Nous les Garçons et les Filles ou le cheval de Troie communiste
p. 109-120
Texte intégral
1Le 22 avril 1963 apparaît sur le marché des magazines à destination des jeunes un nouveau produit parmi toute la série de nouvelles publications qui tente de concurrencer Salut les copains et son prodigieux succès depuis son lancement, durant l’été 1962. Son titre, Nous les Garçons et les Filles, est un clair clin d’œil au tube de Françoise Hardy, Tous les garçons et les filles, sorti la même année. La Une du nouveau magazine est occupée dans presque toute sa surface par la photographie en couleurs de Jean-Paul Belmondo, comme les Unes suivantes le seront par celles de Sheila, de Johnny et de Sylvie, puis de Claude François et enfin Richard Anthony1. Jusqu’en 19672, sa maquette ne se modifie pas comme l’illustrent les Unes, arbitrairement choisies, no 1, 11, 21, 31 et 41 (cf. images 1-53). À chaque fois, une photographie en couleurs est presque pleine page, avec quelques discrets appels annonçant certains des sujets traités dans les pages intérieures. Ces photographies sont celles de ceux qu’on n’appelait pas encore les « people » (96 % des Unes), autrement dit les « idoles » (78 % des Unes), accompagnées par quelques acteurs (10 %) et quelques sportifs (8 %), à l’image de ce qu’on trouve dans les autres magazines pour les jeunes tels que Salut les copains.
2Toutefois, un observateur s’aperçoit vite que ce nouveau magazine possède quelques originalités qui le démarquent de ses concurrents de la presse yé-yé. En premier lieu, les accroches incrustées dans les couvertures renvoient parfois à des sujets généralement peu prisés des concurrents : « L’armée à la réforme4 » ou « Algérie 635 » arrêtent le regard dans les Unes des trois premiers numéros. On retrouve la même chose dans l’échantillon que nous avons reproduit, où nous observons quelques titres détonants : « Saint-Nazaire : apprenti chômeur » (no 11, mars 1964), « la Sibérie » (no 21, janvier 1965), « Pourquoi Mitterrand ? » (no 31, décembre 1965), « Eureka Sibérie » et « Viet Nam alerte » (no 41, novembre 1966). De fait, si l’observateur prolonge sa lecture, il comprend vite la nature particulière de ce nouveau magazine puisque l’ours nous apprend que cette publication est le « mensuel de l’Union des Jeunesses Communistes de France » et de deux autres organisations communistes de jeunes6. La nature de cette nouvelle publication est donc claire : elle relève d’une tentative du Parti communiste français de concurrencer la presse yé-yé en occupant partiellement le même terrain et en utilisant épisodiquement les mêmes armes. Analyser les particularités de cette presse yé-yé communiste permettra ainsi d’éclairer la nature de la politique de l’émetteur, les ambitions et les ambiguïtés de son projet, comme les réussites et les limites de son entreprise7.
Un magazine pour les jeunes : concurrencer Salut les copains
3L’entreprise de Nous les Garçons et les Filles se situe au carrefour d’une réussite – la prodigieuse percée de Salut les copains – et d’un échec – l’implantation communiste dans la jeunesse. Au croisement de ces deux données, la direction du Parti communiste français analyse la situation, tire les conclusions pratiques et élabore des stratégies. Le PCF a toujours eu beaucoup de difficultés à intervenir dans la jeunesse car elle n’entre pas dans le schéma classique du léninisme, qui distingue l’avant-garde et les masses. La première regroupe, dans le parti, les éléments conscients du prolétariat et de ses alliés, tandis que les secondes désignent les éléments non encore totalement conscients du prolétariat et de ses alliés, qui doivent adhérer à des « organisations de masse », autrement dit des organisations non communistes mais dirigées par des communistes. La jeunesse a toujours eu du mal à se situer dans ce cadre et, au fil des décennies, le parti a régulièrement hésité entre deux formules. Soit adopter une forme « organisation de masse », apparemment neutre, ce qui fut le cas à la Libération où la jeunesse communiste n’avait même plus le nom de « communiste », camouflée en une « Union de la jeunesse républicaine de France ». Ou, à l’inverse, afficher clairement le label « communiste » en prenant le nom de « Jeunesse communiste ». Mais celle-ci tend alors à devenir un parti communiste en miniature, définissant lui-même sa politique et élisant ses propres dirigeants, courant ainsi le risque de s’autonomiser vis-à-vis du parti-père.
4Au cours de son histoire, le PCF a expérimenté toutes les solutions organisationnelles possibles, lesquelles se sont toutes soldées par des échecs. Ainsi, en janvier 1962, le rapport du Bureau national de la Jeunesse communiste souligne le risque d’une véritable fracture existant entre l’organisation des jeunes communistes et la masse des jeunes Français de l’époque8. La situation apparaît donc suffisamment grave en 1962 pour que la direction du parti opère un choix pour le moins audacieux : celui de chevaucher la vague yé-yé.
5Nous écrivons « la direction du parti » à dessein. En effet, l’initiative de lancer une nouvelle publication n’appartient ni à son équipe de rédaction, ni à son directeur de publication, ni même à son mentor politique – la Jeunesse communiste – mais bien à la direction suprême du PCF. Depuis la mise à la disposition des chercheurs d’une grande partie des archives du PCF, la chaîne hiérarchique des initiatives communistes peut être aisément reconstituée, et la création de ce magazine ne déroge pas à la pratique coutumière du centralisme communiste. Concrètement, le pas décisif eut lieu le 20 décembre 1962 lorsque le Bureau politique du PCF se réunit avec, comme premier point à l’ordre du jour, la question de la jeunesse, qu’introduit un rapport présenté par le dirigeant de la Jeunesse Communiste, Paul Laurent9. Comme dans le passé, l’alternative demeure celle précédemment présentée : organisation de masse ou petit parti communiste ? Mais, cette fois, la direction du PCF est catégorique dans ses conclusions. Elle veut « Rappeler avec force notre conception de la Jeunesse Communiste : organisation de masse sans parti. Mettre en garde contre la tendance à considérer la Jeunesse Communiste comme un Parti Communiste de jeunes. » Par conséquent, au lieu de mettre en avant de fortes exigences politiques, « il est nécessaire pour le mouvement de la Jeunesse Communiste de développer son activité sur la base d’un programme large, limité et simple ; de mots d’ordre clairs ; d’avoir une activité et des formes d’organisation simples et larges. » Et la dernière décision du Bureau politique nous concerne au premier chef : « Envisager la création d’un organe mensuel unique pour la jeunesse qui remplacerait L’Avant-Garde, Filles de France, L’Avant-Garde rurale, Avenir10. » Cette décision concerne les principales publications des organisations de jeunesse, à l’exclusion de Clarté, celle des étudiants communistes qui, en raison de leurs spécificités générationnelles et culturelles, conserveront leur presse bien que le parti s’inquiète des fortes tendances centrifuges qui existent dans l’organisation étudiante11.
6Pour profiter de la vague yé-yé et tenter de capter une partie de son jeune public, les dirigeants communistes ont étudié sa presse magazine. On relève dans le dossier « Nous les garçons et les filles » des archives de Roland Leroy, responsable des questions de la jeunesse à la direction du PCF, beaucoup de notes concernant Salut les copains, en particulier sa diffusion et son lectorat12. Dans une note du 7 février 1963, il souligne que « Jeune, joyeux, moderne, [notre magazine] s’inspirera résolument de la forme de Salut les copains et autres mensuels de même nature13 ». Effectivement, la volonté de copier le magazine lancé par Frank Ténot et Daniel Filipacchi est manifeste : outre la Une occupée par la photo d’une idole, on retrouve la pratique du poster par une fréquente double page centrale, consacrée elle aussi à une idole, ou encore la publication des textes des chansons à succès du moment. Naturellement, le caractère luxueux et très richement illustré – surtout pour une publication communiste – est conforme à la fiche technique prévisionnelle qui indiquait :
« Format 21 x 27, impression hélio, recto une couleur d’accompagnement avec une couverture et un encart en quadrichromie. Il sera composé environ 50 % texte et 50 % gravures. Il comprendra au total 64 pages, son prix s’élèvera à 1 franc 5014. »
7Même la préférence nationale est commune aux deux magazines : Salut les copains comme Nous les Garçons et les Filles privilégient les chanteurs français, les seuls anglo-saxons ayant trouvé grâce aux yeux de la rédaction communiste pour figurer à la une étant les Beatles et les Rolling Stones15.
8D’une manière générale, la volonté d’apparaître comme un magazine pour les jeunes presque comme les autres implique une rupture avec les publications communistes traditionnelles. Dans sa note interne de février 1963, Roland Leroy précise ainsi les grandes innovations. Il faudra : « parler de toutes les questions qui passionnent la jeunesse (technique, sports, jazz, école, métier, armée, amour, etc.) Ne pas craindre de parler de sujets inhabituels dans nos journaux mais le faire d’une manière saine, optimiste. » Il faudra par conséquent « rechercher un certain “sensationnel” » et « “bannir les grands articles politiques”, les “thèses” ».
9Pour autant, il faudra « conserver évidemment une ligne juste16 ». Car dans sa note, Roland Leroy avait pris soin de souligner le mot « forme », laissant ainsi entendre que, loin d’aligner aussi le fond sur la forme attractive, Nous les Garçons et les Filles ne serait qu’un cheval de Troie permettant à l’idéologie communiste de pénétrer la forteresse hermétique de la jeunesse des années 1960.
Un magazine politique : SLC-Salut Les Communistes
10Comment se manifeste alors cette volonté politique, liée à la nature communiste des rédacteurs du nouveau magazine ? En premier lieu, nous pouvons observer que les choix opérés à l’intérieur de la communauté artistique française ne sont pas identiques pour Salut les copains et Nous les Garçons et les Filles. Si tous deux privilégient les chanteurs yé-yé, la version communiste amende légèrement cette hégémonie. Le trio privilégié de Nous les Garçons et les Filles (chaque idole ayant bénéficié de quatre Unes entre 1963 et 1967) est ainsi composé de Sylvie Vartan, Claude François et Hugues Auffray. Deux sont des vedettes de variété incontestées de l’époque, le troisième est le Bob Dylan du pauvre, une idole légèrement décalée et vaguement contestatrice. Le second trio favori (trois Unes) regroupe lui aussi deux idoles de variété (Johnny et Adamo), auquel on associe l’un des représentants de la chanson française dite, selon les observateurs, à texte ou de qualité, par ailleurs très proche du parti communiste, Jean Ferrat. Du reste, l’une des marques du magazine communiste est de consacrer une place relativement plus importante que ses concurrents à la chanson française non yé-yé. Par ordre de préférence, apparaissent Jean Ferrat, puis Jacques Brel et enfin Georges Brassens.
11Outre cette inflexion dans les choix des artistes promus, la nature communiste de Nous les Garçons et les Filles s’observe aussi, de temps en temps, dans le discours journalistique sur la musique. Cela n’apparait pas lorsque le journaliste parle d’une vedette établie : la plupart des articles sur Sheila ou Sylvie auraient tout à fait leur place dans des magazines « apolitiques17 ». Mais cela est flagrant lorsque le journaliste met en avant les quelques aspects progressistes d’un chanteur généralement occulté par la presse classique. Ainsi, en mai 1967, Joe Dassin a droit à la Une de Nous les Garçons et les Filles (c’est, semble-t-il, la première fois qu’il obtient une telle visibilité dans la presse pour les jeunes), ainsi qu’un long et élogieux papier, aussi bien sur le plan musical (comparaison avec Sinatra) que politique. On rappelle le maccarthysme qui avait obligé le cinéaste Jules Dassin, père du chanteur, à quitter les États-Unis pendant la « chasse aux sorcières », l’interview aborde la chanson engagée, la question noire aux États-Unis ou la guerre du Viet-Nam18. Cela se retrouve également quand le journaliste discute, sous forme d’allusions subtiles, des choix politiques – anarchistes – de Georges Brassens19.
12Naturellement, la nature communiste du magazine se révèle cependant lorsque celui-ci traite des questions non musicales, car sa marque distinctive est de juxtaposer des articles strictement « people » à des articles à tonalité sociale et politique, où les journalistes font assaut de pédagogie, et tentent d’éviter la langue de bois traditionnelle. L’annonce d’articles politiques est presque toujours présente sur les unes (82 %) et ces derniers représentent 32 % des accroches. Leur distribution thématique permet de déterminer les sujets politiques de prédilection de la rédaction. Le Viêt-Nam apparaît douze fois, les questions sociales, le PCF-Élections et l’Armée-Désarmement comptent cinq occurrences chacune. La thématique des jeunes, de l’URSS ou des autres pays socialistes sont évoquées respectivement à quatre reprises ; les États-Unis font l’objet de trois articles. Nulle surprise, les thèmes sont globalement les mêmes que ceux de la presse communiste traditionnelle, avec une certaine inflexion cependant en faveur de sujets plus directement liés aux préoccupations de la jeunesse, comme le service militaire20 et la délinquance21. En revanche, les questions sexuelles (pratiques, orientation sexuelle, contraception, avortement) ne sont pas abordées, alors même que la tonalité féministe du magazine est clairement affichée, y compris par le biais d’un article au titre provocateur « les filles sont-elles idiotes22 » ?
13Cette même inspiration politique s’observe dans la répartition thématique des rubriques. En procédant à une analyse systématique des numéros édités au mois de mai23, nous observons une grande stabilité dans la distribution des pages selon les différentes rubriques. Si on met de côté la publicité (six pages environ dans chaque numéro), la répartition moyenne est la suivante : les idoles, artistes et sportifs occupent dix-huit pages, les loisirs non directement politiques (mode, critiques de disques, sorties de films, etc.) représentent quinze pages, les articles politiques couvrent onze pages, les questions socio-politiques onze pages et les questions non-politiques sept pages. La stratégie du magazine est donc limpide : il s’agit de lancer largement ses filets en multipliant les articles non politiques, puis de ferrer le poisson en conscientisant le lecteur, soit par des reportages de dévoilement24, soit par des articles directement politiques25. La seconde étape s’effectue d’abord grâce à un éditorial, plus ou moins rigide, mais toujours très politique, ainsi que par la rubrique « Nous les Garçons et les Filles Amitié » qui permet de correspondre avec des « amis » du monde entier, essentiellement des ressortissants des pays de l’Est.
14Toutefois, cette balance entre les thèmes apolitiques et les autres plus engagés évolue progressivement, dans le sens d’une plus grande politisation. Les indices de celle-ci sont multiples. Ainsi, le pourcentage des accroches politiques passe de 25 % pour la période 1963-1964, à 39 % pour la période 1965-1967. Second indice, à partir de novembre 1965, apparaissent des articles très politiques, puisque traitant du PCF ou des élections. Et, malgré cette venue tardive, cette catégorie parvient à occuper la deuxième place par ordre des occurences, signe de l’accentuation de la politisation. Ce relatif durcissement politique n’est pas le fruit du hasard, mais bien le signe d’une volonté de la direction du PCF. Dans un entretien réalisé par Fabien Marion, l’un des principaux rédacteurs de Nous les Garçons et les Filles, Claude Lecomte évoque une rencontre avec Roland Leroy, à la jonction des années 1966 et 1967. Ce dernier se serait inquiété du risque d’une dépolitisation du journal, amenant dès lors les journalistes à accorder une place plus importante aux questions politiques26. à nouveau, la lecture des comptes-rendus des réunions du Bureau politique confirme que l’initiative de ce recadrage appartient bien à la direction du PCF. Le 13 octobre 1966, celui-ci a consacré une nouvelle réunion à la question de la jeunesse. Cette fois-ci, Roland Leroy a présenté lui-même le rapport. Le relevé de décisions du Bureau politique confirme les souvenirs de Claude Lecomte puisque le Bureau politique évoque le magazine « dont la conception des derniers numéros répond aux besoins », signifiant en creux que les numéros antérieurs n’y répondaient pas27. Pour autant, la politisation s’accentuera encore plus après 1967, jusqu’à voir disparaître les unes « people », peu de temps avant la mort du magazine en septembre 1969.
Échec d’une maquette ou d’une politique ?
15Cependant, l’échec de Nous les Garçons et les Filles ne saurait être rapporté à sa re-politisation. Dès son lancement, le magazine communiste enregistre de sérieuses difficultés de diffusion. Grâce à divers documents issus des archives de Roland Leroy, il est possible de reconstituer les ventes des six premiers numéros du magazine.

Tableau I. – Diffusion de Nous les Garçons et les Filles (mai-octobre 1963)28.
16Une note, antérieure au 5 mars 1963 et, a fortiori, au lancement du magazine, prévoyait « que l’essentiel de la vente reposera sur la diffusion militante, mais nous envisageons par ailleurs de mettre le journal dans un certain nombre de kiosques29 ». En fait, la grande réussite du magazine sera précisément sa diffusion en kiosques, allant largement à rebours de la tradition de la presse communiste, en particulier de celle de la Jeunesse communiste. En effet, l’augmentation de la diffusion en kiosque est spectaculaire et régulière, si l’on fait abstraction de la grande réussite du n° 3 (numéro spécial été). Le bilan est clair : la diffusion en kiosque ne représente que 20 % de la vente militante lors du lancement du magazine, mais 237 % de la vente militante de la sixième livraison. Il est vrai que le premier numéro est atypique puisqu’il est programmé pour être massivement vendu lors des manifestations du 1er Mai. Mais, en ne commençant la comparaison qu’à partir du deuxième numéro, la progression demeure manifeste, passant de 111 % en juin 1963 à 237 % en octobre 1963. En six mois, Nous les Garçons et les Filles est passé d’une diffusion militante à une diffusion traditionnelle, ce qui est logique pour un magazine jeune mais atypique pour une publication communiste. De plus, le détail des ventes démontre que la vente en kiosque ne s’effectue ni à l’étranger ni dans la région parisienne – ces deux postes étant relativement stables – mais en province. En outre, les chiffres disponibles pour l’année 196530, démontrent qu’il existe une forte correspondance entre la vente militante et les bastions de la jeunesse communiste – ce qui n’est guère surprenant – mais qu’il n’existe aucune corrélation entre ces bastions et la vente en kiosque31. Pour s’en convaincre, il suffit de faire la liste des départements en fonction de leurs modes de diffusion privilégiée : par les militants ou par l’intermédiaire des kiosques ? Sachant qu’en moyenne départementale, la vente militante représente 39 % du total des ventes au numéro, les départements où, en proportion, la vente militante obtient les meilleurs résultats (de 60 % à 53 % de la vente total au numéro) sont ceux du Pas-de-Calais, du Nord et de l’Aisne, trois zones de force communistes. En revanche, les meilleures ventes en kiosque (entre 69 % et 85 % du total des ventes au numéro) s’établissent dans les départements suivants : Var, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Loire-Atlantique, Haute-Savoie, Isère, Meurthe-et-Moselle, Moselle et Hérault, autrement dit des départements à faible ou moyenne implantation communiste. Ayant ainsi réussi à sortir des seuls bastions du PCF, la conclusion s’impose : le magazine communiste a réussi à faire sa place dans la presse pour jeunes, à trouver une clientèle, en-dehors même de la sphère d’influence du parti et de ses organisations satellites.
17Hélas, ce bilan apparemment positif doit être plus que nuancé pour deux raisons, l’une relative, l’autre absolue. La première est que cette réussite de la vente en kiosque est en partie le revers d’un échec : à savoir l’écroulement de la vente assurée par les seuls militants. En effet, entre le premier et le sixième numéro, la vente militante a chuté de 62 %. La baisse continuera par la suite et Fabien Marion estime que la diffusion militante s’établit à moins de 20 000 exemplaires entre 1965 et 196732. La raison en est simple : dès son lancement le magazine est perçu par les militants comme un produit extérieur à leur activité, donc à leur identité, de militants. On approche ici l’effet pervers de l’enveloppe apolitique et commerciale du nouvel organe de presse, qui empêche l’appropriation du produit par les militants eux-mêmes. Un rapport de l’été 1963 de l’Union des jeunes filles de France (l’une des organisations de jeunes communistes) révèle que « le rôle politique du journal n’est pas bien compris par nos responsables de foyer en général33. Le journal est vu comme une chose en soi qui « se vend dans les kiosques » etc. Ainsi le succès de sa vente est presque vu en dehors de nous, et de notre organisation. La vente traditionnelle chaque début du mois aux adhérentes n’est même plus faite systématiquement34 ». Or, depuis Que faire ?, en 1902, tous les lecteurs de Lénine savent que la diffusion du journal – « l’organisateur collectif » pour parler comme le dirigeant bolchevik – est l’activité essentielle de tout militant communiste. Ainsi, le lancement de ce nouveau magazine par la direction du PCF a non seulement drastiquement modifié la vitrine officielle de son mouvement de jeunesse, mais il est en passe de transformer la nature même de son organisation, dont l’activité militante s’amoindrit nettement.
18De plus, le remplacement de la vente militante par la vente en kiosque n’est pas, financièrement, un produit à somme nulle. Les NMPP35 se font chèrement payer et, dès les origines, alors même que les chiffres globaux sont satisfaisants, les difficultés financières sont immédiates. Tous les postes budgétaires prévisionnels sont en déficit, sauf un, et le bilan comptable global reste très déficitaire. Nous ne disposons que d’indications parcellaires, mais nous savons que les cinq premiers mois de l’année 1964 ont enregistré un déficit de 7 000 000 de francs, et les cinq premiers mois de l’année 1965 un déficit de 5 700 000 francs36.
19À cette faiblesse relative – la modification du rapport vente militante/vente en kiosque – s’ajoute une faiblesse absolue nettement plus inquiétante : la percée dans les kiosques, pour réelle qu’elle soit, demeure insuffisante et, surtout, éphémère. À nouveau, nous ne disposons que d’informations partielles mais tout converge pour signifier qu’assez rapidement, la diffusion du magazine s’établit à un niveau très inférieur aux prévisions de la direction du parti, malgré les déclarations officielles mensongères du magazine qui, pour augmenter les recettes publicitaires, prétend diffuser à 300 000 exemplaires. En réalité, la diffusion payée serait de 86 000 exemplaires en 1963 mais de 43 000 en 196637.
20En définitive, lorsqu’on regarde les premiers exercices comptables, un seul poste est supérieur aux prévisions : les ventes dans les pays socialistes. Le mot « vente » doit être précisé. Il s’agit en fait d’abonnements effectués par divers organismes d’État (bibliothèques, centres d’archives, etc.), et qui correspondent en réalité à des subventions, l’une des formes de l’aide financière octroyée par les pays de l’Est au PCF et à ses organisations satellites. Sans tenir compte d’achats ponctuels de numéros particuliers, lors du lancement, le nombre d’abonnements effectués par les pays de l’Est est de 2 000 (URSS et RDA). En février 1964, il s’établit à 5 382 (essentiellement 3 000 en URSS et 2 000 par la RDA), tandis qu’il est alors également prévu de conclure 2 000 nouveaux abonnements avec la Yougoslavie38. Mais l’aide des pays socialistes ne saurait, à elle seule, pallier le déficit structurel du magazine qui, tenu à bout de bras par la direction du parti, disparaitra finalement en 1969.
La naissance de l’adolescence
21Quelles informations pouvons-nous tirer du récit de cette éphémère aventure ? Avant tout, elle témoigne d’une forte réalité sociologique : la naissance de l’adolescence39. Dans sa séance du 13 octobre 1966 entièrement consacrée à la question de la jeunesse, le Bureau politique du PCF appelle à dénoncer « le prétendu conflit de générations ». Pour autant, en se mettant sur le même terrain que Salut les copains, il reconnaît le fait générationnel de l’adolescence et l’autonomie socioculturelle de celle-ci. Jusqu’alors, la propagande communiste s’adressait aux jeunes en effectuant une faible translation thématique, se contentant pour l’essentiel d’ajouter quelques revendications spécifiques à un discours politique globalement invariant. Désormais, c’est un nouveau langage qui s’impose, un langage qui passe par l’image, par un vocabulaire inédit et par des références nouvelles. Et surtout c’est un détour par la culture dominante et commerciale, une approche « apolitique » (du moins en apparence, et partiellement) parfaitement iconoclaste dans l’histoire du parti, et que certains cadres ne manqueront pas de fustiger40. L’intelligence des dirigeants communistes est d’avoir perçu cette nouveauté : la jeunesse a toujours été une donnée sociale mais l’adolescence est à la fois un fait social et une réalité culturelle. Lorsque les responsables du magazine s’aperçoivent que leurs ventes sont bien en-deçà de leurs espérances, ils organisent une journée d’étude pour interroger leur récente expérience. Malgré les déboires, l’un des principaux journalistes propose de maintenir le cap car, dit-il dans le style télégraphique des notes manuscrites, « les raisons de création du journal demeurent : poussée démographique, génération fin Guerre d’Algérie aspiration à la paix41 ».
22Malheureusement pour la direction communiste, assez rapidement l’autonomie culturelle de cette vaste génération ne va plus s’opérer par le biais principal de la culture yéyé, commerciale et apolitique, mais plutôt en empruntant une double direction. D’une part, pour rester dans le champ musical, a lieu la découverte d’une avant-garde anglo-saxonne très éloignée de la pâle copie yé-yé. En second lieu, la voie d’une hyper-politisation qui, d’abord marginalement puis massivement, investira successivement les universités et l’espace public, sans oublier de prendre aussi pour cible la musique jeune dominante. Ainsi, trop politique pour les véritables fans des idoles – ou pas assez spécialisé pour pouvoir les concurrencer techniquement – et, à l’inverse, trop commercial et conformiste pour la génération politiquement critique qui monte, Nous les Garçons et les Filles se trouve au milieu du gué. Après Mai 68 et la vague contestatrice qui lui succède, la direction du PCF change son fusil d’épaule et tente d’offrir son propre débouché à la soif d’absolu politique de la génération en révolte. Elle commence par infléchir l’offre existante, en accentuant la composante politique de Nous les Garçons et les Filles, avant de tourner radicalement la page. Elle saborde alors le magazine pour redonner vie au titre traditionnel – et explicitement politique – du journal de la Jeunesse communiste, L’Avant-Garde. La parenthèse « apolitique », du moins dans l’apparence, de Nous les Garçons et les Filles est refermée... ce qui ne signifie pas pour autant que la période des difficultés entre le PCF et la jeunesse soit achevée.
Notes de bas de page
1 Respectivement no 1, mai 1963 ; no 2, juin 1963 ; no 3, juillet-août 1963 ; no 4, septembre 1963 ; no 5, octobre 1963.
2 Nous avons étudié ce magazine mensuel de sa première livraison (mai 1963) jusqu’à son numéro 53 (décembre 1967). La collection consultée, conservée aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, comprend quelques lacunes mais la représentativité de l’échantillon est de 93 %. Le magazine disparaîtra en septembre 1969.
3 Pour illustrer ce point, les Unes arbitrairement choisies sont celles des no 1 (mai 1963), 11 (mars 1964), 21 (janvier 1965), 31 (décembre 1965) et 41 (novembre 1966).
4 Nous les Garçons et les Filles, no 1, mai 1963.
5 Nous les Garçons et les Filles, no 3, juillet-août 1963.
6 Union des Jeunes Filles de France, Union de la Jeunesse Agricole de France.
7 Peu de travaux ont été consacrés à ce mensuel communiste pour les jeunes. Les deux seules études spécifiques sont Matonti F., « Nous les Garçons et les Filles. Un cas limite de réception présumée politique », Charpentier I. (dir.), Comment sont reçues les œuvres : actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Creaphis, 2006, p. 153-163 et Marion F., Nous les Garçons et les Filles, Mémoire de master 1 (dir. Renaudet I.), Université de Provence, 2007. Nous avons consulté la collection de Nous les Garçons et les Filles conservée aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis [désormais AD-SSD], et nous avons complété notre étude par le dossier consacré à Nous les Garçons et les Filles dans les archives de Roland Leroy (membre de la direction du PCF), ainsi que par les protocoles des réunions du Bureau politique du PCF, tous ces documents étant également conservés aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis. Nous ne remercierons jamais assez le personnel des Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, et plus particulièrement Pascal Carreau, pour leur disponibilité et leur compétence.
8 Rapport du Bureau national au Conseil national de la Jeunesse communiste de France, 6-7 janvier 1962, fonds Roland Leroy, 263 J-23, dossier 3, cité par Fabien Marion.
9 Fabien Marion, sur la base de notes imprécises trouvées dans le fonds Roland Leroy, attribue à tort ce rapport à la femme de Maurice Thorez, Jeannette Vermeesch, ou à Roland Leroy en se fondant sur un entretien avec Claude Lecomte. En fait, la lecture des comptes-rendus de réunion du Bureau politique révèle que c’est Paul Laurent qui a présenté ce rapport. Paul Laurent n’est pas alors membre du Bureau politique, mais il a été invité à cette séance à laquelle participe naturellement le responsable du Bureau politique en charge des questions de jeunesse, Roland Leroy.
10 AD-SSD. Fonds Bureau politique du PCF. Réunion du Bureau politique du 20 décembre 1962, décisions.
11 « Examiner avec des militants de l’UEC l’orientation de leur activité où subsistent en outre des tendances fausses. Leur suggérer de retarder leur congrès. Être plus attentifs à leur travail. [...] Maintenir l’existence de l’organe des étudiants, en veillant à améliorer son contenu politique. » AD-SSD. Fonds Bureau politique du PCF. Réunion du Bureau politique du 20 décembre 1962, décisions.
12 AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
13 Roland Leroy, 7 février 1963.., AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement]. Souligné dans le texte.
14 Note en vue de la réunion du 5 mars, AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
15 Ce qui, naturellement, n’empêche pas l’éditorialiste communiste de polémiquer avec le rédacteur en chef de Salut les Copains, qui avait affiché ses opinions gaullistes et anticommunistes, cf. Claude Lecomte, « Les dinosaures vous Saluent Les Copains », Nous les Garçons et les Filles, no 47, mai 1967.
16 Roland Leroy, 7 février 1963.., AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement]. Souligné dans le texte.
17 Cf., par exemple, « Sheila, juste l’âge qu’il faut pour être heureux », Nous les Garçons et les Filles, n° 2, juin 1963 ; « Frank Alamo, un an déjà », Nous les Garçons et les Filles, no 13, mai 1964 ; « Johnny et Sylvie : M. et Mme Smet », Nous les Garçons et les Filles, n° 25, mai 1965.
18 Nous les Garçons et les Filles, no 47, mai 1967.
19 Nous les Garçons et les Filles, no 43, janvier 1967.
20 Dès la première livraison du périodique, on relève un article sur ce thème (« Et si l’on supprimait le service militaire ? » est le titre de l’article, elliptiquement résumé par l’appel « L’armée à la réforme », Nous les Garçons et les Filles, no 1, mai 1963). Voir également les no 13 (« Plus de service militaire ? », mai 1964), 26 (« Armée de métier ou armée nationale », juin 1965) et 42 (« P’sentez armes », décembre 1966).
21 « Les jeunes d’Ivry sont-ils des voyoux ? », Nous les Garçons et les Filles, no 22, février 1965.
22 « Les filles sont-elles idiotes ? », Nous les Garçons et les Filles, no 9, janvier 1964.
23 Les no 1 (mai 1963), 13 (mai 1964), 25 (mai 1965), 36 (mai 1966) et 47 (mai 1967).
24 Par exemple, l’interview du journaliste de Démocratie nouvelle, l’organe de presse très lié aux Soviétiques sur la misère sociale aux États-Unis : « Visages des USA », Nous les Garçons et les Filles, no 47, mai 1967.
25 « Élections : avec un député communiste », Nous les Garçons et les Filles, no 44, février 1967.
26 Marion F., op. cit.
27 AD-SSD. Fonds Bureau politique du PCF. Réunion du Bureau politique du 13 octobre 1966, décisions.
28 AD SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement]. Nous n’avons pas reproduit les résultats des postes marginaux (service de presse, ventes au siège, etc.)
29 Note en vue de la réunion du 5 mars.., sd. AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
30 Nous disposons d’un tableau détaillant, par département, les ventes militantes, les abonnements et les ventes en kiosque. AD SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
31 Sous réserve naturellement d’éliminer le poids du facteur démographique, les départements les plus peuplés ayant une propension également forte à donner de meilleurs résultats à l’engagement dans la Jeunesse communiste comme dans la diffusion de toute presse magazine.
32 Marion F., op. cit.
33 Le foyer est l’organisme de base de l’Union des Jeunes Filles de France, l’équivalent de ce qu’est la cellule pour le PCF.
34 Document cité par Marion F., op. cit.
35 Les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne et les Messageries Lyonnaise de Presse ont le monopole de la distribution des périodiques en kiosque et elles prélèvent un important pourcentage du produit de la vente.
36 Note concernant la gestion de Nous les Garçons et les Filles..., s. d. AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
37 Le premier chiffre provient du tableau manuscrit déjà utilisé, dont la conclusion est « moyenne payée sur 6 no : 86 400 », le second est une estimation de Fabien Marion.
38 Note du 21 février 1964, AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
39 Cf. l’article pionnier de Morin E. dans Le Monde, 6-7 juillet 1963.
40 Voir dans les archives un certain nombre de lettres peu amènes rédigées par des cadres du PCF ou de la CGT. AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement]. Voir également les régulières dénonciations de ce magazine dans la presse d’extrême-gauche qui éclôt à ce moment.
41 Notes manuscrites prises par Claude Lecomte lors de la journée d’étude du 20 janvier 1965. AD-SSD. Fonds Roland Leroy, Dossier Nous les Garçons et les Filles [en cours de classement].
Auteur
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Philippe Buton
Université de Reims, Centre d’études et de recherche en histoire culturelle.
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