Préface. Aux sources du quart monde
p. I-IV
Texte intégral
1Ce livre est né d’une série de rencontres. D’abord, celle du père Joseph Wresinski avec la misère, dans les années 1950-1960, aux portes de Paris. Ces années de la reconstruction ne furent pas seulement les « trente glorieuses », dont on rêve parfois comme d’un âge d’or. Leur croissance s’accompagnait, se doublait d’un grand dénuement, celui de bidonvilles hybrides, où se côtoyaient (plus qu’elles ne se mêlaient) populations immigrées, principalement du sud – espagnols, portugais, maghrébins – et « français de souche », issus de familles dont la pauvreté était tout l’héritage1. Ce monde, le père Joseph le connut, l’aima, y voua sa vie, en créant en 1957 Aide à toute détresse. Cette détresse, à ses yeux, n’était pas seulement économique, mais profondément culturelle. Les pauvres souffraient non seulement de la faim et du froid, du mal-logement, mais du mépris, d’être des laissés pour compte, non reconnus, illégitimes, non représentés dans la cité. D’où l’importance de les nommer, de réfléchir à leur place dans l’histoire. De faire, avec eux, leur histoire.
2C’est alors que, quelques années plus tard, lecteur attentif, il rencontra Louis-Pierre Dufourny de Villiers, dont Les Cahiers du Quatrième Ordre (1789) venaient d’être réédités, en 1967, par Léon Centner (1919-2002). Ce bibliophile-éditeur avait un parcours singulier. Ses parents, juifs polonais, avaient émigré en France au début du XXe siècle, chassés par les pogroms qui ont secoué les shtetls de l’Europe de l’Est à cette époque. L’école républicaine, dont il fut toute sa vie un adepte fervent, l’avait totalement intégré, si bien que Vichy, auxiliaire zélé de l’occupant nazi, fut pour lui la figure de la trahison. Il avait vingt ans. Il s’enrôla dans la Résistance, aux rangs de la MOI, y rencontra sa future femme, Annette, juive d’origine hongroise, et dut au courage et à la chance de s’en sortir. Au lendemain de la Libération, après divers essais dans le commerce des textiles (au temps de la Longue Marche, il inventa un « foulard mao » qui fit fureur), il décida de se consacrer à la recherche et à la réédition d’ouvrages d’économie politique et sociale, sa vraie passion. Il fonda à cet effet la maison Edhis (Éditions d’histoire sociale) à laquelle nous devons un catalogue extraordinaire de « reprints » de classiques épuisés, de journaux introuvables, et de brochures inconnues des XVIIIe et XIXe siècle : une bibliothèque à laquelle tant d’historiens ont puisé, avant que le numérique ne mettent ces merveilles sur leurs écrans.
3Dufourny de Villiers, ignoré du grand public et peu connu des historiens (Albert Soboul le mentionne, sans s’y attarder, comme préfigurant l’ascension politique du peuple sans-culotte), fit ainsi retour, grâce à Léon Centner. Le texte de 1789 frappa le père Joseph par son vocabulaire et son contenu. Le « Quatrième Ordre », celui des « pauvres, journaliers, des infirmes, des indigents, etc. », « l’ordre sacré des Infortunés » : oui, c’était cela. D’ailleurs l’expression avait été employée au XIXe siècle par les socialistes qui défendaient les droits du « quatrième état », ce prolétariat non représenté en fait, malgré le suffrage « universel » proclamé en 1848. Dans les années 1960, on parlait de « tiers monde » pour désigner l’immensité des pays « émergents », le continent de la pauvreté. « Quart monde » mariait la vieille tradition révolutionnaire de 1789 et les visions nouvelles : le père Joseph l’adopta et l’expression s’imposa. Ce n’était pas seulement le nom qui le fascinait, mais aussi la pensée critique des contradictions de la démocratie naissante.
4Celle-ci proclamait – superbement – les droits de l’homme et du citoyen universels, pour tous les individus ; mais dans la pratique, elle excluait de nombreuses catégories, et notamment les plus pauvres, classés par Sieyès, l’organisateur du droit de suffrage en 1789, au nombre des citoyens « passifs », ceux qui avaient droit à la protection de leur personne et de leurs biens, mais non à l’exercice de la citoyenneté, à commencer par le droit de vote ; ils s’y trouvaient classés aux côtés des mineurs, des étrangers, des fous et des femmes (dont l’exclusion apparaît plus forte encore puisque reposant sur une distinction de sexe difficile à effacer). Les uns et les autres étaient considérés comme incapables d’exercer leur droit de cité.
5Pourquoi cette exclusion ? Que signifiait-elle dans l’histoire des idées et dans celle des pratiques ? Comment s’était-elle transmise au point de faire du droit de vote une frontière si difficile à franchir ? En 1848, le suffrage « universel » est refusé aux femmes et aux domestiques. Il l’est toujours, aujourd’hui, aux étrangers, en dépit de nombreuses promesses jamais tenues. Son effectivité se révèle peu évidente pour les très pauvres, qui ne se sentent pas toujours concernés par un discours politique ressenti comme indifférent. Ces questions préoccupaient le père Joseph ; il encouragea les historiens à y réfléchir, et poussa ses collaborateurs à entreprendre des recherches.
6Michèle Grenot l’entendit et ce fut une rencontre décisive. Membre d’ATD-Quart Monde, engagée de longue durée dans son action, elle était aussi une historienne de formation, désireuse de comprendre. Elle entreprit une thèse sous la direction d’André Gueslin, lui-même spécialiste de la pauvreté et de l’exclusion, et la soutint en 2001. Cette thèse, la voici, devenue livre pour notre plus grand profit. C’est un travail mené dans les sources les plus diverses, compliqué par la destruction de nombreuses archives, notamment privées (peu de correspondances personnelles par exemple), mais favorisé par le richesse des imprimés d’une époque, discutante, bavarde, où la parole et l’écriture constituent une dimension majeure de la révolution. Dufourny a beaucoup écrit et la seule recension et analyse de ses textes permet de saisir les aspirations et les contradictions d’une pensée qui se cherche, inspirée d’un rousseauisme candide, simpliste parfois dans l’opposition des grandes catégories (les riches/les pauvres, les bons/les méchants, les purs/les impurs, etc. : langage d’époque), affrontée aux fièvres d’un quotidien incertain. ; mais constamment soutenue par l’ambition de la pleine reconnaissance civique des plus pauvres.
7Car Michèle Grenot ne se satisfait pas d’un inventaire désincarné. Sans céder à « l’illusion biographique », elle tente de saisir son personnage aux divers moments d’une vie mouvementée, au cœur du Paris des Lumières et révolutionnaire. Dufourny est un « faiseur de projets », comme il y en avait beaucoup en ces temps effervescents. Ingenieur, il travaille à la cartographie du nivellement de la France. Il entreprend d’améliorer la construction des aérostats. Il gardera toujours ce goût des techniques et assumera la gestion des poudres et salpêtres à Paris en 1793. Sculpteur, il entreprend de faire le buste de Benjamin Franklin, son grand homme. Amoureux des livres, il a une bibliothèque de plusieurs centaines de volumes. Philanthrope, il est conscient de la misère du peuple, objet de nombreuses enquêtes. Il s’enthousiasme pour la Révolution, Il s’y engage de la manière qu’on sait, par ces Cahiers du Quatrième Ordre, qui, en vérité, passèrent à peu près inaperçus dans le tumulte des idées et qui lui valent sa survie. Il considère que la Déclaration des droits de l’homme est « l’oriflamme de la Nation ».
8Durant sept ans, de 1789 à 1796, il vit dans, par et pour la Révolution, par la plume, la parole et par l’action, homme de club, élu administrateur et nommé président du département de Paris. Michèle Grenot nous raconte dans le détail les tribulations de ce héros sans visage (on n’a pas même un portrait de lui), mais dont les propos nous sont rapportés par l’incroyable formalisme des groupes révolutionnaires. Il est un des fondateurs du club des Cordeliers, et fréquente plus tard celui des Jacobins. Il voit dans les assemblées de district des « écoles de civisme qui doivent établir la fraternité entre les citoyens des diverses classes », par le partage des savoirs. Ce discours d’unité n’empêche pas une radicalisation dont il est un agent actif, « le jacobin le plus enragé de toute la jacobinerie », selon un témoin. Au nom de l’utopie de « l’homme régénéré », il participe, non sans scrupule, à « l’épuration ». Il sévit contre les Girondins, mais épargne Danton et ses partisans, ce que Robespierre lui reproche. Aux yeux de l’Incorruptible, dont il avait été pourtant si proche, Dufourny est devenu un intrigant, un impudent qu’il faut surveiller. Il est arrêté en mars 1794 et doit son salut à Thermidor. Il n’en n’a pas fini avec les règlements de compte, d’autant plus qu’il persiste à revendiquer la constitution de 1793. Brièvement incarcéré en 1795, « l’homme libre » (ainsi se qualifiait-il lui-même) meurt le 12 juin 1796, à Paris, chez lui, rue du Petit-Musc, au milieu de ses livres.
9Il faisait sienne la devise des philanthropes : « C’est un devoir général et un grand bonheur d’aimer les hommes et de leur être utile ». Hanté par la non représentation de « l’humanité souffrante », il avait essayé de faire entendre la voix des « opprimés ». Sans succès, finalement, malgré la brèche ouverte par l’an II ; car la démocratie est un long processus qui ne dépend pas seulement du décret de la volonté. Du moins l’avait-il tenté. Et d’autres après lui, comme le père Joseph Wresinski et les artisans d’ATD Quart Monde, dans le sillage qu’il avait ouvert.
10Michèle Grenot fait revivre l’expérience de ce précurseur dont la pensée n’a rien perdu de son actualité. Car « la démocratie, malgré ses acquis, n’est-elle pas toujours à bâtir ? ».
11Une rencontre à ne pas manquer.
Notes de bas de page
1 Sur ce monde, cf. Colette Pétonnet (1929-2012), Ces gens-là, Maspéro, 1968 ; On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Galilée, 1979 ; Espaces habités. Ethnologie des banlieues, Galilée, 1982. La fondatrice de l’ethnologie urbaine explorait, parallèlement au Père Joseph, les bidonvilles du sud de Paris comme un univers vivant.
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