1Le livre d’Özkan Bardakçı et François Pugnière est une incontestable réussite. Ces deux jeunes enseignants chercheurs ont uni leurs talents et leurs savoirs complémentaires pour étudier l’expédition française de 1669, ultime tentative pour sauver Candie, la dernière place forte vénitienne en Crète. Louis XIV avait confié le commandement de sa flotte à François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, petit-fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées. Peut-être attendait-il de cet amiral de France, qui devait mourir au combat lors de la sanglante et vaine sortie du 24 juin, un triomphe analogue à celui remporté un siècle plus tôt, à Lépante, par un autre glorieux bâtard, Don Juan d’Autriche fils naturel de Charles-Quint ?

2Bien écrit, solidement construit, l’ouvrage d’Ö. Bardakçı et de F. Pugnière concerne, certes, l’histoire des relations internationales et l’histoire militaire mais aussi l’histoire sociale, l’histoire religieuse et celle de la psychologie collective. La bibliographie, française et étrangère, est abondante et comporte plusieurs ouvrages en langue turque.

3Au centre de la présente publication, un manuscrit inédit, conservé aux Archives départementales du Gard, intitulé Mémoire des choses les plus remarquables qui se sont faites au voyage de Candie. Ce texte, modernisé, est transcrit en respectant les maladresses et les occitanismes de son auteur, le capitaine-lieutenant Pierre Domenisse. Ce document ne traduit pas une grande culture et n’honore pas le genre littéraire des mémoires de guerre, tels ceux du duc de Rohan et autres imitateurs de la clarté et de la concision des Commentaires de César. Mais, et ceci compense cela, le récit du capitaine est très riche et fourmille de notations précises sur la guerre vécue par un acteur, modeste officier subalterne d’infanterie. Ce soldat aime la discipline. Il n’exagère pas l’importance de son rôle, ce qui ne l’empêche pas de juger les insuffisances du commandement. Il partage les préjugés français de son temps sur les Italiens fourbes et sodomites. En revanche, il loue les qualités de l’ennemi, loyal et courageux, mis à part les renégats qu’il exècre.

4Non seulement le Mémoire est bien illustré, de vingt-deux gravures et cartes, et accompagné d’un index, mais il est précédé de quatre chapitres introductifs présentant l’auteur, le cadre diplomatique et les interventions françaises en Crète, s’appuyant notamment sur les travaux de G. Poumarède. Les recherches récentes d’Özkan Bardakçı sur « le regard croisé des chrétiens et des musulmans » à propos de la guerre de Candie le prédisposaient à rouvrir le dossier de l’évolution de l’image du Turc chez les occidentaux, entre horreur et admiration. L’auteur du Mémoire, Pierre Domenisse, était issu de la petite bourgeoisie protestante. Né à Alès vers 1630, il resta fidèle à sa religion qu’il n’abjura qu’en 1685. Son protestantisme apparaît à plusieurs reprises, par exemple à propos des chapelets et médailles envoyés en masse par le pape Clément IX : « Un secours de soixante mille hommes bien aguerris aurait été un remède plus salutaire pour chasser le grand vizir. »

5F. Pugnière, qui a consacré, en 2002, une thèse importante au clergé du diocèse d’Alès et des recherches multiples aux « cultures de la coexistence en Bas-Languedoc », était particulièrement qualifié pour présenter Domenisse, sa famille, son milieu, son protestantisme non exclusif de bonnes relations avec ses compatriotes catholiques. D’une fidélité absolue au roi, il choisit, comme beaucoup de Cévenols, le métier des armes. Dans son Mémoire de 1698, l’intendant Bâville le soulignait : « Les Cévenols sont naturellement bien sous les armes, propres à la guerre et à servir dans l’infanterie. » Domenisse, entré au service à la mi-siècle, avait « eu l’honneur d’avoir été pendant 37 ans officier dans les armées du roi où il a reçu sept coups de mousquet… » Ni ses campagnes en Artois, en Flandre, en Catalogne, ni le halo de croisade qui enveloppait celle de Candie, ne lui suffirent à réaliser son vœu le plus cher, être intégré dans la noblesse.

6Le titre La dernière croisade est bien choisi s’agissant de la France dont la diplomatie n’adopta un cours véritablement nouveau qu’après 1670. Jusque-là, les liens traditionnels depuis François I^er avec la Porte n’empêchaient ni le départ de volontaires français, ni même, comme en 1664 et en 1669, une intervention des troupes royales. Désormais, la politique hégémonique de Louis XIV a besoin de la diversion orientale. À cette époque, où M^me de Sévigné évoquait plaisamment « notre frère le Turc », les troupes françaises ne partagèrent pas la gloire du Kahlenberg. Domenisse, quant à lui, restait imprégné de l’idée que le combat contre l’Infidèle était la guerre juste par excellence : évoquant les vents favorables, au départ de la flotte, il écrivait ainsi « Dieu se mêlait de l’entreprise de Sa Majesté ». Il insiste, par ailleurs, sur l’aspect impitoyable d’une guerre « fort différente des autres » où il n’y a pas de quartier. Ces brèves notations ne donnent qu’une idée imparfaite d’un livre important pour les historiens de métier ou de cœur. Il passionnera l’« honnête homme » du xxi^e siècle. Grâce à Özkan Bardakçı et François Pugnière, le capitaine Domenisse obtiendra, à titre posthume, la gloire qu’il avait rêvée de son vivant.