Les responsables des unions départementales CGT de 1939 à 1944
p. 419-430
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’histoire du syndicalisme sous Vichy s’organise largement sur la base de ces traumatismes successifs que sont la défaite du Front populaire, l’échec de la grève du 30 novembre 1938, le Pacte germano-soviétique, la défaite puis, dès août 1940, la dissolution des confédérations syndicales par le nouveau régime ; suit une seconde étape dans laquelle les syndicalistes non communistes s’interrogent tant à l’égard de la Résistance que de la Charte du travail, ce système corporatiste que le régime de Vichy s’essaie à mettre en œuvre, pour associer les patrons, les cadres et les ouvriers au sein d’organisations verticales ayant vocation à défendre les seuls intérêts de la « profession organisée », avec pour corollaire, la suppression des libertés syndicales et du droit de grève. Pour comprendre les réactions des syndicalistes à la Charte, il faut remonter dans le temps et prendre également en compte ce qui s’est joué dans le mouvement syndical avant Vichy et qui l’annonce, en particulier les débats, survenus entre 1936 et 1939, relatifs au corporatisme et à l’invention de nouvelles relations de travail.
2Dans quelle mesure, la dissolution des structures confédérales ne donne t elle pas un coup de fouet, ou du moins un regain, d’activité aux unions départementales (UD) de la CGT dissoute ? Ces dernières deviennent en effet une des rares structures où l’activité syndicale quotidienne peut encore s’exercer. À l’heure où les fédérations ont le plus grand mal à exister, les UD sont peut-être un peu mieux loties dans la mesure où elles peuvent arriver à faire vivoter des structures de sociabilité et de proximité au moment où le moindre déplacement se transforme en un casse-tête pratiquement insoluble pour tous ceux qui ne veulent pas être de simples auxiliaires du pouvoir vichyste, ou pire des collaborationnistes.
3S’interroger sur le syndicalisme en temps de guerre à travers le prisme des UD pose plusieurs questions. On connaît assez bien le rapport de forces général entre confédérés et unitaires au sein de ces structures, en 1939 comme en 1944 ; mais il est également intéressant de l’observer à travers leurs principaux responsables : secrétaires, trésoriers, etc. Nous laisserons de côté les fédérations professionnelles sans oublier qu’il existe bien évidemment des liens entre les deux principales structures de l’action syndicale. Des responsables départementaux et locaux de la CGT peuvent également avoir des responsabilités dans les fédérations professionnelles ; l’inverse est également vrai comme le montre le cas du « chartiste modéré » qu’est N. Sinot : secrétaire de l’UD du Tarn de 1937 à 1944, il devient alors secrétaire adjoint de la Fédération du sous-sol CGT.
4Pour répondre à certaines questions posées à ce colloque – Quelles ont été les formes de présence légale des syndicats et des dirigeants syndicaux ? Quelle a été leur place dans les institutions sociales, administratives, politiques, professionnelles ? – nous sommes partis de l’examen de ces responsables départementaux. D’abord, bien entendu, à partir des notices du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français mais aussi de recherches plus récentes parmi lesquelles celles de Jean-Pierre Le Crom ou de Morgan Poggioli1 ; par ailleurs, nous avons procédé à l’examen de plusieurs fonds d’archives classiques ou inédits2. En observant le parcours de ces responsables sur la longue durée, nous pouvons mieux voir comment ils s’inscrivent dans des traditions plus anciennes : certaines remontent, sinon à l’origine des organisations syndicales, du moins à la Grande Guerre. Ici, il est nécessaire de prendre en compte le facteur générationnel, en d’autres termes l’âge de ces responsables. Le décalage d’âge, perceptible à la Libération, entre unitaires et confédérés apparaît-il dès la fin du Front populaire puis durant les années sombres ?
5Il convient également de considérer la variable géographique. Tout d’abord en distinguant les deux zones – nord et sud – puis les départements placés sous régime spécial (Alsace, Nord), et enfin ceux situés directement sur la ligne de démarcation : dans quelle mesure l’adhésion, sous une forme ou sous une autre, à Vichy est-elle influencée par cette donnée géographique ? Enfin, nous avons fait entrer en jeu la nature de la personnalité de certains de ces responsables : leurs choix s’expliquent-ils par la réactivation de clivages d’avant-guerre ou par de nouvelles motivations ?
6Notre corpus a porté sur cent soixante-trois militants – ils ont tous occupé des responsabilités de secrétaire général d’UD dans les structures de la CGT durant l’entre-deux-guerres –, élargi ensuite aux autres membres des bureaux départementaux, soit plus de deux cents dirigeants d’UD. L’ensemble des départements a été couvert mais de façon inévitablement inégale car les recherches ne sont pas menées de façon totalement homogène sur tout le territoire.
Rapport des forces au sein de la CGT en 1939 et 1944
7Comment se présente le rapport des forces entre les trois grandes tendances de la CGT – confédérés, unitaires, syndicats – à travers ces responsables ? Nous pouvons établir un état du rapport de forces des trois tendances au sein des UD à la veille de la guerre en faisant le décompte à partir de notre corpus.
8La continuité est importante parmi les responsables syndicalistes. Ainsi, cinquante et un secrétaires généraux d’UD sur quatre-vingt-dix3 sont restés en place, de l’unification de 1936 à la fin d’août 1939, et une trentaine sont présents de façon continue à la tête de leur UD, de 1935 à la débâcle, voire après pour la plupart d’entre eux. Les changements de personnels n’en sont pas moins fréquents : trente-huit UD, au moins, ont changé de secrétaire général entre l’unité et la rupture de l’unité syndicale. Certes, il y a souvent des causes multiples à ces changements, comme dans la Drôme où Saillant est nommé à Paris et où son successeur Doucet décède dans un accident en octobre 1938. Ailleurs, jouent, parmi d’autres motifs, les départs à la retraite, mais pour l’essentiel, les changements sont liés à des changements de majorité et à la progression des ex-unitaires, parfois dissimulée par des artifices, comme le changement de localisation du siège de l’UD. Depuis la réunification, les unitaires ont gagné plusieurs départements, comme les Pyrénées-Orientales, la Drôme, la Seine-et-Marne, la Seine-Inférieure, les Alpes-Maritimes, etc.
Carte : L’équilibre entre tendances syndicales en 1939

9En 1938, les unitaires dirigent trente-trois UD, dont deux pour la région parisienne ; toutefois, cette puissance a ses limites dans la mesure où elle ne se traduit pas par une représentation proportionnelle au sein des instances dirigeantes de la CGT4. Ces départements se situent pour l’essentiel dans la zone la plus industrialisée de France : ils couvrent l’est de la ligne allant de l’embouchure de la Seine aux Bouches-du-Rhône – avec comme zone de force la région parisienne, la Moselle, la vallée du Rhône, et le pourtour méditerranéen – quelques départements du Sud-Ouest et la Charente-Maritime. Les ex-confédérés conservent de solides positions dans la France industrialisée de l’Est, avec le Nord- Pas-de-Calais et la Franche-Comté notamment, tout en dominant totalement l’ensemble du grand Ouest et le pourtour du Bassin parisien. Les secrétaires d’UD se sont rarement engagés ouvertement dans la tendance Syndicats, à l’exception de G. Dumoulin (Nord), L. Bertin (Savoie) et L. Bertron (Maine-et-Loire). Entre les deux courants existent des différences générationnelles certaines.
Âge des secrétaires généraux d’UD en 1940

10En 1939, les ex-unitaires se caractérisent par une grande jeunesse pour ce type de responsabilité : la majorité d’entre eux a moins de 40 ans – l’âge médian est de 38 ans et le plus vieux a 55 ans – alors que les confédérés sont des hommes mûrs, voire âgés. Ils sont 23 sur 78, soit près d’un tiers à avoir plus que le plus âgé des unitaires et l’âge médian pour eux est de 47 ans. La différence d’âge qui existera à la Libération entre les deux courants est déjà perceptible.
11Les différences sociologiques sont moins importantes dans la mesure où les ouvriers sont majoritaires dans les deux tendances. La principale différence réside dans le pourcentage d’enseignants, nettement plus élevé chez les ex-confédérés ou si l’on préfère plus rares chez les ex-unitaires, alors que les employés à statut (cheminots, agents des PTT, de l’électricité et du gaz) sont mieux représentés chez les ex-unitaires.
Sociologie des unitaires et des confédérés

12Le Pacte germano-soviétique puis la guerre bouleversent la donne, avec les exclus, les prisonniers, les internés, les déplacés d’office, ceux qui occupent des fonctions à Vichy ou dans d’autres instances, etc. Mais, si on ajoute à la trentaine de secrétaires en poste depuis l’unité, les huit qui, en fonctions avant la guerre, le demeurent ensuite5, on aboutit au total à une quarantaine de secrétaires d’UD durant l’Occupation qui étaient en fonctions avant la débâcle. Dans la réalité, ils sont probablement une dizaine de plus : des hommes comme P. Grente (Eure) sont probablement restés en fonction.
Emprisonnés, morts, déportés
13La défaite militaire de juin 1940 provoque la mise hors jeu d’une dizaine de secrétaires généraux, parmi lesquels au moins huit unitaires. Plus jeunes, ceux-ci ont été plus souvent mobilisables et particulièrement surveillés ; ils ont donc été souvent placés en premières lignes et donc plus nombreux à s’être retrouvés en stalags après la défaite de la France. Ainsi, Dijon et Mothes (Vaucluse), Domenech (Hérault), Legagneux (Seine-Inférieure), Roca (Gard), Terrat (Pyrénées-Orientales) passeront toute l’Occupation en Allemagne, dans des situations peu confortables certes, mais de ce fait à l’abri de la répression. Deux ne font qu’un bref séjour en Allemagne : Lenglet (Somme) qui est livré aux autorités françaises, s’évade fin 1940 et passe dans la clandestinité ; Nédélec (Bouches-du-Rhône), libéré en 1941, devient lui aussi résistant par la suite. Les confédérés emprisonnés sont Lachérade (Creuse) et P. Pichon (Cher). n petit nombre de ces militants et une quinzaine de secrétaires généraux d’UD disparaissent tragiquement durant les années sombres, la plupart en menant diverses actions de Résistance et le plus souvent en déportation. L’ouvrier chaudronnier confédéré C. Berthelot (Finistère) meurt en Allemagne en avril 1945. J.-F. Le Levé (Morbihan), autre ouvrier chaudronnier confédéré est successivement interné aux prisons de Vannes et de Rennes puis au camp de Royallieu à Compiègne ; déporté au camp de Neuengamme, il meurt d’épuisement en juin 1945, au cours du voyage de retour en France. L’ouvrier tourneur J. Pottier, secrétaire de la Sarthe, est arrêté par la Gestapo en novembre 1943 alors qu’il aidait des ouvriers tentant d’échapper au STO ; torturé, il est déporté en Allemagne où il décède. L’ouvrier agricole É. Sermet (Aude), resté après la défaite de 1940 à son poste avec l’assentiment de ses camarades résistants, est arrêté une première fois à Narbonne. Interné au camp de Saint-Paul-d’Éyjeaux (Haute-Vienne), puis libéré, il reprend ses activités clandestines et travaille avec le réseau Combat ; arrêté le 8 août 1943 par la Gestapo, interné à Montpellier, É. Sermet est torturé puis transféré à Compiègne et enfin déporté à Dora où il meurt. À ceux-là, on pourrait ajouter l’ancien secrétaire de l’UD de la Marne, J. M. Docq. Le résistant Marius Vivier-Merle périt lors d’un bombardement.
14Parmi les anciens unitaires, on compte trois décès. M. Lenglet (Aisne) meurt le 15 septembre 1942 à Auschwitz, après avoir pris, semble-t-il, une part active à la mise en place de la Charte. Son camarade P. Lendrin (Var) est interné de novembre 1940 à août 1942. Après avoir donné des gages pour se faire libérer, il reprend contact avec le PCF ou, selon d’autres sources, avec l’armée secrète dans les Pyrénées ; arrêté en 1944, il serait mort en déportation, ou bien aurait été fusillé après son arrestation ou encore serait mort dans un bombardement en accomplissant une mission pour la Résistance6. Le communiste V. Corbani (Alpes-Maritimes) aurait été fusillé par les Allemands. Inversement, durant la guerre ou à la Libération, trois secrétaires, sont assassinés par les résistants en raison de leur engagement pour Vichy : l’ouvrier en chaussure communiste A. Fave (Drôme), le cheminot Barbé-Panissan (Hautes-Pyrénées) et le mineur de Saôneet- Loire M. Mathus, tous deux socialistes SFIO. On ignore dans quelles conditions, meurt, probablement de façon naturelle, l’enseignant confédéré A. Carrefour qui collaborait au journal Au Travail.
15Au moins, quinze autres membres de secrétariats d’UD disparaissent durant l’Occupation en raison de leur engagement dans la Résistance : parmi lesquels huit communistes, trois socialistes et deux militants confédérés sans appartenance connue7. L’unitaire Chabridon (Allier), arrêté dans le Tarn en 1942, tout comme les socialistes confédérés C. Talamas (Loir-et-Cher) et M. Albiser (Vosges), sans oublier l’ancien unitaire rallié aux confédérés, G. Goudy (Loire-Inférieure) reviendront de déportation. Goudy accède même au secrétariat général de son UD à la Libération. Il en va de même pour le confédéré C. Guggiari (Marne), membre de la commission exécutive avant l’Occupation, militant de Libération-Nord, déporté en 1943, également devenu secrétaire général de l’UD en 1945- 1947. En fin de compte, le nombre de morts violentes parmi les secrétaires généraux semble s’établir à une quinzaine de personnes, soit près de dix pour cent du corpus.
16D’autres subissent la répression, sans avoir une fin aussi tragique : ils sont emprisonnés ou internés. Ils peuvent l’être pour différentes raisons et à plusieurs occasions : en tant qu’unitaires, pour avoir refusé de condamner le Pacte germano-soviétique avant la défaite (H. Crespin de la Charente-Inférieure), ils peuvent également être arrêtés par Vichy ou les Allemands, dans la plupart des cas alors pour faits de Résistance8. En intégrant à cet ensemble les prisonniers de guerre et les quelques déportés revenus que nous avons déjà rencontrés, nous aboutissons à un total de vingt-cinq militants emprisonnés, à un moment ou à un autre.
Des militants transparents pendant la guerre ? Qu’ont-ils fait ?
17Un certain nombre de syndicalistes se mettent en évidence en acceptant d’entrer dans les institutions vichystes reniant ainsi, selon leurs camarades, leur combat pour l’indépendance syndicale. Ainsi, quatre secrétaires généraux d’unions départementales – G. Dumoulin (Nord), G. Guiraud (Seine), A. Masbatin (Haute-Vienne), J.-B. Prat (Landes) – siègent au Conseil national de Vichy. D’autres figurent dans les commissions admi nistratives ou dans les conseils départementaux qui assistent les préfets : citons parmi eux E. Brisset (Loiret), L. Cornu (Meuse9), A. D’Hardivilliers (Oise), L. Reine (Seine-et-Marne), ancien secrétaire lors de la réunification. R. Douet, ancien adjoint d’une UD accepte de diriger la mairie de Troyes alors que d’autres entrent dans les conseils municipaux désignés par les préfets, comme Bovis à Nice, Degardin à Caen, M. Touron à Saint-Étienne, R. Perrier à Clermond-Ferrand ou Chéreau à Rennes. Mais ces deux derniers seront des résistants incontestables ; par ailleurs, Chéreau, pressenti, n’entre pas dans le conseil départemental.
18Toutefois, on ne connaît pas l’activité et l’engagement d’une quarantaine de ces militants durant la période. Pour ne prendre qu’un exemple, que devient H. Ferro (Alpes-Maritimes), membre de la tendance Syndicats en 1937 ? Cette ignorance dans laquelle nous nous trouvons ne signifie pas pour autant que ces militants disparaissent du mouvement syndical : ainsi, J. Libourel (Aveyron) se retrouvera par la suite à Force ouvrière (FO ). Des questions se posent encore au sujet de certains militants : ainsi, le confédéré P. Halgrain, secrétaire général de l’UD d’Eure-et-Loir, est écarté à la Libération mais on en ignore la raison. Entre ici en jeu d’abord ce qui s’est passé sous Vichy, mais aussi des rivalités beaucoup plus anciennes : certaines remontent à la réunification de 1936, voire avant. Cette question rejoint celles de l’épuration et plus largement de la reconstitution du mouvement syndical qui conclura ce rapport.
Vichyssois et collaborateurs multiples
19Sur nos cent soixante-trois militants, quarante-cinq, soit un petit tiers, font le « mauvais choix » du côté de Vichy. Cette proportion est certainement plus importante. Tout porte à croire, en effet, que la majorité des militants sur lesquels on ne sait rien ont peu ou pas participé à la Résistance, sans qu’il soit possible toutefois de conclure de façon définitive. Disons au moins qu’ils ont été « attentistes » et que leur action syndicale a dû être faible dans la mesure où on n’en trouve pas trace. On arriverait ainsi à quatre-vingt personnes, soit à peu près la moitié de notre corpus, qui d’une façon ou d’une autre n’aurait pas rejeté Vichy.
20Mais cela dit dès que l’on entre dans les détails, il convient d’être très prudent. Nous avons ainsi repéré cinq ou six syndicalistes qui peuvent être classés parmi les vichysso-résistants : parmi ces derniers, citons C. Genon (Ardennes), d’abord chartiste que l’on retrouve à la tête de l’UD à la Libération et qui rejoindra ultérieurement FO. Un des cas les plus discutables, et discuté à la Libération, a été celui de J.-B. Prat, dans les Landes. Secrétaire de la Fédération des gemmeurs du Sud-Ouest et secrétaire de l’UD depuis 1938, il semble au début de l’Occupation se rallier à la politique de Vichy, en accordant, comme vice-président de l’Union corporative des résineux, une collaboration publique sans réserve à M. de Marcy, président de l’Union et propagandiste du régime. Il est également adjoint du second syndic régional de la Corporation paysanne. Il défend les thèses corporatistes, et dénonce la lutte des classes dans des réunions publiques. Membre du Conseil national de Vichy en 1941, il est enfin délégué adjoint de l’union régionale corporative. Pourtant, L. Saillant, secrétaire général de la CGT, met fin aux polémiques le concernant à la Libération, lors du congrès des gemmeurs tenu à Morcenx en décembre 1944, en déclarant que J.-B. Prat a accepté d’entrer au Conseil national pour savoir ce qui se passait à Vichy et pour pouvoir se déplacer facilement entre cette ville et Paris, où il travaillait clandestinement avec ses collègues de la CGT10. De même, l’ancien unitaire A. Bandieri, après avoir été chartiste, noue des liens avec la Résistance, ce qui ne l’empêchera pas d’être écarté à la Libération, d’être interdit de toute activité syndicale pendant cinq ans, avant d’être réintégré et de devenir secrétaire de l’UD FO de l’Isère. Parfois, cette mise à l’écart se prolonge et suscite des affaires mal élucidées, comme c’est le cas pour l’instituteur confédéré J.-L. Gayte (Seine-et-Marne) : il est mis en cause et son cas ne sera pas réglé avant 1950.
21L’engagement pour Vichy, quand il existe, est extrêmement variable. Toutes les palettes du soutien à Vichy sont ici déclinées. La collaboration peut être intégrale lorsqu’elle s’exerce à travers l’engagement dans la Milice : le cheminot J.-P. Barbé-Panissan, secrétaire de l’UD des Hautes-Pyrénées en 1936, le seul semble-t-il à faire ce choix, a été exécuté par les résistants, nous l’avons vu. La collaboration est tout aussi intégrale lorsqu’elle s’exerce dans le cadre du Rassemblement national populaire. Cinq cas seulement sont avérés : ceux de G. Dumoulin (Nord), de l’enseignante Marie Langlois, seule femme secrétaire d’une UD en 1939, celle du Calvados, de l’ancien confédéré M. Degardin dans le même département, de l’employé municipal de l’Indre-et-Loire, P. Dequidt, et du typographe T. Ramon, confédéré et secrétaire de l’UD de la Côte-d’Or en 1939. La participation au Cosi est également rare – A. Désarmenien (Basses-Pyrénées), A. Berné (Var), Déaud (Maine-et-Loire), Touron (Loire) – tout comme le fait d’appartenir au comité de rédaction de L’Atelier : G. Dumoulin, formellement dirigeant de l’UD du Nord, mais aussi responsable cégétiste national dès avant 1914, ainsi que G. Guiraud (Seine) sont les plus connus.
22L’engagement pour Vichy prend d’autres formes, en particulier à travers la participation aux familles professionnelles que la Charte veut mettre en place, ou aux comités sociaux. Nous avons répertorié seize militants dans cette situation mais cette liste n’est certainement pas limitative. Les conséquences de ces engagements diffèrent du tout au tout : alors que le mineur de Haute-Saône, M. Mathus, est exécuté en 1943 par des résistants communistes en raison de sa participation au conseil national de la Fédération du sous-sol, E. Brisset, ancien responsable de l’UD du Loiret et proche de R. Bothereau, se retrouve à la Libération à la tête de l’UD ; il quittera d’ailleurs bientôt cette fonction pour des raisons de santé mais restera membre ou proche de FO jusqu’à sa mort.
23Sans surprise, on retrouve un nombre beaucoup plus élevé de responsables – vingt au moins – qui écrivent dans le journal Au Travail11. Mais cette publication, qui veut davantage soutenir la Charte du travail que le régime de Vichy, s’appuie essentiellement sur le syndicalisme de la zone sud : ici, le facteur géographique intervient et oblige à établir une distinction entre les partisans de R. Belin – que sont la plupart des affiliés au journal Au Travail – et ceux, moins nombreux, qui rallient ouvertement le fascisme sous une forme ou sous une autre. Une comparaison entre les responsables d’unions et de fédérations ferait apparaître certaines différences de sensibilité et montrerait que les responsables fédéraux (M. Roy, A. Rey ) s’engagent davantage dans une voie plus radicale, plus extrême. Certains syndicalistes, attirés un moment par l’équipe d’Au Travail, s’engagent d’ailleurs ultérieurement dans la Résistance – R. Perrier (Puy-de-Dôme) ou A. Bandiéri (Isère) – ce qui n’est pas le cas pour les dirigeants de fédérations. Se situant également dans la mouvance d’Au Travail, J. Peschadour, secrétaire général d’UD en 1935 puis député socialiste de la Corrèze, proche de C. Spinasse, participe à L’Effort puis au Rouge et bleu et suit jusqu’à sa mort la trajectoire politique de l’ancien ministre de l’Économie du Front populaire.
24Un moment collaborationnistes ou chartistes, des syndicalistes, parmi lesquels de très nombreux francs-maçons, participent à partir de la fin 1942 à la Ligue de pensée française animée par R. Château ; très souvent, ils signent des articles dans son journal La France socialiste. La Ligue se caractérise par un pacifisme intégral mais surtout par un refus de la dérive fasciste de M. Déat. Sans remettre en cause l’Occupation et tout en militant pour « l’Europe » et le rapprochement franco-allemand, au nom de la lutte contre le bolchevisme et de ses idéaux pacifistes, elle se prononce pour le respect de la laïcité, le retour aux libertés et la trêve entre Français. En 1943, M. Déat et G. Albertini obtiennent la suppression de La France socialiste par les autorités allemandes. La Ligue reçoit alors le soutien d’un nombre important de syndicalistes chartistes. Parmi les secrétaires d’UD, Bertin (Savoie), Bertron et Déaud (Maine-et-Loire), Fajardie (Cher), M. Foulet et G. Guiraud (Seine) ainsi que le poudrier C. Vautour (Charente) s’inscri- vent à la Ligue de pensée française. Ils y côtoient notamment F. Bardollet, J. Bureau, L. Cancouët, P. Cognet, A. Rey, etc.
25Le soutien à la Charte, probable, est parfois difficile à définir, comme on le voit dans une dizaine de cas. Enfin, la proximité avec Vichy peut passer par la poursuite d’une activité syndicale minimale : de façon paradoxale, A. Jeannin (Doubs), dont le seul tort semble être le maintien de son UD dans le cadre de la Charte, tout en ayant également une action résistante – il appartient au comité départemental de Libération – n’en est pas moins exclu de l’organisation syndicale à la Libération. Même chose en ce qui concerne A. Bandiéri qui devient, semble-t-il, permanent sur les conseils de M. Vivier- Merle pour mieux assumer la reconstitution des organisations syndicales en Isère. De façon inévitable, les sources nationales ne peuvent répondre à toutes les questions relatives à ces engagements multiples qui apparaissent parfois comme contradictoires. Il semble bien, qu’au total, un tiers environ de ces responsables se soient engagés en faveur de Vichy ; mais, répétons-le, ces engagements ont pris des formes extrêmement variables qui feront l’objet de nombreuses polémiques et règlements de compte à la Libération.
Ceux qui disparaissent à la Libération
26Sur ces cent soixante-trois militants, cinquante, soit un peu moins du tiers, ne semblent plus exercer aucune responsabilité syndicale après la guerre. Le cas d’E. Chéreau, secrétaire général de l’UD d’Ille-et-Vilaine de 1911 à 1942, confédéré et résistant, qui se retire à la Libération parce que trop âgé, semble presque unique. Toutefois, tout porte à croire que les questions de génération se posent. Socialiste et résistant, C. Talamas, secrétaire de l’UD du Loiret (1935-1937), après être revenu de déportation et avoir demandé en vain son adhésion au PCF, se consacre jusqu’à sa mort au militantisme dans des organisations d’anciens résistants. On perd la trace de la plupart de ces cinquante responsables qui ne doivent pas être confondus avec les militants épurés ou exclus, sur lesquels nous allons revenir. Mais on ne sait guère quelle a été l’activité de ces dizaines de syndicalistes pendant la guerre : ainsi, F. Demaret est secrétaire général de l’UD de l’Aisne de 1939 à 1943 ; que devient-il ensuite ? F. Dölker, secrétaire général de l’UD de Meurthe-et-Moselle, défend la Charte et accepte de faire partie de la famille professionnelle des Métaux : arrêté en juillet 1944 par les Allemands, mis en retraite surveillée en Bavière puis libéré, il ne joue par la suite plus aucun rôle syndical. À l’opposé, F. Vigne, secrétaire de l’UD du Vaucluse qui joue un « rôle important » dans la Résistance, sera ensuite secrétaire de C. Tillon et appartiendra au bureau du Mouvement de la paix ; il ne semble plus exercer de responsabilités dans le mouvement syndical. Tout comme E. Gurgand (Deux-Sèvres), confédéré et SFIO, qui choisit une carrière militaire de la Libération à 1951, tout en ralliant les rangs de FO. Secrétaire de l’UD de l’Orne de 1913 à 1929 puis de 1935 à 1938, J.-M. Pujos aurait été, selon J.-P. Le Crom, hostile à la Charte ; on perd également sa trace. Et qu’en est-il de J. Fradet, socialiste et confédéré, secrétaire de l’UD du Puy-de-Dôme, de 1923 à 1937 ? On pourrait multiplier les cas de ces militants qui disparaissent sans avoir été pour autant sanctionnés à la Libération par la Commission d’épuration syndicale.
Une épuration sévère ?
27À la Libération, au moins vingt-trois anciens secrétaires d’UD, ayant exercé entre 1935 et 1944, sont sanctionnés pour avoir participé à la Charte et soutenu Vichy sous une forme ou sous une autre. Parmi ces responsables, citons ceux des UD suivantes : Aube, Calvados, Charente, Cher, Dordogne, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Puy-de-Dôme, Savoie, Vosges, Haute- Vienne ainsi que la région parisienne ; à cela, s’ajoutent deux unitaires dissidents, l’un en Isère, l’autre en Lot-et-Garonne. Toutefois, la recherche devra être poursuivie dans de nombreux départements12.
28Il semble enfin que les sanctions prises contre les responsables des UD soient moins sévères que celles qui touchent la majorité des dirigeants des fédérations même si cette hypothèse reste à confirmer. Elle tendrait à conforter l’idée selon laquelle la collaboration aurait été moins poussée dans les UD que dans les fédérations. Cependant, il faut faire preuve ici de la plus grande prudence dans la mesure où se sont posés de nombreux cas d’épuration « douteuse » : ils concerneraient 15 % de l’ensemble des décisions. L’histoire de l’épuration syndicale reste largement à écrire.
Notes de bas de page
1 J.-P. Le Crom, Syndicats, nous voilà ! Vichy et le corporatisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, 410 p. ; M. Poggioli, La CGT du Front populaire à l’État français (1934-1940). De la réunification à la scission, de la scission à la dissolution, thèse, histoire, université de Dijon, décembre 2005, 612 p. + 348 p. ; cf. enfin les recherches en cours de S. Boulouque.
2 Outre les papiers de la commission Jayat qui nous ont été ouverts par la CGT, nous avons utilisé des dossiers de justice (séries Z5 et Z6) de responsables syndicalistes (G. Dumoulin, A. Rey, G. Lefranc, etc.) ou de militants de gauche qui leurs étaient proches (comme R. Château ou Ch. Spinasse ), à la documentation souvent très riches et précise. Nous avons par ailleurs consulté des dossiers de la Sûreté nationale revenus de Moscou en 2001 (Archives nationales, Centre des archives contemporaines [CAC], 2001216/49 et 2001216/50 notamment) et divers dossiers de la Charte du travail conservés aux Archives nationales, série F22. Nous remercions encore Antoine Prost et les correspondants du « Maitron » qui nous ont fourni diverses informations complémentaires.
3 Jules Allamelle, Tarn-et-Garonne ; Charles Berthelot, Finistère ; Louis Bertin, Savoie ; Louis Bertron, Maine-et-Loire ; Albert Bouzanquet, Tunisie, Seine ; Eugène Brisset, Loiret ; Adrien Carrefour, Gers ; Raymond Chaussé, Indre ; J. Chauvet, Lozère ; Ernest Chéreau, Ille-et-Vilaine ; Clotaire Chopin, Pasde- Calais ; Louis Combe, Hautes-Alpes ; Léon Cornu, Meuse ; Louis Coulanges, Mayenne ; Alphonse D’Hardivilliers, Oise ; Paul Dequidt, Indre-et-Loire ; Joseph Désarménien, Basses-Pyrénées ; Frédéric Dölker, Meurthe-et-Moselle ; René Douet, Aube ; Julien Forgues, Haute-Garonne ; Camille Génon, Ardennes ; Charles Grandguillotte, Manche ; Adrien Jeannin, Doubs ; Marie Langlois, Calvados ; Jean-François Le Levé, Morbihan ; Émile Leymarie, Dordogne ; Marcel Marcelot, Nièvre ; Mounier, Vendée ; Auguste Peneau, Loire-Inférieure ; Marcel Petit, Côte-d’Or ; Marius Vivier-Merle, Rhône. Cette liste devra être complétée.
4 Archives de l’Internationale communiste, 495/10 a/6, rapport demandé par Manouilsky sur la situation des communistes à la CGT en vue de la préparation du congrès de Nantes, cité par M. Poggioli, op. cit., p. 483 et 484.
5 Henri Chanliat, Creuse ; Pierre Grente, Eure ; Étienne Gurgand, Deux-Sèvres ; Armand Masbatin, Haute-Vienne ; Louis Mersch, Haut-Rhin ; Raymond Perrier, Puy-de-Dôme ; Jean-Baptiste Prat, dit Charles, Landes ; Noël Sinot, Tarn. Cette liste devra être complétée.
6 L’état-civil de Troyes ne mentionne pas de lieu pour son décès.
7 Les communistes Marcel Bisault, Pierre Bogaert (Oise), René Boulay (Loiret), Georges Cassin (Vendée), René Chatout (Nièvre), Olivier Doussaint (Indre-et-Loire), Jules Fuzellier (Ardennes), Albert Keyser (Cher), Marcel Th ibault (Mayenne) ; les socialistes Armand Malaise (Ardennes), Auguste Moyrenc (Oise), Auguste Segas (Landes) ; et enfin André Valmy (Hautes-Pyrénées) et Roger Richet (Cher), ainsi qu’Albert Goavec, unitaire du Finistère. Cette liste devra être complétée.
8 La plupart des syndicalistes emprisonnés survivants reprendront du service après la guerre. L’unitaire Pierre Terrat, responsable de l’UD des Pyrénées-Orientales, est emprisonné pendant toute la guerre ; il retrouvera son secrétariat, de 1945 à 1947. L’unitaire Gaston Coquel (secrétaire de l’UD du Pasde- Calais ) connaît une situation identique et retrouvera aussi sa fonction, avec promotion en 1946. Le cas de Philippe Pichon (Cher ), qui adhère à nouveau à la Jeune République en 1945 puis au PCF deux ans plus tard mais qui ne joue plus désormais aucun rôle syndical, semble exceptionnel.
9 Président de la caisse départementale des assurances sociales Le Travail, il siège à la commission administrative de l’UD de FO en 1948.
10 Il est par ailleurs relevé de l’inéligibilité par le jury d’honneur le 19 juin 1945 avec ce considérant : « A participé à la lutte contre l’ennemi », en dépit d’un avis défavorable du comité départemental d’épuration.
11 M. Dreyfus, « Syndicats, nous voilà… Au Travail », D. Peschanski (dir.), Vichy 1940-1944, Paris, Éditions du CNRS/Annali Feltrinelli, 1986, p. 93-110, p. 101.
12 Outre J.-P. Le Crom, op. cit., p. 365-373, cf. également M. Dreyfus, Histoire de la CGT (1895- 1995), Bruxelles, Éditions Complexe, 1995, p. 216-218 et surtout G. Morin, « L’épuration syndicale à la Libération », M. Dreyfus, G. Gautron et J.-L. Robert (dir.), La Naissance de Force ouvrière. Autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 137-154.
Auteurs
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