La haine des récidivistes après 1945
p. 255-264
Texte intégral
1« Quand on est relégué, on n’est plus un homme. Après cela, on ne se relève pas » confessait un prisonnier du centre de triage et d’observation de Rouen en 1954. Les condamnés à la peine complémentaire de la relégation perpétuelle, créée en 1885 pour sanctionner les récidivistes et demeurée en vigueur jusqu’en 1970, ont été victimes d’un ostracisme dont la vigueur et les différentes manifestations sont difficilement imaginables aujourd’hui. Ils suscitent l’exaspération des personnels qui les prennent en charge, gardiens et magistrats, assistantes sociales et éducateurs, psychiatres et psychologues. Ils sont rejetés par leurs proches et méprisés par leurs compagnons de captivité. Leur sort ne fut pas aussi tragique que celui des asociaux aux triangles noirs des camps de concentration allemands, mais ils subirent l’ostracisme, le mépris et la haine. De larges secteurs de l’opinion ne comprennent pas les entreprises de réinsertion déployées en leur faveur dans le droit fil de la Réforme pénitentiaire initiée en 1945. Et lorsqu’ils commettent de nouveaux délits les journalistes se déchaînent. Deux extraits de L’Impartial des Andelys peuvent en témoigner. Ils ont été rédigés au milieu des années cinquante à l’occasion de deux procès de relégués évadés du centre de relèvement par le travail géré par l’Armée du Salut au château de Radepont, dans l’Eure, et prévenus de vols et cambriolages.
« Deux chevaux de retour. Deux têtes, le même type : front étroit ou fuyant, visage fermé, regard mort pendant l’audience et rigolard pendant les suspensions. Ils sont tous deux marqués par le vice, naturel ou acquis, et par une vie de prison. »
« Ils sont chargés d’un casier judiciaire bien garni. Ce sont des chevaux de retour, endurcis et vicieux. Ils portent leurs tares sur leurs traits. L’un a le type classique du bandit : les oreilles décollées, l’œil froid. Qu’y a t-il à tirer de pareils sujets ! Rien ! Ils sont parfaitement irresponsables. Le vol et le crime sont leur pente naturelle. Le tout est de ne pas les laisser s’y abandonner. Le mieux serait sans doute d’envoyer ces incorrigibles non pas à Radepont mais dans quelque sale coin des colonies où il y a du travail de forçat à faire. »
2Ces portraits sont caractéristiques de la tonalité des discours qui évoquent les relégués après la seconde guerre mondiale lorsque ces derniers ne sont plus acheminés en Guyane mais font l’objet d’une expérimentation pénale de grande ampleur en métropole initiée par les réformateurs pénitentiaires proches de Paul Amor afin de les réadapter, de les resocialiser. Le relégué est considéré comme un type particulier de délinquant – on évoque fréquemment dans leurs casiers pénitentiaires des « relégués-types » – avec des traits singuliers que les observateurs identifient à l’aide des concepts d’une criminologie biologisante éculée, concepts d’une rare violence où se mêlent préjugés et racisme. Malgré les efforts des promoteurs d’une défense sociale nouvelle qui prônent l’amendement et la réinsertion des condamnés, malgré les écrits de Pierre Cannat et malgré la politique qu’il impulse au sommet de l’Administration pénitentiaire, les personnels qui s’occupent des relégués, éducateurs, psychiatres, assistantes sociales, magistrats et surveillants de prisons privilégient la rigueur et prescrivent l’élimination des incorrigibles, à l’instar d’une bonne partie de l’opinion. À ce décalage entre les discours généreux des réformateurs et les pratiques du terrain, il convient d’ajouter qu’il y a une disproportion impressionnante entre la violence des appréciations sur les relégués et la très faible gravité de leurs délits. Moins de 15 % des relégués ont été sanctionnés de cette peine à l’issue d’un procès d’assises. Voleurs de bicyclettes et pilleurs de troncs, vagabonds chapardeurs et trafiquants de titres d’alimentation, interdits de séjour et mendiants, alcooliques à la dérive quelque peu exhibitionnistes constituent le petit peuple des relégués. Habitués des tribunaux correctionnels, ils ne sont que rarement engagés dans une carrière criminelle. Les circonstances des guerres et des après-guerres ont bousculé bien des destinées. Peu dangereux au regard des préjudices commis, ils subissent de longues détentions dans des centres qui leur sont spécialement réservés, au gré de leurs récidives et de leurs échecs en libération conditionnelle.
3« Monter au chapeau », selon l’expression du Milieu pour désigner la condamnation à la relégation, c’était la perspective d’un périple au long cours au sein d’établissements pénitentiaires spécialement aménagés pour ces réprouvés tenus à l’écart du reste de la population pénale. La réputation des camps d’épreuve de Mauzac et de Saint-Martin-de-Ré, des prisons d’antisociaux de Lure et de Gannat, des centres de semi-liberté de Clermont-Ferrand et de Saint-Sulpice-la-Pointe est mauvaise, comme autrefois le camp de Saint-Jean-du-Maroni lorsqu’il était visité par les journalistes Albert Londres et Alexis Danan. Non que le régime disciplinaire y fusse particulièrement sévère, mais à cause du regroupement en ces lieux d’êtres décrits comme des « épaves », des personnages « déchus », des « abouliques » sans perspectives autres que la vie pénitentiaire. Les ivrognes incorrigibles représentent plus de la moitié des effectifs. Handicapés physiques – borgnes, manchots, boiteux – déficients mentaux et tuberculeux y survivent tant bien que mal aux côtés des relégués « réintégrés », accumulant les années de détention à la suite d’échecs successifs en libération conditionnelle, « marqués par l’empreinte pénitentiaire », « vieillis prématurément », selon leurs gardiens. Les ouvriers agricoles et les manœuvres non qualifiés sont les deux professions les plus fréquemment mentionnées dans les registres d’écrou. Une part d’entre eux est sans travail, sans domicile fixe, à la rue, en voie de clochardisation au moment de leur dernière condamnation. Les mentions d’illettrisme ne sont pas rares et les niveaux d’études dépassent très rarement le Certificat. L’administration pénitentiaire déplore la promiscuité dans ces centres. Elle sait les effets désastreux qu’elle peut avoir sur de jeunes relégués que l’on dirige plutôt vers les prisons-écoles de la Réforme.
4Les dossiers de personnalité sont en effet peu flatteurs. Le psychiatre du centre de Rouen présente ainsi un relégué de 57 ans : « C’est un vieux relégué très sénilisé et débile mental. Son état physique est très déficient. C’est le prototype du multirécidiviste avec trente condamnations au casier. Son alcoolisme est ancien. Il porte des tatouages de vieux légionnaire et présente en outre un sérieux affaiblissement intellectuel en liaison avec une vie pénitentiaire ancienne1. » Quelques condamnés, les escrocs et les professionnels malchanceux du vol à main armée par exemple, refusent d’être assimilés au « troupeau des relégués », exigent d’être placés à l’isolement ou à l’écart. La relégation est alors vécue comme une opprobre, une souillure, tant la représentation du relégué est négative. Dans l’univers carcéral, les relégués sont placés tout en bas de l’échelle. « Pauvres types », lit-on dans leurs dossiers, « personnages pourris », selon l’expression du gangster Charles Willoquet, minables et demi-sels aux yeux des caïds du milieu, « dégénérés, tarés », à lire Pierre Malo, journaliste collaborateur qui séjourna à leurs côtés lors de l’Épuration à Saint-Martin-de-Ré, ils ne bénéficient d’aucune commisération. À l’exception de rares chrétiens qui comme les assistants sociaux de l’Armée du Salut les aident dans leurs démarches et les hébergent dans leurs foyers, ils provoquent le rejet. L’être déchu effraie, suscite même la haine de ses compagnons, car il est un miroir tendu à celui qui pourrait sombrer, se laisser aller.
5Pour tenter d’expliquer les réitérations d’actes délictueux, les casiers judiciaires aux mentions interminables, les rechutes successives, les autorités ont tenté de cerner la personnalité des relégués en multipliant les instances d’observation et de classement. Psychiatres, éducateurs, assistantes sociales, psycho-techniciens multiplient tests et entretiens. Ils sont encouragés par Pierre Cannat qui publie les portraits-types de relégués afin de mieux cerner les causes des échecs massifs de la Réforme et des quelques cas de réussite, par tous les responsables de centres d’observation qu’ils soient psychiatres comme Vullien ou Giscard, pénitentiaires comme Gairaud ou magistrats comme Vienne qui eux aussi tentent de cerner les traits essentiels des différentes catégories de relégués. Il s’en dégage des représentations très stéréotypées des relégués conçues à l’aide concepts psychologiques et criminologiques hâtivement mobilisés à l’occasion. Des types de relégués sont ainsi élaborés : les antisociaux, minoritaires, engagés dans la voie criminelle et contestataire de l’ordre pénitentiaire et les asociaux, largement majoritaires, abouliques, alcooliques et en voie de déchéance sociale. Si la personnalité des premiers – rares membres du Milieu, très rares délinquants sexuels ou prisonniers indisciplinés que l’on tient à sanctionner ou à mettre à l’écart – ne pose guère de problème aux observateurs, il n’en va pas de même des autres, ces centaines d’hommes qui peuplent les centres de Mauzac et de Saint-Martin-de-Ré et qui ne parviennent pas à quitter l’univers carcéral propre aux relégués.
6On en vient à décrire un peuple à part de relégués, avec son esprit, sa nature, ses vices et ses mœurs, ses traits psychologiques et même ses aspects morphologiques. Lorsqu’un personnage tranche par rapport à l’ensemble, on peut lire dans son dossier : « non marqué par l’esprit relégué ». Les mentions les plus fréquentes montrent la persistance de l’influence de théories criminologiques élaborées à la fin du xixe siècle et aux débuts du xxe siècle : sujets « frustes », « habitus de type dégénératif », « faciès dysmorphiques avec toutes les caractéristiques du dégénéré », « déséquilibrés psychiques constitutionnels », « leptosomes dysmorphiques », « personnages limités à leurs besoins végétatifs », individus « au faciès piriforme et quelque peu simiesque », de type « pycnique et bréviligne ». Nous pourrions citer de nombreuses expertises psychiatriques pour illustrer ce phénomène. Citons celle pratiquée en 1959 sur un clochard, condamné pour un vol de gants et d’une paire de chaussettes dans un Prisunic : « Son comportement antisocial est typiquement celui d’un pervers constitutionnel, tare en rapport avec l’hérédo-alcoolisme le plus souvent. Les perversions se sont extériorisées très tôt. Profondément instinctif, inculte, plus asocial peut-être qu’antisocial, n’ayant, sur ce plan, jamais été riche de bons instincts, il a montré constamment une aboulie, une veulerie, un laisser-aller qui traduisent une profonde désocialisation et tous ces éléments négatifs, dont l’alcoolisme est en même temps une cause et un effet, ne permettent guère de se faire des illusions2. » Les tests pratiqués dans les centres d’observation, le Binet-Simon, le Woolworth, sont censés mesurer le degré d’intelligence. Les âges mentaux compris entre 8 et 10 ans reviennent souvent, de même que la mention d’une débilité mentale ou plus sommairement l’expression « débilard ». L’homosexualité en détention et les réitérations d’exhibitions sexuelles en phases de semi-liberté contribuent à grossir les traits de ces portraits à charge.
7Certaines catégories de relégués sont tellement stigmatisées par les personnels qui les prennent en charge – toutes catégories confondues que ce soit dans les centres d’épreuve, d’observation ou de semi-liberté – qu’il est possible de mentionner des préjugés racistes au sein des dossiers d’observation. C’est en particulier le cas dans les dossiers des relégués tsiganes, yenichs alsaciens, gitans et bohémiens, comme il est coutume d’écrire dans les rapports de cette époque. Ils sont considérés comme des « délinquants ethniques ». Leur appartenance au peuple du voyage déterminerait leurs comportements délictueux et interdirait leur insertion sociale. Un éducateur de Rouen écrit en 1959 : « Il a de par ses origines nomades une conception toute particulière de la morale collective3. » Le gardien-chef de Mauzac, en 1954, à propos d’un relégué alsacien : « C’est le nomade dont l’amendement ne peut être espéré4. » L’éducateur du centre de semi-liberté de Clermont-ferrand note en 1966 : « Sa délinquance est celle d’un manouche. Elle est d’ordre ethnique et liée à la mentalité et aux conceptions tribales du sujet qui, comme tous ceux de sa race ne pourra jamais concevoir qu’il y ait une autre manière de se comporter5. » Lieux communs et stéréotypes racistes ne sont pas rares. L’éducateur du centre de Rouen écrit en 1959 : « Le sujet étant illettré et d’origine nomade, il a de par ses origines raciales une conception toute particulière de la morale collective6. » Les quelques rares relégués siciliens, juifs et nord-africains sont eux aussi victimes de préjugés racistes. Il est fait mention de leur « sabir », de leurs « traits fort prononcés » et de préventions largement partagées par les observateurs : « inspire d’emblée une certaine méfiance que la suite va confirmer7 ! »
8Ces examens à prétention médico-psychologique combinés avec les enquêtes sociales et les rapports des éducateurs à la suite d’entretiens laissent entrevoir beaucoup plus d’exaspération que de compréhension, plus souvent le rejet que l’apitoiement. Ils laissent parfois percer leur impuissance, conscients du fait que la prison n’est pas la solution, et espèrent en d’utopiques établissements spécialisés, des établissements plus ou moins médicalisés de Défense sociale qui ne virent jamais le jour, ou préconisent un transfert, une mesure de débarras, vers les hospices de vieux, les asiles psychiatriques ou les structures caritatives de l’Armée du Salut. L’éducateur du centre de Rouen offre en 1957 une synthèse assez pessimiste. Un relégué est dit pourvu de tares héréditaires et d’une débilité liée à une méningite infantile. Analphabète, ce clochard n’aurait que des besoins végétatifs et primaires. Il conclut : « Que pouvons-nous tirer de cette épave8 ? » À Clermont-Ferrand, en 1959, l’éducateur conclut ainsi une synthèse d’observation : « Cas limite de délinquant constitutionnel psychopathe dont la place n’est plus dans un centre pénitentiaire, mais dans un asile9. » Les évaluateurs inclinent à la rigueur, au refus des mesures d’adoucissements de peine et lorsqu’ils doivent s’y plier, puisque c’est la mission qui leur est assignée dans les centres de semi-liberté, ce n’est pas sans réticence. Les conclusions sont dures : « Inamendable, incapable d’occuper une place convenable dans la société10. »
9Refusant d’accepter leur sort, une part notable des relégués conteste la sanction qui les frappe, le système carcéral qui leur est proposé, les observations auxquelles ils sont tenus de se soumettre. La relégation apparaît depuis longtemps comme une sanction disproportionnée eu égard aux infractions commises. Les magistrats déplorent l’automaticité de la sanction après un quatre condamnations correctionnelles à plus de trois mois de prison. En 1954, les relégués se mutinent dans le quartier qui leur est affecté au sein de la maison centrale de Fontevrault. Cette même année, le législateur décide de mettre fin à l’automaticité de cette peine qui frappait environ 10 % de la population incarcérée au milieu des années cinquante et qui sera désormais prononcée plus rarement11. Les relégués ont le sentiment de subir en sus d’une sanction injuste, une marque indélébile qui les place définitivement au ban de la société. La très longue durée des emprisonnements conduit à la révolte. L’un d’eux est décrit par l’éducateur de Rouen comme aigri depuis sa jeunesse : « Il hait la société. De tempérament violent, il devient bagarreur quand il a bu. » Sa vie s’est déroulée à l’ombre des hauts murs. Ce sont d’abord les orphelinats de l’Assistance publique où il a été abandonné par son père qui ne pensait pas l’être. Dès huit ans, à la suite d’une fugue, il est transféré dans la colonie privée de Mettray qui accueille les « pupilles vicieux de l’Assistance ». Il y commet plusieurs délits et multiplie les tentatives d’évasions. Quatre condamnations pour des vols, pour vagabondage et mendicité le conduisent à la relégation dès 1939. Il demeure pendant toute la guerre dans la maison centrale de Riom. Placé en libération conditionnelle en 1945, il est réintégré dès 1947 à la suite d’un nouveau vol. Commence alors un long périple : trois ans à Mauzac, un stage à Rouen, deux ans à Saint-Sulpice-la-Pointe, puis deux ans à Saint-Martin-de-Ré, puis un nouveau stage à Rouen où il obtient une libération conditionnelle en 1960. Il a séjourné près de vingt années dans les centres et camps de relégués, à la suite de vols bénins12. En octobre 1970, le psychiatre du centre d’observation de Rouen présente ainsi un autre relégué pratiquement enfermé depuis un quart de siècle :
« Il se montre amer, aigri, voire révolté, comme plusieurs de ses compagnons. Il prétend qu’on lui a fait entrevoir une libération prochaine, une libération conditionnelle rapide et du travail avant son arrivée ici et qu’il y trouve une cellule, l’inactivité, l’absence de toute perspective et l’indifférence. Le ton monte proportionnellement à l’évocation de la situation répressive qu’il connaît ici en comparaison de celle qu’il a connue à Mauzac où il avait de meilleures conditions de vie. De l’amertume à la révolte, il est aux confins du sentiment de persécution13. »
10Coups de colère, injures et coups, excès de boisson, fugues et évasions à l’occasion de sorties promenades ou de placements en semi-liberté scandent la chronique des établissements. Comportements revendicateurs, quérulents, contestataires exaspèrent les personnels de surveillance. Dans les dossiers d’observation et dans les écrits des spécialistes au sein de la Revue pénitentiaire et de droit pénal, au sein de la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, ils sont érigés en trait caractéristique de la personnalité du « relégué type ». Les relégués sont décrits comme des récriminateurs, des râleurs qui protestent contre tout et rien. En 1959, l’éducateur du centre de triage de Rouen dit d’un ancien de la maison de correction de Belle Isle, au corps couvert de tatouages, mal noté lors de tous ses séjours en prison pour cause de jeux clandestins, de trafics, de retards en semiliberté et de tentatives d’évasion, que c’est un homosexuel bagarreur, joueur, violent et qu’il « offre le portrait-type du mauvais relégué14 ». L’éducateur de Clermont-Ferrand offre des appréciations du même ordre en 1960 : « possède tous les vices des relégués, pilier de prison sournois, menteur, dissimulateur et pervers15 ».
11Les stratégies adoptées par les relégués pour atteindre au plus vite une libération conditionnelle, envisageable à l’issue d’un séjour de trois ans en centre d’épreuve depuis la loi de 1942, sont fustigées par leurs gardiens : conduite étudiée, apparente soumission, ruse et mensonge pour éviter toute sanction. L’un d’eux est décrit comme un récriminateur attaquant rarement de front les personnels, mais sachant faire germer la fronde chez ses co-détenus. L’hypocrisie du « relégué-type » est alors érigée en second trait dominant de sa personnalité et en nouvel obstacle à toute entreprise de réinsertion sincère. C’est le portrait qui est offert d’un petit truand marseillais, écroué en 1957 à Clermont-Ferrand : « C’est le relégué typique dont le comportement ne laisse pas à désirer en apparence mais qui connaît toutes les faiblesses de l’administration et toutes les subtilités des règlements et les exploite adroitement à son profit. Il est cauteleux, rampant, sournois, méchant et exerce une mauvaise influence sur ses camarades. Il est en outre fortement soupçonné de pédérastie16. » Les dossiers élaborés dans les centres de triage de Rouen, Besançon, Lille et Saint-Etienne, tout comme dans le centre de semi-liberté de Clermont-Ferrand, laissent entrevoir la colère des intervenants, qu’ils soient éducateurs, gardiens ou psychiatres, à l’égard de détenus qui refusent de « jouer le jeu », qui ne « désarment pas » supposent-ils, qui s’irritent des règles contraignantes imposées par la Réforme. Les appréciations sont d’une extrême sévérité, avec pour conséquence des refus de mise en liberté et des allongements du séjour dans le système carcéral des relégués. Au fil des années, principalement durant les années soixante, quand ces professionnels voient revenir des relégués réintégrés qui accomplissent leur dixième, quinzaine, parfois même leur vingtième année en relégation, l’irritation est à son comble et les pronostics de plus en plus sombres. « Voué à mourir en prison » revient fréquemment sous la plume de l’éducateur du centre Pierre Giscard de Clermont-Ferrand, très hostile aux essais de réadaptation tentés pour des personnages qui à ses yeux ne le méritent pas.
12En sus de l’étiquette « relégué » qui leur colle à la peau et qui les stigmatise dans la vie libre, ces prisonniers doivent entamer un véritable parcours du combattant pour cheminer vers la liberté. Le psychiatre de Rouen notait en 1966 à propos d’un ancien relégué de Guyane : « Il faut dire qu’il est très sensibilisé à son étiquette de relégué. L’indiscrétion des uns, la maladresse des autres font qu’il a toujours été contraint de découvrir un passé qu’il s’efforce de dissimuler17. » Non qualifiés dans leur grande majorité, ils ne peuvent être employés qu’à des tâches manuelles et mal rémunérées, sur des chantiers comme terrassiers, dans des usines comme manœuvres, aux Pompes Funèbres… La libération conditionnelle, pendant de longues années, signifie une surveillance et des contraintes. Ils sont de plus interdits de séjour dans leur région d’origine, dans les grandes métropoles, là où ils ont commis leurs délits. « Tricards » socialement marginalisés, ils ont tendance à se retrouver entre eux, dans les cafés du quartier populaire de Martainville à Rouen pour ne citer qu’un exemple, et à commettre de nouveaux délits ou à prendre la fuite. Ce que l’opinion, comme nous l’avons mentionné, ne supporte pas. D’exceptionnels crimes graves commis par des relégués, comme en 1966 l’assassinat d’une jeune fille à Nancy18, remettent en question tous les efforts entrepris en leur faveur et incitent les commissions de libération à la prudence. En 1966, l’éducateur de Clermont-Ferrand émet un avis défavorable à la libération conditionnelle d’un exhibitionniste récidiviste au prétexte suivant : « En raison des graves incidents [affaires J. et L.] qui, au cours des dernières semaines ont traumatisé l’opinion publique et l’ont dressée contre notre expérience, il serait plus que maladroit de risquer d’aller au-devant d’incidents bien plus graves encore puisque mettant en jeu l’innocence et peut-être la vie de jeunes enfants en mettant en liberté un voyou, pervers sexuel, physiquement aussi dangereux19. »
13Plus dur encore, les relégués souffrent presque tous du rejet, du mépris, de la haine de leur milieu villageois et familial d’origine. Ils sont isolés. Les attaches familiales ont été rompues, comme le montrent les rapports des assistantes sociales qui ont enquêté auprès de leurs proches. Les appréciations sur leur comportement sont d’une rare violence. Des maires, des gendarmes, des parents espèrent qu’ils ne reparaissent jamais et qu’ils demeurent « à jamais en prison20 ». Parents, frères et sœurs ont honte, cachent à leurs voisins ce proche « dévoyé », refusent de lui écrire comme de le recevoir à sa libération. Ils craignent pour leur réputation et ne veulent plus en entendre parler, se soustrayant parfois aux enquêtes sociales. Des sœurs « sont tremblantes à l’idée qu’il pourrait revenir21 » ! Une assistante sociale évoque en 1952 une belle-mère qui parle de se suicider plutôt que de revoir son beau-fils. Une autre décrit une famille honorable « effondrée » de compter en son sein un « inverti commettant des actes contre nature sous la robe d’un prêtre ». Elle rédige en 1958 un rapport qu’elle conclut ainsi : « Ils ne souhaitent qu’une chose : que le détenu ne sorte jamais. Pour eux, il est le prototype du relégué à vie. Le savoir hors du monde leur est un soulagement. Cette famille est terriblement tourmentée à l’idée d’une liberté reconquise22. » Aux relégations pénale et sociale vient s’ajouter une quasi-relégation familiale.
14« Nous les relégués, on n’est pas grand-chose23 » se plaignait un pensionnaire du centre de Rouen, résigné à sa dégradation d’après l’éducateur qui le suivait en 1954. Il déambulait, les mains au fond des poches, les épaules remontées, l’allure lente, lasse, désabusée. À l’occasion, il s’enivrait, pillait un tronc de chapelle pour régler les consommations et accumulait les années de détention dans les centres de relégués. Les relégués plusieurs fois réintégrés, comme ce valet de ferme normand, irritaient par leur nonchalance, leur paresse, leur instabilité, en totale contradiction avec les valeurs d’une République en reconstruction, puis en plein essor économique. Dans les autobiographies qu’on les incitait à rédiger dans les centres d’observation, ils évoquaient fréquemment la malchance, la fatalité, les conséquences de la guerre ou la dureté de la société, presque jamais leur propre responsabilité, ce qui énervait éducateurs et magistrats. « J’ai eu une vie de paria. J’ai joué une carte, elle n’a pas été bonne, j’ai perdu. Je paie », écrivait en 1970 un relégué du centre de Rouen. Un autre avait le front tatoué de l’inscription « pas de chance ». Souhaitaient-ils, voulaient-ils s’en sortir, s’interrogeaient les membres des commissions de classement et de libération conditionnelle ? Ils s’accordaient pour fustiger un esprit relégué, principal obstacle voulaient-ils croire à la réinsertion et prétexte commode pour éviter d’identifier les obstacles objectifs que les relégués devaient surmonter en liberté. La faute aux relégués, semblaient-ils dire. Deux ans avant la suppression de la relégation, le psychiatre du centre de Rouen présentait ainsi un récidiviste du vol et du vagabondage, âgé de 47 ans : « Il a l’allure et le ton d’un vieux briscard et d’une vieille canaille auquel la malice tient lieu d’intelligence. Sa physionomie est étrange du fait de la conformation des oreilles qui satisferait les morphologistes à la Lombroso. Il a de nombreux tatouages sur les bras et les mains qui le gênent. Son allure est prématurément vieillie. Il semble remâcher une rancœur permanente, une amertume sans fin ; une rancune contre la société qui l’a condamné24. »
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15Les relégués ne furent jamais de grands criminels, mais ils furent victimes d’une hostilité sans commune mesure avec les infractions qu’ils commettaient. Leur récidive exaspérait, mais plus encore leur personnalité, décortiquée par les observateurs de centres au moyen de concepts criminologiques pour le moins brutaux. Au point que certains d’entre eux adoptaient une attitude schizophrène, comme ce vagabond qui refusait de s’assimiler au « milieu relégué », les décrivant ainsi : « des pauvres types sans volonté, sans attaches et sans but, des bons à rien excusables25 ». À la haine des autres s’ajoutait la haine de soi.
Notes de bas de page
1 Archives départementales de Seine-Maritime (ADSM), 3 735 W 9, rapport du psychiatre en 1955. 706 dossiers personnels de relégués élaborés entre 1953 et 1970 dans le centre de triage et d’observation ont pu être récupérés dans les greniers de la prison Bonne Nouvelle à Rouen et ont été étudiés.
2 ADSM, 3 735 W 68, note du psychiatre en 1959.
3 ADSM, 3 735 W 81, dossier du centre de triage de relégués, 1959.
4 ADSM, 3 735 W 85, dossier du centre de triage de relégués, 1954.
5 Archives départementales du Puy-de-Dôme (ADPD), 1 124 W 256, dossier du centre de semi-liberté Pierre Giscard confectionné en 1966. Nous avons effectué un échantillonnage parmi les dossiers personnels du centre de semi-liberté et étudié 253 dossiers.
6 ADSM, 3 735 W 81, fiche biographique de l’éducateur en 1959.
7 ADSM, 3 735 W 5, dossier du centre de triage de relégués, 1968.
8 ADSM, 3 735 W 77, dossier du centre de triage de relégués, 1958.
9 ADPD, 1 124 W 257, dossier du centre de semi-liberté Pierre Giscard, 1959.
10 ADSM, 3 735 W 10, dossier du centre de triage de relégués, 1960.
11 Marc Ancel, « Deux aspects nouveaux de la législation pénale française », Revue internationale de criminologie et de police technique, Volume VIII, n° 4, octobre-décembre 1954, p. 243-249.
12 ADSM, 3 735 W 35, itinéraire reconstitué à l’aide de son dossier de 1959.
13 ADSM, 3 735 W 63, rapport du psychiatre en octobre 1970.
14 ADSM, 3 735 W 5, dossier du centre de triage de relégués, 1959.
15 ADPD, 1 124 W 256, dossier du centre Pierre Giscard, 1960.
16 ADPD, 1 124 W 267, dossier du centre Pierre Giscard, 1957.
17 ADSM, 3 735 W 32, note de janvier 1966.
18 ADSM, 3 735 W 68, dossier du centre de triage de relégués, 1966, affaire M.
19 ADPD, 1 124 W 256, dossier du centre Pierre Giscard, 1966.
20 ADSM, 3 735 W 81, dossier du centre de triage de relégués, 1956.
21 ADSM, 3 735 W 71, dossier confectionné en 1954
22 ADSM, 3 735 W 62, dossier confectionné en 1958.
23 ADSM, 3 735 W 3, dossier confectionné en 1954.
24 ADSM, 3 735 W 35, rapport du psychiatre en 1968.
25 ADSM, 3 735 W 64, dossier confectionné en 1963.
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