreurs du XXe siècle ont rendu insoutenable une vision linéaire du progrès :
« Alors qu’au XIXe siècle, on pensait qu’avec toujours plus de science, de technique, de développement économique, d’instruction, les hommes iraient vers toujours plus de liberté, de démocratie, de paix, le XXe siècle est venu apporter un cruel démenti à cette prophétie19. »
14Ces diverses raisons militent donc en faveur d’un enseignement spécifique. On ne peut plus se contenter de penser que le professeur d’histoire formera automatiquement au civisme à travers sa discipline. Pour autant l’instruction civique se sera pas étrangère aux savoirs historiques ou géographiques, car elle « puise sa sève en très grande partie dans le même arbre que l’histoire-géographie ». Simplement le point de vue adopté est différent de celui de l’historien. Ainsi, s’agissant de la Déclaration des Droits de l’Homme, « le professeur d’histoire l’étudie, il la replace dans son temps... ; mais il enferme les élèves dans le passé, leur fait tourner le dos à la réalité vivante », là où
« le professeur d’instruction civique a pour tâche de faire prendre conscience aux jeunes Français d’aujourd’hui dans quelle mesure cette Déclaration est oui ou non réalisée dans la vie nationale, et a à faire prendre conscience aux jeunes de leurs responsabilités vis à vis des Droits de l’Homme et du Citoyen qui sont des conquêtes fragiles et sans cesse remises en question20 ».
15François va parfois jusqu’à émettre l’idée qu’on ferait bien de s’inspirer de pays aussi différents que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou même l’URSS, qui ont chacun à leur manière « systématiquement poursuivi la formation du citoyen » au point « qu’un certain nombre de disciplines n’y ont d’existence qu’en rapport » avec celle-ci ; autrement dit l’histoire et la géographie y sont considérées non pour elles-mêmes, mais « en tant que social studies, en tant que disciplines d’enseignement devant former l’esprit civique et être mises au service de l’esprit civique ». Mais, ajoute-t-il : « Nous n’irons peut-être pas jusque là21 ! »
16Autre justification de l’existence d’un domaine propre pour l’instruction civique : un cours d’histoire ne pourra traiter qu’occasionnellement des grandes questions d’actualité. Or ce sont les seules qui prêtent à débat et à confrontation d’opinions lorsque les élèves du second cycle sont enfin devenus capables de se former des opinions « raisonnées parce que documentées ». C’est pourquoi cet enseignement ne peut pas être « traditionnel22 ». C’est au nom du même impératif d’ailleurs que l’apprentissage des institutions françaises dans le premier cycle doit être différent d’un cours magistral. L’étude de la Commune en classe de Sixième, ce n’est pas celle de « la commune abstraite, du droit administratif », mais de « la commune qui est celle de l’enfant », dont il doit pouvoir connaître le territoire, les dimensions et qu’il doit apprendre à aimer23. On pourrait certes s’interroger ici à la suite de Mona Ozouf sur le bienfondé rétrospectif de la règle consistant à « aller du concret à l’abstrait, du milieu proche au milieu lointain », qui a permis de justifier au nom d’une psycho-pédagogie un peu mécanique les élargissements en cercles concentriques des programmes du premier cycle, passant de la commune et du canton à l’arrondissement et au département puis à l’État24. Mais cette démarche révèle-t-elle du moins combien l’élaboration de ces programmes est liée à la préoccupation de l’expérience des élèves et à la définition d’un « âge civique ».
Articuler la formation civique sur l’expérience et l’âge des élèves
17À cet égard, on rencontre chez François deux griefs principaux à l’encontre de l’éducation morale et civique de la IIIe République. Le premier (qui concerne l’école primaire) est d’avoir pratiqué une éducation « à contre temps », en ignorant l’âge des enfants et en les projetant dès l’enfance dans un univers adultocentré dont ils n’avaient que faire :
« Il ne fallait pas faire de dettes disait-on aux enfants à un âge où ils étaient incapables d’en faire ; il fallait être contre l’alcoolisme à un âge où normalement on n’aime pas l’alcool25. »
18L’hérésie, ici, c’est de
« leur parler tout le temps de leurs devoirs de citoyens à l’égard d’une société dans laquelle ils entreront plus tard, et dans laquelle ils auront beaucoup de droits, alors qu’actuellement ils n’en connaissent que les devoirs26 ».
19La seconde critique est d’avoir maintenu dans les lycées une conception napoléonienne de l’autorité, sans chercher à développer une formation morale en appui sur les tendances sociales des adolescents. Cette critique, qui rejoint l’expérience du scoutisme et qui est à l’origine des classes nouvelles, pourrait être adressée en partie à Durkheim, dans le sens où ce dernier, au moins dans ses travaux sur l’éducation morale, a privilégié le face à face entre le maître et l’individu-élève au cours du processus éducatif, la présence du groupe des enfants ou des adolescents étant le plus souvent perçue comme un obstacle que comme un atout27. La référence alternative paraît être ici celle de Piaget, cité expressément par François et dont il retient une phrase clé : « L’adolescence est l’âge civique (ou démocratique) par excellence » : c’est « l’âge des copains, l’âge de la bande, l’âge de l’équipe », celui où les tendances sociales sont les plus fortes, « celui où à mon avis on est le plus capable de pratiquer la véritable démocratie » ; il ne faut donc pas rater cette phase du développement de l’enfant entre 11 et 15 ans, correspondant en gros au premier cycle des lycées. Avant 11 ans la formation civique ou sociale est inutile ou ne peut être que sommaire, car les enfants ne comprennent pas le monde extérieur. Après 15 ans, les tendances à l’individualisation, par ailleurs fondamentales pour la formation de la personnalité, reprennent le dessus et risquent de contrarier cette formation sociale et civique si rien n’a été entrepris auparavant. C’est ce qu’a compris le monde anglo-saxon : s’il y règne
« un tel esprit civique, c’est que leurs sociétés, que ce soit à l’école ou dans les mouvements de jeunesse, sont systématiquement organisées pour développer ces tendances sociales qui autrement inévitablement se flétriront, se dessècheront, et seront même déracinées28 ».
20La référence à Piaget (et au-delà, au scoutisme) a plusieurs implications. Elle permet de justifier un programme d’instruction civique d’orientation différente dans les deux cycles : descriptive dans le premier, réflexive et axée sur des « problèmes » dans le second29. Elle transforme en profondeur l’éducation morale elle-même, qui ne se décline plus en « leçons », mais s’articule à la vie scolaire, en s’appuyant sur l’existence du groupe de pairs. L’espoir est de résoudre de manière consentie les problèmes d’autorité ; le rôle essentiel est dévolu ici aux délégués de classes et aux responsables de clubs, sorte d’élite lycéenne investie d’une mission éminente à l’image des chefs de patrouille dans les troupes scoutes, celle de corps intermédiaires entre l’administration et les élèves. Enfin, cette conception fait de la communauté scolaire organisée une préfiguration, un microcosme ici et maintenant de la communauté civique future. Elle est le lieu par excellence de l’exercice progressif des responsabilités et de la familiarisation intellectuelle avec des enjeux de plus en plus étendus, censés préparer, par transitions successives, l’entrée dans la citoyenneté adulte.
Élargir la conception ou le contenu du civisme
21Mais quel est le modèle de citoyenneté à l’œuvre ici ? François semble le concevoir en des termes strictement républicains. Le bon citoyen doit être « capable de s’incorporer à l’âme collective de la patrie qui est exprimée par l’hymne national et un certain nombre de textes » dont le plus important, on l’aura compris, est la Déclaration des Droits de l’Homme ; car la patrie, « c’est aussi un idéal de justice et d’humanité30 ». On reconnaîtra aisément ici le mélange d’idéalisme moral et d’adhésion viscérale qui caractérise la définition républicaine du patriotisme. Être citoyen, explique-t-il encore, cela consiste à respecter les lois et les règlements, donc à les connaître et à les comprendre ; à voter ; à payer ses impôts, et à participer à la défense de son pays31. Mais « en cette seconde moitié du XXe siècle, un bon citoyen de son pays ne peut pas ne pas être en même temps un bon citoyen du monde » ; de même « qu’on ne peut pas être un bon citoyen du monde si on n’est pas d’abord un bon citoyen de son pays32 ». Rien de très neuf, en apparence, dans ces formules bien balancées33. La nouveauté tient davantage à l’élargissement des objets du civisme, en fonction de la complexité, déjà évoquée, du monde moderne qui rend les hommes de plus en plus dépendants les uns des autres, et pose en termes inédits la question des enjeux de la liberté politique.
22Le thème était en germe dès le discours de la distribution des prix du concours général de 1945, où de façon étonnante François ne se laisse pas aller à la facilité de célébrer la victoire du Bien contre le Mal, mais associe le maintien d’un régime de liberté d’une part avec le « travail » – condition de l’essor économique – d’autre part avec un effort d’autodiscipline : la liberté n’exige pas seulement « des têtes bien faîtes » mais « des caractères vigoureux34 ». Par la suite ses propos se focaliseront, de manière peut-être un peu moins moralisatrice, sur l’idée d’une interdépendance généralisée posée comme un paradigme de la condition contemporaine de l’homme et du citoyen, tant à l’intérieur de la communauté nationale que dans les rapports des nations entre elles. Les États modernes, tournés vers le social, génèrent une liberté et une prospérité sans précédent mais le sens de la liberté risque de s’y perdre : tel est le leit-motiv. L’instruction civique a donc pour but essentiel de montrer les solidarités nécessaires entre tous les groupements (territoriaux, sociaux...) dans le cadre d’une organisation administrative, sociale et économique dominée par la science et la technique, et d’une organisation de plus en plus poussée des nations pour coopérer et maintenir la paix dans un monde divisé en deux blocs35. D’où le déplacement tendanciel du civisme, d’une focale traditionnellement « nationale » et « politique » à une focale plus « internationale » (citoyens du monde, clubs Unesco) et plus « économico-sociale ». On pourrait presque dire qu’être un bon citoyen, ce n’est plus désormais seulement payer ses impôts et défendre son pays, mais pouvoir lire et surtout comprendre sa feuille d’impôt et tout ce qui va avec, depuis le circuit du lait qui arrive dans notre bol au petit déjeuner36 jusqu’aux grands enjeux monétaires et économiques transnationaux, en passant par le fonctionnement des entreprises, de la Bourse ou des syndicats...
Ne pas confondre « la » politique avec un « idéal politique »
23Ce déplacement relatif n’évacue pourtant pas le soupçon de politisation qui pèse sur l’éducation civique. La position de Louis François n’a pas varié à ce sujet : elle consiste à répéter sur tous les tons que la politique ne doit pénétrer à l’École « ni par le haut » (l’administration, les ministres...) « ni par le milieu » (les enseignants) « ni par le bas » (les élèves), mais aussi qu’il ne faut pas confondre « la propagande politique » avec un « idéal politique » que l’École doit, selon lui, s’efforcer de proposer. L’instruction civique ne peut se contenter en effet d’informer sur les problèmes politiques, d’analyser des faits – bien que cette analyse soit un moment essentiel et qu’il faille apprendre aux jeunes à se documenter. Le professeur doit aussi être capable d’aller « de la réalité aux idées », c’est-à-dire de dégager un certain nombre d’idées (je pense qu’on parlerait plutôt aujourd’hui de valeurs). En 1959 il cite : le progrès social, le progrès de l’éducation, l’indépendance des peuples colonisés (thème reformulé dix ans plus tard en : aide au Tiers Monde), la coopération internationale37.
24Cet « idéal politique » se situe dans l’ordre des fins tandis que les idéo-logies ne seraient ici que des moyens pour atteindre ces fins. Le rôle de l’École doit être de conduire les jeunes jusqu’au seuil des choix idéologiques et des engagements politiques sans les leur dicter :
« Est ce par le communisme, le socialisme, le conservatisme, que vous arriverez le mieux à réaliser cet idéal ? Cela c’est votre affaire personnelle. Votre choix doit pouvoir se fixer en toute liberté38. »
25Cela présuppose bien entendu que cet idéal puisse servir de tronc commun acceptable à toutes les idéologies particulières qui se grefferont en quelque sorte sur lui.
26Une telle solution est-elle opératoire ? Elle rencontre, si on suit le débat des revues pédagogiques, deux types d’objection. Les uns sont sceptiques devant la distinction de la fin et des moyens et jugent très difficile d’aborder certaines questions controversées avec les élèves sans devoir prendre position. Tel est le point de vue très argumenté de Pierre Bonnoure qui dès 1950 se livre à une critique très serrée des orientations du programme et conclut par cette question :
« Le professeur aura t-il le droit de faire une leçon ou d’ouvrir une discussion sur l’Indochine ? Je le mets au défide le faire à moins d’imposer en conclusion à ses élèves le choix d’une certaine opinion (entre 4 ou 5 possibles) ou peut-être, au hasard d’une phrase inconsidérée, de risquer des poursuites judiciaires, voire l’arrestation39. »
27Pour d’autres, au contraire, l’instruction civique doit être « informatrice », et non pas « formatrice ». Curieusement c’est la position des professeurs communistes en 1953 (par la voix de Jean Bouvier), sans doute pour se protéger d’avoir à enseigner une vérité officielle40. Louis François semble occuper ici une position médiane. Il défend certes une instruction civique « formatrice » et esquisse quelques formules audacieuses, mais sans peut-être en creuser toutes les implications déontologiques. En 1956 il assure que son premier devoir, s’il était professeur, serait de faire étudier la guerre d’Algérie ; il n’explique cependant pas comment il résoudrait le problème soulevé par Bonnoure à propos de l’Indochine. Après 1968, il admettra aussi – sans trop préciser – que les enseignants puissent donner leur opinion personnelle en réponse à une demande des élèves :
« Les jeunes seraient déçus si l’homme disparaissait derrière le professeur. Vous y serez d’autant plus conduit que vous aurez travaillé plus au coude à coude avec les élèves41. »
28Ce modèle d’éducation civique n’est assurément pas sorti indemne de mai 1968. François le défend bec et ongles après le passage de la tornade. Celle-ci a pourtant bouleversé certaines conditions qui le rendaient pensable. Elle a légitimé la politisation de la jeunesse, résultat d’une mutation de son « rôle d’âge42 », et sans doute définitivement rendu caduc un certain modèle boy scout, s’agissant de l’apprentissage des responsabilités. Était-il possible de rêver encore d’un « idéal politique » sous forme d’un tronc commun consensuel dont les idéologies ne seraient que les branches ? En définitive, la période post-68 a vu se disjoindre les éléments qui chez François formaient une sorte de synthèse non discutée : la citoyenneté des droits et celle des devoirs, l’ancrage dans le national et l’ouverture au monde, l’esprit critique et le respect de l’ordre, etc. En ce sens elle marque sans doute la fin de ce « moment de grâce » par lequel le philosophe Marcel Gauchet a caractérisé l’École républicaine, où une « autorité sociale sans complexe » était mise au service de « l’autonomie des personnes43 ». Reste à savoir s’il s’agissait d’une rupture définitive, ou si les réémergences périodiques de l’éducation à la citoyenneté n’assurent pas jusqu’à aujourd’hui à ce modèle si « français » incarné par Louis François, une certaine pérennité, toutes choses inégales par ailleurs44 ?
Notes de bas de page
1 Audigier F., « Enseigner la société, transmettre les valeurs », Revue Française de Pédagogie, 1991, no 94, p. 37-48. Voir aussi : « Introuvable éducation civique » par Béatrice Gurrey, Le Monde, 2 décembre 1997.
2 Outre le texte des programmes et instructions, et le discours prononcé à la distribution des prix du Concours général en 1945, j’ai utilisé surtout : deux conférences à la Société Française de Pédagogie, la première le 20 décembre 1956 sous le titre « L’enseignement civique et les devoirs du citoyen » (Bulletin de la Société Française de Pédagogie-en abrégé : BSFP-, no 120, avril 1957, p. 84-110), la seconde le 30 janvier 1969, présidée par André Boulloche, sous le titre « L’instruction civique et la formation politique » (Ibid., no 169, juillet 1969, p. 1-24) ; deux articles des Cahiers Pédagogiques, « La formation civique dans l’enseignement du second degré », no 12, 15 février 1959 (p. 130-134), et « L’enseignement et la politique », n ° 93, novembre 1970 (p. 59-60).
3 « L’aventure de l’éducation civique et le second degré », Témoignage, Les Cahiers de l’Animation, no 57-58, 1986, p. 296.
4 Pour plus de précisions sur cette période : Martin J-P., « Du scoutisme à l’éducation civique : le moment Louis François », Guttierez L., Besse L. et Prost A., Réformer l’École. L’apport de l’éducation nouvelle (1930-1970), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2012, p. 235-247.
5 Plusieurs contributions y reviennent dans cet ouvrage : Éric Passavant pour les bourses de voyage Zellidja ; Mathias Gardet pour les clubs UNESCO.
6 C’est la réforme Haby en 1975-1977 qui supprime l’instruction civique dans l’horaire des programmes.
7 En attestent divers compte rendus dans le Bulletin de la Société des Professeurs d’histoire, entre 1948 et 1950 environ.
8 Par exemple : circulaire no 72-244 du 21.06.1972.
9 Elle semble à peu près absente des préoccupations (ou ne soulève aucune discussion, ce qui revient au même) lors des journées d’études de Sèvres à l’automne 1968 organisées à l’initiative de l’Inspection générale pour discuter de la réforme des programmes d’histoire-géographie.
10 En 1975, la Réforme Haby qui crée le collège unique, supprime l’horaire d’instruction civique, tout en préconisant une éducation civique polydisciplinaire, qui ne verra jamais le jour. Parallèlement, la perspective s’infléchit vers la formation du « bon consommateur », préférée à la formation du citoyen.
11 Il s’agit de Christian Fouchet qui avait été son élève. Il a raconté à plusieurs reprises ses démêlés avec lui.
12 De nombreux témoignages de cette attitude dans Historiens et Géographes, no 359, 1997.
13 BSFP, 1957, p. 109.
14 Voir ici même la contribution de Denis Mazzuchetti.
15 « Rapport sur les enseignements de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique pour l’année scolaire 1971-72 », Historiens et Géographes, no 240, janvier 1973, p. 421-422.
16 « L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique », 1907, réédité dans : Seignobos C., Études de politique et d’histoire, Paris, PUF, 1934, p. 109-132.
17 BSFP, 1969, p. 6.
18 BSFP, 1957, p. 91-92.
19 BSFP, 1969, p. 11.
20 BSFP, 1969, p. 5.
21 BSFP, 1957, p. 88.
22 Voir sur ce point, Héry E., Un siècle de leçons d’histoire-L’histoire enseignée au lycée 1870-1970, Rennes, PUR, 1999, p. 312-313.
23 BSFP, 1957, p. 93-94.
24 Ozouf M., « Histoire et instruction civique », Le Débat, no 34, mars1985, p. 151.
25 BSFP, 1957, p. 22.
26 BSFP, 1969.
27 Barrère A., Martucelli D., « La citoyenneté à l’école : vers la définition d’une problématique sociologique », Revue française de sociologie, octobre-décembre 1998, p. 655.
28 BSFP, 1957, p. 88-89.
29 Par exemple : « La formation civique dans l’enseignement du second degré » Cahiers Pédagogiques, février 1959, p. 132-133.
30 BSFP, 1957, p. 86.
31 Cahiers pédagogiques, février 1959, p. 130-131.
32 BSFP, 1957, p. 92.
33 On remarquera pourtant l’absence de propos obsessionnel sur les « valeurs républicaines ». Le mot république ne vient d’ailleurs quasiment jamais sous sa plume (pas plus que dans le texte des programmes), et quand il vient, c’est toujours comme synonyme de démocratie. L’alternative de Régis Debray (« êtes vous républicain ou démocrate ? ») n’a pas de sens ici. Question d’époque sans doute...
34 BOEN, no 41, 1945, p. 2820-2824.
35 Ce thème est développé, outre les références dejà citée, dans Cahiers pédagogiques, février 1959.
36 L. François revient souvent sur cet exemple d’enquête à faire réaliser par les élèves de Quatrième.
37 BSFP, 1957 et 1969 ; Cahiers Pédagogiques, 1959 et 1970, articles cités.
38 Cahiers Pédagogiques, 1959, p. 134.
39 « À propos de l’instruction civique dans le second cycle », Bulletin de la Société des Professeurs d’Histoire et de Géographie, no 123, juin 1950, p. 259-265.
40 Cahiers Pédagogiques, mai 1953, p. 528-529. L’historien Jean Bouvier est alors professeur au lycée du Parc à Lyon.
41 BSFP, 1969, p. 20.
42 Voir les remarques d’Antoine Prost à propos des changements du « rôle d’âge » de la jeunesse : « Peut-on faire l’éducation politique des élèves aujourd’hui comme hier ? », Obin J-P. (dir.), Questions pour l’éducation civique, Hachette-Éducation, 2000, p. 63-83.
43 Gauchet M., « L’École à l’école d’elle-même », La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 119.
44 Pour un développement de cette question : Martin J-P., « Que reste-t-il du moment Louis François ? », Cahiers Pédagogiques, no 501, décembre 2012, p. 64-65.
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