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La Fédération générale des personnels des services publics et des services de santé : le tournant de 1943
p. 315-326
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Index géographique : France
Texte intégral
1Lors du congrès de la Fédération des personnels des services publics et de santé qui se tient à Toulouse, en mai 1946, le secrétaire général Raymond Bomal rappelle brièvement les événements qui ont marqué la vie de la Fédération sous l’Occupation, et date l’éclatement du bureau fédéral entre opposants et participationnistes de l’assemblée du 6 octobre 1940 qui rassemble des dirigeants fédéraux et d’unions départementales (UD) de la CGT. Il y a, selon lui, ceux qui suivent René Belin et ceux « qui choisissent la Résistance active ou passive ». Robert Lefèvre choisit la première option, les autres membres de la direction fédérale Lucien Jayat, Georges Bonnac, Fernand Merma et lui-même deviennent des opposants au régime mis en place par le maréchal Pétain. Le clivage politique qui divise les membres du bureau a également des assises géographiques. Robert Lefèvre dirige la Fédération depuis Lyon, les autres secrétaires fédéraux, depuis la capitale. On retrouve, d’une certaine façon, le divorce Paris province qui était intervenu lors du congrès fédéral de Bordeaux, en juin 1938, entre les ex-unitaires majoritaires au sein de la XIIe région fédérale (Paris) et de la commission exécutive et les ex-fédérés dominant les autres régions ainsi que le comité national. Le conflit qui divisait les uns et les autres depuis la fin de 1936 avait trouvé une issue par le vote, à une forte majorité de congressistes, d’une résolution exigeant la suppression de la commission exécutive. Après septembre 1939 et l’exclusion des dirigeants ex-unitaires des instances fédérales,on constate l’établissement d’un consensus entre les membres de la direction fédérale sur la base des orientations défendues par l’hebdomadaire Syndicats. C’est ce consensus qui se brise le 6 octobre 1940.
Le syndicat légal et les tendances de l’ex-CGT
2La dissolution des confédérations fait émerger une nouvelle forme de syndicalisme différemment perçue par les participationnistes, les opposants ou les ex-unitaires. Pour Robert Lefèvre, la dissolution de la CGT ne concerne pas les militants des services publics et de santé puisqu’ils conservent, à la différence des fonctionnaires, leur fédération et leurs syndicats1. Selon lui, cette opération est même bénéfique car elle libère les organisations syndicales de la « férule de la confédération2 ». Afin de tranquilliser les militants que cette dissolution pourrait inquiéter, il affirme être « en contact permanent3 » avec les autorités de Vichy. Davantage que l’action revendicative des salariés, cette relation au pouvoir est privilégiée par les participationnistes qui occupent, par ailleurs, des postes de responsabilités au sein de l’Administration. Le secrétaire général du syndicat des hospices civils de Lyon (HCL) Jean Foulu-Mion, également secrétaire adjoint de la Fédération et secrétaire adjoint de l’UD du Rhône, mais aussi membre de la délégation spéciale de la ville de Lyon et administrateur des HCL.
3Les ex-unitaires et les opposants condamnent la dissolution des confédérations. Conformément à l’orientation définie à Sète par Léon Jouhaux le 26 août 1940, ces derniers entendent toutefois maintenir des liens avec Vichy. Il s’agit pour eux d’investir la structure fédérale légale afin que celleci puisse servir de repaire aux militants pour leur regroupement et la défense de leurs revendications. Cependant l’activité légale doit surtout servir à dissimuler, selon les termes de Lucien Jayat, « une activité illégale de résistance à l’occupant4 ». Cette activité clandestine, Jayat la partage avec Bonnac qui participe à la constitution et à l’action du mouvement de résistance Libération-Nord.
4Il est un point sur lequel convergent l’ensemble des syndicalistes légaux et clandestins : la nécessité du regroupement des salariés au sein des syndicats. Il s’agit de ramener à l’organisation ceux qui s’en sont éloignés et ils sont nombreux. Dans le numéro de décembre 1941 de L’Action des communaux, l’éditorial de Pierre Jublain, délégué de la IXe région pour les services publics, est entièrement consacré à ce problème. Il observe que la plupart des militants « ont cessé délibérément de payer leurs cotisations5 ». Lefèvre fait le même constat, l’année suivante, à propos du secteur hospitalier public et, plus encore, des établissements de santé privés. Il dit avoir reconstitué dans le courant de l’année 1942 le syndicat des sanatoriums du plateau d’Assy (Haute-Savoie), quelques syndicats de mécaniciens dentistes et le syndicat des thermaux de Vichy, mais déplore que « la plupart des organisations des services de santé [n’aient] pas encore repris leur activité6 ». Or l’urgence à l’époque est dictée par la volonté du pouvoir de mettre en œuvre la Charte du travail. Aussi invite-t-il les militants du secteur hospitalier public à aider leurs camarades des établissements de santé privés à se mettre en conformité avec la loi, soulignant ainsi une des fonctions imparties aux syndicats légaux contribuer au regroupement des travailleurs pour mieux les intégrer dans les syndicats uniques.
5Les ex-unitaires des services publics mettent également l’accent sur la reconstitution des syndicats. Un tract diffusé en mars 1941 par des militants de l’ancienne intersyndicale des services publics tente de rassurer les salariés en leur déclarant qu’ils n’ont rien à craindre de militer puisque « les syndicats sont légaux, reconnus par les patrons et les pouvoirs publics français et occupants » et que « les secrétaires de ces syndicats et ceux des fédérations d’affiliation services publics et de santé sont maintenant agréés et autorisés par la Kommandantur7 ». Aux yeux des rédacteurs du tract, les objectifs poursuivis par les syndicats légaux importent peu. Ce qui importe avant tout c’est que les travailleurs puissent se rassembler afin de faire aboutir leurs revendications. Ces appels émanant des responsables fédéraux ou des militants clandestins ne semblent pas avoir été entendus par les travailleurs des services publics et de santé avant la fin de 1942. En décembre 1942, une circulaire fédérale diffusée par les membres du bureau fédéral siégeant à Paris signale la remise en service de trois syndicats « qui avaient cessé toute activité depuis l’armistice8 ».
Le syndicat légal entre promotion et répression
6Le syndicalisme des services publics, fût-il légal, demeure néanmoins l’objet d’une répression tenace de la part de certains maires, membres de commission administrative ou de hauts fonctionnaires. Les responsables fédéraux à Paris comme à Lyon dénoncent cette situation auprès des autorités compétentes. En zone occupée, la circulaire fédérale du 28 juillet 1942 fait état de discussions sur ce sujet entre les représentants du bureau fédéral et Jean-Pierre Ingrand, chef du service administratif de la Délégation générale du gouvernement français en zone occupée. À Vichy, une délégation de dirigeants de la zone sud, conduite par Robert Lefèvre, est reçue par l’amiral Darlan le 22 avril 1941. Elle porte un message clair : l’arrêt des mesures répressives frappant les non-communistes. L’Amiral fait diffuser une circulaire à l’adresse des maires, préfets et inspecteurs du travail pour leur rappeler que la loi du 15 octobre 1940 portant suppression des syndicats de fonctionnaires ne concerne pas les agents des collectivités locales. Cette circulaire n’arrête pas la répression puisque d’autres démarches ayant le même objet conduisent les responsables syndicaux auprès du ministre de l’Intérieur, le 14 août 1941, et de Pierre Laval, le 14 mai 1942. Ceux-ci, à leur tour, font parvenir des circulaires portant le même message aux mêmes destinataires. Le gouvernement critique les maires qui ne prennent aucun contact avec les syndicats à un moment où, selon les termes du ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu, « il importe de maintenir une collaboration utile entre les autorités administratives et les organisations ouvrières9 ». Cet avertissement intervient peu après l’agression hitlérienne contre l’URSS. Mais les édiles et les hauts fonctionnaires continuent d’utiliser l’arsenal répressif à leur disposition depuis 1939 avec, depuis cette date, la suppression des conseils de discipline dans les services publics.
7Avec les mesures d’exclusion des établissements publics frappant les juifs, les travailleurs tombant sous le coup de la loi sur la nationalité, les membres des sociétés secrètes et les communistes, le gouvernement alimente, dans les faits, la répression locale. Si d’un côté il affirme le caractère légal des organisations syndicales, de l’autre il exige des maires et des préfets une répression accrue des agents dont l’activité n’est pas jugée en adéquation avec les orientations du régime. Les syndicats des services publics peuvent échapper à la législation intéressant les organisations de fonctionnaires, mais les agents des collectivités locales et les hospitaliers sont assimilés à ceux-ci quant aux perspectives que s’est fixé le pouvoir en matière de « redressement moral de la nation10 ».
8La loi du 17 juillet 1940 est utilisée par les préfets pour relever de leurs fonctions les agents des services publics qui « se montrent incapables de collaborer à l’œuvre de rénovation nationale11 ». Dans une circulaire qu’il adresse aux préfets le 16 juillet 1941, l’amiral Darlan franchit un pas supplémentaire. Il exige des maires qu’ils licencient les agents communaux « dès lors que ceux-ci se révéleraient incapables, du fait de leur origine ou de leurs activités antérieures, de remplir leur tâche dans l’esprit de la Révolution nationale12 ». Le 17 juillet, le préfet de la Seine Charles Magny, reprenant ses instructions relatives aux « devoirs des fonctionnaires et des agents des services publics13 » ordonne aux maires de Paris et de la Seine ainsi qu’au directeur général de l’Assistance publique de Paris d’utiliser tous les moyens, y compris la délation, afin de procéder à la révocation immédiate de tous les auteurs de « propagande prohibée14 ». La répression ira s’accentuant jusqu’à la Libération.
Les revendications défendues par les syndicats des services publics
9Les circulaires fédérales diffusées à partir de Paris ou de Lyon témoignent, le plus souvent, d’un accord parfait au sujet des revendications à soutenir devant les autorités compétentes. Celles-ci doivent publier des statuts spécifiques complétés par des échelles nationales de traitement pour les agents communaux et hospitaliers, ce qui constitue une véritable innovation dans le pays et suscite un certain espoir parmi les salariés car ce qui est au cœur des revendications c’est l’exigence de meilleures rémunérations. L’augmentation des salaires est bloquée depuis septembre 1939 et l’inflation sévit. Dans l’immédiat, les salariés des services publics réclament une hausse des salaires, des allocations familiales, de l’indemnité de résidence et des différentes primes et indemnités.
10En avril 1941, un tract du comité populaire des services publics exige des dirigeants fédéraux de soutenir la revendication d’une avance immédiate de « 1 000 francs pour les agents en activité et de 750 francs pour les retraités ainsi que la suppression de la contribution nationale de 5 % ». L’augmentation des traitements perçue peu après étant jugée très insuffisante par les salariés, la même organisation demande en juillet une nouvelle hausse des salaires15. Les salariés des hôpitaux devaient bénéficier, à partir du 1er juillet 1943 d’un reclassement dans de nouvelles échelles avec une hausse des traitements atteignant 20 % pour les rémunérations les plus basses. Mais ils ne perçoivent seulement qu’une avance de traitement, les mesures annoncées ne sont pas appliquées. Une action pétitionnaire menée en juillet 1944, à l’initiative de la Fédération des services publics et de santé, mobilise les agents de l’AP-HP pour obtenir une augmentation substantielle des revenus. Serge Gas, le directeur général de l’AP-HP, interpelle le préfet de la Seine pour lui signifier que « les salaires n’ont aucune correspondance avec le mouvement des prix16 ».
11En zone nord, ces exigences sont le plus souvent associées à des demandes relatives à l’amélioration du ravitaillement. Les cahiers de revendications que font circuler les militants ex-unitaires dans les établissements de l’APHP, en octobre 1941, réclament une amélioration des repas pris dans les services et le classement des personnels hospitaliers dans la catégorie des travailleurs de force pour la fixation des rations des denrées alimentaires17. Certains réclament, en sus, le retour aux avantages statutaires d’avantguerre : rétablissement du régime de congé de maladie, congé annuel de vingt-six jours ouvrables, reconstitution des conseils de discipline. Le retour à la liberté syndicale, la réintégration des agents licenciés ou révoqués, la libération des prisonniers pour délit d’opinion font également partie des revendications énoncées. Les cahiers de revendication sont remis à Joseph Margelli, secrétaire du syndicat de l’Assistance publique et secrétaire fédéral adjoint, ou à Julien Quêt, secrétaire du syndicat central du personnel des hôpitaux et hospices de l’Assistance publique de Paris, organisation autonome créée en 1938, pour qu’ils puissent négocier avec les représentants de l’Administration. Mais les résultats sont loin de répondre aux desiderata des salariés. Un rapport de police daté du 19 janvier 1942 en conclut que les agents hospitaliers « subissant l’influence des éléments extrémistes, ont de moins en moins confiance en leurs dirigeants syndicaux18 ».
12La question de l’augmentation des rémunérations est associée par les membres du BF à celle de la continuité du service public. Dans un rapport adressé au secrétariat d’État à la Santé, le 16 novembre 1942, le secrétaire fédéral Fernand Merma lie la question de l’amélioration du traitement des personnels hospitaliers au nécessaire recrutement d’infirmières qualifiées19. Le directeur général de l’AP-HP, pourtant peu suspect de sentiments hostiles envers Vichy, exprime des préoccupations analogues. Il explique le déficit des effectifs des infirmières par l’augmentation constante des agents anémiés du fait de la sous-alimentation et par la recherche par ce personnel d’un emploi mieux rémunéré dans le secteur privé ou dans une autre administration20. Pour entraver la chute des effectifs hospitaliers, le gouvernement suspend par l’arrêté du 24 août 1942 les directives prises en exécution de la loi du 11 octobre 1940 restreignant le travail féminin dans les hôpitaux. Mais cette mesure n’a pas l’effet stabilisateur escompté par les autorités. Le 20 juillet 1943, celles-ci ordonnent la réquisition des personnels hospitaliers et communaux.
13Certaines revendications défendues par le bureau fédéral parisien sont révélatrices de la politique mise en œuvre par les autorités de Vichy en matière de santé mentale21. La circulaire fédérale du 17 mars 1942 se fait l’écho d’agents hospitaliers menacés de licenciement « du fait de la diminution du nombre des malades, diminution résultant des décès qui se sont produits dans quelques établissements22 ». Le bureau fédéral demande le reclassement de ces salariés dans d’autres structures. La direction fédérale indique ici quelques éléments d’une tragédie dont l’ampleur ne sera connue qu’à la Libération. Il s’agit du décès du fait de la faim et du froid de malades mentaux admis ou séjournant dans les hôpitaux psychiatriques ou dans les hospices entre la fin de 1940 et 1944.
14Durant l’Occupation, les membres de la direction fédérale, à l’exception de Robert Lefèvre, se préoccupent surtout des revendications des salariés des établissements publics. En 1946, lors du congrès de Toulouse, les délégués représentant les différentes structures du secteur privé de la santé leur en feront grief. La seule information relative à la situation revendicative dans le secteur privé de la santé est celle fournie par l’hebdomadaire Au Travail des 13 et 20 novembre 1943 concernant l’action entreprise par le syndicat des personnels du plateau d’Assy qui aurait vu, grâce à « l’atmosphère de confiance23 » qu’il a su créer avec les employeurs, l’ensemble de ses revendications satisfaites.
La construction du nouveau rapport de forces
15C’est sur la question du statut des salariés des services publics et de santé et sur celle du devenir des syndicats légaux que va se jouer le bras de fer entre opposants, ex-unitaires et participationnistes au sein de la Fédération d’une part, et entre représentants de la Fédération et ceux du pouvoir de Vichy d’autre part.
16Tout comme les ex-unitaires, les opposants du bureau fédéral condamnent la Charte du travail, mais cette condamnation n’implique pas pour eux de rupture avec le gouvernement. Ils trouvent un moyen terme en proposant aux autorités de négocier des aménagements à la législation de façon à faire coïncider l’ensemble des secteurs public et privé couverts par la Fédération avec une charte spécifique. Il s’agit, en quelque sorte, de faire une synthèse entre la loi du 14 septembre 1941 qui intéresse les travailleurs du secteur public et celle du 4 octobre 1941 concernant ceux des établissements de santé privés. En mars 1942, Jayat, Bomal et Lefèvre rencontrent des représentants des ministères du Travail et de la Santé afin de discuter de son contenu mais les négociations échouent. Cet échec est relaté, à mots couverts, dans le compte rendu que les membres du bureau fédéral parisien adressent aux militants. L’Action des communaux et l’hebdomadaire Au Travail gardent, le silence sur cette entrevue.
17Cette démarche des responsables fédéraux à Vichy pourrait donner à tort le sentiment d’une direction unifiée. Il n’en est rien. Les lettres que Robert Lefèvre adresse aux autorités attestent de son anxiété devant la lenteur avec laquelle la nouvelle organisation du travail se met en place. Il croit que la Charte va réparer les insuffisances de 1936. A contrario, les membres du bureau fédéral parisien donnent l’impression d’utiliser tous les subterfuges pour en retarder l’application. Ils obtempèrent, toutefois, quand les autorités leur ordonnent de désigner les responsables qui devront siéger à la commission provisoire chargée de constituer la famille professionnelle de la Santé, créée par le décret du 21 juin 1942. La commission est à peine en état de fonctionner qu’elle doit enregistrer la démission de Robert Girard, secrétaire de la Fédération ex-CFTC de la pharmacie, qui fait sienne l’orientation définie par la résolution de l’assemblée générale des 26 et 27 mars 1943 regroupant des dirigeants et des militants chrétiens. Cette résolution les engage à s’abstenir de toute participation à la mise en place des syndicats uniques. Cette démission, attendue par les autorités de Vichy, ne constitue pas une entrave aux travaux de la commission. Il en va différemment s’agissant de celle de Robert Lefèvre, qui intervient le 15 décembre 1943. Elle est le symptôme du nouveau rapport de forces instauré dans la Fédération entre participationnistes, opposants et ex-unitaires à la fin de l’année 1943.
18La note des services de police du 19 janvier 1942 fait état du double registre dans lequel s’inscrit l’action des ex-unitaires au sein des établissements de l’AP-HP : soutien apporté aux revendications des agents hospitaliers et critique virulente à l’encontre du « mouvement syndical24 », par quoi il faut entendre la nouvelle organisation du travail dont les circulaires fédérales se font l’écho, parfois critique, dès la fin de 1941. La note traduit ainsi l’hostilité des ex-unitaires à l’égard de l’orientation prise par la direction fédérale sur la Charte. On assiste ainsi au déplacement de leur action du terrain strictement syndical au terrain politique.
19Dans un contexte qui se politise de plus en plus, le BF parisien se sent tenu de faire une mise au point. Il « tient à souligner qu’il ne traite dans ses interventions avec le pouvoir que des questions se rapportant exclusivement aux conditions de travail et de rémunération des personnels ». Il assure vouloir rester sur « le seul terrain de la défense corporative25 ». Il se voit contraint de réaffirmer l’orientation adoptée après l’armistice et rejette toute sollicitation qui le conduirait à la rupture avec Vichy, notamment sur la question de l’application de la Charte. La circulaire fédérale du 21 octobre 1942 est entièrement consacrée à la justification par les responsables du bureau fédéral siégeant à Paris de la démarche effectuée en mars à Vichy. Ils doivent répondre, en outre, à des questions relatives à la relation qu’ils ont établie avec Robert Lefèvre26. Le contenu des réponses fournies indique que la direction fédérale se met de plus en plus sur la défensive. La fin de l’année est néanmoins célébrée dans un climat relativement optimiste. Une circulaire du 16 décembre 1942 constate la reconstitution de sections syndicales et conclut à la lecture de la correspondance envoyée par les syndicats que l’activité fédérale « est approuvée par tous27 ». Après la suppression de la ligne de démarcation la direction fédérale peut se réunir à Paris, au début de 1943. Elle convoque le comité national pour le 10 avril. De nombreux secrétaires de section demandent de pouvoir y participer en qualité d’observateurs attestant de la réappropriation de l’organe syndical par les militants mais également d’une certaine défiance à l’égard de la direction. Le bureau fédéral, prétextant l’exiguïté des lieux, obtient que les seuls élus puissent y participer. Les responsables du comité national ont entre les mains le texte du décret qui va être publié le 17 avril 1943. Celui-ci porte règlement d’administration publique pour l’application de la loi du 21 décembre 1941 concernant les établissements hospitaliers régis par la loi de 1851. Les délégués rejettent les articles ayant trait au statut des personnels hospitaliers car ils introduisent une discrimination entre les agents, qui obtiennent la qualité de fonctionnaire, et ceux qui seront désormais soumis au régime du Code du travail et de la loi du 4 octobre 1941. Le comité national se sépare cependant en insistant sur la nécessité pour la Fédération de se consacrer uniquement « à la défense des intérêts du personnel qu’elle représente sans qu’il y ait une participation quelconque à l’activité des groupements extérieurs quels qu’ils soient28 ». Le point de vue légaliste est une nouvelle fois réaffirmé. Le statut des personnels communaux, publié le 9 septembre 1943, qui contient les mêmes dispositions que celui des hospitaliers quant à la division des salariés entre fonctionnaires et travailleurs soumis au régime du Code du travail, est l’objet du même rejet de la part des membres du bureau fédéral.
La rupture de la Fédération avec la Charte
20Le 13 novembre 1943, le comité national prononce la rupture de la Fédération avec Vichy en ce qui concerne l’application de la nouvelle législation du travail. Dans la résolution à l’adresse des autorités et délégués régionaux, il déclare être « en opposition absolue avec les textes relatifs aux statuts des hospitaliers et des communaux ainsi qu’avec l’application de la Charte du travail29 ». Il décide du retrait des représentants de la Fédération de la commission provisoire de la famille de la Santé. Robert Lefèvre, également désigné par la direction fédérale pour siéger au sein d’une commission de l’Office des comités sociaux, doit également le quitter. Le comité national passe d’une attitude légaliste, encore exprimée en avril 1943, à une opposition ouverte en novembre. La signature des accords du Perreux le 17 avril 1943, le développement de la réquisition de la main d’œuvre française au titre du STO, les appels de la CGT clandestine et des mouvements de résistance contre la participation des travailleurs à la constitution des syndicats uniques ou la création du Conseil national de la Résistance le 27 mai 1943 contribuent sans doute à ce basculement. Mais ses causes majeures sont cependant à rechercher dans la mobilisation des personnels des services publics et de santé.
21La Vie ouvrière signale un arrêt de travail d’un quart d’heure à l’hôpital de Bicêtre, le jour même où se réunit le comité national, et une manifestation regroupant quatre cents participants à l’hôpital Saint-Antoine, le 27 novembre. Le commissariat à l’Intérieur du CFLN30 à Alger constate au cours de la même période un renforcement des effectifs des syndicats des services publics et de santé. Il ajoute que le nombre d’adhérents est important dans les établissements où les communistes avaient jadis le plus d’influence. Un rapport de police du 21 janvier 1944 signale « la vive émotion31 » manifestée par les salariés de l’AP-HP de Paris à l’annonce de l’exécution de Corentin Celton par les « autorités d’occupation ». L’administration ne peut empêcher la tenue de réunions du personnel dans les établissements de l’AP-HP pour honorer la mémoire du dirigeant fédéral. C’est dans ce contexte de mobilisation dont la nouvelle orientation du comité national est la résultante, qu’est créé un bureau fédéral illégal regroupant des dirigeants ex-unitaires et ex-fédérés sur la base de l’unité réalisée en 1935.
22La nouvelle orientation du 13 novembre n’est pas intégrée par tous les syndicats au même rythme. L’Action des communaux datée de novembre et décembre 1943 ne mentionne pas la résolution du comité national, mais se fait l’écho des doléances du personnel des HCL qui se plaint « de ne pouvoir, malgré les déclarations officielles, pratiquer cette collaboration loyale et confiante permettant à l’organisation professionnelle d’accomplir sa mission légale32 ». Cette déclaration voisine avec l’annonce du décès, survenu dans un camp allemand, de Gaston Paymal, délégué de la IIe région pour les services publics. C’est la première fois depuis juin 1940 que L’Action des communaux relate l’événement lié à la guerre et à l’occupation. Dans le même numéro, Pierre Jublain rejette le statut du personnel communal. Le dirigeant régional occupe à la fin de 1943 une position médiane entre le légalisme de la direction du syndicat des HCL et l’attitude de la Fédération vis-à-vis du gouvernement. L’organe de presse de la IXe région devient ainsi le lieu d’expressions contradictoires qui émergent au sein de la direction régionale. Lors de l’assemblée générale du 19 décembre 1943 réunissant des agents communaux, Pierre Jublain fait état à la fois des « décisions importantes prises par le comité national le 13 novembre 194333 » et de son souhait de démissionner de ses responsabilités de dirigeant. Mais il n’a pas à le faire car, comme le constate l’historien Paul Ariès, le personnel des HCL bascule dans la Résistance au cours de l’année 194434. Le syndicat des personnels du plateau d’Assy reste en revanche jusqu’à la Libération hostile à l’orientation prise par la Fédération et partisan de l’application de la Charte. La commission administrative du syndicat qui se réunit le 13 décembre 1943 condamne la décision fédérale de retirer ses délégués de l’Office des comités sociaux et de la commission provisoire d’organisation de la famille de la Santé. Elle regrette qu’un militant tel que Robert Lefèvre « soit mis en demeure de ne plus collaborer à l’application de la Charte35 ».
23La nouvelle orientation de la Fédération ne gomme pas la césure profonde qui divise le BF depuis le 6 octobre 1940. Dans les lettres de démission qu’il envoie au ministre du Travail et au président de la commission provisoire, Lefèvre tient à préciser que cette démission résulte de la décision prise par le comité national. Il se montre soucieux du sort qui sera réservé à la Charte et offre sa collaboration pour conseiller celui qui le remplacera au sein de la commission. Les membres de la direction constatent que, malgré la résolution du comité national transmise à tous les membres de la Fédération participant aux travaux de la commission provisoire, deux militants sur sept continuent d’y collaborer. Ils demandent aux représentants du comité national de se prononcer sur les « deux cas en suspens36 ». Le commissaire du gouvernement Roger David, nommé par le ministre du Travail, ne parvient pas à faire revenir les membres du bureau fédéral sur leur décision. Il est tenté par l’idée de réduire la famille de la Santé à la branche de la pharmacie, mais y renonce, de peur de créer un précédent qui pourrait être imité par d’autres familles professionnelles. Il déploie alors une stratégie visant à constituer une famille de la Santé vraiment homogène « groupant l’appareil sanitaire du pays sous toutes ses formes, publiques, de bienfaisance et privées37 » en reprenant à peu près toutes les idées des responsables du bureau fédéral à l’époque où ceux-ci voulaient négocier avec les autorités les termes d’une charte spécifique au secteur de la santé. Mais les temps ont changé. Le 4 avril 1944, la direction fédérale, sous l’impulsion du bureau illégal, prend une nouvelle fois position contre « les desiderata du ministère de faire entrer les services hospitaliers dans le cadre de l’application de la Charte du travail38 ». La Fédération maintiendra cette attitude de refus jusqu’à la Libération. Avec un effet déterminant sur le processus d’application de la Charte dans la famille de la Santé puisqu’un seul syndicat unique sera enregistré par les autorités. Il s’agit d’un syndicat de cadres appartenant à la branche de la pharmacie, créé par l’arrêté du 21 avril 1944.
24Lors du congrès de Toulouse en 1946, Raymond Bomal observe que la Fédération est « une des rares organisations qui, au cours de l’Occupation alors qu’il y avait des risques sérieux à courir, se soit dressée publiquement contre la Charte du travail39 ». Le danger venait du ministre du Travail Marcel Déat, qui exigea des inspecteurs du travail de créer un nouveau bureau fédéral et de cesser tout rapport avec la Fédération en attendant sa dissolution. Des « associations professionnelles de catégories » devaient se constituer dans un cadre local, mais « grâce à des complicités au sein du ministère, le silence se fit autour de ces mesures jusqu’à la Libération40 ». Dans l’ouvrage qu’il publie en 1976, Lucien Jayat corrobore cette analyse. Les instructions gouvernementales relatives à la Charte, écrit-il, « restaient lettre morte systématiquement […]. Nos syndicats ne voulaient [plus] rien entendre de ce qui venait de Vichy ». Déat a pu adresser une circulaire aux préfets qui dénonçait « l’obstruction des Fédérations de l’éclairage et des services publics à la mise en place de la Charte » mais, ajoute Jayat, « à partir d’avril 1944 un grand relâchement se produisit dans l’administration préfectorale41 » et l’autorité du préfet de la Seine était de plus en plus contestée par les forces de la Résistance42.
Notes de bas de page
1 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, chemise 1940.
2 L’Action des communaux et des hospitaliers, organe officiel des syndicats de la ixe région des services publics et de santé, numéros d’avril et mai 1941.
3 Archives Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, chemise 1940.
4 L. Jayat, Tout ne finit pas avec nous, Paris, CGT, 1976, p. 323.
5 L’Action des communaux…, numéros de décembre 1941 et janvier 1942.
6 Idem, numéros d’octobre et novembre 1942.
7 La défense du personnel des services publics, mars 1941.
8 Archives Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 16 décembre 1942.
9 Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, circulaire du 4 août 1941.
10 Idem, circulaire du 16 juillet 1941.
11 Bulletin d’information des communes de France, Paris, juillet 1941.
12 Idem.
13 Bulletin municipal officiel (BMO), Paris, juillet 1941.
14 Archives de l’AP-HP, RAC, 1941.
15 La défense du personnel des services publics, tract cité.
16 Archives de l’AP-HP, RAC, 1944.
17 En zone sud, la situation sur le plan alimentaire est différente. Les salariés des HCL ont pu bénéficier de certains avantages matériels, notamment en ce qui concerne les repas pris dans les services. Cf. P. Ariès, « Les personnels lyonnais entre détresse et espoir », dans D. Peschanski et J.-L. Robert (dir.), Les ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Institut d’histoire du temps présent, 1992, p. 91-102.
18 Archives de la préfecture de Police, série S7.
19 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 16 novembre 1942.
20 R. Vial, Histoire des hôpitaux de Paris sous l’Occupation. Les blouses blanches dans l’étau de Vichy et l’espoir de Londres, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 164.
21 Sur ces questions, on se reportera également à Isabelle von Bueltzingsloewen, L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier, coll. « historique », 2007, 512 p. (NDR).
22 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 17 mars 1942.
23 Au Travail, hebdomadaire populaire syndicaliste, numéros des 13 et 20 novembre 1943.
24 Archives de la préfecture de Police, série S7.
25 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 28 septembre 1942.
26 Idem, circulaire du 21 octobre 1942.
27 Idem, circulaire du 16 décembre 1942.
28 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 16 avril 1943.
29 Idem, circulaire du 17 novembre 1943.
30 Archives nationales, F1a 3774.
31 Archives de la préfecture de Police, série S7.
32 L’Action des communaux, numéros de novembre et décembre 1943.
33 L’Action des communaux, numéros de mai et juin 1944.
34 P. Ariès, « Adaptation aux temps nouveaux ou résurgence de tendances profondes : le syndicat général du personnel des HCL de 1939 à 1944 », Le Mouvement social, n° 158, janvier mars 1992.
35 AN, F22 1989.
36 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 4 avril 1944.
37 AN, F22 1993.
38 Archives de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale, circulaire du 4 avril 1944.
39 Idem, congrès de Toulouse.
40 Idem.
41 L. Jayat, op. cit., p. 330.
42 Ibid.
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Le syndicalisme dans la France occupée
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