Les établissements privés habilités par l’Éducation surveillée : des lieux de concentration de la haine ?
p. 127-136
Texte intégral
1Les archives des établissements habilités par l’Éducation surveillée en Seine-Maritime depuis l’après-guerre jusqu’aux années quatre-vingt, et en particulier l’étude des dossiers personnels des jeunes dits inadaptés, révèlent la quasi-quotidienneté de la violence, voire de la haine et de ses manifestations, non seulement dans l’histoire de ces garçons en difficulté, mais également au sein des internats et des foyers de semi-liberté chargés de les rééduquer. Les enquêtes sociales, les rapports des psychologues, des psychiatres et des éducateurs ainsi que la correspondance, rassemblés dans ces dossiers, signalent régulièrement la violence des sentiments et des réactions des jeunes qu’ils soient délinquants ou en danger moral. Toutefois, la haine en tant que telle est très rarement mentionnée dans ces dossiers et elle se cache derrière les « problèmes de comportement », les « réactions d’opposition », les actes « antisociaux » ou « asociaux », les « conflits familiaux », « l’agressivité ». Cette impression d’une concentration très forte de violences et de haines est inhérente à la fonction même de ces établissements : éloigner le jeune en difficulté d’un environnement néfaste et le réadapter à la société. Le placement d’un adolescent, sur décision du juge des enfants ou des services sociaux s’appuie sur les rapports des divers spécialistes, et se justifie par le milieu familial jugé défavorable voire pathogène, ou par le fait que le jeune lui-même pose des problèmes d’adaptation et de comportement dans sa famille voire au sein de la société. Il ne saurait donc être question de généraliser le profil et les caractéristiques des jeunes pris en charge par les foyers à l’ensemble de la jeunesse délinquante, même s’il est évident que des traits communs sont visibles.
2Haines familiales, haine de soi, haine envers la société dans laquelle le jeune ne peut ou ne veut pas s’intégrer, envers l’institution et ses représentants, celles-ci peuvent se manifester sous des formes très violentes vis-à-vis desquelles les éducateurs se sentent parfois désarmés. Les crises nerveuses, les conduites à risque, les dégradations diverses, les violences envers l’objet honni allant parfois jusqu’à l’envie de tuer sont régulièrement signalées. L’intérêt est d’essayer de comprendre à partir de quelques études de cas significatifs, quelles difficultés et quels griefs présentent ces jeunes en marge, quelles sont les manifestations de cette haine et comment les établissements tentent de canaliser cette violence des sentiments et des comportements qui perturbe fortement la vie en collectivité.
Les haines familiales au cœur des dossiers des jeunes placés
3Le milieu familial des jeunes placés est scrupuleusement décrit dans les enquêtes sociales dont la présentation est presque immuable. Sont rapportés en détail la composition de la famille, le budget, l’état du logement, l’histoire de la famille, la visite à la famille, les renseignements recueillis auprès de « personnes dignes de foi » sur chacun des membres, l’histoire du mineur, sa santé et ses antécédents, sa scolarité, son comportement dans la famille et dans le voisinage, ses loisirs. Ces renseignements, où pointe parfois le regard moralisateur de quelques assistantes sociales, sont régulièrement repris dans les rapports fournis par l’équipe éducative du foyer pour tenter de comprendre le comportement du jeune en question. Les violences et les haines familiales sont ainsi mises en avant pour expliquer les difficultés d’adaptation, d’identité et d’identification du jeune.
Les jeunes victimes des haines familiales
4Le placement peut être motivé par le fait que l’enfant est victime du rejet d’un ou de plusieurs membres de sa famille. Qu’il s’agisse de haine paternelle ou de haine maternelle, celle-ci est rendue visible par les problèmes de comportement posés par le jeune, notamment le vagabondage et l’évolution vers la délinquance comme l’illustre l’exemple suivant.
5Gérard1, seize ans, arrive au Foyer Fraternel de Beuzevillette, près du Havre, en novembre 1956 pour vols et port d’armes. Enfant naturel, il est reconnu par sa mère qui est fortement mise en cause dans l’enquête sociale2 : « C’était une fillette difficile, n’ayant aucun respect pour sa mère dont elle disait “elle est toujours malade celle-là mais elle ne crève pas.” De plus elle eut très jeune une conduite volage comme le prouve sa maternité précoce. » Elle vécut quelque temps avec le père du jeune, puis avec un Russe avant de rejoindre l’Allemagne comme volontaire. À son retour en France, « elle dut se cacher dans les bois pour éviter d’avoir les cheveux rasés », avant de se marier en 1948. Placé à l’âge de neuf mois en nourrice, le retour auprès de sa mère se passe très mal : « Il sentit qu’il n’était pas accepté et comprit tout de suite la différence qui existait entre les autres enfants et lui. » Sa mère n’a jamais fait preuve d’affection envers Gérard, refuse qu’il approche des autres enfants et ne le défend pas contre les brutalités de son mari, qui « n’a jamais accepté le fils aîné de sa femme et non seulement ne l’a pas reconnu mais encore manifestait à son endroit des sentiments d’hostilité ». Livré à lui-même, son père naturel, alcoolique, refusant également de s’en occuper, l’adolescent pose très rapidement des problèmes de comportement, menaçant les voisins, commettant des dégradations et collectionnant les armes. Or, au cours de son séjour au foyer, aucun problème n’est signalé. Lorsqu’il obtient son certificat de formation professionnelle en briquetage, il supplie même le directeur du foyer de le garder et de ne pas le renvoyer dans sa famille. Pendant un an, il séjourne donc au foyer de Trigauville, au Havre, d’où il sort avec un travail, sans pour autant retourner dans sa famille. Le lien ici entre la violence du milieu familial et le comportement délinquantiel du jeune est évident, d’autant que celui-ci cesse dès son placement. Ceci explique d’ailleurs le fait que certains mineurs délinquants sont pris en charge non pas au titre de l’ordonnance du 2 février 1945, mais de l’assistance éducative.
Les problèmes d’identité et d’identification
6Les haines maternelles et paternelles posent à l’adolescent de véritables problèmes d’identité et d’identification qui se traduisent par une violence vis-à-vis des autres et de soi.
7Bernard, seize ans, sort de la Maison d’arrêt. Il est admis au Foyer Fraternel de Beuzevillette en avril 1984 pour des délits divers et des problèmes psychologiques. Ses parents se sont séparés quand il avait dix ans. L’attitude ambivalente de sa mère, à la fois « rejetante » et « surprotectrice », déstabilise véritablement l’adolescent qui, selon les éducateurs, est « extrêmement malheureux, sans repères ni affection3 ». Il souffre de tics et de crises d’épilepsie. Son dossier est émaillé par les fugues et les violences non seulement envers les autres, mais aussi envers lui-même. Les automutilations, les conduites addictives et les tentatives de suicide soulignent le mal-être de ces jeunes en manque de repères qui n’arrivent pas à s’accepter, voire se punissent d’être nés. Mais il n’est pas rare également que le rejet par un membre de la famille entraîne la « réciprocité des mauvais sentiments4 ».
8C’est le cas de Marcel qui arrive en mars 1962 au foyer Les Terrasses, près de Rouen, à la suite d’une demande d’assistance éducative, car il s’oriente de manière inquiétante vers la délinquance. Il est décrit comme « un adolescent en pleine crise qui cherche à s’affirmer par des attitudes d’opposition, mais garde sur certains points une mentalité de petit garçon […] De nature sensible, [Marcel] a profondément souffert des mésententes conjugales des parents, d’un rejet du père qui lui a laissé entendre à plusieurs reprises qu’il n’était pas son fils5 ». En effet, Marcel est né en 1944, au retour d’Allemagne de son père qui était prisonnier de guerre. Le rapport poursuit en expliquant qu’« hostile à ce dernier qui lui refuse l’identification qu’il aurait souhaitée, il se montre particulièrement agressif à son égard le chargeant de tous les torts et de tous les défauts ; par contre, il défend sa mère avec âpreté [sic], lui témoignant un attachement à forte résonance œdipienne ». Plusieurs cas similaires ont été relevés dans les dossiers des enfants nés pendant la Seconde Guerre mondiale. La séparation, puis le retour des prisonniers de guerre, ont fortement perturbé les familles, surtout lorsque s’ajoute une naissance issue d’une liaison « adultérine ». Il n’est pas rare que l’enfant ne soit pas accepté par le mari trompé parce qu’il « rappelle sans cesse par sa présence la faute de la mère6 ». L’enfant ainsi rejeté peut en concevoir également de la haine et présenter des troubles du comportement. Toutefois, il est des cas où le rejet n’est pas la cause de ces sentiments hostiles, notamment quand le père, perçu comme un despote, entrave la liberté revendiquée.
La haine du jeune à l’égard d’un membre de la famille
9Le besoin d’autonomie et de liberté est souvent au cœur des revendications des adolescents qui reportent leur insatisfaction sur le chef de famille, si celui-ci contrarie leur désir d’émancipation.
10Ainsi, Maurice, seize ans, est placé au foyer de Beuzevillette en décembre 1956 pour vols et menaces de mort. Il a en effet menacé d’éventrer avec un couteau son père, considéré par son entourage comme une brute alcoolique, pendant que sa maîtresse s’emparait de sa paie et de celle de son père. Les divers rapports insistent sur la nécessité de l’éloigner de son milieu familial qualifié de « lamentable matériellement, physiquement et moralement7 ». Il justifie son geste auprès de l’officier de police en expliquant « qu’il en avait assez de cette vie, car non seulement son père ne lui donnait pas à manger, mais de plus il se permettait de percevoir sa quinzaine à sa place8 ». La réaction de cet adolescent illustre en quelque sorte la théorie d’Adler :
« Le drame familial n’est pas un drame d’amour. Son pivot, c’est l’autorité paternelle. L’enfant déteste dans son père l’élément dominateur et tyrannique. Le père est synonyme pour son fils de règles, de lois, d’interdictions, de punitions. Sa force et sa puissance sont des obstacles contre lesquels se brise l’élan de l’enfant. D’où sa rage et son ressentiment9. »
11Dans cet exemple, les frustrations sont telles et l’image du père tyrannique si exacerbée que l’adolescent était sur le point de commettre un parricide. Cependant, sur l’ensemble des dossiers consultés, soit plus de deux mille, rares sont les haines familiales allant jusqu’au meurtre. Seuls deux meurtres perpétrés au sein de la famille ont été relevés et les jeunes placés n’en étaient pas les auteurs. Toutefois, il est intéressant de noter que dans les deux cas, le père alcoolique, brutal et autoritaire, est tué à coups de couteau l’un par la mère, l’autre par un des fils, au motif qu’ils ne supportaient plus cette situation. De plus, les adolescents en question ont eux-mêmes un comportement très violent, terrorisant à leur tour leur entourage, s’opposant à leur placement et refusant de rester dans l’établissement.
La haine au sein des institutions
12La haine qui anime les jeunes pris en charge constitue un véritable obstacle à leur réadaptation surtout quand elle est favorisée par des problèmes psychiatriques ou si elle a pour objet l’institution, l’autorité et la société.
Le délicat problème des maladies mentales
13La sélection des jeunes à l’entrée des établissements habilités par l’Éducation surveillée n’est pas réellement efficace dans les premières années, faute de centres d’observation et d’experts en nombre suffisant.
« Seuls les magistrats qui disposent dans leur département, d’un centre d’observation sont en mesure de faire appel à des psychologues. Les autres juges s’adressent la plupart du temps à des non-spécialistes : les uns demandent au psychiatre de réaliser l’examen psychologique ; d’autres se tournent vers un médecin généraliste, qui parfois se contente d’ajouter à son examen médical, quelques notations sur le caractère du mineur10. »
14Ainsi, les foyers de semi-liberté et les internats de rééducation destinés aux jeunes en danger moral et aux jeunes délinquants reçoivent parfois des mineurs qui n’ont pas leur place dans ce type d’établissements. Comme le souligne Guy Berland, premier directeur du Foyer Fraternel de Beuzevillette, dans une lettre adressée à une assistante sociale : ils ne sont pas « outillés pour ces garçons-là11 ». Même si progressivement, des psychologues et des psychiatres, d’abord ponctuellement, puis de manière permanente, interviennent dans les institutions, les conditions de fonctionnement de ces établissements ne leur permettent pas de répondre à ces problèmes liés aux maladies mentales. Plusieurs dossiers signalent en effet des adolescents victimes de réelles crises de folie, hurlant, entendant des voix et voulant tuer leur mère.
15Le cas de Pierre, dix-sept ans, illustre de manière concrète cette situation qui dure jusqu’aux années soixante. Ce garçon « lent » et « voûté », de père inconnu, arrive au foyer de Beuzevillette en février 1954 à la demande de l’assistante sociale, parce qu’il ne s’entend pas avec sa mère et qu’il faut « le viriliser et lui donner une formation12 ». Or, à la lecture de son dossier, il est évident que ses problèmes ont été sous-estimés et qu’ils ne peuvent être résolus par le foyer. Ses gestes « absurdes » selon l’assistante sociale, démontrent tout de même des difficultés plus graves et une volonté évidente de nuire à sa mère. Il a enduit un de ses pardessus de confiture, mis dans le lait bouillant les corsages de sa mère et brûlé au beau milieu de l’appartement un dictionnaire tout neuf qu’elle lui avait acheté. Son séjour se traduit donc par un échec, le foyer ne pouvant pas lui faire bénéficier d’une quelconque formation à cause de ses carences aussi bien physiques que mentales. Dès le mois d’octobre, l’adolescent est remis à sa mère, puis il retourne rapidement à l’hôpital psychiatrique où il refuse de sortir de sa chambre.
16Ces cas restent toutefois exceptionnels, car les difficultés rencontrées par les éducateurs viennent plutôt des adolescents prônant la non-soumission à l’autorité, la volonté de se marginaliser et s’opposant par conséquent à leur placement.
La haine de l’autorité, de l’institution et de la société
17Les adolescents placés pour actes antisociaux et asociaux, sont ceux qui posent généralement les problèmes les plus importants dans l’établissement par leur refus de se soumettre aux règles collectives et leur mépris des cadres de l’institution. Cette hostilité qui s’étend à la société et à ses valeurs, se manifeste très souvent à l’égard des représentants de l’ordre qu’ils affrontent avec une certaine fierté voire un certain plaisir13. Christian, dix-sept ans, a ainsi été incarcéré à la Maison d’arrêt pour coups à agents, rébellion, ivresse publique et violences. Il arrive au Foyer Fraternel de Beuzevillette en mars 1962. Son placement est rendu nécessaire par ses troubles graves du caractère et ses mauvaises fréquentations. L’enquête sociale14 le qualifie « d’apache » et de « blouson noir ». Refusant de se plier au règlement intérieur et campant sur son attitude de contestation, son séjour au foyer est ponctué de multiples bagarres et impolitesses à l’égard des éducateurs.
18Hormis cette attitude d’opposition, ces jeunes adoptent souvent des codes de reconnaissance hérités de la bande au sein de laquelle ils évoluent, voire pour certains de la prison. Qu’on les appelle les J3, les Blousons noirs et plus tard les Loubards, leurs vêtements et surtout leurs tatouages, signalent leur réprobation à l’égard de la société et leur volonté de ne pas en faire partie. Les tatouages mentionnés dans les rapports d’accueil des établissements, représentent généralement des motifs stéréotypés que l’on retrouve tout au long de la période étudiée. Ainsi, à la fin des années quatre-vingt, Alain, placé au Foyer Fraternel de Beuzevillette, « possède la panoplie d’identification aux valeurs marginales (la croix des voyous, les 5 points, les 3 points, les points sur les 3 premières phalanges, etc.)15 ». Ce véritable langage, issu du milieu carcéral, constitue un code connu des seuls initiés : les trois points signifient ainsi la haine de la police, les cinq points l’empreinte de la prison, et un point à la base de chaque doigt la haine de la justice. À la même époque, un autre pensionnaire du foyer s’est fait tatouer un poignard avec un serpent symbolisant la vengeance16. Signes de marginalité et de révolte, ils constituent de véritables marqueurs sociaux pouvant gêner les jeunes dans leur réinsertion, notamment pour trouver du travail. C’est pourquoi, à la demande de quelques pensionnaires, le directeur du Foyer Fraternel de Beuzevillette se renseigne auprès d’un médecin sur les possibilités de faire retirer ces tatouages.
Des poudrières prêtes à s’enflammer
19La haine qui habite certains jeunes pris en charge, constitue souvent une source de graves perturbations dans les établissements. Comme le souligne le docteur Gilbert Robin, « La haine est le terme extrême de sentiments plus ou moins troubles, plus ou moins tumultueux, la manifestation la plus dramatique, la plus extérieure. C’est une torche aux mains d’un exalté17. »
L’enfermement dans la haine
20Quand la haine n’explose pas, quand elle se transforme en une sourde rancœur, l’adolescent se renferme et les éducateurs ont bien du mal à établir un contact et à avoir une quelconque action éducative sur ce dernier.
21Ainsi, Jean, dix-sept ans, est placé au foyer Les Terrasses par la Direction départementale de la Population. À son arrivée en juillet 1958, « il apparaît très tendu, prudent, sinon méfiant, il regarde fixement, répond par monosyllabes ou ne répond pas. Sa personnalité est durcie18 ». Son passé est marqué par les scènes d’un père alcoolique, le placement en orphelinat, le décès de sa mère qui, selon le garçon, est morte notamment des coups reçus par le père, les conflits avec sa nourrice qui battait ses sœurs. Au foyer, il participe peu à la vie du groupe et ses relations avec les éducateurs sont difficiles. Il est ou silencieux ou opposant. Dans son rapport, le docteur Bertier compare ce jeune qui fusille ses interlocuteurs du regard et laisse au besoin le silence s’établir, à une « poudrière qui pour l’instant n’est pas près de sauter à moins d’une étincelle19 ». Son séjour aux Terrasses se termine un an plus tard à la Maison d’arrêt pour vols multiples et recel. Le foyer de Trigauville, où il est placé ensuite, ne réussit pas non plus à le réinsérer véritablement. L’adolescent n’a jamais pu être mis en confiance à cause de son passé fortement perturbé, à l’origine d’une rancune tenace vis-à-vis des adultes.
Les explosions de violence
22Les rapports de comportement rédigés par l’équipe éducative nous renseignent sur les incidents commis par les pensionnaires au sein de l’établissement. La haine peut s’exprimer en effet par de terribles explosions de violence visant aussi bien, la proximité aidant, leurs camarades ou les éducateurs. Les menaces, les dégradations et les affrontements parfois avec un couteau ou tout autre instrument contondant, témoignent de ce climat très lourd qui règne dans les foyers.
23L’exemple de Raymond, quinze ans, illustre la difficulté qu’ont ces jeunes de verbaliser leurs souffrances. Il arrive au foyer de semi-liberté du Val d’Aubette, situé près de Rouen, en février 1959, car ses parents, avec qui les relations sont très tendues, ont fait une demande de correction paternelle. Né en 1943, Raymond est l’aîné des six frères et sœurs dont il est très différent physiquement ; c’est pourquoi, il se dit qu’il est le fils d’un Allemand, mais sa mère, décrite comme autoritaire et intransigeante, reste muette par rapport à l’identité véritable de son père20. Ce problème d’identité entraîne des difficultés comportementales telles, que le directeur du foyer le qualifie de dangereux. Il est ainsi obligé de se séparer du jeune deux ans plus tard, car après une mise au point sur son attitude, Raymond a insulté tous les éducateurs et lancé un caillou dans la fenêtre de son bureau en espérant l’atteindre. Le placement apporte difficilement une réponse éducative satisfaisante à ces adolescents violents et réfractaires à l’autorité. Le renvoi, brandi telle une menace, devient bien souvent une réalité d’autant qu’ils représentent un véritable danger pour la vie en collectivité.
Des établissements générateurs de violence ?
24La concentration dans un espace déterminé de jeunes en difficulté, s’opposant souvent à leur placement, les contraintes pesant sur leur liberté, les obligations de la vie en collectivité, la proximité, auxquelles s’ajoutent des problèmes d’encadrement éducatif inhérents à un sous-effectif chronique, favorisent des poussées de violence que les éducateurs ont parfois bien du mal à contenir. Ce climat fait que certains d’entre eux se sentent véritablement désarmés face à cette violence jusqu’à entrer dans une sorte de spirale des coups. Le Logis Saint-François, un internat de rééducation près de Fécamp, a ainsi publié un ouvrage21 où il tente d’expliquer cette escalade de la violence qui a surgi dans l’histoire de l’établissement dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et qui a abouti à une remise en question des méthodes et à un nouveau projet pédagogique. Les jeunes « explosaient, frappaient, cassaient22 » et « la violence des adultes se développait de manière symétrique23 » jusqu’à ce que ce que les coups soient interdits par le directeur, comme le précise une éducatrice :
« Ça n’a vraiment changé qu’en 1983. Avant, c’est vrai que des coups étaient donnés. Il était à peu près impossible de faire autrement. Même pour les sécuriser, ou les coucher le soir, la parole ne suffisait pas. Il fallait absolument que quelqu’un vienne, se montre menaçant. Dans les chambres, certains soirs, ça puait littéralement l’angoisse, la peur des mômes. C’était une odeur palpable24… »
25Cette violence symétrique n’était plus supportable pour le personnel. Un éducateur arrivé au Logis Saint-François en 1986 témoigne : « Le pire, c’est ce jour où j’ai enlevé la veste et la chemise pour me battre avec un ado. Un vrai combat de rue25… »
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26La violence dans les établissements habilités par l’Éducation surveillée trouve souvent son origine dans la haine qu’éprouvent ces jeunes « caractériels ». Verbalisant difficilement leurs difficultés, ils expriment ainsi leurs frustrations, leur révolte vis-à-vis de leur condition. En effet, un grand nombre d’entre eux souffrent de carences affectives graves mettant en danger leur adaptation à la société. L’éloignement de la famille et la prise en charge éducative via ces institutions, permettent parfois à cette haine de s’apaiser, mais pour d’autres « cet état d’hostilité aussi flagrant » n’est pas « une de ces folles colères d’adolescent dont ont [sic] peut aisément mettre de coté [sic] sans même y prêter une attention quelconque. […] c’est du vrai et du solide26 ». Alors, surviennent des flambées de violence qui, lorsqu’elles se propagent, peuvent fortement déstabiliser les éducateurs et les établissements. Une réforme des pratiques a ainsi été rendue nécessaire dans plusieurs foyers pour mettre fin à cet engrenage de la violence qui n’était plus acceptable. Le rôle des psychologues et des psychiatres a été ici déterminant dans cette évolution afin de répondre autrement aux comportements violents et aux conduites à risque, signes d’une véritable souffrance.
Notes de bas de page
1 Dans un souci d’anonymat, tous les prénoms des jeunes cités ont été modifiés.
2 Enquête sociale, avril 1957, dossier de Gérard, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
3 Dossier de Bernard, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
4 Dr Gilbert Robin, Les Haines familiales, Paris, Gallimard, 1926, p. 66.
5 Rapport des services d’observation et d’orientation éducative de Nantes, 20 septembre 1961, dossier de Marcel, Foyer Les Terrasses.
6 Dr Gilbert Robin, op. cit., p. 65.
7 Rapport du délégué à la liberté surveillée, 27 novembre 1957, dossier de Raymond, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
8 Rapport de police, 10 novembre 1957, dossier de Raymond, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
9 Dr Gilbert Robin, op. cit., p. 78.
10 Ludivine Bantigny « Sciences du psychisme et centres d’observation en France dans les années cinquante », Le Temps de l’Histoire, n° 6, octobre 2004, p. 96.
11 Lettre du 26 juin 1961 de Guy Berland à Mlle Hazard [assistante sociale des prisons de Rouen], Foyer Fraternel de Beuzevillette.
12 Dossier de Pierre, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
13 Sur ce sujet, voir Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire, Études de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005), Paris, Belin, 2006, p. 100.
14 Rapport de l’enquête sociale, 1962, dossier de Christian, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
15 Rapport de comportement, 1989, dossier d’Alain, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
16 Sur les tatouages et leur signification, voir Jacques Delarue et Robert Giraud, Les tatouages du Milieu, Paris, L’Oiseau de Minerve, 1999, 87 p. + illustrations.
17 Dr Gilbert Robin, op. cit., p. 13.
18 Rapport de comportement du foyer des Terrasses, 24 août 1959, dossier de Jean, Foyer Les Terrasses.
19 Rapport du Dr Bertier, 11 avril 1959, dossier de Jean, Foyer Les Terrasses.
20 Dossier d’observation du Centre du Colombier, décembre 1958, dossier de Raymond, Foyer du Val d’Aubette.
21 Alain André (en collaboration), Le Livre du Logis, De la violence à la responsabilité : histoire et projets d’un institut de rééducation, Aubenas, Impr. Lienhart, 1996, 201 p.
22 Ibidem, p. 22.
23 Ibid., p. 23.
24 Ibid., p. 22.
25 Ibid., p. 25.
26 Lettres d’un jeune au directeur du foyer de Beuzevillette, 1959, dossier du jeune, Foyer Fraternel de Beuzevillette.
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