L’UDB et le mouvement social : un rendez-vous manqué ?
p. 133-143
Texte intégral
1Lors de sa fondation en 1964, l’Union démocratique bretonne se présente comme une alternative socialiste au vieux terreau autonomiste breton représenté notamment par le MOB, dont elle est une scission. L’explosion de la conflictualité sociale en Bretagne dans les années 1968 marquée par l’affirmation identitaire de nombre de grèves1 semble ouvrir un large espace d’action à une organisation en phase avec les aspirations sociétales émises par les acteurs et actrices de la contestation. Pourtant, force est de constater que l’UDB peine à apparaître comme une véritable alternative aux positionnements syndicaux et politiques plus classiques2. Ancré dans une histoire sociale des représentations le présent article ambitionne de questionner – à partir d’une démarche micro-historique sur cinq conflits sociaux se déroulant durant la période – cet apparent paradoxe qui voit un discours moderniste échouer à convaincre les acteurs et actrices bretons pourtant tout disposés à l’intégrer.
Une progression résistible
2Un rapide balayage du matériau rassemblé à l’issue d’une collecte de sources orales3 permet de positionner l’UDB dans la mémoire des personnes interrogées, celles-ci étant, à des degrés divers, militants au sein des conflits qui se développent en Bretagne de 1957 à 1980 et donc à ce titre attentifs aux acteurs des luttes sociales. Tout en tenant compte du caractère empirique de la démarche, il est intéressant de noter que l’occurrence « UDB » est spontanément utilisée par les témoins à 39 reprises – encore faut-il y inclure un militant de l’UDB qui utilise l’occurrence à plus de 20 reprises. Au regard de ce nombre, l’occurrence « PSU » est elle évoquée 83 fois. Pour mettre en relief ces résultats, précisons que le terme « CFDT » est utilisé 292 fois par ces mêmes témoins. La dimension syndicale apparaît donc incontournable, aspect attendu dans la mesure où le mouvement de contestation au sein des usines dans les années 1968 est largement fondé sur une action syndicale. Si la période met en évidence une porosité entre l’identité syndicale et les propositions politiques qui s’affirment par le biais de la multi-appartenance, le positionnement syndical apparaît cependant comme central dans les représentations.
3Reste qu’en ciblant plus étroitement les occurrences proprement politiques, force est de constater que l’UDB pèse peu face au PSU en terme de représentations. Ce constat souligne le faible impact de l’organisation régionaliste au sein des conflits sociaux, d’autant que l’appartenance UDB est elle-même noyée au milieu d’autres assignations telles que « autonomiste », « régionaliste » ou « indépendantiste », qui soulignent la grande difficulté des témoins à nommer la mouvance nationalitaire dans le temps de l’événement.
4De 1964 à 1968 il est peu aisé de repérer une trace du militantisme udébiste au sein du mouvement social en Bretagne marqué notamment par le long conflit des forges d’Hennebont (1957-1966). En cause, la faiblesse des effectifs de l’organisation autonomiste mais également la perception pour le moins négative qui s’attache au militantisme breton depuis 1945. Certes, des organisations politiques ont auparavant réactivé un engagement régionaliste, mais à l’exception, peut-être, de la Jeunesse étudiante bretonne4 (JEB), bien implantée dans les universités brestoises et rennaises, aucune n’a véritablement pu se construire une légitimité dans le cadre des manifestations sociales. Quant au CELIB, passé les premiers succès du début des années 1960, il échoue finalement à articuler projet de développement économique et soutien aux luttes sociales par sa volonté de neutralité politique. L’affichage d’un drapeau breton au sein des manifestations continue à agir comme un chiffon rouge aux yeux des militants syndicaux, qu’ils soient de la CGT ou de la CFDT, et l’UDB en subit les conséquences malgré ses prises de distance à l’égard des problématiques portées par le MOB. Le mot d’ordre est alors : « Les drapeaux bretons ? La CFDT s’en va5 ! »
Le basculement de mai-juin 1968
5Les événements de mai-juin 1968 ouvrent cependant un espace des possibles dans lequel s’engouffrent les acteurs et actrices de la contestation en Bretagne. Le moment apparaît idéal pour développer une proposition politique autonomiste en lien avec les luttes sociales et ce d’autant plus que la fortune du mot d’ordre autogestionnaire, diffusé par la CFDT dans son désormais fameux communiqué du 16 mai 1968, et par le PSU, parti politique alors en pleine ascension, notamment en Bretagne, semble créer des ponts entre aspiration sociale et autonomiste. Ce mot d’ordre autogestionnaire sera d’ailleurs développé lors de la grève de la CSF Thomson à Brest en mai-juin 1968 en permettant de formaliser autour d’un concept fédérateur les oppositions entre le centre brestois et la direction parisienne. À l’issue du conflit, il n’est donc pas surprenant de trouver parmi les militants usiniers les plus engagés des défenseurs de la notion d’autonomie régionale dès lors que l’autogestion côtoie le discours autonomiste au sein de l’UDB. De l’autogestion dans l’entreprise à l’autogestion dans la région, le passage se fait donc « naturellement » y compris dans la récupération des slogans dénonçant le colonialisme6. À ce titre les témoignages évoquent une démarche raisonnée d’adhésion fondée sur la confrontation des idées :
« Mon entrée dans l’UDB s’est faite par élimination, on avait eu des gens des Conventions des Institutions Républicaines, ça avait été un fiasco, on est resté sur 56, Guy Mollet, la SFIO et puis le PC, 68, justement, le coup de Prague. Ça a sonné le glas, mais ce qui m’a surtout perturbé, c’est une réunion à laquelle j’avais assisté en tant que responsable syndical pour préparer une manif, où il y avait le PC, la CGT, les Jeunesses communistes, la CFTC et la JEC et les étudiants et l’UDB s’étaient fait sortir, traiter de “national-fascistes” par les responsables du PC et de la CGT. J’étais intervenu en demandant des explications. C’était clair, l’indépendance, l’autonomie de la Bretagne ça ne pouvait pas exister, il n’y avait qu’un peuple, ça a été la rupture totale7. »
6Les raisons profondes de cette adhésion apparaissent multiples : le retour en Bretagne après des années parisiennes qui révèlent une nouvelle appartenance, la reconnaissance de la langue bretonne comme ferment d’identité et l’intégration d’une exclusion comme d’être considéré comme des Français de seconde zone. Pour d’autres, c’est bien le slogan anti-colonial qui fait mouche, qu’ils rapportent à leur expérience algérienne dans un parallèle avec la Bretagne reprenant ainsi, trente ans après, l’argumentaire de l’UDB :
« Moi j’étais partagé entre l’UDB et le PSU, j’ai adhéré deux ans après 68, l’UDB parce que c’est par GL et JM que je côtoyais souvent et de l’autre côté il y avait AL, j’avais lu la brochure – Bretagne = colonie – et puis j’ai adhéré parce que ça correspondait à une idée d’autonomie, d’autogestion, au niveau de la région et puis il y avait aussi la guerre d’Algérie qui m’a beaucoup fait réfléchir aussi, l’indépendance de l’Algérie, l’autonomie de l’Algérie par rapport à la France, je savais que la Bretagne avait la même situation coloniale économique et culturelle par rapport au centralisme parisien. Je n’ai jamais été indépendantiste mais je pensais qu’on pouvait s’autogérer dans les régions dont la Bretagne8. »
7Des motivations politiques qui se découvrent en lien avec les expériences de luttes de mai-juin 1968 et qui trouvent un relais dans le cadre culturel avec le renouveau de la chanson militante bretonne – portée par Alan Stivell ou Gilles Servat – dont de nombreux acteurs se déclarent publiquement membre de l’UDB, participant ainsi à donner une aura médiatique à l’organisation politique bretonne et participant à fonder sa légitimité dans le paysage politique breton.
La dynamique des années 1970
8Les rares militants udébistes en milieu ouvrier vont confronter leurs représentations militantes, fortement teintées de syndicalisme et de marxisme, aux discours des militants udébistes influencés par les analyses économiques du CELIB. De là des mésententes initiales que les nouveaux militants attribuent à une culture trop éloignée du monde ouvrier et notamment à des approches trop théoriques et globalisantes pour être relayées au sein des usines post-68. Cette culture universitaire – car reliée aux études de Michel Phlipponneau et de ses étudiants – si elle a pu établir une complémentarité avec l’action syndicale au temps du conflit des forges d’Hennebont, échoue à saisir la dynamique conflictuelle de la période fondée sur l’urgence et l’espérance du changement social. Le point de convergence entre les différents discours au sein de l’UDB va alors se situer autour d’un acte fondateur et oublié, la manifestation du 8 mai 19689, et d’un adversaire désigné, les usines pirates « employant une main-d’œuvre bon marché, tout comme la France dans les colonies exploitait la main-d’œuvre indigène10 ». La critique de ces « usines pirates » permet alors des synthèses communes pour révéler l’exploitation de l’ouvrier breton par un capitalisme parisien et prolonger ainsi la figure du breton double prolétaire. Ce faisant, le discours de l’UDB, par la concordance des temporalités, entre en adéquation avec les attentes militantes de l’après 1968.
9L’activisme se construit alors par des campagnes d’affichage dont l’originalité interpelle en rompant avec les codes austères des campagnes syndicales et politiques11. Il se construit également par la participation aux multiples comités de soutien aux luttes à partir de 1970. Une participation parfois problématique tant les militants UDB demeurent encore suspects aux yeux des organisations politiques, notamment communistes, où le souvenir de la Résistance demeure un élément fort de la mémoire collective. Ainsi à Quimper, en 1972, le « comité populaire de soutien aux travailleurs du Joint Français » se met en place le 10 avril à l’initiative du Parti socialiste et du PSU ; il réunit tout ce que la ville connaît d’organisations politiques ou syndicales à l’exception des groupes d’extrême-gauche et de l’UDB. Le 17 avril pourtant, le comité populaire de soutien perd l’ensemble des organisations communistes au moment où y entrent l’UDB en compagnie du MRJC et d’un « comité révolutionnaire étudiant ». On voit là, au sein d’un comité local, une pratique révélatrice des blocages persistants à l’endroit des positionnements autonomistes.
10Peinant ainsi à pénétrer les conflits sociaux, l’action de l’UDB se déploie dans le champ du culturel par le biais de la défense de la langue pour compenser cette relative marginalité sur la scène sociale. La défense d’une culture bretonne en danger apparaît comme un axe privilégié de sensibilisation, y compris au sein des luttes sociales. Elle prend notamment la forme d’une popularisation d’épisodes historiques en les réactualisant à l’aune des enjeux politiques du présent. Ce faisant, l’UDB participe à ancrer le mouvement de 1968 dans l’historicité à laquelle l’événement semble échapper, malgré les multiples allusions tout au long de la période12. L’épisode des Bonnets rouges en est un exemple. On peut marquer la réémergence de cet épisode historique dès 1967 par le biais d’un jeune poète régionaliste, cofondateur de l’UDB, Paol Keineg qui dans une pièce théâtrale popularise cette révolte paysanne du XVIIe siècle. Cet événement historique est par la suite développé par la réédition d’un texte d’un historien russe, Boris Porchnev13, qui soulignait la modernité de cette contestation paysanne à partir du « code paysan14 » rédigé par les révoltés. Cette représentation historique d’un prolétariat agricole breton précocement en lutte contre le pouvoir central tout en rompant avec les stéréotypes du breton fataliste devant la modernité permet au mouvement breton, et au premier chef à l’UDB, de théoriser un lien entre défense de la culture bretonne et luttes sociales en établissant une continuité de la conflictualité régionale15. Cette référence historique rencontre une audience importante et est notamment reprise par le cinéma breton d’intervention sociale avec la fondation du collectif Torr e benn par Jean Louis Le Tacon, en 1972, qui reprend le cri de ralliement des Bonnets rouges (« cassez leur la tête »).
11Cette action d’historisation est complétée à partir de 1975 par la fondation des éditions Skol Vreizh dirigées par Jean-Jacques Monnier qui, en proposant une histoire contemporaine de la Bretagne, diffuse cette vision moderniste et engagée d’un passé breton, avec un succès réel puisqu’il s’en vend 200 000 exemplaires au total en vingt-cinq ans. Cet ancrage de l’événement dans un héritage est un apport original de l’UDB qui explique a posteriori l’impact de ces idées, indépendamment de l’organisation dont elles sont issues, auprès d’une frange notable des militants de la période. Pour autant l’UDB peine à diffuser ses slogans au-delà d’un cercle militant instruit et sensibilisé à la culture bretonne. L’autre vecteur de l’activisme culturel de l’UDB réside dans les artistes bretonnants qui revendiquent leur engagement udébiste et l’ancrent dans le paysage culturel et social de la Bretagne des années 1970 par leur participation aux soirées de soutien aux luttes :
« C’est-à-dire que c’est les gens du milieu culturel qui ont lancé, qui ont pris les devants, Alan Stivell qui vient s’installer à Langonnet, ça a fait du bruit, Servat qui vient s’installer à Nantes et qui parlait du bonheur de venir en Bretagne, de la chance que c’était, on en avait plein les oreilles et puis on y croyait, on était pleinement d’accord avec eux, il y avait aussi Comment peut-on être breton ? de Morvan Lebesque, ça avait fait réfléchir aussi, donc, on était dans une mouvance disons UDB, mais sans prendre de carte, on était des électrons libres16. »
12Cette affirmation d’une culture régionale portée par l’UDB, en phase avec les problématiques de la période, ne permet pas pour autant à l’organisation de s’affirmer au sein des conflits sociaux, alors même que ceux-ci prennent une coloration régionaliste marquée, d’autant plus tolérée par les instances syndicales qu’elle est un puissant agent de structuration du soutien.
13À cet égard, c’est sans conteste le conflit du Joint Français à Saint-Brieuc de février à mai 1972, qui constitue l’acmé du militantisme social et régionaliste17. Pour les militants de l’UDB, l’usine du Joint Français incarne la caricature de cette usine « coloniale » qu’ils dénoncent depuis le début des années 1970 et, d’une certaine manière, le déroulement du conflit et la publicité qui en est faite valide leurs représentations alors que les journaux régionaux ouvrent leurs colonnes aux analyses et remarques de l’organisation régionaliste qui y développe ses mots d’ordre18. Ce conflit popularise en effet les thèmes défendus de longue date par l’UDB : la double prolétarisation des ouvriers bretons, les usines pirates, la colonisation de la Bretagne par des capitaux extérieurs à la région. Pourtant, là encore, il est difficile de mesurer l’influence réelle de l’UDB dans des slogans que chacun s’approprie alors que ses militants apparaissent discrets hors la participation aux comités de soutien dont ils sont rarement à l’origine19. Dès le 17 avril, des militants bretons de la gauche prolétarienne diffuse dans une publication Gwirionez-Vérité Bretagne20 une interprétation du conflit du Joint. Dans cette proclamation sont fondues deux démarches militantes, l’une issue de l’extrême-gauche et axée sur l’exemplarité d’un mouvement de grève au niveau national, l’autre sur la spécificité d’un conflit breton décentralisateur. Expression de cette volonté pour les formations d’extrême-gauche de récupérer l’image du conflit du Joint, l’invitation des militants ouvriers du Joint à leur manifestation à Paris le 1er mai 1972. Cet usage d’une dialectique régionaliste est également porté par le PSU et la CFDT.
14Pour autant, la découverte par de nombreux grévistes d’une fierté régionale marquée par la popularisation des refrains comme La blanche hermine, devenue l’un des symboles de la grève, ne recouvre que rarement une adhésion aux thèses autonomistes défendues par l’UDB :
« Je me rappelle j’avais un copain on chantait toujours La blanche hermine, on l’a chanté partout, on l’a chanté à Paris. La blanche hermine, c’est la Bretagne indépendante, nous on se rendait pas compte, on chantait ça…
– Ce n’était pas régionaliste
– Non, non.
– Vous chantiez ça parce que ça représentait votre grève ?
– Voilà, c’était bien, c’était une bonne façon et puis j’avais un copain qui la chantait terrible et partout où on allait, on chantait La blanche hermine et puis on savait qu’on était breton quand on chantait ça. Je me sentais vraiment breton mais de là à être indépendantiste, non, non21. »
15Dans les faits, il demeure très difficile de relever, au Joint Français comme par la suite, une participation militante de l’UDB en tant qu’organisation au sein des comités de soutien aux luttes sociales. Symbole de cette permanence, le conflit Doux de Pédernec en 1973-1974 voit des militants de l’UDB se contenter d’affichage alors que les salariés attendaient un soutien plus marqué, au point de parler de « récupération » de leur lutte par le « régionalisme22 ». Cette absence de l’UDB dans cette mobilisation sociale apparaît d’autant plus étonnante qu’un article du MOB rédigé en 1963 sert de base de réflexion à l’ensemble des organisations soutenant la lutte23. Plus tardivement encore lors du conflit des Réos à Fougères en 1976, un observateur constate l’abondance des groupuscules gauchistes parti-prenants du comité de soutien, « on se croirait il y a cinq ans à Nanterre », et note comme une tare l’absence de groupes bretons liée à la modernité, et au premier chef de l’UDB24.
Les raisons d’un blocage
16L’UDB semble effectivement passer à côté de l’occasion qui lui était donnée de devenir un parti actif au sein des mouvements sociaux des années 1968. Les raisons en sont nombreuses et nous pouvons ici en évoquer quelques-unes.
17L’inflation du discours régionaliste à partir de 1972 est une première constatation. Jusqu’alors chasse gardée de l’UDB en Bretagne – même si le PSU initie dès 1966 un appel à « décoloniser la province » qui n’a pas tout à fait le même sens – le discours décolonisateur est pris en compte tant par les organisations syndicales, et au premier chef la CFDT, que par les organisations d’extrême gauche. Les liens faits par les différents acteurs entre exploitation des Bretons et exploitation de classe sur un territoire spécifique diluent de fait l’argumentaire udébiste et entraînent une visibilité de plus en plus réduite des militants. D’autant que l’offre politique régionaliste est particulièrement étoffée et l’ensemble des formations politiques bretonnes qui se multiplient dans les années 1968 – les différentes tendances du FLB, Sav Breizh, Strollad ar vro (SAV), le Parti communiste breton soigneusement relevées par les renseignements généraux – reprennent, comme l’UDB, un discours à connotations socialistes, mais axé sur une formalisation sociale de la question bretonne appuyée sur des représentations gauchistes des années 68.
18Plus largement la contamination régionaliste du discours syndical par l’usage de termes comme « désertification », « exode », « surexploitation » initiés en partie par le MOB et l’UDB ancre la revendication régionaliste au sein d’un discours strictement économique au détriment de la dimension culturelle dont certains éléments, et notamment la défense de la langue, peuvent apparaître clivant. Ce « pare-feu » permet ainsi aux organisations syndicales d’investir le discours régionaliste en vogue sans en accepter le contenu le plus polémique lié à la revendication autonomiste. Au cours du conflit Doux à Pédernec, la présence de drapeaux bretons reste décorative et les questions insistantes de l’envoyé de Libération ne récoltent que des réponses très floues et aucunement engagées de la part des grévistes. Les nombreuses représentations du conflit qui paraissent dans les colonnes de ce journal national25 laissent transparaître une perception nationale et engagée de la Bretagne des années 1968 qui semble bien loin de la réalité concrète. Le FLB est ainsi largement évoqué en contradiction avec son impact réel. En 1975, les sociologues du travail débattent pour déterminer la réalité de la dimension régionaliste du conflit de Pédernec26. Pour Louis Quéré et Renaud Dulong, le conflit n’a aucune portée régionaliste du fait de l’appartenance du patron Charles Doux à un ensemble culturel breton. Or, selon eux, le caractère régional d’un conflit se lit en fonction de l’adversaire désigné, interne ou externe à la région. En clair, la contestation strictement régionaliste, dans le cadre du conflit de Pédernec, est d’abord culturelle et non pas économique, encore moins politique. Pour Alain Guillerm en revanche, la revendication régionaliste est sociale depuis ses origines. À ce titre le conflit de Pédernec montre clairement que, malgré les oppositions à l’intérieur des groupes sociaux en Bretagne – notamment entre salariés de l’abattoir et éleveurs – le soutien s’est cependant étendu, porté par les abattages « sauvages » de volailles, jusqu’à produire un « conflit exemplaire quant à l’unité qu’il a suscitée en Bretagne ». Pour autant, l’étude du conflit Doux montre que la solidarité entre Bretons, si elle existe en tant que telle, n’a jamais remise en cause les différenciations sociales et les conflits qui les accompagnent. C’est ainsi marquer les limites d’un engagement de l’UDB dans les luttes sociales dès lors que l’identité bretonne est mise en avant.
19La concurrence de l’offre alternative parachève les limites du militantisme social de l’UDB. Le PSU dispose d’un arsenal discursif qui prend en compte le régionalisme, d’un vivier de militants non négligeables et d’une envergure nationale incarnée par la presse du parti. Le FLB profite, lui, d’un fort impact médiatique et la prise de distance de l’UDB à son égard affaiblit encore plus le parti régionaliste. Enfin, à la fin de la période, les comités locaux d’information sur le nucléaire (CLIN) drainent les acteurs des luttes ouvrières vers les luttes environnementalistes en avançant leur spécialisation et leur radicalité. De fait, la cohabitation au sein des collectifs de soutien apparaît délicate. Ainsi, l’organisation quitte le comité de soutien à la lutte de Pédernec en 1974 devant la présence du Parti communiste breton. Plus largement alors que la tendance du mouvement breton est à la radicalisation à l’exemple du Parti communiste breton, de Stourm Breizh, de Strollad ar vro voire du Comité d’action breton, l’UDB privilégie l’engagement électoral, apparaissant déconnectée de l’élan contestataire régional au point d’apparaître comme inféodée au PS27.
20Les évolutions sociales à la fin des années 1970 marquées par le reflux de la contestation sont également une explication aux pesanteurs de l’UDB. Pour certains, c’est la grève du lait qui, en rendant visibles les blocages au sein du monde paysan, marque la fin d’une espérance régionaliste globale sur laquelle communique l’UDB. L’émergence de nouveaux combats comme l’écologie et l’antinucléaire montrent une UDB en porte à faux vis-à-vis des nouvelles revendications sociétales qu’elle peine à accompagner comme le montrent ses hésitations à propos de la centrale nucléaire de Plogoff.
21Enfin c’est bien, malgré les progrès, les faiblesses des effectifs militants de l’UDB qui explique en grande partie les limites de la visibilité sociale. Concentré sur le Finistère, orientée de façon plus accentuée vers les couches les plus instruites de la société bretonne, l’UDB ne parvient pas à toucher les acteurs majeurs du mouvement social des années 1970, c’est-à-dire les OS, comme le montre le conflit de Pédernec en 1973-1974.
Conclusion : UDB et mémoire partisane, un rendez-vous manqué
« À l’époque j’étais sympathisant PSU, j’avais rencontré des militants PSU dans les coopératives et au CDJA. Mais c’est surtout en mai 1968, on a entendu parler de l’UDB mais sans plus, cet aspect de s’intéresser aux choses de la région je l’ai regretté après coup, je crois que j’étais trop jacobin à un moment donné, il y avait des problèmes qui étaient spécifiques à la Bretagne, qu’ils auraient fallu traiter parce que, quand on faisait venir les grands chefs pour prendre la parole à Quimper en 67, il y avait pas grand-chose à voir avec les problèmes bretons. Si on avait prêté plus d’attention aux problèmes régionaux à ce moment-là, je crois qu’on aurait réagi d’une autre manière28. »
22Des années après, de nombreux acteurs du mouvement social rendent ainsi hommage d’une certaine manière à l’UDB, évoquant à leur tour un rendez-vous manqué alors que les espérances portées par les années 1968 se sont étiolées.
23En lien avec la patrimonialisation du politique révélé par les luttes antinucléaires qui se développent au début des années 1980, les valeurs portées par l’UDB apparaissent, avec le recul, comme pertinentes contre l’activisme syndical ou gauchiste qui n’a finalement amené que des désillusions alors que des combats plus régionaux auraient peut-être permis d’obtenir d’avantage de concessions. Une prise de conscience en lien avec l’affaiblissement des centrales syndicales, le déclin des idéologies nationales et internationales et le repli sur les luttes localisées et défensives qui caractérisent l’entrée en crise. Plus largement, les évolutions des représentations de l’Europe29 – à partir de 1973 et du sommet de Copenhague – marquent les mémoires des témoins. L’affirmation d’une puissance supranationale, au-dessus des États-nations, semble permettre de concilier, au moment des entretiens, identité régionale, nationale et européenne donnant sens à une Europe des régions qui apparaît dès lors comme une ouverture séduisante.
Notes de bas de page
1 Porhel V., Ouvriers bretons : conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
2 De nombreuses analyses ont formalisé cet échec dans le temps de l’événement. Ainsi Quéré L. dans son ouvrage Jeux interdits à la frontière. Essai sur les mouvements régionaux, Paris, Anthropos, 1978, mais également Taffani P., « Échec de la régionalisation et des contestations régionalistes (1960-1981) », Hérodote, no 23, octobre-décembre 1981, p. 8-33.
3 Celle-ci représente 41 entretiens réunis de 1997 à 2003 soit 60 heures d’enregistrement.
4 La JEB était une organisation étudiante bretonne présente à Rennes, Nantes, Paris et Brest. Elle publiait un journal bimensuel, Ar Studier. L’étudiant breton. Initialement axée sur l’analyse économique de la situation bretonne et la mise en avant de la dimension culturelle régionale, l’action de la JEB devient plus politique à partir de 1964 en se présentant comme une avant-garde étudiante visant à influencer le syndicalisme ouvrier sur des bases régionalistes. Ar Studier, novembre-décembre 1964.
5 Entretien avec Henri Didou, secrétaire départemental CFDT en 1968, du 18 février 1998.
6 Entretien avec GL, technicien à la CSF, du 22 juillet 1997.
7 Ibid.
8 Entretien avec PG, technicien en 1968, du 26 décembre 1997.
9 Bougeard C., « Les manifestations du 8 mai 1968 dans la France de l’Ouest : le coup d’envoi des événements ? », dans Bougeard C., Porhel V., Richard G., Sainclivier J. (dir.), L’Ouest dans les années 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
10 Archives départementales du Finistère, 117 W 84, tract distribué par le syndicat CFDT de la CSF, le 15 juillet 1968.
11 « Quelle représentation aviez-vous de l’UDB en tant que parti ? » « On trouvait ça très bien, leurs affiches étaient très humoristiques, il mettait une bigoudène avec “bienvenue en Bretagne”, on rigolait bien. Le Peuple breton se lisait facilement à l’époque, donc on était content que ça existe, ça faisait partie du paysage. » Entretien avec Nicole le Garrec, cinéaste, le 2 septembre 2003.
12 Bantigny L., « Le temps politisé », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 117, 2013/1, p. 215-229.
13 Porchnev B., Les Bonnets rouges, Paris, Union générale d’édition, 1975, 351 pages. Un aperçu de la diffusion de cet épisode historique dans le temps de l’événement dans Porhel V., « Usage politique de l’histoire par le régionalisme breton dans les conflits sociaux des années 1968 », dans Crivello M. et alii (dir.), Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, Presse universitaire de Provence, 2006, p. 131-144.
14 Ce code paysan pour la « liberté Armorique » prévoyait entre autre les mariages entre nobles et paysans et l’anoblissement des maris. Il est présenté comme préfigurant les cahiers de doléances un siècle plus tard.
15 « C’est un épisode qui allait loin quand même, ici dans le pays bigouden, il y avait un code paysan qui demandait l’égalité, pas de chef, ça n’allait pas dans le sens de la révolution, mais ça allait dans le sens de mai 1968. » Entretien Nicole Le Garrec, déjà cité.
16 Ibid.
17 Porhel V., « Un conflit comme révélateur : le Joint Français 1972-1980 », dans Jalabert L., Patillon Ch. (dir.), Mouvements ouvriers et crise industrielle dans les régions de l’Ouest atlantique des années 1960 à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2010 ; Kernalegenn T., « Les territoires des mouvements sociaux. Analyse de l’inscription spatiale d’une grève ouvrière en Bretagne : le Joint Français (Saint-Brieuc, 1972) », dans Combes H., Garibay D., Goirand C. (dir.), Les lieux de la colère. La dimension spatiale des mobilisations, Paris, Economica, 2014 (à paraître).
18 Il faut souligner que la presse régionale, Le Télégramme et surtout Ouest France, s’ouvre largement à la problématique sociale après les événements de mai-juin 1968 en ouvrant notamment une page sociale qu’il faut bien remplir avec les communiqués.
19 Louis Quéré souligne ainsi que l’UDB a « brillé par son absence » lors de ce conflit. Jeux interdits à la frontière. op. cit., p. 169.
20 Archives FGM-CDFT, Gwirionez - Vérité Bretagne, no 1, 17 avril 1972, supplément à La cause du peuple no 22.
21 Entretien PB, ouvrier au Joint Français en 1972, du 2 novembre 2001.
22 Entretien avec CB, OS à Pédernec en 1973, du 2 novembre 2001.
23 Urvoas N., « Une exploitation de type colonialiste à Port Launay », L’avenir de la Bretagne, 2 novembre 1963.
24 Auffray D. et alii, La grève et la ville, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1979, p. 123.
25 « Ceux de Pédernec », supplément à Libération du 24 avril 1974.
26 Quéré L., Dulong R., « Mouvements sociaux en Bretagne », Sociologie du travail, no 3/74, p. 247-264 ; Guillerm A., « À propos de “Mouvements sociaux en Bretagne”… régions ou minorités nationales ? », Sociologie du travail, avril-juin 1975, p. 177-181.
27 Archives départementales du Finistère, 141 W 32, Rapport des Renseignements généraux « Les organisations autonomistes bretonnes et l’action paysanne », 10 décembre 1974.
28 Entretien PS, militant paysan, du 5 août 1997.
29 Van Middelaar L., Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, Paris, Gallimard, 2012.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008