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Penser l’espace autrement, entre proximité sociale et distance spatiale
p. 87-104
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
PENSER L’ESPACE AUTREMENT…
2Les rapports entre les espaces sociaux et les territoires politiques posent problème. Les premiers « déborderaient » sur les seconds, qui seraient obsolètes du point de vue du mouvement social et spatial. Les formes et les fonctions inhérentes à ces deux types d’espaces semblent être l’objet d’une certaine « confusion » quand sont abordées les questions de mobilités, de représentation politique et d’inégalités socio-spatiales. Face à cette tension relative entre espaces sociaux et territoires politiques, la proposition de « penser l’espace autrement » renvoie aux modalités de la démarche de géographie sociale, et plus particulièrement dans l’analyse de la fabrique de territoires politiques.
3En effet, l’ancrage des territoires politiques, dans l’espace et dans le temps long, les positionne parfois comme des artefacts, des armatures rigides à la surface des espaces. Ils sont là et ils se suffisent à eux-mêmes, croirait-on. Cependant, quand un découpage territorial naît, son enveloppe est encore molle et laisse peu de marques dans l’étendue. De la sorte, les interactions entre les espaces sociaux et les territoires politiques naissants sont davantage prégnantes, ce qui repose la question de la place des découpages et de leur influence sur les espaces, sociaux et vécus.
4Ce questionnement repose sur une recherche réalisée au Mali, portant sur la construction des territoires communaux et conduite selon une démarche de géographie sociale (S. Lima, 2003). Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, comme dans bien d’autres régions africaines, les espaces sont marqués par les mobilités et les réseaux. Dans ce contexte, la production d’un maillage territorial touche directement à l’espace social, et ce d’autant plus que l’État malien a décidé d’associer la population à cette entreprise. Cette posture pose d’emblée la question de la nature du découpage, car en se déplaçant de la sphère du pouvoir central vers celle des espaces locaux, le démembrement du territoire s’apparente moins à un acte politique, au sens strict, qu’à un processus social, au sens large. D’où le recours au champ exploratoire de la géographie sociale, dans la mesure où la dimension sociale des faits spatiaux est essentielle dans la compréhension des modalités de création des territoires communaux.
5En effet, dans le processus de communalisation, on assiste moins à un partage de l’espace qu’à une refondation du lien social, « à partir de » et « avec » l’espace. Ainsi, l’espace est incorporé sans limites dans la dynamique sociale et sociétale. Alors, que reste-t-il des territoires politiques quand la proximité sociale prime sur la distance spatiale ? Les territoires politiques sont-ils voués à n’être que des coquilles vides, sans adhérence sur le mouvement des sociétés ? On pourrait répondre par l’affirmative si l’on avait une approche uniquement « formelle » des territoires politico-administratifs, c’est-à-dire si l’on entend ces territoires comme des cadres obligatoires et immuables pour toutes les populations dans leur existence quotidienne (H. Gumuchian et al., 2003). À l’inverse, si l’hypothèse retenue est de les inclure dans la dynamique de territorialisation, les territoires politiques se présentent « comme une base des possibles », et « l’utilisation des entités produites par les découpages administratifs dans le cadre d’une définition du territoire ne signifie pas qu’elles agissent comme une donnée intangible, mais plutôt qu’elles sont une réalité que nous nous représentons selon un ordre subjectif » (H. Gumuchian et al., 2003, p. 42). C’est donc à partir de l’étude d’un processus de découpage territorial qu’il s’agit de reconsidérer la relation dialectique entre espaces sociaux et territoires politiques, afin de « libérer » l’espace et d’introduire la fabrique des territoires politiques dans le mouvement spatial et social.
6Dans un premier temps seront présentées les modalités de production des territoires communaux au Mali, dans la mesure où celles-ci ont laissé une large place aux espaces sociaux. L’intérêt sera centré sur les interactions entre espaces sociaux et territoires politiques dans la région de Kayes, et notamment sur la prise en compte des formes associatives inscrites dans le champ des migrations internationales. Ensuite, la construction des territoires politiques sera abordée du point de vue des rapports sociaux, fondés sur des hiérarchies et des inégalités sociales fortes. Aujourd’hui, avec l’avènement des communes et de la décentralisation, ces inégalités sont-elles remises en cause et quels sont les enjeux de pouvoir ? À partir de ces deux fils conducteurs, la question posée est celle du statut de l’espace et du rapport entre le social et le spatial.
LE DÉCOUPAGE ENTRE ESPACE ET TERRITOIRE
7Situé en Afrique de l’Ouest, partagé entre le Sahara, le Sahel et la forêt pré-guinéenne, le Mali (11 millions d’habitants, 1 240 192 km²) est un pays pauvre, ouvert depuis peu à la démocratie. Après le déclin des soleils des indépendances (A. Kourouma, 1970) et l’échec du projet d’inspiration socialiste de Modibo Keita (1960-1968), la dictature s’est installée pendant plus de vingt ans au Mali (1968-1991), dont le nom est tiré de celui d’un empire glorieux (xive siècle). C’est après une année de révoltes, de grèves et de mobilisations dans tout le pays que le régime militaire du général Moussa Traoré a finalement été renversé, donnant lieu à une série d’élections (législative et présidentielle) et à la mise en place d’un gouvernement démocratique.
Un découpage utopique
8Le mouvement social à l’origine de cette transition politique ne s’est pas pour autant éteint au lendemain de l’élection du président Alpha Oumar Konaré, figure de proue de l’élan démocratique. Au besoin de démocratie s’ajoute celui de la participation et de la responsabilisation. Après avoir subi les affres d’une administration coercitive et d’un parti unique omnipotent, la population réclame une arène d’expression et d’action dans la gestion de sa vie quotidienne. Dans le même temps, l’État malien, pour qui l’entrée en démocratie signifie l’immixtion des institutions internationales dans ses projets, est amené à repenser son organisation et son fonctionnement. À la croisée de ces deux sollicitations, l’une intérieure, l’autre extérieure, la réponse donnée tient en un seul mot : la décentralisation.
9Ainsi, l’État malien a entrepris ce grand chantier, dès 1992, et l’accompagne d’une refonte des territoires administratifs locaux. En effet, la mise en œuvre de la décentralisation, synonyme d’un partage du pouvoir, nécessite un nouveau partage du territoire national, dans la mesure où les entités politiques héritées de la colonisation puis de la dictature sont marquées par le sceau du déni et de l’indifférence à l’égard des espaces sociaux locaux. « Déplier » les espaces locaux et les mêler aux nouveaux territoires politiques, tel est le pari que la mission de décentralisation, structure chargée de la conception et de la mise en œuvre de la réforme de décentralisation entre 1993 et 2001, a voulu tenir, avec l’approbation enthousiaste de certains bailleurs de fonds (notamment les coopérations canadienne, allemande et française). D’où la proposition de supprimer les arrondissements (regroupements de villages créés en 1960 et administrés par un chef d’arrondissement) et de les remplacer par des communes rurales et urbaines, conçues comme des territoires à la fois fonctionnels et relationnels.
10Ainsi, l’État n’a pas imposé le découpage communal, à la fois pour rompre avec les pratiques de ses prédécesseurs et pour permettre l’appropriation des entités communales, promues comme des cadres de gestion, mais aussi comme des cellules dont la nature et l’origine seraient propres à favoriser des dynamiques de « développement local ». Ici, l’adéquation entre projet politique et projet territorial est totale, la recomposition des espaces étant perçue comme une condition sine qua none pour promouvoir le changement social et politique. Dans ce contexte, la nature de l’espace change aux yeux du pouvoir : considéré jusqu’à présent comme un support, il devient une valeur et une composante du projet de société. Cette philosophie du découpage se traduit concrètement par la composition d’une palette de critères, alliant normes démographiques et spatiales et règles de solidarité et de viabilité économique. En 1995, la mission de décentralisation édite un « Guide du découpage territorial » qui présente les cinq critères constitutifs des communes, à savoir :
- Les critères socio-culturels : le respect des solidarités communautaires.
- Le critère démographique : une population en nombre suffi sant.
- Les critères de distance et d’accessibilité : un chef-lieu de commune accessible par tous.
- Les critères de viabilité économique : la capacité à fournir les services économiques, sociaux et culturels nécessaires et à financer le développement.
- Les critères géographiques et spatiaux : une commune sur un territoire cohérent et unitaire.
11Ce corpus, élaboré par un géographe malien, n’est pas seulement destiné à un public composé de techniciens et d’administrateurs, mais aussi aux villageois, promus acteurs de la recomposition de leurs espaces de vie. Sur la base de ces prescriptions, la mission de décentralisation pronostiquait la création de 610 nouvelles communes (dont 572 communes rurales et 38 communes urbaines)2. Au terme des concertations intervillageoises et des débats à l’Assemblée nationale, le résultat définitif du découpage communal est le suivant : 682 nouvelles communes (664 communes rurales et 18 communes urbaines) en lieu et place des 287 anciens arrondissements. La multiplication du nombre de communes s’explique d’abord par le contournement des critères fonctionnels, et notamment le critère démographique. Par contre, « le respect des solidarités communautaires » apparaît comme le facteur le plus prisé dans la réorganisation territoriale. Ainsi, la rencontre annoncée, avec une certaine dose d’utopie, par la Mission de décentralisation, entre logique ascendante et logique descendante, a abouti à un clivage entre deux approches différentes du territoire avec, d’une part, une représentation formelle de la maille territoriale et, d’autre part, une conception sociale des relations spatiales.
12Pour autant, l’État n’a pu que céder à cette pression sociale, sans chercher à la contraindre et, finalement, dans les couloirs et les bureaux du ministère de l’Administration territoriale et des Collectivités locales, d’aucuns affirment que « la réorganisation territoriale a été l’occasion de poser les vraies questions. Maintenant on y voit clair dans le territoire du Mali. On voit clair mais ça ne veut pas dire que les problèmes sont réglés. […] Au moins, avec la décentralisation, les problèmes se posent localement, alors que les gens sont habitués à régler leurs problèmes à Bamako. Il est nécessaire que les gens ne voient plus la résolution de leurs problèmes au niveau central mais au niveau local : c’est le plus grand défi de la décentralisation » (entretien, Bamako, 2001). Ainsi, le poids des relations sociales a une double signification pour le niveau central. D’une part, il s’agit de redonner du sens aux espaces « locaux » et, d’autre part, d’intégrer les territoires politiques dans le mouvement social et spatial. D’où des territoires communaux fortement marqués par des représentations et des pratiques spatiales issues du passé, dans lequel les empires et les royaumes précoloniaux étaient des espaces mobiles et réticulaires.
Un découpage sous influences
13Dans la région de Kayes (figure 1), la prégnance des réseaux sociaux à toutes les échelles a placé le découpage sous des influences multiples. Les commissions locales de découpage3, chargées d’organiser les concertations villageoises4 à partir de juin 1995, ont eu maille à partir avec une série d’acteurs « interventionnistes », et ce au-delà du cadre « villageois » dans lequel devaient se cantonner les débats de la communalisation. Ainsi, les membres des commissions dénoncent qui l’immixtion des partis politiques, qui celle des ressortissants à l’étranger, qui celle de personnalités influentes issues de la région, vivant à Bamako et ayant leurs « entrées » à l’Assemblée nationale. Au final, tous font le même constat, à savoir « qu’il y a eu trop d’influence de partout » sur le découpage. Toutefois, la plupart de ces responsables reconnaissent qu’il y a eu deux temps dans le découpage : d’abord celui de la logique technique, pendant lequel les commissions locales ont agi, et ce en fonction des critères et des revendications locales ; puis celui de la logique politique, qui a permis à des communes d’être créées en dehors de l’arène locale, c’est-à-dire dans un cadre national sous-tendu par des réseaux actifs depuis « l’arbre à palabre » du village et jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale.
Carte 1 : Les régions du Mali

14Pour autant, il n’existe pas de césure complète entre les communes construites au niveau local et celles produites au niveau central. À la base, le poids des autorités traditionnelles, c’est-à-dire des chefs et des conseils de village, est une constante. Qu’ils puissent ou non bénéficier d’appuis ou de relais à l’extérieur de la sphère villageoise, ceux-ci ont eu une attitude similaire à l’égard des critères « techniques » du découpage. À l’image des autorités traditionnelles du « pays Soninké5 » (non contigu dans l’espace régional), la plupart des responsables coutumiers des « pays » formant la région de Kayes, ont adopté une position spécifique face aux normes fonctionnelles de la communalisation :
« Une des caractéristiques dominantes du pays Soninké, c’est sa grande tendance à conserver et à reproduire les règles de la tradition. Généralement les Soninké sont enclins à reproduire ce qui marche de façon certaine. C’est ainsi qu’ils ont eu à traiter la question de la décentralisation. Dans ce cas, le conseil de village a fait fi des conseillers techniques et a opté pour ses propres critères. Pour cette tradition, les questions techniques sont des questions secondaires. L’entente entre les humains est une question essentielle, décisive, primordiale. Elle est la condition même de tout développement. L’institution traditionnelle à ce niveau s’est donnée comme mission essentielle de gérer les conflits, d’assurer la cohésion sociale du village et son développement, d’assumer les problèmes du village » (MDRI6, 1999).
15Ainsi, « l’entente » a prévalu sur toute autre considération, et les communes s’apparentent aujourd’hui à des espaces « d’entre soi » marqués par la dimension sociale des relations spatiales. Dans le même temps, l’autre facette de ce repli social est, aussi paradoxale que cela puisse paraître, l’importance des logiques de « rupture ». En effet, dans la construction communale, les villages ont autant cherché à « se regrouper avec », qu’à « se séparer de », et cela aussi bien en fonction d’alliances anciennes que de tensions passées. Celles-ci ont été réactivées avec la « mise à plat » des liens qu’ont suscité les concertations intervillageoises, au cours desquelles chacun a pu se prononcer sur ses attaches, ses liens, mais aussi sur ses « répulsions » et ses mésalliances. Surtout, de nombreuses négociations ont achoppé sur le choix du chef-lieu de commune. Choisir et reconnaître une centralité n’est pas allé de soi, et ce d’autant plus qu’une des interprétations du terme « décentralisation » en langue locale était : « Le retour du pouvoir au terroir. » Avec cette référence à l’esprit, les villageois, et plus particulièrement les chefs de village, ont pu penser que les communes seraient les épigones des anciens « pays », le seul problème étant de savoir si les enjeux de la communalisation pouvaient se caler sur une enveloppe spatiale issue du passé.
16L’imbrication des spatialités présentes et passées a suscité de nombreuses tensions et, finalement, des déchirures entre les espaces sociaux. En outre, les visées électorales ont mobilisé nombre d’acteurs politiques locaux, qui ont tenté de se créer un électorat. Face à l’ensemble de ces difficultés, la Commission régionale de découpage (CRD) a adressé à la mission de décentralisation un rapport, sous forme de bilan critique, dont voici un extrait :
« L’utilisation d’informations contradictoires sur la décentralisation entraîne des tensions vives entre les communautés devant se regrouper dans les mêmes formations communales. Ces informations sont véhiculées par des leaders politiques et des associations tant de l’intérieur que de l’extérieur qui veulent favoriser le regroupement de leur électorat pour maintenir leur emprise sur les populations ; la faiblesse du tissu économique fait que les critères de regroupement sont difficilement applicables surtout lorsque le regroupement doit se faire de manière volontaire ; la liberté de concertation fait naître chez les esprits malveillants des velléités qui vont à l’encontre de l’unité nationale et de la cohésion sociale ; l’insuffisance des moyens matériels et financiers, surtout dans les régions enclavées comme celle de Kayes, sont entre autres des contraintes qu’il faut lever si l’on veut une réussite du processus de découpage ; l’insuffisance de sensibilisation, d’information et le manque de moyens didactiques à la base » (CRD, 1995).
17Le découpage communal est un découpage sous influences. Parmi celles-ci, le poids des associations de migrants est très prégnant dans le Nord de la région de Kayes, zone où la dynamique migratoire transforme les espaces et les communautés locales depuis plusieurs décennies7. Présents et absents à la fois, les migrants, et plus particulièrement ceux résidants en France, s’apparentent à des bâtisseurs pour leur espace d’origine. Ceux-ci ont d’abord créé des associations en France, sur une base villageoise. Ainsi, chaque village comptant un certain nombre d’émigrés est doté d’une association villageoise de « développement ». Qualifiée de « villages-bis », la communauté des ressortissants comprend toute personne immigrée originaire du village. L’appartenance villageoise est le socle de la structure associative. Dans un premier temps, les actions des associations se sont conformées aux attentes des villages d’origine, notamment avec la construction de mosquées, symboles visibles de l’attachement des émigrés à leur village. Par la suite, ils se sont lancés dans la réalisation d’autres infrastructures, répondant cette fois à leurs aspirations, c’est-à-dire « développer » leur village et offrir à leurs parents et enfants de meilleures conditions de vie. Se considérant eux-mêmes comme des personnes « sacrifiées », exilées et sans autre perspective que celle de toujours travailler en France pour satisfaire les nécessités de leur famille, leur engagement dans leur village s’explique aussi par un regard « critique » sur la migration. Ainsi, dans leur optique, investir dans des infrastructures au village devait permettre de freiner les départs de jeunes. En même temps, les actions des associations leur permettent d’être toujours présents et d’avoir un regard sur les « affaires » du village. Aujourd’hui, la multiplication des écoles, des centres de santé, des puits ou autres châteaux d’eau est le signe probant que les associations sont présentes et sont des acteurs incontournables en ce qui concerne les questions touchant à l’avenir du village, dont celle du découpage communal.
Carte 2 : Entre mobilité et découpage, la reconstruction des territoires locaux

18Dans le cercle de Kayes (carte 2), le mouvement associatif a engendré des structures intervillageoises, parmi lesquelles l’ORDIK8 et l’association Diama Djigui (ADD)9 sont des figures illustres. Créées au début des années quatre-vingt en France, à l’initiative de leaders associatifs, leur origine repose sur un pari, celui de « l’union » et de la solidarité territoriale. Plutôt que de multiplier les projets villageois les uns après les autres, les ressortissants de ces villages ont choisi de se fédérer, et de proposer un cadre commun à leur village d’origine. Nées en France, dans une logique réticulaire, les associations intervillageoises ont ensuite évolué avec un ancrage local. La gestion des projets, tel qu’un centre de santé, nécessitait des moyens humains dans les villages. Parmi les initiateurs, certains sont donc rentrés définitivement afin de prendre en charge cette gestion puis, dans un second temps, de piloter le projet de développement global porté par l’association et financé par des partenaires extérieurs.
19Entités dédoublées sur deux espaces, les associations intervillageoises de développement ont marqué les spatialités villageoises. À l’heure de la communalisation, les associations n’ont pas manqué de se positionner, ici et là-bas. En France, plusieurs réunions se sont tenues entre 1994 et 1998, à l’initiative d’un responsable de la mission de décentralisation, originaire lui-même de la région de Kayes, pour qui il était inenvisageable de ne pas impliquer les migrants dans le processus de réorganisation territoriale. Ainsi, les critères de découpage ont été discutés simultanément, à la fois sous les arbres à palabre des villages et dans les salles de réunions des foyers de travailleurs immigrés en région parisienne ! L’enjeu pour les associations étant essentiellement de maintenir leur cohésion à travers le nouveau maillage communal. Ce que confirment les propos d’un responsable associatif vivant en France qui défend l’idée de la nécessité de dépasser les cadres villageois, de « sortir des terroirs », au nom du développement :
« Les communes ne peuvent pas se gérer traditionnellement comme il y a cent ans et selon les liens séculaires. Aujourd’hui, les enjeux sont différents : l’éducation, la santé, l’agriculture. Ce ne sont plus les liens de terroir à terroir comme avant. S’il y a un retour sur les terroirs, ces enjeux actuels ne correspondent pas à ce “retour” ! Il y a une opposition par rapport à l’objectif des communes. Le cadre du terroir doit être dépassé pour faire vivre la commune. La commune doit dépasser les liens traditionnels entre villages, car les enjeux sont différents. Ce n’est plus la question du lopin de terre, les enjeux sont au-delà. […]. Il y a une rupture alors que le développement repose sur la continuité. » (Entretien, Paris, 2000.)
20Certaines y sont parvenues, tandis que d’autres ont vu leur unité se sectionner entre deux communes (carte 3). Ainsi, l’adéquation entre association et commune n’est pas allée de soi, et il semblerait que les enjeux locaux aient primé sur la dynamique réticulaire, laissant les structures associatives en France en retrait sur la finalisation des regroupements communaux. Par contre, pour les associations locales, la bataille s’est jouée dans un autre registre, celui de la modernité versus la tradition. Plus que « l’entente » et les alliances historiques, les associations de développement ont mis en avant la correspondance entre leur espace et les critères fonctionnels proposés par le niveau central. Et sur ce point, personne ne pouvait nier la réalité. Cependant, c’est toujours sur la question du choix du chef-lieu et sur celle des futurs élus communaux que se sont dessinés des clivages, voire des tensions, entre défenseurs de « l’ordre traditionnel » et défenseurs de la « modernité ». Derrière les territoires, les enjeux de pouvoir n’ont cessé de compromettre l’application des normes du « Guide du découpage territorial », donnant aux communes un contenu flou, partagé entre plusieurs utopies.
Carte 3 : Associations intervillageoises de développement et découpage communal dans le cercle de Kayes

ESPACE ET POUVOIR
21Au sortir des concertations intervillageoises et des travaux des commissions locales de découpage, les communes s’apparentent à des territoires relationnels, par volonté ou par défaut, puisque les projets territoriaux des uns ont été validés parfois au détriment de ceux des autres. Ainsi, la nature à la fois sociale et politique de l’espace se révèle dans le processus de communalisation. Celui-ci a pris appui sur des lignes immatérielles et idéelles, tracées dans le temps long, et ressortissant des relations entre les groupes et les acteurs sociaux en présence. Ces lignes se sont déplacées à la faveur de la fabrication des territoires politiques et se sont arrêtées à une certaine distance, là où les rapports de force ont conduit les protagonistes et au-delà desquels ils ne pouvaient aller. Car « l’entente » est le fruit d’un équilibre fragile, et à trop vouloir jouer sur la corde du lien social, d’aucuns étaient sur le point de déclencher des conflits avec des conséquences irrémédiables10. Cependant, ces lignes ne sont pas figées, car il s’agit de limites « sociales », mouvantes par nature.
22Cependant, dans une société hiérarchisée et inégalitaire comme peut l’être la société malienne, les relations de pouvoir sont intégrées dans un schéma séculaire que la colonisation et l’indépendance ont certes perturbé, mais pas au point de le rendre caduc. Ainsi, l’espace politique des institutions traditionnelles se construit en continuité des liens de parenté.
« Cet espace est fondé sur des conventions et des convenances. Les sociétés traditionnelles sont loin d’être des sociétés égalitaires et unanimistes mais, au niveau institutionnel, elles sont parvenues à inventer des espaces politiques par l’intégration et la ritualisation des conflits en n’excluant aucun membre de la société, aucune catégorie sociale. D’autre part, les sociétés de la tradition sont parvenues à intégrer le pouvoir et le contre-pouvoir dans le même espace à partir de la double structuration des institutions [il s’agit du principe croisé de la stabilité et du mouvement, du principe vertical et horizontal]. Le principe vertical est fondé sur l’hérédité de la charge doublé du principe de primogéniture qui fonde le pouvoir de la gérontocratie ; le principe horizontal est celui qui conditionne le mouvement et l’intégration. Il est celui qui conditionne la participation de tous dans la prise de décisions importantes. C’est ce principe qui constitue le premier facteur de la mobilisation sociale. Le processus de prise de décision constitue la colonne vertébrale des institutions traditionnelles. Ce processus fonctionne sur la prise de parole qui inscrit la volonté de participation à la décision, à la volonté finale […]. Les institutions traditionnelles à la base sont des structures simples, autonomes, mais le plus essentiel, le plus important à leur niveau réside dans leurs mécanismes de coordinations, d’interrelations, cette “colle” qui lie les différentes institutions entre elles. Cette liaison se fait de bas en haut, de la plus petite des institutions à la plus grande : de la famille au clan, du clan à l’empire. Les mêmes informations sont partagées à partir de la même culture, des mêmes valeurs de civilisation et des mêmes intérêts » (MDRI)11.
23Cette « colle » sociale n’a pas manqué d’être sollicitée au cours des concertations intervillageoises. Elle le sera aussi une fois les communes créées, lors des transactions politiques précédant la constitution des listes électorales en vue su scrutin municipal.
Qui peut devenir maire ?
24Cette question a préoccupé nombre d’acteurs, et ce dès la finalisation des opérations de découpage. Derrière la mise en place de nouveaux territoires, c’est bien l’enjeu du pouvoir qui mobilise les groupes les plus enclins à briguer un mandat communal. Dans la région de Kayes, il s’agit d’abord des tenants du pouvoir traditionnel villageois mais aussi des responsables associatifs qui ont acquis une légitimité politique nouvelle dans l’expérience migratoire et dans le mouvement « développementaliste ». Parmi ces leaders, certains sont des « descendants de captifs », c’est-à-dire qu’ils appartiennent à une catégorie sociale écartée de tous temps des sphères du pouvoir. Et, s’ils ont pu, sur la scène locale, se placer parmi les personnes d’influence en évoluant dans le milieu associatif, cette tendance a la plupart du temps été rendue possible par l’approbation des autorités villageoises. Jusqu’à l’avènement des communes, le binôme formé par l’association et la chefferie a fonctionné en vase clos, et selon les règles de la hiérarchie sociale. En effet, « les associations de migrants […] ne trouvent leur légitimité et leur force de mobilisation que dans leur “soumission” au pouvoir traditionnel. Le mode de désignation des responsables associatifs obéit à des règles précises et connues de tous et qui ne sont pas forcément dictées par les textes juridiques dont l’association se dote pour avoir sa reconnaissance officielle. Même les associations de migrants n’échappent pas à cette règle. La hiérarchisation sociale du village est reproduite » (CEFP, 1998).
25Les termes du débat sont donc posés : sera-t-il possible pour un « descendant de captif » d’accéder à un mandat communal, voire au siège de maire ? Le renouvellement des espaces est-il favorable à l’ouverture d’un champ des possibles pour les groupes sociaux écartés des sphères du pouvoir ? Cette question vaut aussi pour les femmes et les jeunes, bien évidemment. Les élections communales ont lieu le 2 mai 1999 dans la région de Kayes, après plusieurs reports (M. Bertrand, 1998) et avec un taux de participation de 39 %. 1 746 sièges de conseillers communaux étaient à pourvoir, dont 129 de maires. Seule une femme est devenue édile communale, et les générations les plus représentées sont celles des décennies 1945-1954 et 1955-1964. La tranche des 25 à 34 ans représente moins de 5 % des maires. C’est dire si le renouvellement des territoires a eu peu d’incidence sur la stratification sociale des prétendants au pouvoir. Pour autant, il ne s’agit pas de condamner le processus de décentralisation, et l’accession des jeunes, des femmes et des descendants de captif au pouvoir dès la première élection aurait été étonnante. Dans un premier temps, il semblerait que la communalisation assure la reproduction des positions sociales et des inégalités en termes de domination. Pourtant ce constat cache des mouvements de fond qui laissent penser que tout ne se joue pas au moment des élections.
26Ainsi, dans les négociations quotidiennes se déploient les stratégies des différents groupes sociaux, ce qui passe par le traitement du conflit, en tant que moteur de la requalification des liens sociaux. En effet,
« par le conflit, la société redéfinit ses régimes normatifs, structure de nouvelles attentes, produit et révise ses procédures d’interaction, sonde l’hétéronomie au sein de l’ordre de ses institutions et remet finalement en perspective certains de ses fondements. Le conflit, avant de symboliser la réconciliation, permet à la société de prendre ses distances avec elle-même. Cette fonction spéculaire du conflit peut être obtenue par le spectaculaire qu’implique la palabre12. […] Le conflit – qu’il s’exprime sous forme de violence brute ou sous forme de compétition – indique d’abord qu’il y a mobilité et donc équilibre instable au sein de toute société. Le problème est alors de redéfinir les formes de coexistence » (J. G. Bidima, 1997, p. 93-120).
27L’espace du conflit est celui de l’espace social, caractérisé par l’absence de limites. Par exemple, si un conflit ne trouve pas d’issue au niveau des instances villageoises, il n’est pas rare de recourir aux autorités coutumières d’un autre village, dans la mesure où celui-ci est le « village d’origine » de la famille fondatrice du village concerné. Ce qui signifie que par-delà les limites politiques instaurées depuis la période coloniale et l’indépendance, l’activation des réseaux et des espaces sociaux est toujours d’actualité, et notamment dans la résolution des antagonismes liés à des questions de rapport de pouvoir entre groupes sociaux. On peut donc penser qu’il en sera de même pour la gestion des relations politiques au sein des territoires communaux. Ainsi, si le découpage et les élections ont activé un certain nombre d’oppositions, celles-ci ne sont pas le signe d’une « crise » des identités spatiales et des espaces politiques qui seraient provoqués par la décentralisation et la communalisation ; elles s’inscrivent dans ce mouvement social permanent qui permet une circulation et un partage du pouvoir. Toutefois, dans cette dynamique, chacun reste à sa place et le déséquilibre demeure.
28Les territoires communaux ont été créés et continuent de se construire dans cet espace de la parole et de la négociation, c’est-à-dire dans un espace mobile et ouvert. Dans ce processus, la proximité sociale prime sur la distance spatiale, et l’absence de limites entre les terroirs villageois donne aux territoires communaux une enveloppe floue. Cette indétermination des territoires communaux n’est pas une image, elle correspond bien au fait que les communes sont des regroupements administratifs sans emprise territoriale, c’est-à-dire sans domaine foncier propre ni délimitation spatiale. D’où l’hypothèse selon laquelle les identités spatiales et les territorialités échappent au carcan des territoires politiques, les dépassent, sans pour autant les rejeter totalement ni les vider de leur fonction. En cela, il s’agit de penser autrement les interactions entre les espaces sociaux et les territoires politiques, car ces derniers, dans leur forme, posent le problème à la fois de leur dépassement et de leur intégration dans le mouvement social et spatial des sociétés.
Les identités spatiales : des lieux et des liens
29L’absence de limites spatiales entre les territoires communaux s’explique pour deux raisons. D’une part, il n’existe pas de cadastre déterminant les espaces villageois et les propriétés foncières. D’autre part, les limites sont connues, mais il ne saurait être question, dans l’esprit des villageois, de les matérialiser, ni de les fixer une fois pour toute dans le sol. En effet, les limites entre les terres sont l’objet d’un consensus issu d’une appropriation sociale et collective de l’espace. Elles sont donc connues et reconnues, sans que cette connaissance nécessite un bornage précis. Car, de cette manière, elles ne séparent pas ; à l’inverse, elles garantissent un lien, une interdépendance qui sous-tend des questions de statut social et d’alliances historiques remontant à l’origine du peuplement de la zone. Ainsi, elles instaurent un face à face entre les communautés villageoises dans lequel chacun est à sa place. Par contre, la limite, au sens strict, se présente dans les représentations des villageois comme une frontière, un mur qui mettrait chacun dos à dos. Si elle est inscrite dans le sol, elle pose problème. Elle enferme, elle enserre les ressources, et c’est là que les tensions surgissent. Jusqu’à présent, dans ces espaces mobiles, la limite est ressentie comme une barrière sociale, et l’émergence des territoires communaux pose le problème de la mise en place de la limite territoriale en tant que périmètre fonctionnel, et non pas comme frontière sociale.
30On retrouve cette ambivalence de la limite dans la place que les réseaux sociaux tiennent dans la construction des territoires. En effet, étant donné l’importance des réseaux migratoires pour certains villages de la région de Kayes, l’articulation entre logique réticulaire et logique territoriale suscite des interrogations. Aujourd’hui, les villages d’origine des migrants ne sont plus les mêmes. Ils ne sont plus isolés mais sont les cellules de base du territoire communal, dans lequel priment les relations intervillageoises. Partant de cette réalité, certains élus, eux-mêmes anciens migrants, font le chemin à l’envers et retournent en France afin de sensibiliser la communauté des ressortissants, mais cette fois à l’échelle communale.
31C’est le cas pour la commune de Maréna-Diombougou (carte 2), dont le maire, ancien migrant et ex-leader associatif, a entrepris plusieurs missions en région parisienne. Chacun de ses déplacements a été l’occasion de rencontrer les migrants des huit villages de la commune, et de les impliquer dans l’élaboration du plan de développement communal. Finalement, au terme de ces rencontres régulières tenues entre 1999 et 2002, une nouvelle association, créée en mai 2000, est née et est dénommée « Association du comité communal de Maréna Diombougou en France ». Cette démarche pionnière est aujourd’hui reprise par d’autres maires et conseils communaux du cercle de Kayes, ce qui participe à un « renversement » des réseaux, à l’initiative du territoire d’origine. À cela s’ajoute le développement des intercommunalités dans cette zone, témoignant de la volonté des responsables politiques de dépasser sans cesse le cadre de leur territoire ou, plutôt, de toujours relier leur territoire à d’autres espaces, qu’il s’agisse d’espaces proches ou de lieux éloignés.
32Ainsi, la logique de la limite floue, telle qu’on la voit apparaître dans la construction des territoires communaux au Mali, réinterroge notre vision du territoire qui, par définition, est une forme spatiale délimitée. En outre, une autre conception de la frontière émerge, qui s’attache davantage aux « coutures » qu’aux « coupures » des territoires (RGL, 1997). La frontière se présente alors comme une interface, intégrée dans un processus qui fait du territoire un espace de négociation sociale et non une surface à découper. Il semblerait que les acteurs de la communalisation aient opté, même si c’est par défaut, pour la territorialisation et non pour le territoire, au sens strict. En cela, la territorialisation entremêle dans un même mouvement différentes formes spatiales : territoires politiques, espaces de vie et réseaux sociaux. C’est donc la fonction de la territorialité, ou de l’identité spatiale des sociétés, qui sort enrichie de cette diversité et qui redonne à la notion de limite une épaisseur, au-delà de la simple ligne.
33« L’espace est d’abord un système de références partagées avant d’être un lieu concret » (B. Husson, 1996, p. 1). C’est bien cette proposition que défendent les habitants « mobiles » de la région de Kayes. Longtemps présentés comme antinomiques, les termes de « réseau » et de « territoire » trouvent dans l’expérience de la communalisation au Mali un terrain d’entente inattendu. Le découpage communal a révélé la nature indiscutablement sociale de l’espace, dans la mesure où les acteurs locaux ont fondé le regroupement des villages sur un « entre soi » social associé à des réseaux du même ordre. En cela, les territoires communaux, issus d’un projet politique initié par l’État dans le cadre d’une réforme de décentralisation, font figure de territoires inachevés, au regard des critères fonctionnels pour lesquels la légitimité d’un pouvoir est indissociable d’une aire définitive sur laquelle celui-ci s’exerce. Rien n’est moins vrai pour les nouvelles communes maliennes qui n’ont pas de limites territoriales, ni de domaine foncier. L’image des territoires politiques, en tant que formes spatiales figées, est très éloignée de la réalité communale au Mali. À l’inverse, la forme inaboutie de ces territoires institutionnels donne à voir des espaces dont la mobilité est moins la caractéristique d’une carence de territorialité que la preuve d’un excès de territorialité.
VERS UNE LIBÉRATION DE L’ESPACE
34Penser l’espace autrement par l’analyse des « mises en territoire » : tel est le postulat de départ de ce texte. En conclusion, le chemin parcouru dans la région de Kayes sur les traces de la fabrique des territoires communaux conduit à reconsidérer le statut des territoires politiques, dans leur forme et leur fonction, face à la prégnance des espaces et des réseaux sociaux dans cette partie du Sahel. Ici, le pouvoir circule à travers les espaces et les lieux, ce qui pourrait laisser penser que les territoires institutionnels sont des artefacts à la surface de l’espace, sans emprise sur le fonctionnement social et politique. Or, il s’avère que, dans la communalisation malienne, l’émergence des territoires communaux s’inscrit dans un mouvement qui, moins que de recaler l’entité communale en arrière-plan de l’action, l’insère dans une série d’interactions, et ce à différentes échelles.
35Ainsi, le modèle territorial qui se dessine ici n’est plus celui du pavage, qui a essaimé sur tous les continents. Il ressort d’une innovation territoriale en quête de nouvelles références, à la fois du point de vue des sociétés, des acteurs politiques et des scientifiques. Les fondements de la territorialisation ne sont plus les mêmes car, d’un côté, les pratiques spatiales dépassent les cadres territoriaux « modernes » et, de l’autre, les mobilités d’aujourd’hui ne sont pas comparables aux formes réticulaires du passé. « L’ampleur prise par les flux et les réseaux dans un monde de mobilité et de communication démultipliée fait exploser les cadres rigides des territoires de la modernité. On ne revient pas pour autant à la fluidité d’antan : les nouvelles modalités de territorialisation ne se développent que sur le substrat d’un espace préalablement ordonné par la découpe des géomètres » (R. Pourtier, 2002). Il ne s’agit donc pas d’un retour en arrière, comme le laisserait entendre le binôme « dé-territorialisation/re-territorialisation », mais d’une « continuation » qui place la dimension spatiale des sociétés dans le registre de l’incertitude et de la transition, véritables moteurs de re-création des rapports du social avec le spatial. Ce qui rejoint l’idée selon laquelle « la vérité est dans le pli » (D. Pagès et P. Pélissier, 2000, p. 23).
36Libérer l’espace et étendre les cadres de la légitimité politique au-delà des maillages territoriaux correspond à une proposition qui dépasse bien évidemment le cas du Mali. Elle se greffe à une dernière interrogation sur l’inféodation du fonctionnement politique aux territoires et sur la place des réseaux et des espaces sociaux dans la représentation et la participation politique. Du point de vue de la géographie sociale, ces orientations incitent à se recentrer sur les processus, les logiques d’acteurs, leurs représentations et leurs imaginaires, qui font de l’espace un continuum. Dans cet espace, les cadres politiques ne sont pas en marge, mais bel et bien des composantes des relations entre les groupes sociaux et de la production et la reproduction des inégalités. Il apparaît donc nécessaire de les considérer comme tel dans une démarche de géographie sociale.
Notes de bas de page
1 mailto:stephanie.lima@wanadoo.fr
2 Les communes rurales sont composées de plusieurs villages dont un est le chef-lieu ; les communes urbaines sont constituées d’une seule localité.
3 Les commissions locales de découpage, présentes au niveau des cercles, sont des structures chargées de la réorganisation territoriale. Elles sont composées à la fois d’administrateurs, de techniciens et de représentants de la « société civile » locale. Elles interviennent dans les arrondissements pour : « Informer les populations sur la réforme en général et la réorganisation territoriale en particulier ; mettre en place des équipes qui seront chargées d’organiser les concertations villageoises ; valider les critères de découpage ; susciter des propositions de regroupement de villages en vue de constituer des communes rurales, en veillant au respect des critères ; faire remonter au niveau régional les déclarations de regroupement après restitution ; identifier les problèmes et appuyer les conciliations. » (Mission de décentralisation, Bamako, janvier 1995.)
4 « Les concertations villageoises constituent la phase cruciale du processus de réorganisation territoriale. Elles engagent la responsabilité totale et entière des populations et doivent se dérouler selon les plans d’action souples et adaptés à leur état de préparation. Elles mettront en relation des représentants des villages d’un même espace socio-économique et culturel pour échanger, négocier et convenir en toute indépendance des regroupements de villages, des appellations et des chefs-lieux des futures communes rurales. La durée des concertations ne doit pas excéder deux mois, quel que soit l’état de préparation des villages concernés, la date butoir étant fixée au 30 juin 1995. À l’issue des concertations et après que les choix de regroupement intervillageois et de chefs-lieux des communes rurales aient été librement, volontairement exprimés et arrêtés, des “fiches de regroupement” seront remplies en 6 exemplaires par la Commission de découpage, en présence des responsables dûment mandatés par les villages. Ces fiches comporteront le nom de la commune, les noms des villages constitutifs, les noms des mandataires (chefs de villages et fractions) et les signatures obligatoires. » (Mission de décentralisation, Bamako, janvier 1995.)
5 Les Soninké représentent une des principales ethnies de la région de Kayes.
6 Mission de décentralisation et des réformes institutionnelles : il s’agit de l’ex-mission de décentralisation dont les compétences ont été élargies à l’ensemble des réformes institutionnelles.
7 Voir les travaux de Patrick Gonin (1993, 1997, 2001), Christophe Daum (1998), Catherine Quiminal (1991), Adrian Adams (1977), Mahamet Timera (1996).
8 Organisation rurale pour le développement intégré de la Kolimbiné (nom d’un cours d’eau).
9 En Soninké, « Diama Djigui » signifie « l’espoir d’un peuple ».
10 C’est le cas, par exemple, dans l’ancien arrondissement de Diadioumbéra où deux groupes de villages souhaitaient créer deux communes distinctes. Or ces regroupements ne permettaient pas d’asseoir deux territoires contigus et juxtaposés. Finalement, l’arrondissement a été directement transformé en commune. Le choix du chef-lieu a suscité une grande tension et des affrontements ont eu lieu en 2001.
11 MDRI, Bamako, « La problématique de l’insertion des autorités et institutions traditionnelles dans le nouveau contexte démocratique au Mali » (document non daté).
12 Dans cette société, la fabrication des accords repose sur une autre culture politique, celle de la palabre, qui peut être considérée comme une institution politique. La palabre rappelle systématiquement les origines, assume complètement la violence et s’appuie toujours sur un intermédiaire de la parole, qui fait fonctionner les antagonismes pour construire le désaccord et le « régler ». L’objectif général étant de construire des solutions pour consolider le vivre-ensemble (séminaire du réseau « Gouvernance démocratique » et formes urbaines durables, Poitiers, 2 avril 2004). En cela, il n’est pas tant question de « reconstruire » le lien social que de toujours l’assumer.
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Territoires en action et dans l'action
Ce livre est cité par
- (2008) Espaces en transactions. DOI: 10.4000/books.pur.473
- Fournier, Jean-Marc. Bonny, Yves. (2017) L’espace en partage. DOI: 10.4000/books.pur.141863
- (2013) Mobilités et modes de vie. DOI: 10.4000/books.pur.34489
- Milian, Johan. Bacconnier-Baylet, Sandrine. (2014) Requalifier les territoires de l’action locale. Territoire en mouvement. DOI: 10.4000/tem.2399
- Argoud, Dominique. (2017) Territoires et vieillissement : vers la fin de la politique vieillesse ?. Lien social et Politiques. DOI: 10.7202/1041730ar
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