Préface

1Les études de cas, sous forme de monographies ou d’ouvrages collectifs, comme ce volume édité sur l’Union démocratique bretonne, constituent une contribution essentielle à notre compréhension des partis autonomistes.

2Jusqu’à la fin des années 1980, l’analyse scientifique de la famille des partis autonomistes restait très marginale, voire négligeable au sein de la sociologie des partis politiques. S’il existait bel et bien, ici ou là, de bonnes études de cas, nous manquions de données systématiques pour une analyse comparative, de ces partis. Depuis lors, l’analyse comparée de la famille autonomiste est passée d’un statut de « parent pauvre » à celui d’une véritable industrie, concurrençant l’analyse des familles politiques traditionnelles ou émergentes (comme les écologistes ou les populistes de droite), aussi bien en termes quantitatifs (nombre de publications, doctorats, colloques etc.) que qualitatifs.

3Avant de revenir sur cette évolution remarquable, notons qu’il manque un consensus sur le « label » unificateur des partis appartenant à cette famille. En effet, la littérature scientifique donne à voir un grand nombre de qualificatifs pour ces partis : autonomiste, régionaliste, ethno-régionaliste ou ethno-nationaliste, périphérique (ethnique), nationaliste « sous-étatique », « micro » ou minoritaire, « partis infra-étatiques », séparatiste, sécessionniste, indépendantistes etc. Cette multitude de labels reflète entre autres les différentes origines théoriques des approches, la taille de ces partis, le relatif radicalisme de leurs revendications d’autonomie, la définition de leur territoire et de leur communauté (ethnie, nation, langue, culture).

4En dépit de cette profusion sémantique, il y a davantage de consensus sur les caractéristiques définissant cette famille politique. Une définition – souvent citée – formulée par De Winter et Türsan en 19981, défini les partis autonomistes (ou ethnorégionalistes) sur la base de deux dénominateurs communs : d’une part, une division territoriale subnationale, et d’autre part, une population dont le parti autonomiste dit qu’elle constitue une catégorie culturellement distincte et forme un groupe identitaire à part. Du point de vue de leur programme, leur caractéristique la plus marquée est leur demande de pouvoirs renforcés (empowerment) pour la collectivité ethnorégionale qu’ils affirment représenter. Cette revendication implique la réorganisation des structures de pouvoir au sein du système politique étatique national et un certain degré d’autonomie pour la région. Ce degré d’autonomie (self-government) peut aller de la préservation du patrimoine culturel jusqu’à l’indépendance (ou à l’irrédentisme).

5Pour ce qui est du surprenant saut qualitatif des études sur les partis autonomistes, il faut le rechercher dans le développement d’approches théoriques plus variées que celles utilisées pour l’étude des familles de partis traditionnels. La théorie de la formation et de l’évolution du clivage centrepériphérie2 demeure le paradigme dominant jusqu’à aujourd’hui. En effet, comment comprendre l’émergence et le développement du catalanisme politique ou des partis indépendantistes flamands sans prendre en compte les tentatives de centralisation politique et culturelle des États espagnol et belge aux XIX^e et XX^e siècles. Outre cette perspective de sociologie historique, on trouve aussi une approche inspirée de l’économie politique et son paradigme de développement inégal qu’il montre qu’il existe un autonomisme de régions riches (Flandres, Écosse, Euskadi) ou de régions plus pauvres (Pays de Galles, Sardaigne). L’approche néo-institutionnaliste se focalise quant à elle principalement sur l’impact du degré de décentralisation et de l’aménagement institutionnel des États. Plus l’État est régionalisé, plus les partis autonomistes ont en effet de chance d’acquérir des positions politiques valorisantes. Ainsi, la sociologie des partis et des systèmes de partis se concentre surtout sur la sociologie de l’électorat autonomiste, les types ou modèles organisationnels des partis autonomistes, la place (« niche ») des partis autonomistes dans le système de partis et leurs interactions avec les partis nationaux ainsi que les stratégies de ces derniers (adaptation-accommodation-confrontation). Enfin, d’autres travaux recherchent des facteurs internationaux dans le développement de ces partis. D’une part, le cadre de l’intégration européenne est perçu comme favorable à l’émancipation des régions (« l’Europe des régions ») et même à l’indépendance des petites régions, voire à la coopération européenne entre partis autonomistes. D’autre part, il y a le défide la globalisation, qui pousse les régions à développer des stratégies défensives ou pro-actives.

6Toutefois, l’innovation qualitative de la recherche sur les partis autonomistes est sans doute méthodologique, passant de l’analyse dense et fouillée des études de cas à l’analyse comparée. Notons que les études de cas sous forme de monographies ou d’articles solides privilégient les « grands » partis autonomistes (surtout ceux présents en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni), et négligent les petits partis autonomistes, qu’ils le soient en termes de poids électoral ou de taille de leur région. Ce livre sur l’UDB est donc bienvenu… Il y a également un biais dans les études comparées traitant un nombre réduit de cas. Souvent, seuls y sont inclus les « suspects habituels », c’est-à-dire les partis autonomistes catalans, basques, écossais, flamands et québécois. Depuis les années 1990, ont cependant émergé des comparaisons incluant un grand nombre de cas, sous la forme de collections d’études qualitatives de cas, de montées en généralité comparatives, mais aussi de véritables analyses quantitatives (statistiques), avec des analyses comparées longitudinales sur les « cycles de vie » de ces partis, jusqu’à des analyses expliquant non seulement leur succès dans certaines régions, mais aussi leur absence dans d’autres.

7Dès lors, quelles sont les leçons majeures de ces analyses comparées sur les partis autonomistes ? Tout d’abord, quant à l’émergence des partis autonomistes, ces analyses confirment l’impact de l’identité régionale, souvent basée sur la langue mais aussi sur des facteurs historiques (par exemple, le fait d’avoir existé en tant qu’État indépendant) ou économiques3 (en termes de richesse ou pauvreté relative d’une région).

8Ensuite, certaines leçons peuvent être tirées d’analyses relatives au succès électoral. Depuis les années 1980, on peut constater que la performance électorale de ces partis reste stable à l’échelle régionale ou nationale mais qu’elle décline de manière générale pour les élections européennes. Ensuite, le degré de décentralisation de la région favorise les partis autonomistes, de même qu’un système électoral proportionnel. Enfin, il y a l’impact incontestable d’un leadership charismatique.

9En outre, en ce qui concerne leur succès en termes de politiques publiques, les partis autonomistes réussissent à influencer l’agenda des partis étatiques en les incitant à mettre en œuvre des réformes institutionnelles profondes. Cependant, ces réformes n’atténuent pas la radicalité des revendications des partis autonomistes. Après avoir conquis l’autonomie pour leur région, sous forme de fédéralisme ou d’autonomie régionale, les partis autonomistes passent souvent à l’indépendantisme.

10Enfin, les facteurs internationaux jouent incontestablement un rôle. On peut constater les effets positifs de la coopération transnationale, surtout dans le cadre de l’Alliance libre européenne. L’intégration européenne a eu un impact positif en termes de cohérence des discours idéologiques et de faisabilité de l’option de « l’indépendance dans l’Union européenne », mais plus récemment l’europhilie des partis autonomistes s’est modérée à cause de la crise de l’euro ainsi que des politiques d’austérité imposées par l’Union européenne. Par ailleurs, la base électorale des partis autonomistes est généralement plus eurosceptique que leurs leaders. À cet égard, les prochaines élections européennes de mai 2014 seront à regarder de près.

11Certes, il reste certaines lacunes dans notre compréhension de cette famille de partis. Les études de cas approfondies sur les petits partis régionalistes sont rares. De plus, il existe clairement un biais ouest-européen dans l’analyse comparée, excluant souvent les nouveaux pays de l’Europe centrale et orientale, ainsi que les mouvements autonomistes des peuples indigènes dans d’autres continents. Par ailleurs, étant donné la petite taille de la plupart des partis régionalistes au niveau étatique, les enquêtes expliquant le vote dans un pays dans son ensemble contiennent que rarement suffisamment de répondants ayant voté pour un parti régionaliste spécifique permettant une analyse raffinée et comparée. Ainsi, cette famille politique est souvent exclue des grands projets européens comparatifs ayant trait à l’analyse du vote, de l’organisation des partis, des caractéristiques des militants, des évolutions idéologiques, de leurs attitudes à l’égard l’intégration européenne etc.

12Enfin, ajoutons que pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, plusieurs grands partis autonomistes ou indépendantistes préparent l’indépendance de leur région. Le Scottish national party, la Convergència democràtica de Catalunya, la Nieuw-Vlaamse Alliantie sont devenus les partis prédominants de leur région. Le premier, qui contrôle le gouvernement régional écossais, organise un référendum sur l’indépendance le 18 septembre 2014. Les Catalans revendiquent également l’organisation d’une telle consultation populaire. La N-VA espère devenir incontournable lors des élections fédérales et régionales de mai 2014 en Belgique, afin de forcer la voie vers le confédéralisme lors des négociations sur la formation des exécutifs. L’approche de ces échéances cruciales pose des défis énormes dans ces régions/nations, tant en termes de trajectoires démocratiques et non-violentes à suivre, que relatifs aux réactions des capitales des États centraux concernés, mais surtout des défis concernant l’intégration de ces nouvelles entités dans l’Union européenne. Quel sera donc l’effet du succès (ou de la défaite) des indépendantistes dans une région sur les autres ? Nous entrons ainsi dans une décennie où l’indépendance, rêve affirmé ou caché de la plupart des partis autonomistes, peut se réaliser… ou se transformer en cauchemar politique.