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Le souci des plus pauvres

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Michèle Grenot

Postface

Marie-Rose Blunschi Ackermann

Texte intégral

1Comment construire la cité avec l’intelligence de tous ? Comment les sociétés ont-elles considéré les plus pauvres ? Passionnée par ces questions, Michèle Grenot nous emmène sur les pas de Louis-Pierre Dufourny de Villiers au temps de la Révolution française. Suivre ses pas, c’est redécouvrir cette époque dite des Lumières où les hommes ont soif d’apprendre, d’inventer, de créer, de partager leurs savoirs, de participer au destin de leur pays, d’être utiles au genre humain, de rendre les hommes heureux et libres. Dans la mouvance des révolutions anglaises et de la naissance des États-Unis, un changement politique s’annonce qui ouvre un espace de parole et d’action aux sujets du roi devenus citoyens, soucieux d’organiser la vie politique selon des principes. Mais les pauvres posent question. Peuvent-ils être des citoyens comme les autres ? La réponse des législateurs fut négative. Pour Dufourny et d’autres ce fut un combat.

2Dufourny a laissé un héritage intellectuel et militant dont s’est saisi Joseph Wresinski. En effet, le fondateur d’ATD Quart Monde trouve dans les Cahiers du Quatrième Ordre une grande partie de son questionnement sur la cité. Ainsi, Dufourny s’indigne face au « fléau de la misère » et plus encore face au mépris envers ceux qui la subissaient. Ce mépris se traduisait dans le fait de les considérer comme incapables de penser, au moment même où les Français sont conviés à s’assembler pour émettre leurs vœux et élire leurs représentants aux États généraux. Dufourny invite à remédier à cette exclusion. Il propose d’aller à la rencontre des « infortunés » et d’apprendre d’eux « tout ce qui accompagne et suit l’infortune », au sujet des subsistances, du travail, du logement, des maladies, de l’enfance, de la vieillesse, des « vexations », des « humiliations ». Alors, une fois cette connaissance acquise et rassemblée :

« Chaque député du Tiers état sera son représentant, chaque Français formera des vœux pressants pour la destruction de toutes les causes de la misère, pour la défense des infortunés. »

3Historienne, Michèle Grenot a voulu situer Dufourny dans le contexte de son époque et comprendre l’impact de son appel dans les années qui ont suivi 1789. Dans un premier temps, Dufourny n’a pas été entendu, mais il n’a pas baissé les bras. Il a continué à défendre les plus pauvres dans leurs droits, alors que la vie politique s’organisait autour de ces assemblées locales dont les pauvres étaient exclus, alors que les droits de l’homme et du citoyen étaient proclamés et que l’exclusion des pauvres était confirmée dans la Constitution de 1791. Finalement, l’exclusion a fait débat, et vouloir l’abolir devint l’un des enjeux de la Révolution française, qui aboutit à la Constitution de 1793, nommée « fraternelle » ou « démocratique » par Dufourny. Le mot démocratie est apparu alors pour signifier la souveraineté du peuple sans en exclure les plus pauvres. La liberté est comprise comme la possibilité de s’exprimer en tant que citoyen, l’égalité comme l’accès de tous y compris des plus pauvres à cette liberté, elle implique de les considérer comme des frères. Temps d’espoir, de paroles et d’expression collective dans les sociétés fraternelles ou populaires par exemple. Temps de désillusion quand l’exclusion est rétablie en 1795.

4Suivant de près le parcours de Dufourny, Michèle Grenot questionne les analyses qui opposent la « révolution bourgeoise » de 1789 à la « révolution populaire » en 1793, donnant crédit soit à l’une soit à l’autre. Loin d’assimiler la Déclaration des droits de l’homme à une conception « formelle » de la démocratie politique, elle fait ressortir son impact sur le cours de la Révolution, soulignant l’apport du courant démocrate, pour qui le pacte social s’établit à partir de « la situation du plus pauvre », pour bâtir une société plus juste, plus libre, à la hauteur des droits de l’homme. Elle est interpellée par le fait que Dufourny qui a compris le lien entre démocratie, droits de l’homme et paix, fasse inscrire sur les murs des maisons de Paris, « Unité, indivisibilité de la République, la fraternité ou la mort ». Il revendique la fraternité à l’égard des exclus ; comment en vient-il, avec les tenants de la Terreur, à exclure ceux qui sont suspectés de la leur refuser ? Pourtant elle n’adopte pas le point de vue de ceux qui, à cause de la Terreur, rejettent la Révolution française en bloc, l’assimilant au totalitarisme. Se gardant de banaliser ou de justifier, voire de cautionner l’inacceptable, elle cherche à comprendre. Elle se confronte à Dufourny dans la réalité de sa vie pour faire ressortir avec plus de force ce qu’elle considère être le plus novateur : le fait « que lui, un homme de son temps dit des Lumières…, qui a pu accéder au savoir, reconnaisse d’autres savoirs, d’autres lumières, celles de la façon de conduire sa vie », notamment pour ceux qui font face à la pauvreté, à la misère.

  • 1 Cf. A.-C. Brand et B. Monje Baron (dir.), La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la pa (...)

5Certes les contextes sont différents à plus de deux siècles d’intervalle, mais la misère est toujours là, en France et dans le monde. La violence de cette condition, les humiliations, les discriminations, les dénis des droits de l’homme qu’elle entraîne, continuent à être banalisés1

  • 2 ATD Quart Monde, La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix. Conclusions, août 201 (...)

« En refusant aux personnes les moyens de la participation, l’accès aux processus démocratiques leur est interdit2 »

6Michèle Grenot rend compte du réseau qui a façonné son regard sur les archives. Des historiens en font partie autant que des personnes vivant aujourd’hui la condition de la grande pauvreté et d’autres qui les ont rejoints. Elle identifie Dufourny comme précurseur d’une alliance possible entre les « hommes libres et instruits » et le peuple du Quart Monde, reposant sur la dignité inaliénable de tout être humain et sur la réciprocité des savoirs. Il est évident que cette « alliance indissoluble » basée sur l’« instruction réciproque » et « une reconnaissance mutuelle », comme disait Dufourny, avait besoin de maturation.

  • 3 J. Rosenfeld, B. Tardieu, Artisans de démocratie : de l’impasse à la réciprocité, comment forger l’ (...)

7ATD Quart Monde s’inscrit dans cette histoire. Depuis plus de cinquante ans, ce mouvement des droits de l’homme a construit, pas à pas, des espaces où des personnes en situation de grande pauvreté ont pu poser leurs problématiques, en débattre entre elles et avec d’autres : Universités populaires Quart Monde, Ateliers du croisement des savoirs et des pratiques, séminaires et colloques internationaux, parfois même à l’Assemblée nationale, au Conseil de l’Europe ou à l’ONU…, autant d’occasions de rassemblement et d’échange entre citoyens « à l’écoute des infortunés », comme disait Dufourny. Forts de ces expériences, des citoyens de tout milieu ont changé de regard sur les plus pauvres, ont osé risquer des initiatives, sont devenues « artisans de démocratie3 ». Il a fallu pour cela que des personnes, des familles méprisées et humiliées au jour le jour puissent cheminer dans la durée avec d’autres, qu’elles prennent conscience de l’injustice qu’elles vivaient et de leur propre valeur et qu’elles osent croire à leur tour en cette alliance possible :

  • 4 M. Jahrling-Apparicio, préface du livre, Le croisement des pouvoirs, croiser les savoirs en formati (...)

« Il s’agissait de dépasser nos peurs, nos a priori, d’effacer les échecs subis dans notre vie que ce soit avec des enseignants, des médecins, des juges, des travailleurs sociaux. Nous l’avons fait pour les nôtres, pour un avenir meilleur4 »

8Retraçant son chemin de militante depuis son enfance au bidonville de Noisy-le-Grand, Marie-Jahrling Aparicio écrit :

  • 5 Ibid.

« Nous nous sommes formés dans les Universités populaires Quart monde, venant de différentes villes, de différents pays. Nous nous sommes reconnus d’un peuple vivant l’injustice de la misère. Nous avons appris à nous reconnaître comme des êtres pensants capables de réfléchir, de prendre la parole, de défendre nos idées, de communiquer avec les autres. Puis à travailler avec des universitaires, des professionnels. Avoir mené une recherche avec eux, croisé nos savoirs, écrit ensemble, quelle folie ! Au début, c’était comme une utopie, mais nous l’avons vraiment fait5… »

9Dès les premières années au camp de Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski a eu le souci de garder trace de cette aventure humaine. Il refusait « l’interdit d’histoire » qui réduit les plus défavorisés au silence. Selon lui :

« Les plus pauvres sont quasiment occultés dans l’histoire des sociétés, à peine si leur existence affleure de temps à autres dans nos récits… Tout se passe comme s’ils n’avaient pas d’histoire propre, au même titre que la paysannerie, la classe ouvrière, la bourgeoisie, la noblesse… Or nul peuple ne peut se faire comprendre s’il ne peut transmettre son histoire avec honneur, si lui-même n’a de son histoire qu’une vision négative. »

10Michèle Grenot constate que, même en suivant les traces de Dufourny, les parcours des plus pauvres « manquent cruellement ».

11Des documents écrits et photographiques, des enregistrements son et image, des œuvres, artistiques et artisanales conservés soigneusement au Centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France, témoignent de la résistance de personnes très pauvres face à la violence de la misère et de leur courage pour construire la paix. Cette mémoire est une source d’inspiration pour oser bâtir avec elles, au-delà des urgences, des projets ambitieux, toujours à la recherche de ceux qui manquent encore. Elle est aussi une source pour réhabiliter dans l’histoire de l’humanité l’histoire des familles, des groupes humains et des peuples aujourd’hui victimes de la misère et de la honte. Ne sont-ils pas héritiers et témoins de ces infortunés, ces pauvres, journaliers, infirmes et indigents, qui ont alerté Dufourny sur le risque d’établir la société sur de mauvaises bases, et qui l’ont conduit à se battre pour les droits politiques de tous avec une attention prioritaire à ceux qui sont privés d’écoute ?

Notes

1 Cf. A.-C. Brand et B. Monje Baron (dir.), La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix. Un projet de recherche-action participative sur les relations entre misère, violence et paix, Revue Quart Monde, Dossiers et documents no 20, Éd. Quart Monde, 2012.

2 ATD Quart Monde, La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix. Conclusions, août 2012, p. 5.

3 J. Rosenfeld, B. Tardieu, Artisans de démocratie : de l’impasse à la réciprocité, comment forger l’alliance entre les plus démunis et la société ? Éd. de l’Atelier, 1998.

4 M. Jahrling-Apparicio, préface du livre, Le croisement des pouvoirs, croiser les savoirs en formation, recherche, action, C. Ferrand, P. Brun, M. Couillard, F. Ferrand, M. Lecorre, H. Lefeuvre, C. Reinhardt), Éd. de l’Atelier, Éd. Quart monde, 2008.

5 Ibid.

Auteur

Volontaire-permanente d’ATD Quart Monde, département études et recherche du Centre international Joseph Wresinski

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