Préface
p. 11-13
Texte intégral
1Depuis la fin du XIXe siècle, l’action politique s’est déployée dans un monde toujours davantage globalisé et médiatisé. Les leaders de premier plan, conscients de décider en fonction de questions internationales autant qu’intérieures, soucieux de leur image, amenés pour certains à se positionner dans des organisations et des idéologies dépassant les frontières, ont pris en compte ces enjeux plus promptement que les historiens. L’histoire politique en effet, comme celles des relations internationales, se sont longtemps cantonnées à l’étude des institutions et des parcours biographiques, mis en regard avec les décisions et les opinions. Objet transversal par excellence, le voyage à l’étranger n’a attiré que récemment l’attention des historiens, soucieux de mettre en relation les pratiques, les discours et les représentations, mais aussi les sensibilités et les « cartes mentales » dans une perspective transnationale.
2Judith Bonnin ne cherchait pas la facilité en s’attaquant à une histoire toute contemporaine des voyages politiques, celle par laquelle François Mitterrand, premier secrétaire du PS, a forgé tout à la fois sa stature personnelle et la diplomatie de son Parti entre 1971 et 1981. Car le lecteur commencera peut-être cet ouvrage avec une interrogation : qu’apprendre de plus sur un personnage quasi iconique de la vie politique française, et sur une période qui nous semble si proche ? Le travail tout à la fois rigoureux et inventif, le regard neuf de cette jeune historienne répondront bien vite à ces inquiétudes.
3Ce premier livre, issu d’un mémoire de master deux fois primé, dévoile tout un pan de l’histoire de cette France des années 1970, qui s’avançait sans retour dans la mondialisation sans toujours la comprendre ni vouloir renoncer à sa culture politique et économique. Une décennie encore si familière dans sa dimension nationale par ses institutions politiques quasi inchangées ou ses grands journaux toujours présents, mais qui s’est malgré tout irrémédiablement éloignée de nous, tant la géopolitique a été profondément bouleversée depuis les années 1990 par l’érosion de l’idéologie marxiste, par la disparition des régimes communistes russe, européens et africains, mais aussi par la fin des dictatures dans le Sud de l’Europe ou en Amérique latine. De même, il faut faire effort de mise à distance historique pour bien saisir le fonctionnement et les enjeux du Parti socialiste de l’époque, à la fois héritier de la SFIO de Jaurès, Blum et Mollet, et tout tendu vers un projet de renouvellement et de conquête du pouvoir depuis le congrès d’Épinay de 1971.
4S’appuyant sur une définition rigoureuse de son objet et un agencement intelligent et impressionnant de lectures, d’archives et de témoignages inédits, Judith Bonnin dresse tout d’abord un tableau précis de l’organisation des 88 voyages de François Mitterrand, de leur préparation à leur déroulement, de leur financement à la composition savamment négociée des délégations, autour du pivot constitué par le secrétariat international du Parti socialiste. Ainsi se dévoilent et s’incarnent les rouages d’une « diplomatie partidaire », dont l’ambiguïté est habilement utilisée par le Premier secrétaire du PS, également maire de Château-Chinon et président du conseil général de la Nièvre, aux frontières de l’officiel et du privé, entre politique nationale et enjeux de l’Internationale socialiste. Les rebondissements en cascade annulant, puis permettant entre 1972 et 1975 le voyage de Mitterrand en URSS sont un exemple savoureux de la pertinence de « l’objet voyages » pour saisir tant les relations de la majorité giscardienne avec les autorités soviétiques que celles du PCF et du PS avec ces mêmes autorités et au sein de l’Union de la gauche.
5Le décor ainsi planté, Judith Bonnin nous accompagne dans l’analyse de ces voyages comme « instruments politiques », en une période où les « techniques d’hospitalité » mises en œuvre par l’URSS, puis la Chine ou Cuba, ne sont que l’institutionnalisation extrême d’un phénomène qui touche l’ensemble du monde occidentalisé. La dynamique entre l’organisation par le pays d’accueil et les attentes des visiteurs français n’avait jusqu’à présent jamais été étudiée pour ce type singulier de voyageurs politiques, ni intellectuels, ni dirigeants en exercice, ni simples touristes militants. Face aux pressions diverses, les stratégies de distinction portées par François Mitterrand et ses conseillers dans le choix des pays, des programmes et des personnalités rencontrées, se comprennent à l’aune de l’image que projette de lui-même et de son parti le Premier secrétaire du PS, mais aussi de leur perception par ses interlocuteurs.
6L’historienne du politique se fait alors anthropologue, offrant au lecteur de saisir au plus près les relations entre Mitterrand et ses interlocuteurs. Les pratiques linguistiques, protocolaires, conviviales, configurent un jeu subtil autour de la notion d’amitié politique. Le contenu des échanges, qu’ils portent sur la politique intérieure ou extérieure, s’en voit vivement éclairé. D’autant que rencontres et discussions sur place ne sont pas le seul enjeu de ces voyages : Judith Bonnin montre fort bien que nulle histoire politique de la seconde moitié du XXe siècle ne peut négliger la construction progressive d’une stratégie de communication, en interaction avec les médias écrits et audiovisuels.
7Dès lors, il était légitime que l’auteure s’aventure tout à la fois hardiment et prudemment vers l’interprétation argumentée des répercussions de ces voyages, tant leur réception participe en retour à la construction des rapports de force politiques, comme de la relation au monde de François Mitterrand et des socialistes. Judith Bonnin montre notamment combien l’Union de la gauche et « l’entente concurrentielle » avec le PCF qui dominent la décennie ne peuvent être comprises sans prendre en compte les enjeux internationaux et la personnalité de Mitterrand, dont elles contribuent en retour à la popularité. Les voyages enracinent alors dans la politique intérieure française la notoriété personnelle de Mitterrand et la place du PS comme futur parti de gouvernement.
8Comparés aux déplacements des présidents Pompidou et Giscard d’Estaing ainsi qu’à ceux de Georges Marchais, les voyages du Premier secrétaire et de ses accompagnateurs révèlent l’orientation tiers-mondiste et de gauche des circulations socialistes, la proximité du PS avec Israël, un certain latino-américanisme, un vrai retrait sur les zones africaines et moyen-orientales, un anti-américanisme fortement nuancé, mais aussi la prise en compte précoce des enjeux de migrations et de coopération. Pour autant, l’Europe reste à l’évidence l’horizon dominant du PS. Judith Bonnin propose, à partir des voyages, une interprétation renouvelée du projet socialiste, celui d’une troisième voie européenne appuyée sur un « nouvel internationalisme ». L’utilisation pertinente du concept de « carte mentale » lui permet d’articuler finement les circulations concrètes avec les imaginaires et les représentations et de proposer un premier aperçu du monde – ou des mondes – perçus et pratiqués par les socialistes français.
9En refermant cet ouvrage, on comprend combien la dissection précise de cette « diplomatie voyageuse » ouvre de perspectives plus vastes : sur les relations extérieures du PS, sur l’évolution de la culture internationale du futur président de la République, ancré dans son expérience et ses lectures géographiques et littéraires, gérant habilement un internationalisme marxiste tardif, mais aussi sur l’évolution de l’Internationale socialiste, ou encore sur la notion de modèle étranger.
10Mais arrêtons-nous pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir cette première œuvre. « L’anecdote m’ennuie séparée de l’histoire », écrivait François Mitterrand dans sa chronique pour L’Unité, « Ma part de vérité », en décembre 1975. Judith Bonnin relève le défien combinant l’élégance d’une narration vivante et la rigueur de l’analyse historienne.
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