Le commerce atlantique franco-espagnol
| ,Les associations de commerce autour de la « Carrera de Indias » au xviiie siècle
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Le monopole : ses coordonnées
- 1 Voir Bustos Rodríguez M., Cádiz en el sistema atlántico. La ciudad, sus comerciantes y la activida (...)
- 2 Voir Petit C., La compañía mercantil bajo el régimen de las ordenanzas del Consulado de Bilbao (17 (...)
1La tête du monopole espagnol avec les Indes se trouvait à Cadix, de facto depuis 1650 et de iure depuis 1717, lors du transfert de la « Casa de Contratación » et du « Consulado », les deux institutions principales du commerce avec l’Amérique, de Séville jusqu’à la baie gaditane1. Les conditions particulières de ce trafic permettent d’y voir, de l’intérieur, toute sorte d’associations de commerce, qu’elles soient de grande ou petite taille, de longue ou de courte durée, commanditaires, collectives ou anonymes, nationales ou mixtes2. En effet, les compagnies permettaient d’associer des capitaux, donc des investissements, en les orientant vers un commerce du grand large, interdit aux étrangers, et qui exigeait d’y verser des sommes importantes. C’est ainsi qu’on pouvait envoyer des marchandises de valeur aux marchés lointains, d’un côté à l’autre de l’Atlantique, mais aussi financer les coûts assez élevés de l’exportation et du transport (achat ou location du navire, affrètement, salaires de l’équipage, assurances, impôts, primes, etc.). D’ailleurs, les compagnies servaient en même temps aux échanges de connaissances, d’expériences et de contacts entre leurs membres, en permettant d’ajouter une valeur nouvelle aux gains spécifiques du commerce.
Les participants et leurs investissements
- 3 AMAE-AD (Nantes), Cadix-Consulat, Registre des actes de Chancellerie, 234-235, p. 28-53.
- 4 Chamboredon R., Fils de soie sur le théatre du commerce. La maison Gilly Fornier à Cadix au xviiie(...)
2L’origine des investisseurs, ainsi que des services offerts, était donc d’une variété considérable. Cela avait sans doute à voir avec la catégorie de la compagnie et la participation des étrangers. Prenons quelques exemples. Il en était ainsi de celle appelée « Lemoine, Vallow et Piquelée », d’origine française, qui, autour de 1756, recueillait l’épargne de différents investisseurs provenant en premier lieu de France (notamment de Paris et de ses alentours vers le nord, de Lyon-Marseille et de Bordeaux-Bayonne), mais aussi d’Espagne, des Pays-Bas et du Royaume-Uni3. Voyons maintenant une autre compagnie française, très réputée aussi, celle de Gilly Frères (parfois Fornier Frères). Les réseaux établis par cette association lui permettaient d’avoir une gamme très variée d’épargnants à sa disposition, tant par leurs origines géographiques que par leurs professions. On relève 508 noms différents y participant entre 1748 et 1767. La plupart provenaient de France (près de 70 %, dont une majorité de Parisiens), mais on compte 20 %d’Espagnols et un peu plus de 10 % du reste de l’Europe. À côté d’une grande proportion de négociants (autour du 39 %), plus de 15 % étaient des membres des parlements, autour de 4,5 % pouvaient s’inscrire dans le secteur banquier, notamment de la ville de Gênes ; mais il y avait aussi des manufacturiers, des membres de l’Administration (très spécialement de la Ferme générale) et de la Compagnie des Indes, de même qu’un nombre important de commis, de domestiques et de femmes4.
- 5 Ibidem.
3D’ailleurs, cette même compagnie couvrait une typologie assez variée d’investissements, avec certaines priorités : les prêts à la grosse aventure en retenaient plus de la moitié (53 %), les marchandises autour de 38 %, les navires presque 10 %. Mais il existait aussi d’importants investissements conjoncturels, tels le ravitaillement des Américains du Nord dans leur révolte contre la métropole anglaise en leur fournissant de la poudre, de l’armement et de l’argent5. Une autre compagnie française importante, « Jugla », comptait parmi ses objectifs, en sus du commerce et des assurances, des investissements dans la première banque d’État espagnol (Banco de San Carlos), dans les emprunts, les armes, le financement de navires corsaires, les frets, etc.
- 6 Bustos Rodríguez M., Un comerciante saboyano en el Cádiz de Carlos II. Las memorias de Raimundo de (...)
4Il ne manquait pas de compagnies plus spécialisées, au moins durant quelque phase de leur existence. Ainsi, celle de Juan Bautista Reina, liée à la communauté italienne de Cadix, s’occupait, au nom du « Consulado », de fournir les « azogues » nécessaires aux mines américaines, permettant de séparer la gangue de l’argent6. D’autres associations de commerce s’orientaient en priorité vers l’encaissement de certains impôts de la Couronne ou vers le ravitaillement de produits de haute consommation (du grain, de la viande, etc.) pour la ville de Cadix, assez bien peuplée à l’époque. Quelques petites compagnies s’intéressaient aussi au transport de marchandises vers l’intérieur (ainsi celle des Basques Baraibar y Ariscun).
Le nombre des compagnies : le cas français
5La multiplicité des formes, des secteurs économiques impliqués et des investisseurs réunis nous montre bien la souplesse dont jouissaient les compagnies de commerce à Cadix pour s’adapter à des circonstances changeantes, tant dans leurs objectifs que dans leur nombre d’associés. Elles pouvaient éventuellement se diviser en d’autres plus petites, ou bien se reconstruire dans une nouvelle entité, pour élargir leur réseau, en intégrant d’autres partenaires, anciens ou nouveaux (avec changement de raison sociale dans le cas des compagnies générales ou collectives), au moment de la fi n des contrats, généralement de courte durée pour renforcer cette souplesse.
- 7 AGI, Consulados, leg. 1754, n° 58.
- 8 Crespo Solana A., Entre Cádiz y los Países Bajos. Una comunidad mercantil en la ciudad de la ilust (...)
- 9 Comellas J. L., « Dinámica y mentalidad de la burguesía gaditana en el siglo xviii », La burguesía (...)
6Quel nombre et quelle évolution pour les compagnies de Cadix ? Le manque de registres d’époque, ainsi que d’une partie variable des contrats de formation, soit parce qu’ils s’établissaient verbalement entre les membres, sans laisser de témoignage écrit, soit qu’ils étaient passés en dehors de la ville andalouse, nous empêche de disposer de statistiques fiables. Un auteur anonyme assure qu’il existait au total environ 400 compagnies vers 1780, c’est-à-dire dans une époque de splendeur, dont 50 relevant de la première classe, 150 de la seconde et 200 de la troisième7. Une autre estimation récente des associations de commerce flamandes et hollandaises actives à Cadix entre 1713 et 1778, d’après les archives notariales, atteint le chiffre de 112 compagnies différentes durant toute la période8. Les anglaises ou anglo-irlandaises auraient tourné autour d’une trentaine d’après R. Twis9.
- 10 Voir Lista de los nacionales extrangeros y otras personas que gozan del fuero militar de guerra en (...)
7Nous sommes beaucoup mieux informés sur les compagnies françaises, dont nous avons les registres que les consuls de la nation rédigeaient régulièrement en ville ou que les ambassadeurs transmettaient périodiquement à la cour. Un total de 62, avec 111 commis à leur service, faisaient le commerce dans la « Carrera » dans les années soixante selon le consul, dont sept au sommet : Casaubon Behic, Verduc Lefer Frères, Solier Frères Cabanes et Jugla, Le Couteulx Le Normand, Gilly et Fornier, Sobia Vandest et Bonneval10. Elles figuraient sans doute parmi les plus riches et les plus importantes à Cadix à cette époque.
- 11 AHMC, LJUC, 5 mai 1772 et 23 avril 1772.
8Le début des années soixante-dix permet de croiser les informations : l’ambassadeur de France fait monter le nombre des grosses compagnies de son pays à 72 (154 avec celles du commerce de détail), tandis que les députés représentant la nation à Cadix et un document privé en provenance de cette dernière poussent le chiffre respectivement jusqu’à 79 et même 8511. Quel que soit le nombre exact, il faut retenir l’essor des associations françaises, parmi lesquelles il fallait compter quelques-unes « du crédit le plus important de l’Europe », de même que la relative stabilité, au moins des plus importantes, avec quelques recompositions internes. On y retrouve les noms de Behic, cette fois lié à Tanevot, de Lefer avec Magon, de Solier avec Cabanes et de Jugla avec Cayla, mais aussi de Le Couteulx (Jacques et Barthélemy), de Fornier qui avait quitté Gilly pour se lier à Simon Arnail, de Bonneval, continuant à agir seul, de Sobia Vandest. S’ajoutent seulement les noms de Quintin Frères et d’Olombel-Doerner.
- 12 Zylbergberg M., Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne 1780-1808, P (...)
9Quatre événements provoquèrent après le déclin graduel de la présence française dans la ville andalouse. Les décrets de 1778 et de 1782, supprimant le monopole de Cadix avec l’Amérique, créèrent une certaine inquiétude parmi les membres de la colonie. Ce n’était que le début. L’affaire se compliqua plus tard avec les effets de la guerre d’Indépendance des États-Unis. La crise culmine vers 1788, juste quelques années après la fin de la guerre avec l’Angleterre, une fois que, le blocus terminé, l’offre dépasse la demande sur le marché américain. Entre 1786 et 1788, le « Consulado » enregistra les faillites de quelques compagnies de commerce et négociants importants : celles d’origine française (Jaureguiberri, Laborde, Verduc, Jolif et Seré), mais aussi espagnole (Frías, Caraza et Santamaría), italienne (Greppy et Marliani), irlandaise (Ryan) et anglaise (Duff, le consul)12.
- 13 AHMC, 92, années 1791 et 1808, Lista…, année 1778 ; AMAE, 258, années 1778-1791, p. 3-4, 28-29 et (...)
10Suivirent les effets de la Révolution et de l’invasion de l’Espagne par les armées de Napoléon. Le défi provoqué par la première conduisit le Gouvernement espagnol à intervenir contre les étrangers, notamment les Français, présents à Cadix. En juillet 1791, fut décidée l’expulsion des étrangers ne pouvant assurer certaines conditions. Le nombre des compagnies françaises, selon les témoignages de membres de la nation, ne cessa de se réduire graduellement, passant de 68 en 1778 à 62 en 1791, puis à 45 à la veille de la guerre d’Indépendance espagnole. La chute de Napoléon en termine presque avec des siècles de présence active française dans la tête du monopole : il ne restait que 21 compagnies de commerce en gros en 181513.
- 14 Bustos Rodríguez M., Los comerciantes de la Carrera de Indias en el Cádiz del siglo XVIII (1713-17 (...)
11Les sociétés de commerce ont assuré une part importante des échanges en valeur. Les chiffres correspondant à « l’impôt unique » (1753) nous permettent de nous faire une idée de leur capacité négociante. Le cas français est à nouveau remarquable. Pour les 27 premières unités (personnes et compagnies y compris), ce pays représentait 81,5 % du total des valeurs commerciales ; par ailleurs 29 associations françaises étaient au-dessus de la moyenne générale, totalisant 70 % des utilités commerciales. Il en était de même pour les compagnies irlandaises et anglaises, dont 12 regroupaient 50 % du total des utilités commerciales du Royaume-Uni. En revanche, les compagnies espagnoles n’en représentaient qu’une partie marginale. Toutefois, après les années soixante/ soixante-dix, une poussée importante se produisit dans le secteur des assurances dont les négociants espagnols devinrent maîtres. Pourtant, en 1771, ces compagnies n’assuraient encore qu’une petite partie des valeurs commerciales, bien qu’il existât de grands commerçants comme Aguado Guruceta, Paulo Freyre, Manuel Izquierdo, José León Román, etc.14.
Le recours à l’« encomienda »
- 15 Voir Bustos Rodríguez M., « El apoderado en el comercio de América a través de Cádiz (siglos xvii (...)
12Les compagnies de commerce à Cadix agissaient le plus souvent à travers la pratique de l’« encomienda ». Cette formule est à l’origine de la formation de nombreuses associations de différents types, car elle permettait l’articulation de membres, de capitaux et de rôles, formant ainsi leur caractéristique. Par ailleurs, elle répondait mieux au commerce de commission, caractéristique de l’organisation interne du monopole espagnol avec les Indes. Les propriétaires des marchandises confi aient à un agent commercial, nommé « encomendero », le soin de négocier la vente des produits sur le marché américain, moyennant un partage des bénéfices. Cet intermédiaire, officiellement désigné et autorisé, faisant donc le voyage vers les Indes sur les navires de la « Carrera », pouvait cumuler plusieurs contrats (encomiendas) avec différents propriétaires le commettant pour cette fonction, pour des produits divers, ce qui lui ouvrait une perspective de belle augmentation de ses profits si la demande coloniale s’avérait forte15.
- 16 Sur la relation, parfois difficile entre les Espagnols d’origine et les étrangers et leurs fils au (...)
- 17 Carrière Ch. l’a bien démontré dans un ancien article : « Renouveau espagnol et prêt à la grosse a (...)
13On rencontrait à Cadix les trois modèles de compagnies les plus fréquents dans le monde marchand : les sociétés commanditaires, générales ou collectives et anonymes. L’« encomienda » entrait dans les trois cas. Dans le premier, on commençait d’habitude par l’offre d’un bâtiment appartenant à un ou plusieurs propriétaires aux personnes intéressées par l’envoi de marchandises. Bien que les marchands de la ville y participassent aussi, c’étaient plutôt des particuliers habitant en dehors de Cadix qui en bénéficiaient, même s’ils passaient par un intermédiaire de la ville. Comme il fallait l’habilitation pour pouvoir participer directement dans ce commerce monopolistique, un ou plusieurs des participants étaient obligés d’avoir ce privilège, donc d’être immatriculés dans le Consulat des Indes, la seule institution reconnue, concernant le commerce légal avec l’Amérique16. C’est ainsi que l’autorisation pouvait n’appartenir qu’à un des membres de la compagnie, ce en quoi consistait justement son apport à la société, ou bien, si cela n’était pas possible, à qui, sans en être membre, participait au négoce par la vente de marchandises. À ce propos, les responsables autorisés des flottes (capitaines, maîtres, etc.) ou les « cargadores » accomplissaient souvent ce rôle. Ils servaient en même temps de consignataires, en remplaçant les membres de la compagnie dans la navigation des marchandises quand ils ne pouvaient pas le faire motu propio. D’autres personnes, appartenant ou non à l’association, permettaient d’assurer l’achat des marchandises vendues ensuite en Amérique, par le moyen du prêt à la grosse aventure sur le bâtiment ou la cargaison, selon une formule classique bien connue à Cadix17.
14En fonction de la participation des membres dans la compagnie, on établissait le partage des bénéfices ou des pertes au retour du voyage. On distinguait les valeurs produites par les ventes des marchandises et les valeurs d’armement du bâtiment. D’habitude, on considérait que la propriété totale ou partielle de celui-ci, ainsi que la participation dans le capital d’armement, donnaient droit à une part plus grande dans les revenus obtenus.
- 18 Lüthy H., La Banque protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Pa (...)
15L’association commanditaire permettait de créer des liens entre des compagnies de différente nature, notamment entre elle-même et une autre association générale ou collective. Il en était ainsi pour la compagnie française « Chancel Frères Mazenot et Compagnie », de caractère collectif, mais agissant comme une association commanditaire à Cadix de la compagnie suisse (Genève), appelée Gabriel Lubbin et Rilliet18. Pour établir ces liens, Henri Chancel, d’origine suisse, fit voyager à Cadix quelques-uns de ses neveux. Une fois dans la ville andalouse, ceux-ci créèrent dans les années cinquante la compagnie susdite. Ce fut par sa médiation que les banquiers lyonnais s’introduisirent dans le monopole et y opérèrent.
- 19 Bartolomei A., Comportements socio-économiques des négociants français de Cadix (1785-1815), thèse (...)
16L’inverse était possible, c’est-à-dire que la compagnie principale soit à Cadix et sa commanditaire à l’étranger. Il en était ainsi pour « Cayla Solier Frères Cabanes Jugla », installée dans la tête du monopole, et qui contrôlait au moins quatre sociétés commanditaires à Genève, puis dix, dont sept dans la ville suisse et une, celle de Marc Cabanes, à Montpellier19. Néanmoins, il n’est pas toujours facile de distinguer s’il s’agit d’une compagnie commanditaire ou bien d’un simple comptoir. Quoi qu’il en soit, cette formule servait aux étrangers, en premier lieu aux compatriotes, pour qu’ils fassent des investissements de capitaux dans le commerce de la « Carrera de Indias », pour l’importation ou l’exportation de marchandises, ou, plus simplement, pour étendre leurs réseaux.
Les compagnies anonymes ou par actions
- 20 Voir Hussey R., La Compañía de Caracas, Caracas, 1969, et plus récent : Gárate Ojanguren M., La Re (...)
17En ce qui concerne les compagnies anonymes ou par actions, la participation des habitants de Cadix s’est partagée entre des associations espagnoles, dont quelques grandes compagnies privilégiées de commerce autorisées et protégées par la Monarchie, ou des compagnies étrangères, comme celle de « Radaud et Biderman » de Bruxelles en 1789. Parmi les premières, on peut citer, entre autres, l’exemple de Santiago de Irisarri, qui joua un rôle assez important dans la « Real Compañía Guipuzcoana de Caracas », de même que dans la « Real Compañía de Filipinas », tous les deux sous protection de la Couronne20.
- 21 AHPC, not. 19, 4511, 1773, f. 1470-1475.
18Mais ce furent surtout les compagnies d’assurances qui l’emportèrent sur le reste. Les risques liés la « Carrera » encourageaient les investissements dans cette formule associative dont la demande était attirante pour les particuliers, qu’ils soient commerçants ou non. L’assurance, placée sur le bâtiment, pouvait couvrir seulement l’aller ou le retour, ou bien le trajet complet, avec le séjour du navire dans les ports, si nécessaire. Grâce aux participations, petites ou grandes, à travers des actions, le capital social de ces compagnies était beaucoup plus important que ceux appartenant aux autres types de société. Toutefois, c’était moins vrai si on compare avec les compagnies privilégiées de commerce. Celle qu’on appelle « Nuestra Señora del Carmen y el Arcángel San Miguel » a commencé sa vie avec 31 actions, dont le nombre pouvait être augmenté ensuite21. Beaucoup d’autres se situaient autour des quarante-cinq dès le début. Il n’était pas rare que le capital correspondant aux assurances ne l’emportât sur celui des actions. Quoi qu’il en soit, ces dernières pouvaient changer de mains ou même faire partie du patrimoine laissé aux héritiers. Ainsi, d’autres personnes pouvaient devenir actionnaires. Pour que cela puisse avoir lieu, il fallait la réunion et l’accord de l’assemblée générale des membres de la compagnie, bien que celle-ci, au moins pour les grandes compagnies, ait perdu une partie de son pouvoir en faveur du conseil d’administration. Lorsqu’un des membres de la compagnie faisait faillite, les autres s’accordaient sur une réduction du capital social ou bien prenaient le problème à leur charge. À l’heure du partage des pertes et des bénéfices, la prise en compte de la proportion du capital apporté par chacun était la règle.
- 22 AHMC, C. 4048, Guías de comercio de Cádiz.
19La participation des investisseurs espagnols dans les compagnies anonymes, à côté des prêts à la grosse, a démarré depuis 1760 ; elle atteint son apogée à la fin du xviiie siècle. On en compte 75 enregistrées en 1795, date où la valeur moyenne de l’action a touché les 10 000 pesos. Au début du xixe siècle, la progression s’est arrêtée et le déclin vite survenu22. Entre 1797 et 1802, un nombre important de compagnies d’assurances a fait faillite.
- 23 AHMC, C. 466.
- 24 Sur cette compagnie, le livre de Torres Ramírez B., La Compañía Gaditana de Negros, Séville, 1973.
20La libéralisation du commerce et l’abondance de la dette publique dévaluée ont réorienté les capitaux vers les sociétés anonymes. Il en est ainsi pour la compagnie « Reina María Luisa », dont les fonds sont venus d’un retrait du crédit public23. L’évolution de la « Compañía Gaditana de Negros », montée à partir de capitaux de négociants principalement basques et navarrais, illustre la progression et la fragilité de ce nouveau type de société. Elle a profité des embarras dans la traite des esclaves pour l’Amérique espagnole causés par la guerre d’Indépendance des treize colonies britanniques pour se faire de la place et atteindre le total de 970 actions. Mais les problèmes militaires que l’Espagne a dû affronter, tels le blocus anglais des ports espagnols et l’invasion napoléonienne, sont venus ruiner ses possibilités de négoce24.
L’endogamie à l’intérieur des compagnies
- 25 Voir Lüthy H., La Banque protestante, op. cit.
21La stratégie des compagnies de commerce à Cadix passe par des mariages avantageux, c’est-à-dire par l’endogamie. Ce sont surtout les relations de confiance qui confortent les liens entre leurs membres, qu’ils soient établis sur le sang, c’est-à-dire la famille dans son sens large, ou des origines géographiques communes ou la religion, notamment dans les sociétés collectives et commanditaires. Cela permet de créer de véritables lobbys, notamment parmi les Irlandais (Careu-Langton-Power) et les Français. Parmi ces derniers, la confession religieuse s’ajoute à l’origine géographique pour créer des liens assez forts à l’intérieur de la « nation », tant dans le groupe catholique, dont les compagnies des Lecouteulx, Le Norman et Magon, que parmi les protestants calvinistes représentés dans les noms de Jugla, Chancel, Prevost et Gilly, parmi d’autres25. Par ailleurs, les liens d’origine et de religion permettent d’amplifier le réseau de la compagnie jusqu’à des limites inconnues. Les membres de la même famille, ainsi que les compatriotes jouent un rôle assez important lorsqu’il faut remplacer quelqu’un à l’intérieur de la compagnie ou augmenter le nombre de partenaires. La compagnie collective ou générale convient mieux à cette formule. En renforçant la responsabilité financière totale commune entre les membres, elle sert ainsi à répartir les rôles des différents membres à l’intérieur avec beaucoup plus de certitude.
22Les liens familiaux en particulier servaient à améliorer l’économie et le prestige de la famille, à diminuer les coûts de gestion et à pouvoir établir en même temps une organisation plus simplifiée dans la compagnie. En plus, ils permettaient une solidarité très utile en temps de crise entre les membres associés.
La solution des conflits
- 26 Tel le cas de la compagnie « Galuy ou Galvy et Barber », qu’on créa, pour une durée de dix ans, en (...)
23Lors d’un conflit entre les partenaires, les compagnies de Cadix garantissaient davantage une possibilité de solution à l’amiable. Une clause d’« arbitrage » figurait au xviiie siècle dans les contrats de création, permettant d’aboutir à un accord sans intervention judiciaire, ni du droit privé, mais « selon la pratique propre du commerce », donc en marge des autorités civiles, dans le cas où l’accord sur les conditions établies au départ n’était pas respecté, par exemple dans le règlement des comptes. Cette formule consista dans la pratique à l’intervention de deux arbitres extérieurs à la compagnie¸ qui avaient autorité pour recueillir des témoignages oraux ou écrits en provenance des membres de l’association en conflit, et d’étudier les documents de la compagnie, etc. Par ailleurs, un troisième arbitre pouvait être aussi nommé à la place des deux autres si nécessaire, ou même si l’accord n’avait pas été possible avec le concours de ceux-ci. Après ce troisième verdict, il existait encore un temps déterminé au préalable pour présenter des réclamations26.
24Une fois le processus achevé, le contrat de la compagnie qui distinguait « membre rebelle » et « membre obéissant » permettait aussi de favoriser le second – c’est-à-dire celui qui avait accepté la décision des arbitres –, en lui attribuant la part contestée au premier. Le cas échéant, un troisième partenaire, individu ou institution, d’habitude caritative, pouvait bénéficier de cette faveur à sa place. Si un ou plusieurs membres voulaient quitter la compagnie, ils devaient auparavant le communiquer au reste des associés, dans un temps suffisant. Dans l’intervalle, on entamait la liquidation, après qu’un entretien ait eu lieu avec les partenaires affectés. Il était possible de leur offrir un dédommagement financier en compensation.
- 27 Ainsi, par exemple dans les compagnies « Viuda de Don Juan Van Heure et Thomás Cogen » et « Mavit (...)
25Mais si, dans la pratique, on se heurtait à une faillite, il fallait chercher l’accord des membres de la compagnie. Pour y parvenir, plusieurs démarches pouvaient avoir lieu successivement. Au début, un des membres possédant l’information précise était obligé de convoquer le reste à une réunion au siège social habituel de la compagnie pour leur faire connaître la situation, ainsi que les difficultés pour rembourser l’argent aux créanciers. Éventuellement, un moratoire de quatre années pouvait être demandé au Conseil de Castille et même au roi. Ce temps pouvait permettre de rembourser la dette et, peut-être, dans certains cas, de surmonter la crise. Dans cette phase du processus, l’intervention de deux « síndicos diputados », nommés et payés par la compagnie, dont le rôle ressemblait à celui du liquidateur, aidait aux démarches. Presque en même temps, on pouvait essayer d’arriver à un accord avec les créanciers afin d’éviter qu’ils agissent contre la compagnie. Étant donné la dispersion de ces derniers, les pouvoirs qu’on signait devant notaire devenaient indispensables. Un des membres de la compagnie était autorisé à faire la liquidation du négoce. Dans ses mains venaient les livres, les papiers et les marchandises (emmagasinées en douane ou stockées à l’intérieur des cales des bâtiments). C’était à lui aussi de distinguer entre les marchandises abîmées et celles en bon état, d’établir les intérêts de la compagnie à l’étranger, le paiement des prêts en sa faveur et les emprunts déjà payés. La participation des arbitres, si nécessaire, n’était pas écartée27.
Conclusion
26Les compagnies de commerce constituaient une pièce indispensable du commerce entre la Péninsule et l’Amérique à travers le monopole de Cadix. À l’intérieur de ce modèle ancien, les commerçants de la ville introduisirent toute sorte de formules pour s’adapter aux conditions toujours changeantes d’un trafic maritime complexe et risqué. Parmi elles, il s’agissait d’expériences déjà éprouvées dans d’autres contextes et temps différents, mais aussi de nouvelles dérivant des spécificités de ce commerce du grand large, dont nous avons essayé de saisir les plus importantes. Donc, loin de considérer la faiblesse de grandes compagnies anonymes de commerce face à la prolifération des commandites comme la preuve d’une sorte de sous-développement commercial, ainsi que l’ont proposé certains auteurs, il convient de mieux valoriser une capacité bien éprouvée à s’adapter aux conditions particulières du négoce et du commerce dans la « Carrera », ce qui établissait la différence avec d’autres commerces contemporains, eux aussi du grand large.
27SIGLES
28AGI : Archivo General de Indias
29AHPC : Archivo Histórico Provincial de Cádiz (Archives notariales).
30AHMC : Archivo Histórico Municipal de Cádiz (Archives de la municipalité).
31AMAE-AD : Archives du ministère des Affaires étrangères (Nantes)-Archives diplomatiques.
32LJUC : Libro de Juntas de Única Contribución.
Notes
1 Voir Bustos Rodríguez M., Cádiz en el sistema atlántico. La ciudad, sus comerciantes y la actividad mercantil, Cadix, 2005.
2 Voir Petit C., La compañía mercantil bajo el régimen de las ordenanzas del Consulado de Bilbao (1737-1829), Séville, 1979.
3 AMAE-AD (Nantes), Cadix-Consulat, Registre des actes de Chancellerie, 234-235, p. 28-53.
4 Chamboredon R., Fils de soie sur le théatre du commerce. La maison Gilly Fornier à Cadix au xviiie siècle (1748-1786), thèse de doctorat, université de Toulouse Le Mirail, 1995, t. I, p. 366-372.
5 Ibidem.
6 Bustos Rodríguez M., Un comerciante saboyano en el Cádiz de Carlos II. Las memorias de Raimundo de Lantery, 1673-1700, Cadix, 1991, p. 270-271.
7 AGI, Consulados, leg. 1754, n° 58.
8 Crespo Solana A., Entre Cádiz y los Países Bajos. Una comunidad mercantil en la ciudad de la ilustración, Cadix, Ayuntamiento, 2001, p. 279.
9 Comellas J. L., « Dinámica y mentalidad de la burguesía gaditana en el siglo xviii », La burguesía mercantil gaditana (1650-1868), Cadix, 1976, p. 20.
10 Voir Lista de los nacionales extrangeros y otras personas que gozan del fuero militar de guerra en esta plaza de Cádiz. Año 1765, Cádiz, Real Imprenta de Marina de don Manuel Espinosa de los Monteros, en la Calle de San Francisco, 1765.
11 AHMC, LJUC, 5 mai 1772 et 23 avril 1772.
12 Zylbergberg M., Une si douce domination. Les milieux d’affaires français et l’Espagne 1780-1808, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1993, p. 283-312.
13 AHMC, 92, années 1791 et 1808, Lista…, année 1778 ; AMAE, 258, années 1778-1791, p. 3-4, 28-29 et 68-69.
14 Bustos Rodríguez M., Los comerciantes de la Carrera de Indias en el Cádiz del siglo XVIII (1713-1778), Cadix, université, 1995, p. 201 sqq.
15 Voir Bustos Rodríguez M., « El apoderado en el comercio de América a través de Cádiz (siglos xvii y xviii) », Actas del II Congreso de Historia de Andalucía. Córdoba, 1991. Andalucía y América, Córdoba, 1994, p. 155-169.
16 Sur la relation, parfois difficile entre les Espagnols d’origine et les étrangers et leurs fils autour du monopole, voir García-Mauriño Mundi M., La pugna entre el Consulado de Cádiz y los jenízaros por las exportaciones a Indias (1720-1765), Séville, 1999.
17 Carrière Ch. l’a bien démontré dans un ancien article : « Renouveau espagnol et prêt à la grosse aventure (Notes sur la place de Cadix dans la seconde moitié du xviiie siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XVII, 1970, p. 221-252.
18 Lüthy H., La Banque protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, 1959-1961, I, p. 118.
19 Bartolomei A., Comportements socio-économiques des négociants français de Cadix (1785-1815), thèse de maîtrise, université de Provence, 1997-1998, p. 44-45.
20 Voir Hussey R., La Compañía de Caracas, Caracas, 1969, et plus récent : Gárate Ojanguren M., La Real Compañía Guipuzcoana de Caracas, Saint-Sébastien, 1990.
21 AHPC, not. 19, 4511, 1773, f. 1470-1475.
22 AHMC, C. 4048, Guías de comercio de Cádiz.
23 AHMC, C. 466.
24 Sur cette compagnie, le livre de Torres Ramírez B., La Compañía Gaditana de Negros, Séville, 1973.
25 Voir Lüthy H., La Banque protestante, op. cit.
26 Tel le cas de la compagnie « Galuy ou Galvy et Barber », qu’on créa, pour une durée de dix ans, en 1750. Ou celle de « Juan Bautista de Minen et Compagnie » entre Minen et Gerardo Hearnes dont la clause est signée en 1752. Beaucoup plus avant entre Pedro Porre et Juan Olmius en 1691… (AHPC, not. 19, 4480, I, f. 1458-1460 ; not. 24, 5543, f. 27 ; not. 5, 981, f. 210-211…).
27 Ainsi, par exemple dans les compagnies « Viuda de Don Juan Van Heure et Thomás Cogen » et « Mavit ou Mauit Poque » (AHPC, not. 12, 2382, année 1701, f. 1017-1021 et not. 19, 4560, année 1800, IV, f. 5345 et 5388).
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