1Tel qu’il les raconte à la fin de sa vie dans ses mémoires, l’engagement résistant et l’épreuve de la déportation de Louis François offrent de comprendre la place qu’ont à ses yeux les années noires. L’enseignant en fera un universel. Dans ce moment de la conscience humaine, le récit profane des événements tient en même temps du sacré. Sa Résistance peut se lire comme un retable polyptyque partagé en un haut lumineux et un bas douloureux. Les trois panneaux supérieurs racontent la recherche des moyens de lutter, suivi par la révélation gaulliste et enfin, l’enrôlement pour agir. La prédelle décrit un long enfermement carcéral suivi lui-même de l’expérience concentrationnaire. Reconstruction donc, mais scandée chronologiquement par les étapes bien marquées de l’engagement en 1941 jusqu’à l’arrestation en 1942 puis la déportation en 1943. Pendant ces cinq années, François éprouve le compagnonnage des combattants de l’ombre, depuis l’exaltation jusqu’à la tragédie. Rappelons-en ici les étapes.

2La fidélité au régime démocratique l’entraîne dans le refus de l’occupant. Trois hommes marquent son adhésion et son imaginaire dans un combat dont les formes se précisent avec l’avancée du conflit. De sa fréquentation du tacticien De Gaulle en mai 1940, François conserve l’image d’un officier glacial et lucide, pourtant adulé sans égal par ses hommes. Du colonel Rémy dont il rejoint le réseau, il est marqué par le courage et la pugnacité de l’aventurier d’extrême droite. Avec Pierre Brossolette, homme de gauche dont il est l’adjoint, François partage le goût de l’écrit mis au service du combat.

3La rencontre avec De Gaulle a lieu dans la défaite. À compter du 10 mai 1940, le capitaine François sert à l’état-major de la IV^e division cuirassée, unité en cours de formation dont les blindés sont jetés sur l’Aisne et la Somme. Il est officier du chiffre mais, faute de postes TSF, il sert comme officier d’ordonnance du général qu’il suit dans tous ses déplacements. De Gaulle impressionne par sa distance et sa froideur : « On ne pose pas de question à son général de division » répond-il à François qui l’interroge sur le but d’un trajet. Jusqu’au 6 juin, entrée du général au gouvernement, le contact est rugueux mais décisif. François retient la détermination et le calme de l’officier, maître de lui-même en toute circonstance.

4Démobilisé, Louis François retrouve en septembre 1940 son poste au lycée Henri IV. Sa ferveur démocratique se mêle à l’antimilitarisme, balayé par le souvenir de De Gaulle faisant émerger un désir d’agir contre l’occupant et la Révolution nationale. Son frère Pierre dirige le commissariat général des Éclaireurs de France installé à Vichy. L’association adhère au redressement national par patriotisme. Mais son civisme pluraliste, lié à l’école républicaine d’avant-guerre, maintient à distance la collaboration et l’antisémitisme du régime1. À Paris, Louis François est de ceux qui cherchent « un trésor enseveli dans la plus totale obscurité2 ». En classe de première, il développe en détail la Déclaration des Droits de l’Homme, y compris face à quelques jeunes collaborateurs qui l’assurent de leur silence3. En 1941, les collègues des lycées parisiens sont ses premiers contacts. Sartre et Simone de Beauvoir l’enrôlent dans l’éphémère expérience du groupe Socialisme et liberté. Un professeur d’anglais du lycée Buffon, Alfred Péron, le sollicite pour intégrer le réseau Gloria SMH où rentre Samuel Beckett4. Mais Gloria SMH travaillant pour l’Intelligence service, la subordination est inadmissible aux yeux du patriote. Par Socialisme et liberté, il rencontre François Faure qui le rappelle au bon souvenir de De Gaulle. Faure est un agent du réseau gaulliste Confrérie Notre-Dame. Le général aimerait lire l’histoire de la 4^e division cuirassée rédigée par le capitaine François. L’envoi est un moyen d’entrer en contact. En mars 1942, François reçoit la lettre décisive :

« Mon cher Ami, on m’a parlé de vous – que je n’ai pas oublié. Si vous pensez un peu à moi, songez que l’entreprise est dure et que l’on a pas trop d’hommes de bonne volonté. Mes amitiés et souvenirs. C. de Gaulle. »

5La missive tient lieu de véritable talisman gaullien. Caché dans un casier à carte du lycée Henri IV, il est retrouvé en 1945 avant d’être encadré pieusement au dessus de son bureau dans sa maison de Seine-et-Marne. Louis François, rare résistant à connaître alors personnellement De Gaulle, en reçoit la « lumière éblouissante de révélation » qui lui apparait comme « la parole de Dieu lui-même5 ».

6Le 1^er décembre 1941, il signe son engagement dans les Forces françaises libres6. Il est Vidal, hommage à Paul Vidal de La Blache, père de la géographie française, et adhère au réseau Confrérie Notre-Dame. Le réseau est dirigé par un homme d’affaire breton, Gilbert Renault, alias Rémy. Auprès de cet homme d’extrême droite, affidé d’Action française avant la guerre, François trouve pourtant assurance et confiance. Il incarne le « véritable chef », homme des missions délicates et impérieuses. François voit en Rémy un aventurier contemporain, personnage dont l’allant et l’audace face au risque constituent la condition psychologique pour dissiper la « brume asphyxiante » de la propagande nazie7.

7La troisième rencontre est l’intellectuel socialiste Pierre Brossolette, collègue enseignant l’histoire au collège Sévigné depuis l’automne 1941. Leur amitié réciproque date du comité français pour la SDN. Tous deux signent ensemble leur engagement chez Brossolette au 123 rue de Grenelle8. Celui-ci dirige la section presse et propagande du réseau dont dépend François. Il le remplace d’ailleurs en mars 1942 lorsque Brossolette s’envole pour Londres.

8François agit dans la contre propagande de la Résistance engagée dans la bataille de l’opinion publique. Sa mission consiste à dresser une revue de presse sur la situation en zone occupée afin d’alimenter en information les émissions radio de la France libre. Il rédige aussi des rapports sur l’écoute des émissions et sur les « sentiments de la population9 ». Au printemps 1942, Vichy organise la Relève sous la pression nazie pour remplacer les soldats prisonniers en Allemagne par des ouvriers. Pour Londres, François démonte les arguments de la Relève. Le contrat de travail, rédigé en allemand, empêche les ouvriers de connaître leurs véritables engagements. Leurs logements en zone industrielle sont des cibles des bombardements et la durée du trajet ferroviaire annule leurs courtes permissions10.

9Dans le réseau CND, les responsabilités de François s’étoffent. Il étend le cercle de ses contacts hors de l’enseignement secondaire où, corps d’inspection compris, l’obéissance à Vichy est de rigueur. Il amène un homme de l’enseignement primaire, Georges Lapierre, secrétaire général du Syndicat national des instituteurs en cours de reconstitution. Pour François, l’enseignement laïque est « une des grandes forces de la République démocratique et sociale11 ». Pour collecter des renseignements, Rémy mobilise des volontés à partir des professions des agents potentiels. Mais l’essor du réseau signifie aussi la surveillance accrue par la police allemande. Le matin du 25 septembre 1942, François est arrêté à son domicile rue Saint-Jacques, devant sa femme et ses enfants12.

10Sa vie bascule dans l’enfermement pour le reste de la guerre. Il reste à la prison de Fresnes jusqu’en mars 1943, date de son transfert au fort de Romainville (mars-décembre 1943). Détenu et brutalisé par les Allemands, il compare son sort à celui des suspects sous la Terreur, « ballotés entre la menace de l’exécution et l’espoir de la libération13 ». Au fort de Romainville, le courage de son épouse Huguette lui fait parvenir un poste radio habilement dissimulé dans une valise14.

11Mais le pire est à venir, celui du dénuement et de l’esclavage des Nacht und Nebel, destinés à mourir d’épuisement dans les camps de concentration. L’enfer débute au camp de la Gestapo de Neue Bremm près de Sarrebrück (décembre 1943 – mars 1944) où il affronte des courses humiliantes autour du bassin central. À Sachsenhausen-Orianenburg (mars-novembre 1944), François s’épuise dans des travaux de terrassement onze heures par jour sous la férule des Kapos. Un séjour au Revier, l’infirmerie du camp le sauve momentanément. Au camp de Wattenstet (Basse-Saxe), il travaille comme tourneur dans la métallurgie (novembre-décembre 1944) jusqu’à ce que les bombardements et le manque de pièces arrêtent la production. Puis le camp de Neuengamme (décembre 1944-avril 1945) l’amène aux frontières du possible, « la mort s’insinue lentement, inexorablement, sans douleur, avec mon consentement passif, un total abandon15 ». Il retrouve pourtant à Neuengamme des compagnons de captivité de Romainville. François est fraiseur dans des usines d’aviation travaillant pour un Reich à bout de souffle. Les derniers jours sont les plus éprouvants. Le 3 mai 1945, les déportés de Neuengamme périssent en rade de Lübeck, entassés à fond de cale de navires bombardés. Très affaibli, François n’embarque pas à bord du Cap Arcona, navire martyre, et demeure à bord de l’Athen qui accoste à Neustadt le lendemain de la tragédie du 3 mai. Son épreuve d’interné puis de déporté, « vaste parenthèse16 », aura durée 963 jours, jusqu’au 21 mai 1945.

12Dans son récit de prison et de déportation, François reconnaît avoir bénéficié d’une chance parfois insolente. On lui aurait, dit-il, reproché de peindre un tableau plus « humoristique que tragique17 » de la déportation. On ne peut lui reprocher d’avoir manqué de fidélité à la déportation. Il témoigne lors des procès d’après guerre, notamment celui de Rastatt, qui juge les bourreaux de Neue Bremm18. Il conserve aussi la mémoire des vivants et des morts, comme lorsqu’il refuse de témoigner en faveur de la secrétaire l’ayant dénoncé, ou bien en présidant la commission attribuant la médaille de la Résistance aux enseignants. S’il est vrai que son aura gaulliste lui confère une envergure dans la France de la Libération, le « cercle de la mort » de ces épreuves l’a transformé19. Comme par hommage à ceux qui ne sont pas revenus, sa vision des hommes est plus large et ses convictions plus affirmées.