1Depuis la découverte du Nouveau Monde, l’Andalousie occidentale est devenue le point de départ de la grande route transatlantique qui relie l’Espagne à ses colonies d’Amérique et, à ce titre, s’est imposée au premier rang des grandes régions maritimes européennes. Aussi, très tôt, les activités traditionnelles liées au travail de la terre et à l’artisanat se sont inclinées face à l’essor du grand commerce maritime et, pendant plus d’un siècle, au cœur de cette région, Séville a régné en maîtresse absolue sur la route des Indes. Mais, à partir du dernier tiers du xvii^e siècle, alors que les lourds galions sont moins nombreux à remonter le Guadalquivir, elle doit compter avec la rivalité de Sanlúcar à l’embouchure du fleuve, et surtout de Cadix dont la baie offre alors un abri sûr aux navires qui viennent y compléter leur chargement ou y débarquer l’or, l’argent et toutes les riches denrées rapportées d’Amérique. Devenue petit à petit le point de passage obligé de toutes les marchandises destinées aux lointains marchés américains, la modeste Cadix voit bientôt arriver, de Séville et d’ailleurs, tous ceux qu’attire le commerce des Indes et qui, à défaut de s’établir dans la ville, se doivent d’y entretenir des commissionnaires et des correspondants. Après plusieurs décennies de lutte d’influence, Cadix la besogneuse finit par l’emporter sur Séville la frivole et, à force de pressions exercées sur la monarchie et grâce à la puissante entreprise de « lobbying » de ses marchands – parmi lesquels, aux yeux des Sévillans, de trop nombreux étrangers – qui surent s’appuyer sur les milieux d’affaires madrilènes mais aussi prendre le parti de la cause bourbonienne pendant la guerre de Succession d’Espagne, elle obtient de Philippe VI, par une ordonnance du 12 mai 1717, le transfert de la Casa de Contratación et du Consulat des Indes, les deux organes de direction de la Carrera de Indias, respectivement fondés à Séville en 1503 et 1543.

2Solidement implantée sur un îlot rocheux au bout d’une langue de sable, la ville de Cadix va donc s’imposer au xviii^e siècle comme l’un des principaux ports d’Europe. Telle une vigie faisant face à l’immense étendue de l’Atlantique, elle veille alors sur une gigantesque baie qui, chaque année, accueille plusieurs centaines de bateaux provenant de tous les horizons et, comme le rocher de Gibraltar, contrôle les mouvements des navires qui entrent et qui sortent de la mer Méditerranée. Au cours de ce que l’on appelle aujourd’hui son « Siècle d’Or », Cadix s’affirme plus que jamais comme l’antichambre de l’Amérique espagnole et, profitant du monopole du commerce avec toutes les colonies de l’immense domaine hispano-américain, connaît un développement sans précédent. Jusqu’en 1765 les flottes et les galions des Indes ainsi que les navires de registre – registros sueltos – appareillent dans sa baie et y rapportent leurs précieuses cargaisons américaines, faisant de la ville un formidable entrepôt de denrées et de matières premières alors réclamées dans toute l’Europe et au-delà. Même l’instauration du commerce libre entérinée par le décret royal de 1778 ne parvient pas à remettre en question ce contrôle exercé par Cadix sur le commerce des Indes, puisqu’au cours des vingt années qui suivent cette décision elle assure encore quelque 80 % des échanges entre l’Espagne et l’Amérique. À la fin du xviii^e siècle, Cadix fait donc plus que jamais figure, selon l’expression forgée un siècle plus tôt, en 1690, par le frère Gerónimo de la Concepción, d’« Emporio del Orbe », d’emporium de l’Univers1. Entrepôt des Indes, son port a également vu se renforcer son rôle d’entrepôt européen, à la jonction des espaces ponantais et méditerranéen, puisque y convergent toutes sortes de marchandises en provenance de presque toute l’Europe, de la Baltique aux portes du Levant, marchandises destinées pour une partie au marché espagnol et pour l’autre aux marchés coloniaux. Pôle important de l’économie maritime européenne, Cadix s’est donc aussi imposée comme une étape incontournable sur les routes du grand cabotage comme le montrent les mouvements de son port étudiés par Antonio García-Baquero González 2 et qui révèlent un va-et-vient continu de navires de toutes tailles et de toutes provenances.

3Concomitamment à l’essor de ces trafics, la population de Cadix augmente dans des proportions très importantes. C’est ainsi qu’entre 1700 et 1791 elle passe d’environ 41 000 habitants à 77 500, soit une croissance de 89 %, le cap des 50 000 étant franchi en 1730 et celui des 60 000 en 17603. Mais l’étude des recensements de 1713 et de 17734 et de la matricule des étrangers de 1791 5 a montré que la population étrangère qui réside à Cadix connaît elle aussi une croissance continue, plus forte encore que celle de l’ensemble de la population. Certes, ces trois sources supposent une approche prudente car elles ne prennent en compte que les seuls chefs de maisons, les « vecinos cabeza de casa », et non l’intégralité des ressortissants étrangers. Mais, en nous appuyant sur les chiffres avancés par María del Carmen Lario de Oñate dans son étude des colonies marchandes britannique et irlandaise6, nous retenons 3 966 vecinos étrangers en 1773 et 5067 en 1791 soit, entre ces deux dates, une croissance de 27 %. Pour l’année 1713, Manuel Bustos Rodríguez avance de son côté le chiffre de 773 vecinos étrangers7, ce qui, pour l’ensemble de la période 1713-1791, nous montre que cette population étrangère aurait plus que sextuplé. Les premières implantations étrangères à Cadix remonteraient aux années 1630-1640 quand les galions commencèrent à délaisser les berges du Guadalquivir au profit de sa baie. Quand la ville ravit à Séville le monopole des Indes, les colonies les plus importantes sont les Italiens – particulièrement les Génois – les Français et les Flamands. Tout au long du xviii^e siècle, la double prédominance italienne et française est incontestable et ne cesse de se renforcer – au profit des Français toutefois – puisque, représentant un peu plus de 70 % de la population exogène en 1713, ils en représentent 82 % en 17918. Venant en deuxième position, les Français renforcent surtout leur présence dans la deuxième moitié du siècle. Si le padrón de 1713 recense 222 chefs de famille d’origine française, celui de 1773 en comptabilise 1652, avant que leur nombre ne soit réduit à 226 en 1794 après les expulsions de 17939.

4Pendant la première moitié du xviii^e siècle, le milieu négociant gaditan est majoritairement exogène. En 1713 les étrangers auraient même représenté 88,5 % des négociants de la place. Mais, dès 1763, les comerciantes espagnols reprennent la main : ils sont alors 285 contre 244 étrangers, soit une proportion de 54 % contre 46 %, rapport qui reste inchangé dix ans plus tard, même si les effectifs du négoce ont presque doublé. On recense alors 489 négociants espagnols contre 418 étrangers. Quant au registre des étrangers de 1791, il mentionne 489 noms de négociants, ce qui ne représenterait plus qu’environ 40 % des quelque 1 200 négociants que pouvait alors compter la ville de Cadix10. Le recul de cette prédominance étrangère peut s’expliquer par divers facteurs au premier plan desquels l’essor d’un négoce local fruit à la fois de l’apparition progressive d’une bourgeoisie marchande endogène que vient en outre renforcer l’arrivée de Castillans et de Basco-Navarrais attirés par les potentialités qu’offre la Carrera de Indias, de la naturalisation d’étrangers qui souhaitent bénéficier des privilèges accordés aux Espagnols dans le cadre du monopole des Indes, mais aussi de l’accession aux affaires de fils d’étrangers, ces jenízaros qui, à partir des années 1730-1750, prennent la succession de leurs pères à la tête des plus anciennes maisons de commerce, non sans s’attirer d’ailleurs l’hostilité de leurs confrères espagnols inscrits au Consulat des Indes, l’Universidad de cargadores a Indias.

5Si, nous l’avons rappelé plus haut, la communauté française reste, par le nombre de ses membres, la deuxième établie à Cadix derrière les Italiens, la colonie marchande française est quant à elle toujours restée la plus nombreuse. Au cours de la première moitié du xviii^e siècle, les Français représentent ainsi plus de 40 % des marchands et des négociants étrangers installés dans la place, avant de représenter plus de la moitié des effectifs : ils sont un peu plus de 200 en 1773, puis approchent et dépassent peut-être les 300 en 179111.

Les négociants lyonnais de Cadix

6Nous ne considérerons dans cette première étude consacrée aux Lyonnais de Cadix que les plus « visibles » d’entre eux, à savoir ceux qui pratiquent le grand commerce. En France, sur n’importe quelle place, qu’elle soit maritime ou de l’intérieur, ils seraient qualifiés de négociants mais, à Cadix, ils sont plus certainement désignés sous les termes de comerciantes ou hombres de negocio, l’expression negociantes étant, selon Manuel Bustos Rodríguez, beaucoup moins usitée. Ces négociants lyonnais de Cadix ne tiennent pas boutique, mais vendent « sous toile et sous corde » les caisses, balles et ballots de marchandises qu’ils reçoivent de France et qu’ils entreposent dans les magasins de leurs maisons. Faisant partie de l’élite marchande, ils occupent une place importante dans l’économie d’une ville vouée avant tout aux choses du commerce.

7Voilà pourquoi nous avons choisi comme source de départ pour notre recherche la « Liste des négociants, boutiquiers, artisans, domestiques et autres sujets du Roy établis et résidents présentement à Cadiz sous la protection de sa Majesté » adressée au ministre de la Marine par le consul De Mongelas le 20 janvier 177712. Elle recense soixante-dix « maisons de commerce et négociants en gros » et tous ceux qui en dépendent, en précisant pour chaque individu son origine et sa fonction. Sur les 885 noms que contient cette liste, 119 sont associés dans une maison et sept sont qualifiés de « divers négociants ». Parmi les premiers, nous avons dénombré 15 Lyonnais répartis entre dix sociétés13, tandis qu’Antoine Ginet et Fleury Barmond sont répertoriés parmi les « divers négociants ». Ces Lyonnais représentent alors le troisième contingent de négociants français installés à Cadix, soit 13,5 % de cette communauté. Ils sont presque aussi nombreux que les Bretons (18) mais deux fois moins nombreux que les Basco-Béarnais (36). En outre, cet élément lyonnais est renforcé par la présence à leurs côtés d’un marchand, de deux boutiquiers et d’une boutiquière ainsi que de sept commis14, ce qui porte à 28 le nombre de Lyonnais impliqués cette année-là dans le monde du commerce gaditan15. Selon Didier Ozanam, cette communauté marchande française compte alors 375 membres dont la moitié (189) viennent du Pays-Basque et du Béarn. Dans cette configuration, les Lyonnais arrivent toujours en troisième position avec 7,5 % des effectifs, encore précédés par les Bretons, mais cette fois plus nettement – 33 personnes soit 8,8 % du total16.

8Soixante-trois ans avant De Mongelas, son prédécesseur Jacques de Mirasol avait adressé au ministre Ponchartrain une « liste des négociants établis en Andalousie », datée du 2 janvier 171417. Il y énumérait 80 noms de « marchands en gros » établis à Cadix – dont sept installés depuis le traité d’Utrecht – et 30 noms de « boutiquiers ». S’il n’y a aucun Lyonnais parmi ces derniers, on en dénombre par contre douze parmi les marchands, et ils forment ensemble dix sociétés de commerce18. La moitié de ces négociants étaient déjà là avant Utrecht et deux d’entre eux, Pierre Tardy et Marc Antoine Bevillard, sont même bien établis dans la ville puisqu’ils ont épousé une Espagnole ; quant à Louis Robin, c’est un négociant de premier plan puisqu’il vient d’être désigné par ses pairs « député du commerce », aux côtés du Rouennais Gilles Pain, pour parler en leurs noms et défendre leurs intérêts communs auprès du Consul. Les Lyonnais représentent alors 15 % des « marchands en gros » français installés dans la ville. Ils forment déjà la troisième communauté marchande, mais derrière les Provençaux, au nombre de 21 (26 %) – parmi lesquels 18 Marseillais – et les Bretons, qui sont alors 20 (25 %) – dont huit Malouins ; quant aux Béarnais, qui seront les plus nombreux à la fin du siècle, ils ne sont alors que deux parmi les marchands, tout en représentant près de la moitié du groupe des boutiquiers (12 sur 30). Enfin, nous ne saurions être complet sans parler des deux négociants en gros et d’un boutiquier lyonnais qui vivent et travaillent à Séville, Pierre Dutremble, Jean Delile et Jean Rapin19.

9Pour compléter ces premières données, nous avons entrepris de rechercher les négociants lyonnais de Cadix dans trois types de sources : 1° D’autres listes de négociants établies par les consuls de France et par les députés de la Nation, parfois en réponse à une demande du ministère de la Marine comme ce fut le cas en 1714 et en 177720 ; 2° Les listes, plus nombreuses, de maisons de commerce dressées à l’occasion des réunions de l’assemblée de la « Nation », lorsqu’il fallait lever les cotisations qui permettaient de subvenir à des dépenses extraordinaires, de rembourser ses dettes ou de dédommager les députés de leurs frais au terme de leurs deux années de charge21 ; 3° Les actes de chancellerie du Consulat22, et en particulier les procurations dont les signataires sont clairement identifiés comme « natifs de Lyon » ou dont le contenu laisse supposer qu’ils le sont comme cela est le cas, par exemple, de François Jourdan qui, le 7 décembre 1750, reconnaît devant le chancelier avoir reçu de ses deux frères négociants à Lyon et à Paris, une somme de 12 000 livres correspondant à la part lui revenant dans l’héritage de leurs parents Jean Jourdan, « marchand de la ville de Lyon » et Agathe Bratinel23.

10Au terme de ce dépouillement, nous sommes parvenus à identifier avec certitude 61 Lyonnais qui, à Cadix, font profession de commerce entre 1714 et 1793. Exceptés Louis Raymond qui se présente comme marchand orfèvre, Louise Zacharie, marchande de mode, Lazare Caillon, marchand boutonnier, Jean Bernard Mathieu qui dit « exercer son commerce », et les douze « marchands en gros » de 1714, tous les autres (74 % du corpus) sont désignés sous le vocable de négociant. Mais, derrière ce terme unique et galvaudé par l’usage, se cache certainement toute une variété de situations. D’ailleurs, en confrontant notre liste à celles du Consulat et de la Nation, nous ne retrouvons que 38 de nos 61 noms parmi les membres reconnus à un moment ou à un autre comme appartenant à la Nation françaisede Cadix. À partir des procès-verbaux des assemblées de celle-ci, nous avons pu repérer, pour toute la période 1714-1791, quarante-trois raisons sociales dans lesquelles figurent les noms d’un ou de plusieurs négociants lyonnais. Dans les noms de ces quarante-trois compagnies de commerce, sept patronymes reviennent régulièrement, et ce dans vingt raisons sociales différentes : Vande entre 1729 et 1778 – trois sociétés ; Massip entre 1729 et 1777 – quatre sociétés ; Lambert entre 1714 et 1748 – trois sociétés ; Terrasson entre 1736 et 1746 puis de nouveau en 1777 – deux sociétés ; Jourdan entre 1755 et 1783 – trois sociétés ; Delabat entre 1757 et 1783 – trois sociétés ; Durand entre 1763 et 1790 – deux sociétés.

11À l’image de ce que l’on observe dans l’ensemble du négoce français, tant à Cadix qu’ailleurs, la taille de ces maisons de commerce lyonnaises est très variable. Ainsi, dans la liste établie par De Mongelas en janvier 1777, figurent à la fois des hommes qui travaillent seuls, sans commis ni domestique, comme Jean-Augustin Massip ou Amédée Terrasson, et d’autres qui se sont associés – à deux ou trois, jamais plus – et peuvent se retrouver à la tête d’une maison qui a acquis une certaine ampleur, comme Durand Christin et C^ie qui emploient cinq commis et trois domestiques ou Guillaume Rey qui, de son côté, salarie deux commis et six domestiques. Certains associés peuvent être apparentés comme Guillaume, Philippe et Pierre Rey, ou encore Étienne Delabat et son frère Vital dont l’affaire a une réelle dimension familiale puisque leurs deux commis sont les fils d’Étienne, Joseph et Pierre. Quand ils ne sont pas de la même famille, ils peuvent être tous les deux Lyonnais, comme Claude Jourdan et Pierre Bérard. Mais la plupart des associations non familiales se font sans tenir compte de l’origine géographique des associés. C’est ainsi que Pierre Durand a pour partenaire le Suisse Gabriel Christin, d’Aubonne, tandis qu’Antoine Vial et son parentJean-Claude – originaire de Saint-Étienne – ont pour associé un Bayonnais, Pierre Montaud.

12Qui sont ces Lyonnais qui viennent s’installer à Cadix au xviii^e siècle pour y tenter l’aventure du négoce ? Presque tous sont probablement déjà issus du milieu marchand. Leur père était « marchand de Lyon » à l’image de ceux de François Jourdan, rencontré plus haut, des frères Vial24, de Jean-Bernard Mathieu25, des frères Goiran 26 ou de Laurent-Dominique Morel27. Ce dernier a d’ailleurs eu une première carrière à Lyon puisqu’en septembre 1771 il charge un de ses confrères, « le sieur Querriau l’aîné », de liquider ses comptes avec ses précédents associés sous la raison Rivière Devaquez et C^ie28. Il en est de même de Jean-François Demeure qui arrive à Cadix au milieu des années 1780 et y retrouve Louis Cabaret avec lequel il avait été associé à Lyon jusqu’en août 1782 sous le nom de Demeure Cabaret et C^ie29. Quant à Guillaume Rey, élu député de la Nation pour les années 1772 et 177330, il est apparenté à l’élite du grand commerce lyonnais puisqu’il est le neveu de Jean-Baptiste Rey, fondateur de la maison Rey Magneval, qui trafique autant avec l’Amérique espagnole qu’avec les Antilles françaises, échangeant les étoffes et les soieries de Lyon contre des piastres et toute sorte de produits coloniaux31, et dont Guillaume est le principal commissionnaire à Cadix32. Beaucoup de ces Lyonnais de Cadix semblent donc avoir conservé des attaches sur les bords du Rhône et parfois ils peuvent, après plusieurs années passées en Espagne, regagner leur ville natale à l’instar de Daniel Cornabé au début des années 1760 33 et d’Antoine Granjean en 178834, ou y établir leurs enfants comme Jean-François Demeure qui consent en février 1791 à ce que sa fille Marie épouse « le sieur Jean-Claude Savarin, notaire royal à Jujurieux en Bugey dans l’Ain35 ».

13Si les maisons auxquelles appartiennent ces Lyonnais sont à l’image de toutes leurs consoeurs françaises présentes sur la place gaditane dans le dernier tiers du xviii^e siècle, alors elles pourraient être assez souvent animées par des hommes plutôt jeunes, trentenaires ou quadragénaires, et célibataires. Toutefois, il est assez risqué d’extrapoler ainsi sans avoir eu la possibilité d’étudier de plus près cette petite communauté lyonnaise à partir des sources de recensements disponibles aux Archives historiques municipales de Cadix. Et ce d’autant que, au sommet de la hiérarchie, se trouvent en général des négociants plus âgés et mieux intégrés dans la société gaditane comme doit vraisemblablement l’être Jean-Baptiste Vande, dont le nom est longtemps associé à celui de Sobia sous la raison de Sobia Vande et compagnie, au moins entre 1729 et 177136. Malheureusement, les sources dont nous disposons en France ne nous permettent pas de nous faire une idée précise du degré d’intégration de ces Lyonnais à la société espagnole. Aussi nous n’irons pas au-delà pour l’instant et nous contenterons d’émettre l’hypothèse que quelques-uns de nos négociants, par exemple Massip, Lambert et peut-être Delabat, ont pu faire souche à Cadix dans la mesure où leurs fils paraissent prendre la suite de leurs affaires.

14Par contre, les actes de chancellerie nous donnent une idée de la répartition des Lyonnais dans la ville car la plupart d’entre eux indiquent l’endroit où réside le contractant, à savoir, pour la quasi-totalité d’entre eux, « paroisse Sainte Croix ». Ainsi la maison Sobia Vande et C^ie se trouve « rue de Murguia », avant de se trouver « rue du Vestuario ». Delabat et C^ie, pour leur part, furent d’abord installés « rue de la Véronique », comme Antoine Granjean domicilié lui aussi « rue Véronica ». Guillaume Rey et Jean Zacharie Chalamel vivent « rue de Flamencos Borrachos » ; Jean-Baptiste Chillet « rue de la Palme » puis « rue de la Saline » ; Laurent-Dominique Morel « rue Saint-Pierre » ; Pierre Durand « rue du Rosaire » ; les frères Vial « rue de Los Doblones » comme Pierre Charbonnet ; les autres noms de rues cités sont « rue de la Carne », « rue Saint-François », « rue Large », « rue Saint-Augustin », « rue du Chemin », « rue de la Manzana ».

Les négociants lyonnais dans la ville de Cadix (d’après Lario de Oñate, La colonia mercantil británica e irlandesa…, op. cit.)

15Cette « paroisse de Sainte-Croix », que nous identifions comme le quartier de Santa Cruz, se trouve au sud de la ville. Dans son étude sur les colonies de négociants anglais et irlandais, María del Carmen Lario de Oñate, qui a étudié dans le détail le recensement de 1773, écrit ne disposer pour cette année-là d’aucune donnée démographique sur ce quartier. Or, il ressort de son travail qu’à cette époque un tiers de la communauté étrangère de Cadix se partage entre les quartiers de El Ave María et de El Rosario situés à l’Est, côté baie, dans une partie de la ville qui, quand on y rajoute les quartiers de San Roque y Boquete, Las Angustias y San Carlos et Candelaria, abrite 2 202 des 3 966 étrangers alors dénombrés dans la cité andalouse37. Près de vingt ans plus tard, le recensement des étrangers fait en août 1791 en décompte 226 sur 5 067, soit 4,5 % seulement, dans le quartier de Santa Cruz, confirmant par ailleurs leur localisation dans l’Est de la ville et plus particulièrement dans les quartiers de El Ave Maria et de El Rosario où vit alors un quart de cette population exogène, l’ensemble des cinq quartiers cités précédemment abritant alors 2 438 étrangers, soit 48,1 % du total contre 55,5 % en 177338. Il apparaît donc que la communauté négociante lyonnaise ne s’est pas vraiment établie dans un quartier où les étrangers représentaient une part significative de la population. En outre, il est établi qu’à cette époque les négociants préfèrent de loin habiter face à la baie, là où se trouvent également le port, les entrepôts et les sièges des institutions qui gèrent les affaires de la Carrera de Indias. C’est donc dans cette partie est et nord-est de la ville que se trouvent les plus riches demeures des maîtres du négoce gaditan, de grandes et belles demeures de pierre caractérisées notamment par leurs célèbres tours-miradors du haut desquelles on peut avoir l’œil sur toutes les activités qui se déroulent dans la baie39. Le quartier de Santa Cruz est par contre un quartier nettement plus populaire où vivent plutôt des gens qui exercent des activités qui se trouvent dans l’orbite du grand commerce, en situation subalterne de dépendance par rapport à celui-ci, ainsi que des artisans mais aussi des nécessiteux40. Est-ce à dire pour autant que cet éloignement relatif de la zone portuaire et de la Calle Nueva où bat si fort le pouls de l’économie gaditane puisse signifier quelque chose quant à la nature des activités des négociants lyonnais ? Nous ne pouvons pas nous avancer dans cette direction sans précaution car, la ville étant petite, le port et ses entrepôts ne sont jamais très loin, quel que soit le quartier où l’on réside. Tout au plus relèverons-nous par la suite le fait que, dans leur ensemble, ces négociants ne s’impliquent que de manière indirecte et très prudente dans l’armement et le chargement des navires qui quittent alors la baie. Toutefois, malgré cette situation un peu en marge dans l’espace urbain, bon nombre de nos négociants lyonnais font bel et bien partie intégrante de la Nation française, donc d’une certaine élite économique.

Les Lyonnais et la Nation française de Cadix

16Tous les négociants et les marchands français présents à Cadix sont, de par leur statut et leur fortune, membres de droit de la Nation française et dûment enregistrés comme tels auprès de la chancellerie du Consulat. Réunie trois à quatre fois par an autour du Consul de France et des deux députés qu’elle coopte chaque année, l’assemblée de la Nation représente et défend, auprès du ministre de la Marine et de l’ambassadeur de France à Madrid, les intérêts des principales maisons françaises établies dans la ville. Elle est également chargée d’organiser les fêtes à l’occasion desquelles communie toute la colonie française, qu’il s’agisse de la Saint-Louis ou de la célébration de naissances, de mariages ou de pompes royales. Enfin, elle gère les secours et les aumônes à apporter aux compatriotes dans la difficulté.

17Tout au long du xviii^e siècle, le nombre de maisons marchandes représentées au sein des assemblées de la Nation française varie entre quarante, en 174841, et quatre-vingt-cinq en 177142. Selon un « état des classes de la Nation » daté du juillet 177143, ce sont alors 669 personnes qui vivent dans ces 85 maisons : 40 chez Verduc Kerloguen Payan et C^ie, 30 chez Behic Tavenot et C^ie, 25 chez Cayla Solier Cabanes et Jugla, 20 chez Mercy et Lacase, Bonneval Olombel et Doerner ou Delaville frères, pour ne citer que les plus grandes. Mais la plupart du temps les maisons de commerce françaises sont une soixantaine, entre 62 et 65 pour être plus précis. Ces sociétés et compagnies de commerce sont classées, selon les époques, en quatre ou cinq classes en fonction du volume de leurs affaires et donc de l’importance de leurs bénéfices44. Ainsi, selon le groupe auquel elles appartiennent, elles sont plus ou moins sollicitées quand il est décidé de lever une contribution aux dépenses de la Nation. Entre 1729 et 1778, le nombre de maisons enregistrées dans la première classe varie de huit à quatorze sur un total, rappelons-le, qui est en moyenne de 62 ou 6345. Pendant toute cette période on ne trouve qu’un seul associé lyonnais au sein de ce groupe, Jean-Baptiste Vande, d’abord associé à Sobia sous la raison Sobia Vande et Compagnie jusqu’en 1771, puis associé à un autre Lyonnais, Claude-Amédée Favre en 1777-1778. En 1771, la Nation est réorganisée en cinq classes et le seuil d’appartenance au groupe dominant est fixé à 150 000 piastres de capital46. Parmi cette élite – dix maisons en juillet 1771 47 – Jean-Baptiste Vande et son associé côtoient alors les plus grands noms du négoce franco-gaditan, ceux des Malouins Magon et le Fer ou Verduc Kerloguen et Payan, du Parisien Lecouteulx et des Languedociens Simon Arnail Fornier48.

18Dans la deuxième classe figurent d’abord Daniel Cornabé – Garnier et Cornabé – dans les années 1730 et 1740 puis, après 1771, parmi la douzaine de sociétés dont le capital est compris entre 75 000 et 150 000 piastres, celles de François Jourdan, de Pierre Durand – Durand Christin et C^ie – et des Goiran, cette dernière maison ayant été fondée par Barthélemy Goiran, originaire de Saint-Hippolyte en Languedoc qui, à la fin des années 1770, associe à ses affaires ses deux neveux lyonnais, Philippe-Guillaume et Jacques-Henri.

19Dans la troisième classe apparaissent d’abord, au milieu des années 1730, les noms de Massip et Terrasson qui laissent la place à Massip et fils entre 1748 et 1763, et de Lambert, d’abord sous le nom de Lambert père et fils puis sous les raisons de Pierre Lambert et C^ie en 1746 et de Lambert et Marquis en 1748. En 1771, cette troisième classe regroupe quatorze maisons dont le capital est compris entre 40 000 et 75 000 piastres, dont deux animées par des Lyonnais, Étienne Delabat et C^ie et Vial et Montaud, rejoints au début de la décennie suivante par une troisième société lyonnaise, Jourdan et Bérard.

20Tous les autres noms de maisons de négoce membres de la Nation et dans lesquelles sont associés des Lyonnais font partie de la quatrième classe ou, après 1771, de la cinquième qui est alors créée pour séparer les compagnies dont le capital est compris entre 10 000 et 20 000 piastres de celles où il est inférieur à 40 000. Cette année-là, les sociétés de Guillaume Rey et de Massip et Rouvière comptent parmi les dix-sept compagnies enregistrées dans la quatrième classe et celles de Jean-Baptiste Chillet, Antoine Granjean, Frédéric Dubois et Laurent Dominique Morel figurent parmi les trente-trois inscrites dans la dernière classe.

21Les effectifs de ces maisons lyonnaises sont alors très variables : si ceux de la maison Sobia Vande et Cie s’élèvent à 15 personnes, celles de François Jourdan, d’Étienne Delabat et de Guillaume Rey en abritent 10 chacune. Cinq personnes vivent sous les toits de Massip et Rouvière et de Jean-Baptiste Chillet, quatre sous ceux de Frédéric Dubois et de Laurent Dominique Morel, tandis qu’Antoine Granjean vit et travaille seul49. Il apparaît donc qu’à l’exception des maisons Sobia Vande et C^ie et, plus tard, Vande et Favre mais aussi, à un moindre degré toutefois, Durand Christin et C^ie au cours des années 1780, les sociétés et compagnies de commerce « lyonnaises » n’ont pas fait partie de l’élite de la colonie marchande française mais qu’elles sont plutôt restées au second plan. Cependant, avec un capital compris pour la plupart d’entre elles dans une fourchette allant de 10 000 à 75 000 piastres au cours du dernier tiers du xviii^e siècle, elles n’en sont pas restées à un rôle de figuration dans l’économie gaditane et ont pleinement pris part aux activités mercantiles du port andalou, à la fois en participant à l’approvisionnement du marché espagnol en marchandises de France et parfois d’ailleurs, et en tentant de s’intégrer aux trafics transatlantiques et aux multiples opérations commerciales ou financières qui pouvaient en relever.

Les maisons lyonnaises membres de la Nation française de Cadix, 1714-1791 50

Les activités des négociants lyonnais de Cadix

22L’activité des négociants et des marchands lyonnais de Cadix, telle que nous la percevons à travers nos sources, consiste d’abord dans le commerce des produits de la fabrique lyonnaise. Ils semblent en effet s’être fait une spécialité de l’importation d’étoffes de soie, d’effets de passementerie et de mercerie, et se partagent avec les Languedociens – les Nîmois notamment – et les Parisiens l’approvisionnement du port andalou en produits de confection, bas de soie, chapeaux, vestes, robes et culottes de soie, etc. Mais ils écoulent également d’autres productions du sud-est du royaume comme, par exemple, les dentelles du Puy, la quincaillerie forézienne, de Saint-Étienne ou de Saint-Chamond, le papier d’Annonay, sans oublier, à la fin du siècle, les étoffes et les cotonnades suisses.

23Ils agissent sur la place gaditane comme commissionnaires ou comme consignataires pour le compte de négociants de Lyon auxquels ils peuvent être parfois apparentés, ou seulement associés. Les commissionnaires achètent des marchandises pour le compte de ceux qu’ils représentent, qu’il s’agisse de confrères gaditans qui désirent acquérir des soieries ou de partenaires lyonnais en quête de matières d’argent ou de matières tinctoriales comme la cochenille ou l’indigo, voire de laine de vigogne ou de bois de Campêche. Ils sont alors rémunérés à la commission, en général à hauteur de 2 % de la valeur du marché qui a été conclu. Cette activité supposant de disposer à la fois de capitaux pour acheter les marchandises et d’un réseau de clients pour les écouler, donc une certaine expérience du commerce et une bonne connaissance de la place et de ses acteurs, les Lyonnais qui viennent d’arriver à Cadix débutent le plus souvent dans la carrière comme consignataires pour le compte de négociants ou de marchands-fabricants de Lyon ou d’ailleurs selon la nature de leurs activités. Cette activité leur permet de s’intégrer progressivement aux réseaux existant et, à force de travail, de se familiariser avec les techniques du négoce local, ses objets et ses acteurs, tant lyonnais que gaditans, mais aussi d’acquérir une bonne maîtrise de la langue espagnole. Le travail des consignataires consiste en effet à recevoir « à leur adresse » les marchandises qui arrivent de France, en général par voie de mer, depuis Marseille quand il s’agit de produits de la manufacture lyonnaise, plus rarement du Havre. En temps de guerre, quand la voie maritime présente des risques autres que ceux de la seule navigation, ces marchandises transitent, depuis Lyon, par Bayonne et Madrid avant d’atteindre Cadix. Après les avoir retirées et payé les droits qui y affèrent, ils les entreposent dans leur magasin et doivent alors se mettre en quête d’acheteurs, en suivant les ordres du commettant. Si celui-ci est d’accord pour que ses marchandises prennent la route des Indes – et parfois il peut les avoir expédiées sciemment, ayant appris le départ prochain d’une flotte – ils doivent alors rechercher parmi les négociants espagnols ou les jenizaros, seuls habilités à pratiquer le commerce des Indes, un chargeur qui accepte de les prendre à son compte ou en compte partagé avec le commettant ; il se peut aussi, s’il dispose de quelques capitaux propres, que le consignataire prenne un intérêt particulier dans la cargaison. Ils peuvent également, mais le cas est beaucoup plus rare concernant les négociants lyonnais, laisser la marchandise à un Espagnol installé en Amérique ou qui s’apprête à partir, et qui la prend à son tour en consignation. Toutefois, pour ce que nous en pensons, il semblerait que le négoce lyonnais ait de loin préféré la vente directe à une maison établie à Cadix et de solide réputation à un système de consignations à répétition qui, en multipliant les intermédiaires, augmente autant les risques encourus que les délais de paiement.

24Depuis Lyon les négociants et les marchands-fabricants qui pratiquent le commerce d’Espagne ne semblent pas prêts à courir d’autres risques que celui qui consiste à faire passer des marchandises de Marseille à Cadix. Il arrive d’ailleurs que certains aient eu à déplorer la perte de précieuses étoffes suite à un naufrage, ou au mieux de fâcheux dommages comme par exemple la maison Rey Magneval qui, en décembre 1764, avait fait charger au Havre deux caisses d’étoffes à bord de La Reine des Anges, un navire qui, malheureusement « trompé par le brouillard » se brisa sur la côte du Portugal à quinze lieues de Lisbonne où il voulait faire relâche après avoir été « longtemps battu par d’affreuses tempêtes51 ». Récupérées par les bons soins de Guillaume Rey leur correspondant à Cadix, ces marchandises – six pièces de tissus –, qu’on avait d’abord cru « retirées avec peu d’avaries et valant encore beaucoup d’argent », s’avèrent en fait, une fois arrivées à destination, être « en mauvais état et encore humides », à tel point que Guillaume Rey et son tout nouvel associé Brandebourg doivent se résoudre à les vendre à perte, sur la base de 8 piastres l’aune au lieu des 10 ou 12 piastres escomptées, vente qui rapporte en tout 12 603 piastres52. Un autre risque est, en temps de conflit, la capture d’un navire par un corsaire : c’est ainsi qu’en 1740, après la prise de la tartane Le Saint-Jean par un corsaire anglais, Jean-Baptiste Vande et son associé Sobia tentent de récupérer à Gibraltar une caisse « contenant huit pièces de tissu de soie de différentes couleurs, mesurant 182 aunes ¾ [et] trois pièces de galons d’or pesant 277 ¾ onces, le tout fabrique de Lyon » qui leur était destinée53.

25Il n’est pas possible aujourd’hui d’identifier clairement dans notre corpus de négociants lyonnais installés à Cadix la nature des activités de chacun. Entre commissionnaires, consignataires, marchands indépendants et maisons sœurs de sociétés lyonnaises54, les cas de figure sont certainement multiples et variés. Cependant il ne semble pas y avoir parmi ces Lyonnais de négociants de l’envergure des maîtres du commerce français de Cadix que sont, par exemple, tout au long du siècle, les Malouins Magon et Le Fer frères ou Verduc Vincent et C^ie qui, non seulement contrôlent une grande partie des importations de toiles et de draps de France, mais dominent aussi le commerce des matières d’argent et spéculent sur les autres productions américaines comme la cochenille et l’indigo. Si nous parcourons la correspondance reçue de Cadix entre 1728 et 1774 par les différentes sociétés de l’armateur et négociant marseillais Pierre-Honoré Roux55, nous ne trouvons qu’une poignée de lettres émanant de maisons lyonnaises établies dans la ville. Elles sont signées Garnier et Cornabé, Pierre Lambert et C^ie, Massip Cusset et C^ie, Massip Terrasson et C^ie, Rey et Brandebourg ou Jean-Baptiste Chillet. Par contre, si la correspondance reçue de Lyon est abondante56, les lettres qui concernent le commerce de Cadix et des Indes proviennent de maisons lyonnaises qui traitent surtout, par l’intermédiaire des Roux – ou en association avec eux quand il s’agit de Sellon et C^ie et de leurs successeurs Couderc père et fils et Passavant 57 – avec les plus grands négociants français de Cadix au premier plan desquels on retrouve Verduc Vincent et C^ie puis, à partir de 1766, Verduc Kerloguen et C^ie.

26L’état de notre recherche nous permet donc de penser pour l’heure que, à l’exception certainement de Sobia Vande et C^ie, les maisons lyonnaises de Cadix ne s’intègrent pas de manière flagrante dans les grands réseaux du commerce franco-espagnol. Elles apparaissent seulement sur leurs marges, dans l’ombre des grandes maisons gaditanes pour qui elles peuvent cependant travailler en commission. Mais il se pourrait qu’elles travaillent davantage en liaison directe avec leurs homologues de Lyon, privilégiant en quelque sorte les relations bilatérales au jeu complexe des réseaux. En outre, ces négociants lyonnais ne peuvent pas s’appuyer sur de puissants réseaux familiaux comme le font par exemple leurs confrères malouins présents à Cadix depuis le milieu du xvii^e siècle58. À l’exception des sociétés auxquelles participent des hommes comme Jean-Baptiste Vande ou Jean Massip et son fils Jean Augustin, la durée de vie des sociétés de négoce fondées par des Lyonnais dépasse rarement vingt ans et, dans notre échantillon, seuls trois ou quatre noms se retrouvent sur deux générations : Lambert, Massip, Terrasson et peut-être Delabat. On assiste donc à un renouvellement régulier des acteurs du commerce lyonnais à Cadix plutôt qu’à l’implantation de dynasties marchandes comme cela a été le cas pour les Malouins.

27Il n’est pas aisé, à partir de nos sources, d’approcher dans le détail les activités des négociants lyonnais implantés à Cadix. En nous appuyant sur quelques correspondances aussi disparates qu’incomplètes et sur plusieurs séries d’actes notariés – de procurations en particulier – il nous apparaît cependant qu’elles ont pu évoluer au cours du xviii^e à la fois vers une certaine diversification et vers une plus grande ouverture, notamment sur les espaces hispano-américains. Cette évolution va d’ailleurs de pair avec la croissance du commerce gaditan en général et l’augmentation des effectifs des différentes colonies marchandes d’origine étrangère, et en particulier ceux de la Nation française y compris, en son sein, ceux du groupe des Lyonnais. D’ailleurs, en 1751, l’un d’entre eux, Charles Benoist, laisse envisager la présence dans la ville d’une vingtaine de négociants lyonnais : « dimanche dernier, nous nous trouvâmes treize Lyonnais à la promenade, rapporte-t-il à son correspondant Magneval, et il en manquait plusieurs encore, ce qui fit croire à Renard qu’il était aux Terreaux et non “à la Lamede”59 » ; s’il souligne bien, dans une autre lettre, que « l’on ne voit ici que des Lyonnais, offrant leurs services à tout le monde », les soieries abondent également et ce à tel point, écrit-il, qu’il faudrait en « tapisser les écuries pour en faire la consommation60 ».

28Si le travail en commission l’emporte assez vite sur la seule consignation, les indices que nous avons laisseraient penser que ces négociants lyonnais ne s’engagent pas directement dans le commerce entre l’Espagne et ses colonies américaines, du moins pendant la première moitié du xviii^e siècle, respectant en cela les consignes de leurs commettants qui, depuis Lyon, préférant jouer la prudence, ne semblent pas encore prêts à laisser leurs marchandises traverser l’Atlantique sans recevoir le produit de leur vente dans les termes habituels de six à neuf mois. « Il vaut mieux faire un bon marché et se contenter de peu et vendre souvent que de s’étrangler d’un bon morceau » écrit Antoine Linossier en 175861. Aussi ils attendent de leurs consignataires de Cadix qu’elles soient vendues sur place à d’autres négociants habitués, eux, à les faire charger pour leur propre compte sur les navires de la flotte. Car expédier à son compte des marchandises en Amérique n’est pas une opération sans risques dans la mesure où il n’est pas toujours aisé de récupérer le produit de leur vente.

29C’est ce que montre la mésaventure survenue aux marchands de passementerie Verrier et Perrottier. Le 8 février 1753 ils avaient expédié pour Cadix une caisse de rubans de soie « pour être vendue de compte à demi » avec François Lassalle, un Français installé à Puerto de Santa María. Celui-ci avait fait charger les rubans pour la Nouvelle Espagne à la consignation de Pedro Echeverry La Guardia. Sept ans plus tard, Verrier et Perrottier envoient une procuration à Antoine Granjean, marchand lyonnais installé à Cadix, afin qu’il récupère la part qui doit leur revenir sur cette vente. Mais Granjean apprend alors de la bouche de Lassalle que La Guardia, qui lui doit 9 226 piastres, est insolvable, avant d’être renvoyé vers un troisième interlocuteur, un certain Clemente La Fraga de Vera Cruz à qui La Guardia dit avoir cédé les rubans et dont rien ne prouve qu’il lui aurait bien remis le produit de la vente62.

30Malheureusement, après plusieurs mois de démarches infructueuses, Granjean fait savoir à ses mandataires qu’ils n’ont que peu d’espoir de récupérer leur part du produit de la vente de leurs soixante-douze cartons de rubans. Sous le coup de la perte de 6 070 L. de marchandises, Verrier et Perrottier ne peuvent que se dire « entièrement dégoûtés de continuer pareil commerce63 ».

31Bien entendu, cette règle n’est pas générale et la majorité de ceux qui envoient leurs marchandises vers l’Amérique espagnole en tirent profit. Toutefois, si le négoce lyonnais rechigne à courir les risques du commerce américain avant les années 1750 ou alors ne l’accepte qu’en dernier recours, par contre après la guerre de Sept Ans, il se montre plus audacieux. Dorénavant, ses représentants sur place hésitent moins à faire charger pour les Indes et ceux de leurs commettants qui ne leur ont pas donné des ordres en ce sens rejettent moins qu’auparavant cette solution pour écouler les marchandises invendues sur place. Quant à ceux qui, de Lyon, exportent vers Cadix pour satisfaire les besoins des marchés mexicain ou liméen, ils traitent plutôt avec les grandes maisons françaises de la ville habituées à utiliser des prête-noms pour pratiquer un commerce réservé aux seuls Espagnols, qu’avec nos Lyonnais dont les activités sont plus modestes et les réseaux moins étendus. Seules les maisons de Jean Baptiste Vande, de Pierre Durand et de Guillaume Rey paraissent disposer de ces connections indispensables qui leur permettent de faire charger pour leur compte ou en compte partagé avec leurs commettants. Ces derniers doivent dans ce cas accepter les règles imposées par ces grandes maisons, règles que Granjean rappelle à Linossier et C^ie en 1756 : « Je crois que vous ne puissiez pas vous lier avec elles, à moins que vous ne preniez intérêt dans [les affaires] qu’elles vous proposent car les négociants ne s’attachent ici qu’à avoir des commissions et à ne rien faire pour leur seul compte64. »

32Même si le commerce des Indes est loin d’être une des activités les plus pratiquées par les négociants lyonnais de Cadix, les exemples de Lyonnais qui font charger ne manquent donc pas. Nous savons par exemple, grâce à la correspondance reçue de Cadix par Jean-Baptiste Honoré Roux et C^ie, qu’à la charnière des années 1720 et 1730, les maisons Massip et C^ie et Massip Cusset et C^ie 65 chargent des marchandises sur les navires en partance pour la mer du Sud puisque, dans une lettre du 22 août 1729, après avoir informé les frères Roux que « les lettres qu’on a du Pérou marquent qu’on manque de marchandises dans ce pays là [et] qu’on dispose de grosses sommes pour la foire de Porto Bello », ils les invitent à leur confier quelques commissions s’ils sont « dans le dessein de faire passer [à Cadix] quelques marchandises pour y être vendues ou pour charger » comme par exemple des « rouens, fleurest, blancards, bretagnes fines, larges et étroites, cire, papier, fleuret de Gênes, chapeaux de castor gris, dentelles du Puy fines, rubans d’or et d’argent » dont ils promettent une « vente avantageuse66 ». À la même époque, Garnier et Cornabé se flattent de leur côté de « bien servir [leurs] amis soit en achats et ventes de marchandises, en matières et chargements pour les Indes67 ». D’ailleurs, en juin 1735, ils chargent sur les vaisseaux de la flotte deux caisses d’étoffes de soie or et argent pour le compte de la maison Sellon et C^ie, un des principaux partenaires lyonnais des frères Roux qui, au cours des années 1730 expédie d’importantes quantités de soieries or et argent, de rubans et de dorures vers Cadix par l’intermédiaire de cette grande maison marseillaise68. En février 1748, Pierre Duverney, marchand-fabricant de chapeaux, demande à Jean Massip et fils de récupérer des marchandises qu’un de ses clients, Nicolas père et fils, avait confiées à Sobia Vande et C^ie afin de les vendre « soit en Espagne, aux Indes, soit dans quelque continent que ce puisse être et partout ailleurs69 ». Deux ans plus tard, c’est la veuve Imbert et fils qui signe une procuration en blanc pour « exiger, retirer et recevoir des sieurs Antoine Lambert et Marquès » le produit des ventes qu’ils ont effectuées aux Indes pour son compte ou pour celui de son défunt mari René Imbert70. De son côté, Charles Benoist fait charger sur le Jason quatre pièces de drap et des fleurs à feuille d’argent pour le compte de Rey Magneval, à destination de Vera Cruz71. Mais, en ce début des années 1750, le marché américain offre moins de débouchés aux articles de Lyon que lors de la décennie précédente :

« De la Nouvelle Espagne on écrit généralement qu’il ne s’y vend absolument rien, écrit Benoist à Magneval, et que l’on y offre la marchandise aux prix d’Europe sans acheteurs, et qu’il n’y a point d’apparence que le commerce s’y rétablira de longtemps par la grande abondance qu’il y a de tout […]. De Carthagène l’on écrit mot pour mot la même chose72. »

33Cinq ans plus tard, selon ce même observateur, le marché péruvien est toujours aussi incertain : « Tout ce que l’on vend est à très long terme, à des débiteurs très peu solides et encore moins exacts, et à des prix au-dessous de ceux d’Espagne, surtout les articles des fabriques [de Lyon] qui sont absolument anéantis73. » Les affaires reprennent ensuite, après le traité de Paris, pour une dizaine d’années semble-t-il puisqu’en 1772-1773 Antoine Granjean explique aux frères Linossier, ses neveux, que la demande de « marchandises de Lyon » a diminué de 75 % à Cadix, tandis qu’en Nouvelle Espagne, où soieries et dorures sont « presque sans demande », il pourrait être judicieux d’envisager de spéculer dans « d’autres branches avantageuses » du commerce74. Ainsi, à l’en croire, les beaux jours du commerce lyonnais avec l’Amérique espagnole seraient désormais terminés, sans pour autant remettre en question la présence des Lyonnais à Cadix. Mais il va leur falloir élargir le champ de leurs activités et de leurs spéculations.

34S’il est un autre aspect du négoce gaditan dans lequel nous nous attendions à retrouver la trace de marchands lyonnais, c’est le commerce des « matières d’argent ». Nous avions déjà décrit les liens qui existaient au début du xviii^e siècle, dans les années qui suivirent la paix d’Utrecht, entre les négociants de Saint-Malo, animateurs du commerce de la mer du Sud, et la banque lyonnaise, à travers l’exemple de Melchior Philibert, actionnaire de la Compagnie de la mer du Sud, partenaire des Malouins Magon de la Lande, Magon de la Balue, du Bourg Onfroy ou Guillaume Eon, mais aussi du grand armateur marseillais Raymond Bruny75. Si Lyon reste bien tout au long du siècle une place financière de premier ordre et une plaque tournante du commerce de ces « matières », et ce sous quelque forme que ce soit, piastres, pignes, lingots, barres ou vaisselle, ce négoce semble toutefois échapper en grande partie aux Lyonnais de Cadix même si, chaque année, des quantités importantes d’argent continuent d’arriver à Lyon, via Marseille, Bayonne ou Saint-Malo pour être changées ou pour alimenter les fabricants de dorures. Si les plus grandes maisons de négoce et de banque lyonnaises orchestrent toujours ce trafic en liaison avec les grands négociants des ports français et de Cadix, les maisons lyonnaises d’Andalousie n’y sont que très peu impliquées, ou alors épisodiquement, et pour de petites quantités de matières seulement. D’ailleurs, Antoine de Puyabry, consul de France à Cadix de 1759 à 1775, nous le confirme quand il affirme en 1767 qu’il n’y a dans la ville que cinq maisons françaises qui pratiquent ce commerce et que « les autres en général font si peu de choses que cela ne vaut pas la peine d’en parler76 ».

35En juin 1734 Pierre-Honoré Roux était toutefois averti par Sellon et C^ie de la prochaine arrivée, à bord de navires venant de Cadix, de quelque 2 703 piastres expédiées par Garnier et Cornabé, piastres qu’il devait faire suivre pour Lyon77. Si cet exemple est l’un des seuls que nous ayons trouvé à propos du commerce des piastres, nous voyons par contre plus souvent nos négociants lyonnais de Cadix charger pour la France d’autres « fruits des Indes ». C’est ainsi qu’en septembre 1745 Pierre Lambert et C^ie fait charger un surron de cochenille à bord d’un vaisseau hollandais, la Galère d’Alep, à l’adresse de Pierre-Honoré Roux qui devra ensuite le faire suivre pour Paris78. De son côté en 1756, Antoine Granjean expédie de la laine de vigogne et de l’indigo à son beau-frère Linossier de Lyon, lequel est d’autant plus furieux de cette initiative qu’elle le met « dans un embarras extrême79 » et que cette marchandise, que Granjean a acceptée de Pierre Bastiat en paiement de rubans, et dont il lui a assuré que « c’est une manière qui se pratique ici même par les meilleures maisons80 », ne lui rapporte aucun bénéfice, bien au contraire, d’abord parce qu’à cette époque elle ne fait l’objet d’aucune demande particulière à Lyon et ensuite parce qu’une partie de la laine, grouillante de vers, est invendable.

Antoine Granjean, un négociant lyonnais à Cadix (1752-1775)

36Antoine Granjean naît à Saint-Chamond le 1^er janvier 1720, quelques mois avant que ses parents ne viennent s’installer à Lyon où son père, Enemond Granjean, s’établit comme marchand-banquier. C’est certainement auprès de ce dernier que le jeune Antoine s’est initié aux choses du commerce avant de gagner Bordeaux où, à la fin des années 1740, il trouve à s’employer auprès d’Antoine Limonas, un négociant bordelais qui pratique le commerce avec les îles françaises d’Amérique où il exporte toutes sortes de marchandises parmi lesquelles des étoffes, des bas et des rubans qu’il achète à Lyon, notamment auprès d’Antoine Linossier, un des plus importants passementiers lyonnais, par ailleurs beau-frère de Granjean dont il a épousé la sœur, Marguerite. Tout en travaillant pour Limonas – qui envisage même de l’associer directement à ses affaires en 1751 – Antoine Granjean ne néglige pas les intérêts de son beau-frère, pour le compte de qui il démarche des clients et suit des affaires, tant à Bordeaux qu’à Paris81. En novembre 1751, Linossier lui propose de quitter Bordeaux pour Cadix où il a quelques intérêts et vers où il entend développer une partie de ses activités. C’est ainsi qu’un an plus tard, aux alentours du 15 décembre 1752, Antoine Granjean arrive à Cadix, après avoir traversé toute l’Espagne. Il s’installe chez Pierre Bastiat, un négociant français client de Linossier auprès de qui il va découvrir les particularités du commerce gaditan.

37Le fonds Antoine Granjean, conservé aux archives départementales du Rhône, nous permet grâce aux nombreux papiers d’affaires et à la riche correspondance qu’il contient – deux registres de copies de lettres qui couvrent la période 1752-1775 et six liasses comprenant en tout plus de 2 000 lettres reçues au cours de cette période – de découvrir de l’intérieur l’activité de ce négociant qui, pendant une vingtaine d’années, travailla à Cadix, d’abord comme consignataire de la maison Linossier et C^ie avant d’acheter en commission pour le compte de clients gaditans ou de vendre pour le compte de fournisseurs lyonnais. À force de travail, il parvient à intégrer le corps de la Nation française. Son nom apparaît pour la première fois dans un procès-verbal d’une assemblée en février 1755 : avec trois autres marchands, il a été rajouté à la liste des vingt-cinq maisons de la quatrième classe de la Nation82. On le retrouve ensuite dans la même classe en novembre 1757 et en février 176383, puis parmi les trente-trois maisons de la cinquième classe en juillet 177184. Par contre, dans la liste dressée par le consul De Mongelas en 1777, il est recensé au titre de commis de la maison David Rivet et neveux, un négociant originaire de Saint Hippolyte en Languedoc inscrit dans la première classe de la Nation85. Cela suppose donc que Granjean a dû se retirer des affaires vers 1775, sans pour autant quitter Cadix.

38Pendant les premières années de son séjour à Cadix, Granjean nous apparaît comme l’exécuteur scrupuleux des ordres de son beau-frère et commettant Linossier. Pour lui il réceptionne les caisses de rubans qui arrivent de Marseille, du Havre ou de Bayonne, les remet à leurs destinataires, règle avec ces derniers quelques litiges portant sur la qualité des marchandises reçues et recouvre, non sans difficultés, les créances, ou retire de chez les débiteurs ou de chez leurs clients les « effets et marchandises » qui s’y trouvent ou le produit de leur vente. Il s’emploie également à prospecter de nouveaux clients pour Linossier qui, à cet effet, lui envoie régulièrement des coupons d’étoffes ou des cartes d’échantillons pour qu’il puisse présenter les dernières nouveautés de la maison86. Il lui arrive aussi d’agir ponctuellement comme procureur d’autres marchands lyonnais auprès de qui il a été recommandé par Linossier. C’est ainsi que, petit à petit, Antoine Granjean découvre le monde du négoce gaditan et se familiarise avec les différents trafics qui animent la place. En mai 1753, Linossier le charge d’une première commission : vendre « quelques caisses de clous » achetés à Saint-Chamond87. D’autres suivront, portant sur des rubans mais aussi sur des étoffes de soie – « taffetas et autres » 88– des bas, des brandebourgs, des garnitures de soie et même, en septembre 1753, sur « onze exemplaires de six volumes chacun du Dictionnaire du commerce et du Parfait Négociant89 ». En novembre 1754 Linossier envisage même de l’envoyer à Lisbonne après que le bruit ait couru dans Lyon « que le Portugal allait permettre les dorures », afin de « prendre des commissions en galons, franges et boutons90 ». Mais le projet tourne court. C’est qu’à Cadix, à cette époque, les articles de Lyon se vendent moins bien qu’auparavant et, avec la menace d’une guerre entre la France et l’Angleterre qui se profile à l’horizon, la reprise des affaires est très incertaine. D’ailleurs, en 1753, plusieurs maisons françaises de Cadix avaient fait faillite 91 et ces banqueroutes avaient quelque peu inquiété le négoce lyonnais : « Tout le monde craint ceux qui négocient sur cette place, principalement en marchandises » écrivait alors Linossier92. S’il avait peut-être envisagé de fonder à Cadix une filiale de sa société et d’en confi er la direction à Granjean, dorénavant ses priorités sont de « resserrer [son] commerce » en attendant « des temps plus favorables93 » et de récupérer des fonds pour parvenir à honorer ses paiements. Hanté par la perspective d’une faillite, il presse continuellement Granjean de vendre « à quelque prix que ce soit94 » les rubans qu’il détient – « pourvu que ce soit à des bons débiteurs et de prompt paiement95 » – et de s’activer auprès des autres débiteurs.

39En 1756, Linossier envisage de mettre un terme à ses activités en Espagne et dresse un premier bilan amer de son expérience gaditane :

« Depuis votre départ, au lieu d’avoir augmenté, mon fonds a diminué d’un quart puisque, Dieu le veut, le nombre des banqueroutes que j’ai essuyées ou que j’essuie tous les jours altère mon crédit. C’est pourquoi je suis contraint de ramasser tout le peu que je peux pour resserrer mon commerce et vivre un peu plus tranquille. C’est pourquoi je vous prie de sacrifier tout ce qui vous reste pour ensuite prendre la route de Lyon96. »

40Il envisage alors de faire rentrer Granjean à Lyon en lui proposant d’abord une association dans sa maison, puis une place à Saint-Étienne auprès d’un de ses neveux qui y a « commencé joliment une fabrique97 ». S’il avait pu se laisser tenter par la première option, Granjean rejette la seconde et affirme sa volonté de rester sur place et d’asseoir sa position au sein du négoce gaditan en fondant sa propre maison, avec l’appui et le crédit autrefois promis par son beau-frère : « Je vous dirai sincèrement que je pense pouvoir mieux faire mes affaires ici parce que, comme je commence à y être un peu connu, il me serait aujourd’hui plus facile de pouvoir y former un établissement où vous seriez le maître d’y prendre l’intérêt que vous souhaiteriez98. » C’est que, déjà familiarisé avec le commerce américain pendant son séjour à Bordeaux, Antoine Granjean a rapidement compris quelles opportunités le commerce avec les Indes espagnoles peut offrir à un esprit entreprenant et persévérant : « Il faut du temps dans ce pays pour pouvoir réussir, mais aussi quand l’on commence à travailler, les affaires sont souvent bien brillantes et avantageuses99. » Sa décision est prise. Il restera à Cadix.

41Dès lors les activités d’Antoine Granjean prennent une autre ampleur. Si Linossier reste son principal partenaire pendant plusieurs années encore, il commence à construire son propre réseau de fournisseurs et de clients, utilisant à la fois les relations qu’il s’est faites dans l’entourage de Linossier, les contacts qu’il a eu avec des Lyonnais de passage à Cadix comme Jean Poncelet, et les liens qu’il a noués sur place, tant avec ses compatriotes « avecindados » qu’avec des marchands espagnols. Grâce à sa correspondance, il nous est d’abord possible d’identifier ses principaux fournisseurs lyonnais. Au total, entre 1757 et 1774, il est en relations plus ou moins régulières avec une quarantaine de maisons lyonnaises : outre Antoine Linossier et ses fils et successeurs100, nous retiendrons Miremont et C^ie, Dupré et Poncelet puis Poncelet et C^ie, Alhumbert frères, Jean Prost, Verrier et Perrottier, Rouge et C^ie. Agissant tantôt en commissionnaire de maisons gaditanes, tantôt pour son propre compte, il leur achète des rubans – en dorures, en velours, or et argent – des étoffes mais aussi toute la gamme de ces « articles de mode » qui font alors la réputation de Lyon, bas de soie, jarretières, gants, mitaines, chapeaux, garnitures brodées, bourses à cheveux, galons, boutons, etc.101. De leur côté ces négociants Lyonnais lui envoient aussi des marchandises en consignation et, en le choisissant pour procureur, le chargent de les représenter auprès des syndics de tel débiteur ou auprès des héritiers et successeurs de tel autre102. Il est par contre plus difficile d’identifier les partenaires gaditans de Granjean, ce qui ne saurait étonner dans la mesure où les relations entre eux devaient être directes et non épistolaires. De plus, dans les lettres qu’il envoie à Lyon, il est le plus souvent question d’« amis » de Cadix qui lui remettent des mémoires, sans qu’aucune précision ne soit donnée sur l’identité de ces « amis » que nous aurons plutôt tendance à classer parmi les boutiquiers et les chargeurs de la ville que parmi les grandes maisons de commerce françaises qui, elles, se fournissaient directement en soieries à Lyon où elles avaient leurs propres commissionnaires. On retrouve toutefois les noms de certains de ses clients en parcourant ses registres de factures : la nature autant que la quantité des marchandises qu’il leur vend confirment qu’il s’agit pour la plupart d’entre eux de détaillants et de boutiquières103.

42Le réseau d’affaires d’Antoine Granjean nous semble donc être à son échelle, un réseau assez modeste qui intègre à la fois des marchands et des fabricants lyonnais et des détaillants et des chargeurs gaditans. Par ailleurs, dans sa composante lyonnaise, ce réseau est en partie familial, dans la mesure où en font partie ses beaux-frères et ses neveux Linossier et Cibial, Vauberet qui a épousé une de ses nièces Linossier, ainsi que ses propres frères, Benoît et Christophle Granjean.

43Quand Antoine Linossier évoque l’éventualité de quitter le commerce d’Espagne en 1756, Granjean est d’autant moins enclin à le suivre que, par l’ordonnance du 11 octobre 1754, le roi d’Espagne a rétabli le système des flottes pour la Nouvelle Espagne, un système qui avait été suspendu au début de la guerre de Succession d’Autriche en 1739. De nouvelles opportunités se présentent donc pour pouvoir écouler les articles de Lyon. Pourtant, les nouvelles qui arrivent d’Amérique ne sont guère encourageantes. Ces marchandises sont abondantes et se vendent mal écrit-on de Vera Cruz, de Carthagène et de Lima. Aussi les grandes maisons gaditanes préfèrent spéculer sur les toiles et sur les draps de Silésie plutôt que sur les soieries, à l’instar de Magon et Le Fer frères104. La tâche de Granjean devient donc plus difficile. Il lui faut disposer des bons articles et des bonnes étoffes au bon moment, des marchandises de qualité, mais pas trop chères car la concurrence existe : bas de Nîmes, soie de Valence, etc.105. Il lui faut saisir l’évolution des goûts et des modes, tant à Cadix qu’aux Indes. Suivant les recommandations d’un Linossier de plus en plus pressant, pour qui il n’est plus question que de « promptes ventes » et de « ventes au comptant », il doit s’employer à écouler auprès de « solides maisons » les rubans qu’il reçoit de Lyon. Selon la liste qu’il dresse à l’intention de son beau-frère en janvier 1756, les seules maisons françaises avec lesquelles il pourrait encore faire de bonnes affaires sont celles qui appartiennent à la première classe de la Nation106, à condition toutefois de se plier aux pratiques et aux usages locaux et d’accepter de vendre en participation avec elles, ce que Linossier, dont les finances sont obérées, ne semble pas prêt à faire. Mais cela ne décourage pas Granjean, décidé à prolonger son expérience gaditane même si Linossier montre peu d’ardeur à le soutenir :

« Le courage ne me manque pas pour travailler, mais sans appui et sans aucun capital tous mes efforts deviennent inutiles […]. Quoique les affaires aient été mauvaises, j’aurais pu en faire qui m’auraient laissé du profit si j’avais eu quelqu’un qui m’eut accordé du crédit107. »

44Dorénavant, à la lecture de ses lettres, nous avons affaire à un négociant aguerri qui a acquis une bonne connaissance du marché gaditan, de ses acteurs, de ses exigences et de ses contraintes. Les mémoires qu’il adresse à ses correspondants lyonnais sont plus étoffés, plus détaillés. Il donne à chaque fois une description très précise des articles qu’il souhaite recevoir et, soucieux qu’ils arrivent à temps, à la fois pour satisfaire ses commettants et pour pouvoir les vendre à ceux qui voudraient les faire charger sur une flotte ou sur un navire de registre en partance pour la mer du Sud. En raison de la guerre et de la présence de corsaires anglais, il conseille aux Lyonnais de placer leurs caisses d’étoffes à bord de navires espagnols puis, après le Pacte de Famille, sur des vaisseaux hollandais ou ragusains qui, en raison de leur neutralité, ont moins de risques d’être pris.

45Quand l’Espagne entre à son tour dans le conflit en 1762, l’activité des négociants français de Cadix se ralentit. Quelques semaines auparavant, Granjean a d’ailleurs prévenu Linossier : alors que la rumeur de l’armement d’une nouvelle flotte et de chargements imminents pour la mer du Sud circule dans Lyon, il déconseille vivement à son beau-frère de faire fabriquer de nouveaux articles pour les Indes, d’une part parce que les permissions sont suspendues et d’autre part parce que le cours des soieries ne devrait pas augmenter dans la mesure où ces étoffes « abondent » et où « la voie de terre par où elles ont coutume de venir ne saurait être interrompue » ; de plus, poursuit-il, « comme elles ne sont nécessaires qu’à satisfaire le luxe, il est vraisemblable de penser que s’il y a des expéditions l’on s’attachera plutôt à faire venir celles qui sont nécessaires aux besoins et aux commodités de la vie, sur lesquelles il sera plus aisé de spéculer que sur celles qui y sont inutiles108 ». Mais la guerre ne saurait durer et Granjean, loin de songer à un retour en France, envisage toujours de fonder sa propre maison, cette fois en association avec Pierre Louis Dufour, un compatriote installé à Puerto de Santa María. Une fois de plus il tente d’intéresser Linossier à l’affaire109, en vain car plus que jamais celui-ci le presse de vendre ses rubans. Puis vient le temps des reproches : « Il nous semble que vous nous négligez un peu […]. Si vous êtes lent à nous faire rentrer nos fonds, vous nous forcerez à vous quitter et à nous tourner d’un autre côté110 » ; « cessez de nous faire languir et de nous tenir dans la gène et l’embarras111 ». Plus que jamais le passementier lyonnais est décidé à « [se] retirer de ce maudit pays qui ne [lui] a causé que perte et inquiétude112 ».

46Malgré le retour à la paix, en 1764 la rupture est consommée entre les deux beaux-frères, après que Granjean ait accepté de servir de procureur à Jean-François Rouge, débiteur et ancien associé de Linossier, dont la société, Rouge et C^ie, avait dû suspendre ses paiements. En mars 1766, les comptes entre eux sont soldés moyennant, semble-t-il, le versement à Granjean d’une « gratification à titre de dédommagement113 ». Le montant n’est pas connu car l’affaire est traitée sur place par André Linossier, fils cadet d’Antoine, qui avait été envoyé à Cadix auprès de son oncle en 1762, pour qu’il le place « dans une maison où il se fait de grosses affaires » afin de l’initier au commerce d’Espagne114. Granjean, qui s’estime mal traité par ce parent qu’il a servi durant treize années pour « tout au plus 6 000 L. de bénéfice115 » et qui lui a longtemps fait miroiter l’espoir d’une association, n’envisage que pendant quelque temps l’hypothèse d’un retour à Lyon. Mais la reprise des affaires l’amène à différer son départ et, désormais libre de ses choix, il va continuer pendant près de dix ans encore son commerce de rubans et élargir ses activités à d’autres marchandises et articles de mode de Lyon qu’il va écouler tant à Cadix que dans les villes voisines du Puerto de Santa María, Sanlúcar et Jerez, ainsi qu’à Séville, Grenade, Valence et Madrid. Mais surtout il va dorénavant faire charger, à chaque fois que ce sera possible, pour la mer du Sud ou sur les flottes de la Nouvelle Espagne. Certes, l’affaire de la cédule du 23 octobre 1769 qui prétend interdire l’usage de prête-noms et fermer le commerce des Indes aux Jenízaros pour le réserver aux seuls Espagnols matriculés auprès du Consulat des Indes116, l’amènera comme tous ses confrères de la Nation française à réduire quelque temps ces chargements117, mais il n’aura cesse de se faire une place au sein de la communauté des marchands français de Cadix. Attentif aux évolutions des marchés espagnol et américain, il continue à informer ses partenaires lyonnais des retours des Indes et du mouvement des flottes et, sur les conseils des grandes maisons françaises de la place, les presse de faire charger leurs soieries pour la mer du Sud qui semble offrir les meilleures perspectives de profit, à condition de bien en connaître les besoins et les goûts. C’est ainsi qu’en 1763, alors que tout Cadix attend la publication de la première flotte qui sera mise en charge depuis six ans, et que deux navires de registre s’apprêtent à partir pour la mer du Sud, il s’emploie à réfréner les ardeurs de Linossier qui le presse de vendre à tous ceux qui cherchent des rubans pour les Indes 118 et qui vient de lui expédier cinq nouvelles caisses de rubans119 :

« Je me suis consulté avec MM Sobia Vande et C^ie pour savoir s’il convenait de charger pour votre compte les rubans en dorures que j’ai entre les mains pour l’occasion des deux bâtiments qui n’attendent que le beau temps pour aller à la mer du Sud. Mais ils n’ont pas été de cet avis parce qu’il est à craindre qu’ils ne puissent pas s’y vendre et ils m’ont fait exposer que l’on pourrait les placer pour Buenos Aires lorsque sera mis en charge un vaisseau qui s’y expédiera cette année120. »

47Soucieux des intérêts du négoce lyonnais, il continue aussi à donner à ceux qui le demandent des renseignements sur les maisons gaditanes qui envoient des mémoires à Lyon, précisant s’il s’agit de maisons solides comme celle de Léon Cavalier – « cette maison quoique moins riche que d’autres est bien solide par sa probité et sa grande exactitude et intelligence dans ses affaires121 » – ou de mauvais payeurs à l’instar de Merlat fils et C^ie qu’il décrit en 1774 à son neveu Linossier fils aîné comme dépensiers et irréguliers dans leurs affaires122.

48À la fois acteur et observateur du négoce gaditan, Antoine Granjean nous a également laissé une série de notes sur les mouvements de navires qui permettent d’approcher les rythmes de l’activité maritime dans le port andalou entre 1753 et 1767, tant en ce qui concerne le commerce avec l’Amérique espagnole que le grand cabotage européen123. Selon ses estimations, entre 1753 et 1767, 392 vaisseaux seraient revenus des Indes, apportant pour plus de 322 millions de piastres « en argent et en fruits », des cargaisons dont il détaille d’ailleurs une partie dans une « Récapitulation de l’or, l’argent et les fruits qui sont venus de l’Amérique espagnole » dans laquelle il précise, pour chacun des 243 navires dont il a eu communication de la « note imprimée », le détail et la valeur des cargaisons ; dans le même temps, 307 navires de registre auraient appareillé pour l’Amérique124, en plus des vingt-quatre vaisseaux des flottes de 1765 et 1768125. À l’exception de l’année 1762 qui ne connut que six retours, ce sont donc chaque année de vingt à trente-six navires qui reviennent d’Amérique et, dans les lettres qu’il écrit à ses correspondants lyonnais, Granjean ne cache pas que ces bateaux, et en particulier ceux des flottes, sont à chaque fois attendus avec impatience dans la mesure où leur arrivée ranime le commerce. Ainsi en 1763, après le rétablissement de la paix :

« L’on se flatte aussi que dans le mois de septembre prochain nous aurons ici les fonds de la dernière Flotte qui sont restés à la Nouvelle Espagne pendant la guerre. Ce sera un objet de 25 à 27 millions de piastres et de 2 à 3 millions de fruits comme cochenille et indigos. Ce secours donnera une face brillante aux affaires qui sont actuellement languissantes par la rareté de l’argent sur cette place126. »

49Concernant le grand cabotage européen, Granjean estime que 5 699 vaisseaux en provenance d’autres ports européens sont entrés dans la baie de Cadix entre 1753 et 1766 soit, à l’exception de l’année 1762, une moyenne de 428 par an. Les deux tiers d’entre eux (3 781) étaient chargés de denrées alimentaires et de matières premières (« fer, bois, etc. ») le tiers restant apportant les « marchandises, soieries, toiles, lainages » si nécessaires à l’activité de nos négociants lyonnais. Quant à la valeur de ces cargaisons, Granjean l’évalue alors entre 15 et 18 millions de piastres pour les années 1769 et 1772127, confirmant ainsi la bonne santé générale du négoce gaditan au début des années 1770, alors que la monarchie vient de prendre les premières mesures en faveur de la libéralisation du commerce américain.

50C’est dans ce contexte qu’en 1772, après la mort de Linossier père et la dissolution de la société Linossier frères, Antoine Granjean est sollicité par ses neveux, qui viennent de fonder deux maisons indépendantes sous les raisons de Linossier fils aîné et François et Linossier Peyrol et C^ie, pour reprendre des relations d’affaires. Il ne leur cache pas qu’en dix ans les conditions du commerce entre Lyon et Cadix ont changé. D’une manière générale, les marchandises sont moins recherchées qu’auparavant en Espagne et si Cadix reste, avec Madrid, en mesure de leur offrir des débouchés, ceux-ci sont avant tout américains. Cependant, le temps des commissions est révolu et ce marché n’est plus accessible qu’à ceux qui acceptent de s’implanter à Cadix ou, à défaut, de « s’intéresser dans une maison128 », et qui acceptent de courir les risques inhérents au grand commerce maritime ainsi que les longs délais de paiements. Le marché gaditan est devenu plus exigeant car il faut désormais compter avec la concurrence des fabriques espagnoles de Valence et de Barcelone. Aussi les chargeurs et les marchands espagnols sont devenus plus regardants quant à la nature et à la qualité des marchandises qu’ils font venir de l’étranger. Pour répondre à cette nouvelle demande d’étoffes, de rubans et autres articles de soie, et répondre au mieux aux attentes de leurs clients, plusieurs maisons lyonnaises « ont envoyé des personnes qui résident à Cadix et qui vendent les marchandises qu’on leur remet », des correspondants auprès de qui, désormais, les Espagnols « peuvent choisir ce qui leur convient mieux [plutôt] que de demander des assortiments qui, souvent, ne leur plaisent pas lorsqu’ils les reçoivent129 ». Pour s’adapter à ces changements, Antoine Granjean propose à ses neveux et à leurs associés de fonder avec lui une société en commandite à laquelle ils pourraient également intéresser plusieurs de leurs « amis ».

51Il leur promet de belles affaires par « les indications, les conseils et les lumières130 » qu’il pourrait leur apporter, fort de vingt années de présence et de travail à Cadix. Las ! Ni André Linossier, qui séjourna pourtant dans la ville entre décembre 1762 et avril 1766131, ni son frère aîné, qui viennent tous deux de fonder leurs propres maisons à Lyon, ne saisissent la proposition de leur oncle, ne donnent pas suite à son « plan ». C’est que le marché gaditan exige de ceux qui veulent le conquérir des efforts et des choix qu’ils ne sont pas en mesure de faire et des sacrifices qu’ils n’entendent pas consentir. Alors âgé d’une cinquantaine d’années, Antoine Granjean ne renonce pas pour autant et poursuit ses activités de négociant quelque temps encore. En 1774, il écrit à son frère Christophle :

« Je suis certainement bien empressé de retourner dans ma patrie […], mais j’ai ici des engagements auxquels il faut que je satisfasse et il est de mon honneur de tâcher d’y parvenir par tous les soins qui dépendront de moi […]. Je ne peux pas honnêtement sortir de ce pays sans avoir payé tous ceux à qui je dois.
Je gagne actuellement seize à dix-sept cent livres par an, et je suis à la veille d’en gagner davantage par mon travail […]. Je me considérerai riche lorsque je ne devrai rien. J’aurai l’esprit tranquille. Et tant que je jouirai d’une bonne santé, mon travail me procurera bien le nécessaire132. »

52Il semble qu’Antoine Granjean cesse son activité de commissionnaire en 1775. Deux ans plus tard, en janvier 1777, il est recensé dans la liste du consul De Mongelas 133 au titre de commis de la maison David Grivet, un négociant originaire de Saint-Hippolyte en Languedoc, membre de la première classe de la Nation. Il reste donc encore une dizaine d’années à Cadix avant de revenir à Lyon où il meurt quelques mois après son retour, le 2 novembre 1788.

53Alors qu’au xviii^e siècle les Français constituent, tant par leur nombre que par la valeur des affaires qu’ils traitent, la première colonie de marchands étrangers implantée à Cadix134, les négociants Lyonnais occupent une place de choix au sein de cette communauté, la troisième par le nombre de ses membres, derrière les Basco-Béarnais et les Bretons. Toutefois, ils resteraient quelque peu en marge du grand négoce et nous l’avons vu, dans la deuxième moitié du siècle, une seule maison lyonnaise, Sobia Vande et C^ie, figure parmi les plus importantes de la ville, celles de la première classe de la Nation, dont le capital s’élève, d’après les députés du commerce, à au moins 150 000 piastres chacune135. Plus nombreux au sein de la cinquième classe, parmi ceux dont le capital oscille entre 10 000 et 20 000 piastres, ils apparaissent davantage comme des acteurs modestes du négoce gaditan.

54Pour autant, ils sont aussi indispensables qu’incontournables dans la mesure où, étant spécialisés dans l’importation des articles de la fabrique de Lyon, ils sont amenés à satisfaire les besoins d’une demande qui compte réellement dans l’économie de Cadix et dans celle des Indes espagnoles, même si ces articles sont davantage destinés à « satisfaire le luxe » que « nécessaires aux besoins et aux commodités de la vie136 ». Maîtres des articles de mode, ces négociants ont d’abord une activité de commission au service de la manufacture lyonnaise dont ils écoulent les soieries auprès des marchands et des chargeurs du port andalou. À défaut, ils servent de transitaires entre les fabricants lyonnais et le grand négoce gaditan, en se contentant de réceptionner les marchandises et de les transmettre à leurs destinataires, après avoir effectué toutes les démarches nécessaires auprès de la douane, un service technique modestement rémunéré, à hauteur de 2 %, rarement plus. Mais nous les voyons beaucoup moins acquérir de la cochenille, de l’indigo ou d’autres « fruits des Indes » pour le compte de compatriotes. Quant à la spéculation sur les précieuses « matières », elle paraît bien leur échapper.

55Si jusqu’aux années 1770 l’Espagne est bien un partenaire privilégié du commerce lyonnais et que, comme l’a montré en son temps Maurice Garden, « la péninsule ibérique reste la principale cliente du marchand lyonnais137 », Cadix ne faillit pas, au pied de Fourvière et de la Croix-Rousse, à sa réputation d’emporion des Indes. À Bellecour et aux Terreaux, on est à l’écoute des nouvelles qui arrivent de Cadix, on guette les retours des Indes et on frémit en apprenant l’armement d’une flotte ou la concession de nouveaux registres qui promettent de nouvelles ventes. Mais le négoce lyonnais, méfiant à l’égard du grand commerce maritime en général, hésite à s’engager sur la Carrera et invite ses représentants sur place à vendre aux cargadores ou aux grandes maisons françaises qui ont la capacité de courir les risques du commerce américain plutôt que de s’y risquer eux aussi. Le chargement à compte partagé est davantage perçu comme un mal nécessaire auquel on accepte de se plier en maugréant pour écouler les marchandises invendues, que comme une opportunité de réaliser une « belle spéculation » et d’en tirer un « profit avantageux ». Le négoce lyonnais semble donc davantage aborder le commerce d’Espagne avec l’assurance du rentier qu’avec le goût du risque et de l’aventure du spéculateur. Voilà pourquoi, certainement, quand la concurrence espagnole commence à ôter des débouchés aux soieries rhodaniennes, le déclin du commerce lyonnais avec l’Espagne s’engage de manière irréversible, ses acteurs n’étant pas en mesure de brandir la carte américaine, faute d’avoir su l’inclure, tel un atout, dans leur stratégie de jeu.