Conclusion. L’exploration des mondes mobiles, l’apport de l’histoire

Mathieu Flonneau, Léonard Laborie et Arnaud Passalacqua

p. 209-211


Texte intégral

1Comment la mobilité fait-elle politique, et, dans les régimes qui s’y rattachent, démocratie ? Tout ordre sociopolitique se construit autour de la régulation de la mobilité des hommes, des biens, mais aussi du capital et de l’information. Les sociétés démocratiques ne sont évidemment pas les seules à devoir faire avec la question de la mobilité. D’autres formes d’ordres sociopolitiques s’y attellent. La particularité des sociétés démocratiques est peut-être d’avoir fait de la mobilité une valeur constitutive de leur organisation, une solution plus qu’une question pour leur projet. Pour le dire autrement, la mobilité comme question au quotidien, engageant durablement le rapport au passé et à l’avenir des sociétés, se pose en démocratie sous cette forme particulière qui tient au fait qu’elle est, en même temps que le problème, la solution. Elle constitue en apparence sa propre fin.

2L’enquête lancée tous azimuts dans cet ouvrage a dressé quelques panneaux indicateurs aux carrefours où se sont croisés et continuent de se croiser mobilités et projets démocratiques. L’histoire montre que les généralités, comme celle exposée dans le paragraphe qui précède, doivent être nuancées à la lumière des contextes. Centré sur l’histoire, le XXe siècle, la France, le propos laisse une place à d’autres disciplines, et à des siècles et des territoires plus éloignés des nôtres. Au terme de cet ouvrage, la cartographie en deux dimensions, spatiale et chronologique, des « affinités électives » entre transports et démocratie pour reprendre l’expression d’Hans-Liudger Dienel dans sa préface, fait apparaître des situations contrastées. Au plus près des circonstances économiques, sociales, techniques, culturelles et environnementales, elle module cette double évidence selon laquelle les mobilités sont des construits politiques qui réciproquement construisent le politique. En somme, les réponses varient, aux questions de savoir comment le pouvoir du, par et pour le peuple, si l’on s’en tient à une définition minimale de la démocratie, ont fabriqué la ou les mobilités, et comment la ou les mobilités ont joué dans la fabrique du pouvoir du, par et pour le peuple.

3Il y a dans cet exercice une preuve de l’intérêt d’un ouvrage « omnibus », pour reprendre encore une expression d’Hans-Liudger Dienel, qui assume un éclectisme certain. Il y a là aussi, nous semble-t-il, un exemple qui confirme l’intérêt à décloisonner, à démodaliser les transports, pour les aborder transversalement, c’est-à-dire comme ils existent toujours socialement et politiquement, les uns par rapport aux autres, sans jamais être équanimes toutefois. Il y a là enfin une illustration du fait que face aux enjeux impliquant fortement les techniques, la démocratie a rarement, si ce n’est jamais, consisté en un pur face à face entre le décideur politique, l’élu, incarnation de la démocratie représentative, et l’expert, qui maîtrise ou prétend maîtriser la technique. Des formes de gouvernement telles que les commissions ou des catégories d’acteurs comme les entreprises ou les usagers permettent de décrire des réalités plus complexes, moins tranchées, voire conniventes.

4La mobilité en effet est un opérateur de superposition d’échelles et d’identités. La gare comme l’autoroute relèvent d’enjeux locaux, régionaux, nationaux, voire internationaux, qui ne peuvent que mettre au défiles structures politiques et les modalités démocratiques des décisions prises à leur sujet. De même, l’on est simultanément ou successivement voyageur et militant, conducteur et électeur, usager et contribuable. Autant de figures que la mobilité combine tout particulièrement. À la nécessaire transversalité dans l’analyse des systèmes de transport répond donc une non moins nécessaire compréhension des identités de ceux qui se déplacent ou participent au gouvernement des systèmes de mobilité.

5Il semble néanmoins possible d’avancer des éléments d’analyse, dans la complexité de ce monde mobile. Pour la France, une périodisation s’esquisse, où les Lumières et la Révolution, surtout, marquent un premier tournant conceptuel, matérialisé par des objets comme la route et le passeport. Le chemin de fer ouvre dans le siècle qui suit l’ère de la mobilité massifiée, forcément en résonance avec le projet démocratique et républicain. Au XXe siècle, l’automobilisme suit de ce point de vue la même voie1. De sorte que la nouvelle réelle coupure n’intervient pas avant le procès de la mobilisation individuelle de masse, qui s’ouvre dans le dernier tiers de ce siècle. Invitant à repenser les liens entre modernité et mobilité, l’idée de reconstruire l’ordre politique sur le dos, sur le toit de l’auto, fait à son tour son chemin.

6S’il espère avoir éclairé la variété des enjeux et des situations, l’ouvrage a indubitablement laissé des zones d’ombre. Bien sûr il y a d’autres circonstances, d’autres contextes. La somme n’épuise pas les cas. Mais surtout, tout ce qu’il y a de politique dans la mobilité ne se reflète pas dans ce miroir déformant. Quid de la question toute simple de l’enjeu des mobilités dans les élections, ces temps forts de la démocratie ? L’exemple américain montre aussi que la mobilité des nouvelles, via la presse et l’infrastructure postale, pourrait être mieux étudiée sous cet angle2. Le mandat civique de la Poste, longtemps en tension avec son mandat fiscal, s’inscrit en effet en plein dans la problématique. De même, le chemin de fer, trop en retrait dans le volume, mériterait une place plus centrale.

7Au-delà d’une focalisation sur le mouvement, qu’en est-il de l’immobilité, choisie ou subie. Les grands ensembles français, trop souvent en manque de liens avec la ville constituée n’illustrent-ils pas le fait que les questions de mobilité peuvent mettre à mal une démocratie en contribuant à reléguer socialement et symboliquement des territoires pourtant pensés initialement comme la démocratisation du confort et d’un mode de vie moderne ? Au contraire, si la mobilité est l’une des valeurs sur lesquelles se sont fondées les démocraties occidentales, faire le choix de l’immobilité rentre-t-il en contradiction avec cette forme politique ?

8Nous touchons bien là à la question des valeurs que véhicule cette mobilité. Liberté ou contrainte ? Émancipation ou aliénation ? Sans même aborder les choix de systèmes de transport, de la belle américaine au vélo électrique, la notion même de mobilité est bien sujette à des jeux de représentations et de valeurs, qui se redéfinissent à un rythme rapide. Une démocratie qui se porte bien se transporte probablement bien aussi, dans la mesure où le « bien » relatif de l’une, ne peut se concevoir sans celui de l’autre.

Notes de bas de page

1 Flonneau Mathieu, Défense et illustration d’un automobilisme républicain, Paris, Descartes & Cie, 2014.

2 John Richard, Spreading the News. The American Postal System from Franklin to Morse, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1995.


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