La Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT sous l’Occupation ou les échelles de « la présence »
p. 235-252
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Texte intégral
1La Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT représente à plus d’un titre un poste d’observation majeur.
2D’abord, c’est l’une des plus importantes fédérations en effectifs et en syndicats de la CGT d’avant 1938 et, à ce titre, les évolutions qu’elle subit reflètent pour une part, par-delà des spécificités durables, certaines des fluctuations du syndicalisme confédéral. Le fait qu’après la dissolution de la Confédération, la Fédération demeure comme entité active tout au long de l’Occupation et que ses dirigeants réclament leur place dans la nouvelle architecture sociale construite par le régime de Vichy manifeste, par-delà la double rupture politique de 1939 et de 1940, une forme de syndicalisme, certes dévoyé et sous contrainte, qui témoigne néanmoins d’une certaine réalité fédérale. En outre, les divisions qui depuis 1938-1940 traversent les tendances du syndicalisme CGT trouvent leur traduction dans la Fédération, avec paradoxalement un certain espace de discussion au sein des instances fédérales jusqu’à la fin de l’Occupation. Ensuite, les syndicats qui la composent sont implantés dans des entreprises essentielles pour l’occupant et l’économie d’exploitation économique que celui-ci impose à la société et à l’économie françaises. Ceux-ci subissent de manière concrète les servitudes cumulées tributaires de la conjoncture de guerre et de pénurie, des pressions allemandes ainsi que des mesures du régime de dictature et tentent de se ménager un espace, nécessairement restreint et très différent de celui occupé par les syndicats de la Fédération lors des temps de paix et de démocratie politique. Enfin, le rôle central de la métallurgie dans l’économie française de l’Occupation confère de facto aux dirigeants de la Fédération des métaux un rôle national dans la préparation et la mise en œuvre des nouvelles structures de la Révolution nationale, tout particulièrement la Charte du travail, dont ceux-ci se montrent des artisans assidus jusqu’à la Libération. L’une des questions posées consiste à mesurer si les transformations subies par la Fédération sont alors conçues comme durables ou réversibles.
3Nous tentons ici de nous attacher à analyser les discours et les pratiques de l’équipe dirigeante de la Fédération de juin 1940 à août 1944, à savoir ceux qui, derrière Marcel Roy, proche de René Belin, et Émile Bardollet, veulent dès la défaite assurer une présence légale et loyale de la Fédération au sein des institutions nouvelles mises en place par le régime de Vichy jusqu’à sa chute. Pour ce faire, nous disposons de sources internes de la direction fédérale, qui nous permettent de suivre, pour ainsi dire semaine après semaine pendant ces quatre années, les modes de fonctionnement, de raisonnement et d’intervention des principaux dirigeants dans leurs relations avec les diverses organisations syndicales, ainsi qu’avec leurs interlocuteurs de l’État et du patronat1.
« La politique de la présence »
4On connaît les effets néfastes sur l’activité de la Fédération des divisions issues de la conjoncture politique de 1938-1939 après la grève générale du 30 novembre 1938, le Pacte germano-soviétique et la drôle de guerre. Il s’en suit l’exclusion, puis l’arrestation de plusieurs des dirigeants unitaires communistes (Costes, Croizat …), qui dominaient la Fédération depuis la période qui a suivi la réunification de mars 1936, ainsi que la dissolution de plusieurs centaines de syndicats de la métallurgie et l’hémorragie des effectifs. La Fédération des métaux elle-même est dissoute, puis, bien que très affaiblie, reconstituée par la tendance « syndicale », dirigée par Léon Chevalme et Marcel Roy, respectivement secrétaire trésorier et secrétaire général dans la nouvelle Fédération des ouvriers des métaux, dont les statuts sont déposés le 22 décembre 1939. Une fois les communistes écartés de la direction – mais pas nécessairement aux autres échelons, où ils peuvent parfois subsister de manière clandestine – ces deux dirigeants, qui ont une stature confédérale, incarnent les deux autres tendances qui divisent alors l’ex-CGT sous sa forme légale. Léon Chevalme, qui, tout en demeurant au Secours national où il a été nommé en 1939 par Raoul Dautry, suit Léon Jouhaux dans sa prise de distance à l’égard de la Charte, apparaît minoritaire, mais tient néanmoins à rester dans les instances fédérales, du moins jusqu’en février 1942, date à laquelle il est de fait contraint par Roy et ses partisans de se retirer. Marcel Roy, lui, principal leader de la tendance des « fédérés », loyale au régime, bénéficie du soutien constant d’une majorité de dirigeants fédéraux et marque d’emblée sa proximité avec René Belin, nommé dès le 14 juillet 1940 ministre, secrétaire d’État au Travail (et de la Production industrielle jusqu’en février 1941) jusqu’au retour de Laval en avril 1942 et l’un des principaux promoteurs de la Charte du travail.
5La défaite, l’armistice, puis la disparition de la République et des libertés démocratiques aggravent encore la situation, ne serait-ce que par le maintien des prisonniers en Allemagne, la division du territoire en plusieurs « zones » imposées par les autorités allemandes et la dissolution de la Confédération le 9 novembre 1940, qui entravent le fonctionnement matériel de la Fédération sur le territoire national. Il faut d’ailleurs plus d’une année après la défaite pour que la commission administrative puisse se réunir quasiment au complet avec la plupart de ses membres répartis dans tout le pays et qu’il existe véritablement une unité de direction fédérale à l’échelle nationale pour les deux zones principales, comme le souhaitent ses responsables.
6À partir de juin 1940, l’homme fort est Marcel Roy, qui pendant les quatre années, domine le bureau exécutif de la Fédération et fait triompher ses vues dans les instances fédérales. La formulation récurrente de ces orientations se résume dans la formule « la politique de la présence ». Terminologie doublement habile, en ce sens que ceux qui la rejettent semblent se dérober et se trouvent implicitement suspectés d’abandonner le terrain syndical. D’autre part, les termes paraissent renouer la chaîne des temps en reprenant ceux de la politique de « présence dans l’État » défendue par l’ancienne CGT lors de la Première Guerre mondiale, même si le contexte n’est à l’évidence guère comparable.
7Lors de la première réunion tenue depuis l’armistice, où la commission administrative fédérale peut être représentée quasiment au complet, le 30 août 1941, Marcel Roy, secrétaire fédéral, justifie en ces termes son appartenance depuis le début de 1941 au Comité d’organisation professionnelle (COP), l’organisme officiel qui est alors en train d’élaborer la future Charte du travail : « Il fallait à tout prix de sauver [sic] tout ou partie du syndicalisme, et ce n’est seulement par [sic] la politique de la présence, qu’il est possible d’arriver à un résultat2. »
8La légitimation de « la politique de la présence » se trouve périodiquement réaffirmée dans les mêmes termes quasiment jusqu’à la Libération. Encore convient-il de mesurer les espaces respectifs, où cette présence est revendiquée et pratiquée. Par souci de clarté, nous avons défini trois échelles distinctes, où la « politique de la présence » se manifeste en des termes spécifiques : dans le régime de Vichy lui-même, à l’échelle nationale ; dans la Charte du travail, à l’échelle de la branche et de la Fédération des syndicats des métaux ; et enfin, à l’échelle locale, dans les entreprises et les syndicats à la base.
À l’échelle nationale : « la présence » dans le régime de Vichy
9En qualité de responsable d’une des fédérations ouvrières les plus puissantes d’avant-guerre, Marcel Roy est sollicité pour figurer dans certaines des institutions nouvelles par les autorités du régime de Vichy qui espèrent ainsi en retirer un certain soutien du milieu ouvrier. René Belin, qui mise sur ses proches, et en particulier les anciens secrétaires fédéraux de la tendance Syndicats comme Marcel Roy, compte sur celui-ci pour le soutenir dans la bataille interne – désormais bien connue – qu’il mène contre les corporatistes et les traditionalistes du cabinet du Maréchal au cours de l’élaboration mouvementée de la Charte du travail3. Roy est appelé en outre comme membre du Conseil national, organisme éphémère destiné à conseiller le Maréchal dans l’élaboration d’une nouvelle constitution. Et, sans que la Fédération n’ait eu à donner son avis, il est également désigné comme l’un des principaux membres du Comité d’organisation professionnelle qui, présidé par Henry Moysset, secrétaire général de la présidence du Conseil, s’attelle à élaborer la Charte du travail pendant le printemps et l’été de 1941. Roy rend cependant régulièrement compte au bureau exécutif et à la commission administrative de l’avancée des travaux du Comité.
10Peu après le discours de Pétain à Saint-Étienne et peu avant la première réunion du Comité, le 28 mai 1941, Roy n’hésite pas, au nom de la Fédération, à confier dans une lettre adressée à son président : « Nous adhérons sans réserve à la politique sociale du maréchal Pétain ; ses nobles paroles ont été pour nous un réconfort et nous sentons fort bien la nécessité d’instituer un ordre nouveau4. »
11Cette proximité avec le pouvoir vaut à Marcel Roy d’être sollicité pour des manifestations de soutien public au régime dans des circonstances graves. Ainsi, en décembre 1941, peu après les attentats contre l’occupant suivis des arrestations et des exécutions d’otages communistes, le préfet de la Seine le sollicite pour que, en qualité de conseiller national et en raison de ses responsabilités syndicales, il appuie un appel à la population visant à « la réprobation unanime des attentats5 ».
12Marcel Roy entretient soit directement, soit par l’entremise de Francis Million, également ancien responsable confédéral, des relations étroites avec René Belin – dont il a partagé les combats d’avant-guerre dans le courant Syndicats au sein de la CGT, en particulier contre les dirigeants ex-unitaires – tant que celui-ci dirige le ministère du Travail. Il profite de cette facilité pour privilégier le contact direct avec le ministre sur les questions relatives au travail, aux salaires ou encore à la Charte.
13Mais, fait rarement noté, cette proximité avec le ministère survit au départ de Belin. Peu après le retour de Laval, en avril 1942, et le remplacement de Belin, on apprend a posteriori, dans une intervention de Roy au bureau exécutif que « dans trois ministères au moins, [nous] avions des contacts amicaux6 ». Il semble qu’avec l’arrivée d’Hubert Lagardelle en avril 1942, puis l’intérim de Jean Bichelonne à la fin de 1943, et enfin la nomination de Marcel Déat en janvier 1944, les possibilités d’accès aux secrétaires d’État au Travail s’avèrent moins favorables et plus complexes. Mais quelle que soit la situation gouvernementale, il s’agit bien, dans l’esprit des dirigeants fédéraux, de privilégier le contact direct avec le gouvernement et particulièrement le ministre du Travail, dans la mesure où l’action revendicative est exclue pour éviter des « ennuis » aux militants. Ainsi, on apprend lors de cette même réunion, à propos de la politique des salaires, qu’il est envisagé une intervention directe auprès de Laval et Lagardelle : « L’action syndicale revendicative proprement dite étant impossible tant en France libre qu’en France occupée, il faudra donc essayer par un autre moyen d’obtenir une amélioration des salaires de la métallurgie7. »
14Au-delà de toutes les transformations dues à l’installation de la dictature et à la présence de l’occupant, ainsi qu’à la répression subie par les syndicalistes de l’avant-guerre, il s’agit là d’une réorientation fondamentale par rapport à la culture syndicale dominante aux Métaux CGT, puisque désormais la Fédération est, dans sa pratique même, intégrée dans un État autoritaire sous domination allemande. Cela ne manque pas d’ailleurs de poser problème à certains membres de la commission administrative appartenant à la minorité proche de Jouhaux, qui néanmoins demeurent présents dans les instances fédérales.
15Plus largement, Marcel Roy prend publiquement parti pour Pierre Laval peu après le fameux discours de celui-ci, le 22 juin 1942, sur la « victoire de l’Allemagne ». Dans une interview réalisée trois jours plus tard par l’Office français d’information, Roy affirme que Pierre Laval « a touché le cœur des travailleurs » en « ne faisant pas de distinction entre les riches et les pauvres » et en refusant de voir la jeunesse fauchée tous les vingt ou trente ans sur les champs de bataille. Il ajoute : « En tant que syndicalistes, nous sommes aussi pour une République plus jeune, plus humaine [et, paraphrasant la déclaration de Laval ] et pour que le socialisme s’installe partout en Europe8. » Et peu après, lors d’une réunion du bureau exécutif de la Fédération, le compte rendu indique au sujet de Roy qu’ » il ne pense pas que la France ait d’autre carte à jouer que celle de la collaboration », ajoutant que, comme il est « impossible de croire à une intervention anglaise ou américaine », il est « souhaitable que le bolchevisme ne sorte pas vainqueur de l’épreuve9 ». Jusqu’à la fin de l’occupation, Marcel Roy partage ainsi plusieurs convictions fortes avec Pierre Laval, dont la plus importante porte sur l’indispensable politique de collaboration d’État avec l’Allemagne, légitimée tout à la fois par l’anticommunisme et par le pacifisme. À plusieurs reprises, Roy défend en outre dans les instances fédérales l’idée que la guerre ne peut pas être un moment d’améliorations sociales. Le paradoxe veut qu’au même moment cette collaboration pacifique fait supporter aux Français, et aux salariés de la métallurgie en particulier, un effort de guerre allemand croissant, notamment à travers les prélèvements de main-d’œuvre.
À l’échelle fédérale : la « présence » conflictuelle dans la Charte, ses attentes et ses déconvenues
Roy, bras séculier de Belin contre les corporatistes
16Deux années après la promulgation de la Charte du travail, Marcel Roy, affirmant, exemple du parti communiste de 1939 à l’appui, que l’action illégale est impossible, déclare à la commission administrative, en guise de bilan et de justification provisoires de l’action du bureau fédéral des trois années précédentes : « Seule la Charte du travail peut permettre au syndicalisme de vivre10. »
17La Charte du travail apparaît en effet, dès les premiers travaux du Comité d’organisation professionnelle au début de 1941, à la fois comme l’objet de préoccupation et le cadre d’intervention majeurs des dirigeants de la Fédération de la métallurgie. L’action essentielle de la direction fédérale est tournée vers la Charte, avant son élaboration pour obtenir le texte le plus favorable, mais également après sa publication (4 octobre 1941) – et ceci jusqu’en août 1944 – tant on sait que les mesures d’application ont été lentes, conflictuelles et laborieuses, du fait de la poursuite des affrontements entre corporatistes et « syndicalistes ».
18Insistant périodiquement sur le fait que le syndicalisme d’avant-guerre est définitivement mort, Marcel Roy participe activement au Comité d’organisation professionnelle de mai à septembre 1941, afin d’y défendre une vision « syndicaliste » de la Charte, aux côtés des partisans de René Belin. Avant la publication de la Charte, les réunions du bureau exécutif ou de la commission administrative sont rythmées par les informations transmises par Roy sur l’avancement des travaux au sein du Comité. Dans les luttes, quelque peu byzantines, mais souvent âpres entre les traditionalistes et corporatistes du cabinet civil du Maréchal, d’une part, et les « syndicalistes » proches de Belin, d’autre part, Marcel Roy fait figure d’acteur majeur parmi ces derniers. Il apparaît comme l’un des leaders des « fédérés », ces anciens dirigeants confédérés des grosses fédérations, qui refusent de suivre Jouhaux et constituent depuis juillet 1940 les principaux appuis de René Belin dans la machine gouvernementale11.
19Une partie des controverses est réglée avant la publication de la Charte. Après la première réunion du Comité d’organisation professionnelle en mai 1941, Roy confirme l’opposition entre « corporatifs » et « syndicalistes » ; il se félicite surtout du fait que le projet Belin est en passe de l’emporter sur trois points jugés essentiels : le maintien des syndicats de salariés, la préservation des fédérations, la marginalisation des comités sociaux d’établissement par rapport aux syndicats.
« Sauver les syndicats »
20D’abord et avant tout, Roy affirme avoir l’assurance qu’il n’y aura pas de syndicat mixte, mais des organisations syndicales distinctes, obligatoires et uniques de salariés, dont il espère bien que les anciens confédérés les dirigeront pour la plus grande part du fait de la faiblesse relative des deux autres composantes, les syndicats chrétiens et les syndicats professionnels. Le texte en préparation envisage en outre que la création des corporations ou des associations mixtes professionnelles (APM ), cheval de bataille des corporatistes, exigera une majorité absolue (51 %) de votes favorables à bulletin secret de la part du personnel de chaque établissement, ce qui, à ses yeux, restreint fortement cette éventualité12. La publication du texte en octobre 1941 conforte ses espoirs. Dès lors, la Charte représente pour lui « le moindre mal et permet aux militants de continuer à assurer la défense des ouvriers de la métallurgie » ; le risque était grand, à ses yeux, de voir le syndicalisme purement et simplement interdit, du fait de l’hostilité radicale des corporatistes et des milieux proches du Maréchal à l’encontre de la résurgence de syndicats « à l’ancienne manière », même uniques, obligatoires, épurés et composés de syndicalistes loyaux au régime comme le sont les « fédérés » partisans de Belin. Au bureau fédéral, Roy recourt à une analogie forcée, lorsqu’il indique que l’interdiction des syndicats aurait pu être décidée, comme cela était arrivé deux années plus tôt au parti communiste où, ajoute-t-il « il existait infiniment plus de dynamisme que chez nous13 ».
Le patriotisme fédéral : sauver la structure verticale et horizontale
21Seconde satisfaction et non la moindre, le maintien des fédérations. Dès le mois de juin 1941, Roy fait part d’une lettre – déjà citée – envoyée à Henry Moysset, où il indique à celui-ci : « Il faut que les fédérations subsistent, c’est une nécessité vitale pour le mouvement ouvrier et l’organisation corporative14. » Sur un point toutefois, il se distingue lui-même du projet Belin, en raison du fait que celui-ci opte pour la défense des organismes fédéraux par branche et non par industrie15. En effet, le souci constant de la direction fédérale consiste à vouloir maintenir coûte que coûte l’intégralité de la structure fédérale et éviter l’éclatement par branches. À ce sujet, après la seconde réunion du COP, à la fin d’août 1941, Roy rapporte avec soulagement le fait que les fédérations nationales professionnelles subsisteront probablement dans le texte définitif de la Charte : « On évitera par ce fait une trop grande décentralisation de la puissance ouvrière […]. Ainsi, nous sauvons en partie la structure verticale du mouvement syndical16. »
22Et il escompte encore jusqu’au début de 1942 la constitution d’une seule famille professionnelle : « Nous évitons pour l’avenir la dislocation de notre organisation nationale et ainsi nous maintenons l’unité de notre fédération17. » Dans le texte publié en octobre 1941, la restriction, âprement demandée par le cabinet du Maréchal, de tolérer le maintien des fédérations nationales et des unions régionales qu’à titre transitoire, disparaît. C’est sur ce point que se cristallisent in fine les oppositions entre corporatistes et « syndicalistes », peu avant la publication de la Charte, achevée dans des conditions quelque peu rocambolesques. Marcel Roy manifeste la satisfaction d’avoir pu, avec les « fédérés » déjouer la manœuvre des corporatistes qui, selon lui, loin d’avoir pu supprimer les syndicats, ont alors tenté, mais en vain, de les tolérer isolés. Dès lors, l’objectif vital de maintenir les liaisons professionnelles est atteint.
23Néanmoins, après la publication houleuse de la Charte (4 octobre 1941), on sait que le combat entre corporatistes et « syndicalistes » se poursuit au sujet des textes d’application au sein du Conseil supérieur de la Charte, dans lequel Belin essaie de placer le plus grand nombre de fédérés, dont Marcel Roy. Peu après la publication, lors des discussions au sein de la Fédération, certains dirigeants redoutent encore pour la Métallurgie la mise en place d’une structure corporatiste, mettant ainsi en cause l’autonomie du syndicalisme ouvrier. Marcel Roy, qui rend compte des débats du Conseil supérieur de la Charte, admet que, pour certaines fédérations, le « danger » de création d’une corporation existe, mais, pour la Métallurgie, il se dit rassuré, car « le patronat de notre fédération est trop attaché à sa structure pour désirer le système de la précorporation18 ». Le fait que l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM ) subsiste également du côté patronal apparaît de fait comme un point d’appui contre le corporatisme19. L’inquiétude se déplace et porte alors sur le risque de création de plusieurs familles professionnelles de la Métallurgie. En décembre 1941, faisant part des discussions au sein du Conseil supérieur de la Charte, Roy avertit : « Il faut éviter cette division de nos forces, même si cela peut servir le point de vue patronal20. »
24En revanche, Roy se montre beaucoup moins optimiste sur le maintien des liaisons interprofessionnelles et ne cache pas les « très grandes résistances » manifestées aussi bien par les corporatistes proches du Maréchal que par les représentants patronaux à l’égard des structures horizontales, dans le but évident d’éviter « les contacts interprofessionnels21 ». Les structures horizontales sont appelées, selon lui, « à se modifier profondément » et se retrouveront seulement dans les liaisons interprofessionnelles aux trois échelons (local, régional et national) dans les comités sociaux professionnels. De fait, dans les articles de la Charte, les rédacteurs se gardent bien d’évoquer les unions départementales interprofessionnelles. Il se trouve que, grâce à ce silence et malgré l’hostilité du cabinet du Maréchal, le secrétariat d’État au Travail, même après le départ de Belin et l’arrivée de Lagardelle, tolère leur existence de fait. Mais, on va le constater, les lenteurs dans la constitution des comités sociaux professionnels rendent la question quelque peu virtuelle.
25Enfin, troisième sujet de satisfaction, la limitation du rôle des comités sociaux d’établissement, sur lesquels, à l’inverse, les corporatistes comme les représentants patronaux misent pour restreindre l’influence des syndicats. Plusieurs dirigeants de la Fédération de la métallurgie craignent à la fois que les comités sociaux d’établissement ne se substituent aux syndicats, que leurs membres composent les comités sociaux professionnels locaux, régionaux et nationaux et surtout que leur mode de désignation ne prenne un « caractère paternaliste », à savoir que les chefs d’entreprises jouent un rôle déterminant dans la désignation de leurs membres. En décembre 1941, Roy confirme qu’au Conseil supérieur de la Charte, le représentant des fédérés proteste contre ce mode de désignation des comités sociaux d’établissement, qui « étrangle le mouvement syndical ». Mais il est rassuré par le fait que le texte définitif prévoit leur constitution par les représentants des diverses catégories de personnel. Tout en admettant qu’il aurait été préférable de créer les comités sociaux locaux, régionaux et nationaux avant les comités sociaux d’établissement, à la différence de l’UIMM, Roy se félicite du fait que le texte prévoit que les comités sociaux locaux, régionaux et nationaux seront composés des membres des bureaux des unions et des fédérations. Là encore, il estime avoir assuré la part du feu.
26Au total, l’adhésion raisonnée à la Charte par la direction fédérale repose sur l’idée que l’essentiel – les syndicats de salariés et la Fédération des métaux – a été préservé, malgré le dévoiement des principes du syndicalisme et son intégration dans un État non démocratique sous occupation. Le patriotisme fédéral ainsi satisfait légitime à ses yeux « la politique de la présence ». Les dirigeants fédéraux ont pu bénéficier de l’appui du secrétaire d’État au Travail et de ses collaborateurs, même après l’arrivée de Laval et, en retour, Marcel Roy et la Fédération apparaissent comme l’un des principaux soutiens et comme le bras séculier de René Belin et de son successeur dans leur guerre picrocholine contre les corporatistes du Maréchal.
Se résigner à la création de deux familles professionnelles
27Peu avant le départ de Belin, Roy déplore que le Conseil de la Charte, contre l’avis des représentants ouvriers, des cadres et d’une partie des employeurs, ait suivi l’autre fraction du patronat en décidant la création non pas d’une, mais de deux familles professionnelles de la métallurgie : une pour la Production, l’autre pour la Transformation des métaux. Pour Roy, c’est une sorte de victoire posthume du Comité des forges, qui, alors que les forges et les laminoirs apparaissent minoritaires dans l’ensemble de la métallurgie, parvient par ce biais à tenir toutes les autres industries « en coupe réglée » ; néanmoins, la division est atténuée par le fait que Belin a obtenu la création d’un seul Comité social professionnel aux trois échelles territoriales et d’une super-commission – réunissant les bureaux des deux commissions provisoires d’organisation dites « 77 » – en référence à l’article 77 de la Charte22. L’arrivée de Laval et de Lagardelle en avril 1942 n’interrompt pas, on l’a vu, le soutien dont les fédérés bénéficient au secrétariat d’État au Travail. La tâche principale des dirigeants fédéraux consiste alors à essayer de dominer les deux commissions provisoires d’organisation. Dès juillet 1942, Roy a l’assurance et se félicite du fait que, au sein des commissions des deux familles professionnelles, la part des représentants de l’ex-CGT sera écrasante parmi les représentants ouvriers : sept sur neuf pour la Production – avec en outre un représentant des syndicats chrétiens et un des syndicats professionnels – et dix sur quatorze pour la Transformation des métaux – avec deux chrétiens, un professionnel et un employé confédéré. La composition, arrêtée par Belin, a respecté les propositions de la Fédération en retenant pour l’essentiel des cadres permanents de l’ancienne CGT23. Roy avoue qu’il n’escomptait pas un dosage aussi favorabl24. Entre août et octobre 1942, paraît au Journal officiel la composition des deux commissions provisoires de la Production et de la Transformation des métaux. De surcroît, Marcel Roy est désigné, malgré les protestations du cabinet civil du Maréchal, comme président de la commission provisoire d’organisation de la Transformation des métaux. Il est également nommé vice-président des comités sociaux de la région parisienne. De plus, le secrétariat de la famille professionnelle de la Transformation est installé dans les bureaux de la Fédération des syndicats des métaux, au 123 rue La Fayette, et non pas dans un comité d’organisation, comme c’est fréquemment le cas.
28Ainsi, la Fédération de la métallurgie apparaît comme l’une des fédérations CGT les mieux représentées dans les structures de la Charte, Roy faisant partie des seuls six présidents ouvriers sur les vingt-cinq bureaux tripartites des commissions des familles professionnelles, où l’on compte quatorze présidents patrons et cinq présidents cadres. En outre, c’est l’une des familles professionnelles qui paraît la plus prompte à mettre en place les nouvelles organisations de la Charte, car la direction fédérale s’emploie à essayer de les coloniser toutes. En effet, conformément à la stratégie des fédérés, Roy et ses collaborateurs s’activent à partir de l’année 1943 à jouer le jeu de la Charte, à créer des syndicats uniques et des comités sociaux professionnels locaux « partout où il existe une organisation professionnelle ouvrière », dirigée de préférence par des ex-confédérés25. Dès le début de 1943, Émile Bardollet, au nom de la direction fédérale, exulte : « nos conceptions ont triomphé sur toute la ligne », dans la mesure où a été évité l’éclatement dans des sous-commissions régionales26. Lors de sa première réunion, en janvier 1943, la commission provisoire d’organisation décide de maintenir l’ » unité sociale et professionnelle de la famille » – les questions relatives à l’apprentissage, aux salaires ou aux œuvres sociales étant considérées comme communes – sous la houlette du Comité social national, qui remplace la commission provisoire en septembre 1943, et dont Marcel Roy conserve la présidence. Rien n’empêche cependant de créer des commissions mixtes par branche (fonderie, automobile, aéronautique, constructions navales, électriques et mécaniques…) rattachées aux comités sociaux professionnels, ainsi que des sections techniques à l’échelle de la Fédération, des unions régionales et des syndicats27.
L’entrée dans les organismes de la Charte et ses limites
29L’objectif pour la commission provisoire consiste alors à nommer des comités tripartites régionaux, chargés d’articuler l’économique, en liaison avec les comités d’organisation, et le social. Ceux-ci sont créés au premier semestre de 1943 dans la plupart des régions de zone nord et sud, et en leur sein, la très grande majorité des présidents ouvriers sont des cadres de l’ex-CGT. Les dirigeants fédéraux avouent cependant éprouver des difficultés à trouver des responsables ouvriers compétents.
30Parallèlement, il s’agit de recenser les organisations destinées à devenir les futurs syndicats uniques. En janvier 1943, il est question à la réunion de la commission administrative de quelque 230 syndicats déclarés, parmi lesquels on compte 114 syndicats confédérés, 44 syndicats chrétiens et 78 syndicats professionnels, ce qui donne un aperçu du rapport des forces, très favorable aux fédérés. Encore faut-il qu’ils soient dotés de conseils d’administration et agréés par le ministère. Et bien que les décrets sur les syndicats uniques soient prêts dès l’été 1942, on sait que les textes d’application s’enlisent, en partie à cause des combats de retardement des services du Maréchal, qui freinent la publication des syndicats uniques par crainte de voir réapparaître en masse des cadres syndicaux de l’ex-CGT. Il faut attendre le 24 août 1943 pour que paraisse la loi qui fixe la cotisation syndicale obligatoire et se résout à confier aux commissions provisoires le rôle des comités sociaux nationaux et régionaux et la tâche de constituer les comités sociaux locaux. Et, dans les faits, la cotisation obligatoire ne peut être légalement recouvrée qu’au 1er juin 1944.
31En outre, alors que les employeurs ont créé en janvier 1944 une Fédération unique de la transformation et de la production, Roy doit renoncer à suivre cet exemple et se résoudre à constituer une fédération provisoire de la production – dont le bureau est fixé à Nancy et les secrétaires sont Dölker et Releveur, membres de la direction fédérale – et une de la transformation, qui n’est toujours pas constituée en juin 1944.
32Parallèlement dès l’été 1943, la commission provisoire s’emploie à obtenir la nomination des conseils d’administration des syndicats uniques et à veiller à la composition des comités sociaux locaux, mais se plaint de la politique de retardement des collaborateurs du Maréchal. Le rythme s’accélère quelque peu à la fin de 1943, lors de l’intérim assuré par Jean Bichelonne, puis l’arrivée de Marcel Déat au ministère. Néanmoins, seule une dizaine de conseils d’administration de syndicats uniques de la Transformation des métaux est agréée en janvier 1944 et à peine une quarantaine en mai. Et quelques heures avant le débarquement en Normandie, Roy annonce que cinquante et une propositions de syndicats uniques ont été faites. Il ajoute : « Les syndicats uniques englobent cent quatre anciennes organisations et à quelques rares exceptions près, les nouveaux syndicats sont dirigés par nos camarades28. » On sait que la CGT clandestine appelle clairement au boycott des syndicats de la Charte encore en mai 1944 et nombre de syndiqués, même loyaux à la direction fédérale, semblent à cette date, on s’en doute, réticents à constituer des syndicats uniques. Au point qu’Émile Bardollet, lors de la même réunion, juge bon de les mettre clairement en demeure de le faire :
« Le moment est donc venu pour ceux de nos camarades qui se refusent à constituer les syndicats uniques, de choisir, c’est-à-dire accepter de participer aux nouveaux syndicats sous peine de disparaître, car naturellement, il serait pour le moins malhonnête de continuer à percevoir une cotisation bénévole alors qu’une cotisation obligatoire sera retenue à la source29. »
33Compte tenu du nombre de syndicats de la métallurgie d’avant-guerre, à l’heure de la Libération, la montagne de la Charte, ici comme ailleurs, accouche bel et bien d’une souris. Les syndicats uniques des deux familles de la métallurgie doivent cependant représenter autour de 20 % du total, certes faible (guère plus de cinq cents), des syndicats uniques ouvriers, dont au surplus certains n’ont qu’une existence virtuelle : il faut voir là sans doute la mesure de l’obstination fédérale dans sa « politique de la présence ».
Le maintien d’une opposition minoritaire
34Marcel Roy est suivi dans son ralliement actif à la Charte jusqu’à la Libération par une majorité des membres du bureau exécutif et de la commission administrative, notamment par Émile Bardollet, qui prend place au secrétariat en qualité de trésorier lorsque Léon Chevalme est mis en cause, Dupaquier, secrétaire des syndicats de la Seine, Dormoy, Galantus, ancien secrétaire fédéral, Gastal, Jeannin, Sicard, ainsi que par de nombreux anciens secrétaires d’unions départementales. Cependant, malgré les craintes à l’égard de la répression et l’absence de congrès pendant l’Occupation, il demeure au sein des organes fédéraux jusqu’en août 1944 une opposition à la Charte, en particulier chez les proches de Jouhaux, dont les comptes rendus des réunions gardent une trace explicite. Ainsi, lors des sessions du bureau exécutif (du 4 juillet 1941) et de la commission administrative (CA) (du 30 août 1941), plusieurs dirigeants, bien que minoritaires, manifestent clairement leur scepticisme ou leur hostilité. D’après le compte rendu – certes parfois très elliptique et rédigé par les fédérés – c’est le cas de Lenoir, ancien responsable confédéral, qui craint pour les libertés du syndicalisme, de Delamarre qui parle de « duperie », et surtout de Léon Chevalme – encore secrétaire fédéral-trésorier à cette date, mais mis en cause par la majorité favorable à Roy – qui, tout en précisant qu’il « ne peut pas dire ce qu’il pense en raison de la situation présente », croit que la Charte « équivaut à la mort du mouvement syndical30 ».
35En août 1941, seuls deux membres de la commission ne votent pas en faveur de la résolution approuvant la Charte et caractérisant l’action de Belin de « politique hardie de rénovation et de justice sociale » : Chevalme, qui vote « contre », et Delamarre, qui s’abstient. Mais au fur et à mesure des mois, des lenteurs et déconvenues dans l’application de la Charte, de l’évolution générale du conflit et de l’impact des organisations clandestines, les opposants semblent occuper une place plus forte, malgré l’abandon par Chevalme de ses responsabilités fédérales. En effet, lors de la séance du 28 février 1942 de la CA, Chevalme est mis en cause pour sa faible activité au secrétariat, mais surtout pour son attitude attentiste à l’égard de la Charte – à son propos, il parle de « compromission ». Mais lors du vote, celui-ci n’est désavoué que par une faible majorité, de neuf voix contre sept31. À ce sujet, Dupaquier évoque avec nostalgie le fait que tous étaient unis du temps de la « colonisation » – c’est ainsi qu’ils dénomment la période de réunification avec les unitaires entre 1936 et 1939 – dans la lutte contre les communistes32. Il est vrai que le patriotisme fédéral et le mythe de son unité exercent sans doute leurs effets et que, après l’été 1943, l’issue de la guerre apparaît différemment et incite à des infléchissements. Parmi ces opposants, on compte encore Lenoir, Delamarre – en juin 1942, il mentionne, à propos de la Charte, une « compromission dangereuse parce que sans contrepartie » et en décembre 1943 il refuse la constitution d’une fédération provisoire – Ducarme et Gipoulou. Celui-ci, lors d’une des ultimes réunions de la commission administrative, peu avant le débarquement, le 3 juin 1944, « rappelle qu’il a toujours été adversaire de la Charte et croit que s’il y avait eu un congrès où les délégués auraient pu s’exprimer librement, ils se seraient prononcés contre33 ».
À l’échelle locale : « la présence » problématique à la base
36En privilégiant les relations directes avec le ministère, la direction fédérale minore de fait l’activité des syndicats à la base, considérée comme dan-gereuse et néfaste, mais cherche néanmoins à s’assurer une liaison avec les responsables syndicaux à l’échelle locale afin qu’ils appliquent les consignes fédérales. Dans un premier temps, qui s’étale jusqu’aux premiers mois de 1942, les dirigeants fédéraux s’efforcent surtout de rétablir les relations entre la zone nord et la zone sud et d’assurer des contacts entre les organisations syndicales locales et régionales et la Fédération. Dans la correspondance de Marcel Roy conservée dans les archives fédérales, une grande partie est constituée des échanges de lettres entre le secrétaire général et Fougères, envoyé spécialement en zone sud pour assurer la présence de la direction fédérale34. Il s’agit le plus souvent d’obtenir la venue de Marcel Roy lors des réunions de cadres syndicaux organisées en zone sud. C’est en particulier le cas à Marseille et Limoges en mai 1942. Puis, en 1943, l’objectif consiste à réunir des commissions tripartites dans toutes les régions et de constituer les comités sociaux professionnels régionaux. Pour ce faire, la présence de Roy est sollicitée notamment à Saint-Étienne, Lyon, Marseille, Limoges. Fougères précise que l’expédition des cartes et des timbres aux syndicats de la zone sud occupe la plus grande partie de son temps.
37À la fin de février 1942 seulement, Roy annonce que les syndicats se trouvent désormais en contact régulier avec la Fédération. Il se félicite de ce que les prises de cartes et de timbres, soient supérieures à celles de 1941. En juin 1942, il fait état de l’existence de 141 syndicats et de 31 000 adhérents, soit un chiffre deux fois supérieur, selon lui, à celui de 1935, avant la réunification35. Au printemps de 1943, en revanche, il annonce des effectifs en baisse, y voyant l’un des effets de la Relève36. À la fin de 1943, il semble que les effectifs s’accroissent, sans qu’il y ait de précisions à ce sujet dans les instances fédérales. Quelle que soit la fiabilité de ces chiffres qui, sur l’ensemble de l’Occupation, oscillent sans doute entre vingt et cinquante mille syndiqués, on ne peut guère les comparer à ceux du temps de paix, en 1937 ou même en 1945, qui dépassent sans doute sept cent mille adhérents. En matière de revendications, l’année 1941 est surtout marquée par l’aggravation de la situation des salaires, officiellement bloqués par le décret du 10 novembre 1939, alors que les prix, bien qu’également bloqués, ont connu des dérogations à la hausse, en particulier pour les produits alimentaires. Les dirigeants fédéraux, qu’il s’agisse de Roy ou de Chevalme, conviennent que l’action directe est impossible. Dès lors, Roy obtient à plusieurs reprises des entrevues avec Belin, dont il soutient fermement la politique. Celui-ci entre février et mai 1941 contourne le blocage des salaires par l’accroissement des allocations familiales, par la création de l’alloca-tion de salaire unique, par le relèvement du salaire moyen départemental – mais qui se révèle très arbitraire par rapport au salaire réel – ainsi que par la possibilité offerte aux préfets de relever les « salaires anormalement bas » par une circulaire du 27 février 1942. Toutes ces mesures, appuyées par la direction fédérale, ne permettent toutefois pas de suivre la hausse du coût de la vie37. René Belin propose alors un relèvement des salaires (de 16 %, par le biais de la circulaire de février), qui se heurte au refus du ministère des Finances, soucieux d’éviter la dépréciation monétaire déjà menaçante du fait de l’importance des « dépenses d’occupation », et à celui des autorités allemandes. Au début de 1942, les dirigeants fédéraux tentent de mesurer le retard du pouvoir d’achat des salaires sur les prix, les premiers, selon eux, n’ayant été accrus que d’un tiers en moyenne alors que les seconds ont augmenté de plus des deux tiers. Roy, qui soutient la politique de Belin – d’ailleurs largement appuyée sur les propositions des fédérés – affirme que la discussion des barèmes des conventions collectives sur une base contractuelle est impossible et propose en outre d’en passer par la demande de primes aux chefs d’entreprises, dont il semble que certains, au moins dans la région parisienne, n’y soient pas hostiles par intérêt bien compris38. Certains, comme Chevalme, rappellent que la Fédération a toujours été hostile aux primes de « vie chère », d’autres, tels Gipoulou, réclament une action directe des syndicats auprès des directions d’usines. Mais Roy, suivi par la majorité, refuse afin d’éviter d’ » exposer les cadres de base à la répression », et cite à cet égard l’arrestation d’un responsable syndical à Gien pour une action en faveur des salaires. Dupaquier, secrétaire des syndicats de la région parisienne, confirme qu’en encourageant les sections locales à engager des actions auprès des directions d’usines, il s’en est suivi quelques débrayages et des « ennuis » pour les cadres syndicaux, ce qui, de surcroît, favorise, selon lui, la propagande communiste39. Dès lors, la Fédération est suspendue à la politique du ministre du Travail qui, sur ce terrain, ne peut aller ni contre les Finances, ni contre le Majestic.
38D’ailleurs, la crise gouvernementale, le retour de Laval et l’éviction de Belin en avril 1942 éloignent encore davantage toute perspective de relèvement. Le mécontentement ouvrier se manifeste plus sensiblement à l’automne 1942, alors que la crise monétaire menace. Roy convient que ce sont surtout les ouvriers professionnels des grandes entreprises qui peuvent bénéficier des primes, ce qui aggrave les inégalités de salaires, déjà sensibles du fait de l’existence de différentes zones. Et Dupaquier rapporte que le bureau du syndicat des métaux de la région parisienne considère la circulaire de février comme « une nouvelle foutaise [sic]40 ». À la fin de l’année 1942, face à l’absence de résultat, la Fédération en vient à négocier avec l’UIMM l’obtention d’une gratification, non générale, de fin d’année. Delamarre se plaint à ce propos du « manque d’activité syndicale41 ». La direction fédérale en est réduite aux négociations avec le ministère ou avec l’UIMM, qui aboutissent à un arrêté le 21 juin 1943, qui autorise une augmentation des salaires de la métallurgie de 10 % à 25 % – avec toutefois la fixation des classifications par les seuls employeurs à partir des conventions collectives d’avant-guerre – complété par un accord en octobre 1943.
39Mais dans une économie de contrainte sans marché, ni les prix ni les salaires ne respectent les arrêtés officiels et les responsables fédéraux déplorent à partir de l’automne 1942 « un marché noir des salaires », qui avantage surtout les grandes entreprises et les ouvriers professionnels – très inégalement répartis dans la métallurgie et la mécanique – où primes et gratifications viennent limiter la régression du pouvoir d’achat.
40À partir d’avril 1942, la Fédération doit faire face à l’aggravation des prélèvements allemands de main-d’œuvre. La Fédération soutient la politique de la Relève et Roy indique en juillet 1942 qu’ » il est souhaitable qu’un grand nombre d’ouvriers aillent en Allemagne plutôt que d’y être forcés42 ». En accord avec le patronat de la métallurgie, celle-ci organise un Comité national de solidarité, mais Dupaquier convient que, face au mécontentement ouvrier, il n’est désormais plus possible de « condamner l’agitation des usines » comme dans le cas des attentats communistes de l’année précédente43. Avec la « loi » sur le STO, la direction fédérale ne peut envisager que l’action en accord avec l’UIMM dans le comité tripartite professionnel afin d’organiser « la solidarité avec les partants en Allemagne », et d’éviter l’ » injustice » de certains départs. Comme pour la politique des salaires, la Fédération ne peut guère s’écarter de la politique gouvernementale de la main-d’œuvre, au moment même où elle tente, on l’a vu, de peupler les organisations de la Charte.
41Sans disposer de la place nécessaire pour aborder dans sa totalité la question de l’épuration des instances fédérales, on constate qu’à peine deux semaines après la Libération, le bureau exécutif est reconstitué avec, à sa tête, les ex-unitaires, dont notamment Ambroise Croizat en qualité de secrétaire général et Semat de secrétaire. Sont également présents au secrétariat Chevalme et Delamarre, ex-confédérés opposants à Roy, maintenus à cette responsabilité sur insistance des ex-unitaires, refondant ainsi les bases de la réunification. Dans le même temps, Roy et Bardollet sont écartés et font l’objet d’une demande d’arrestation pour avoir détourné une partie de la trésorerie de la Fédération. La page beliniste est bel et bien tournée, sans que la parenthèse du syndicalisme légal soit totalement fermée.
Notes de bas de page
1 Nous avons pu disposer aux archives de la Fédération des syndicats de la métallurgie CGT de plusieurs cartons contenant notamment la correspondance de Marcel Roy, ainsi que de la plupart des comptes rendus manuscrits des réunions des bureaux exécutifs et des commissions administratives de la Fédération des métaux. Nous tenons à remercier vivement les responsables des archives, et en particulier Jean-Pierre Elbaz, pour leur accueil, leur compétence et leur disponibilité.
2 Archives de la Fédération des syndicats des métaux CGT (Arch. de la FSM CGT), carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre « Comptes rendus du bureau exécutif fédéral, 3 octobre 1941-13 juillet 1943 », compte rendu de la réunion du 30 août 1941 de la commission administrative fédérale.
3 Cf. J.-P. Le Crom, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme, préface de Robert Paxton, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995.
4 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », chemise « Comité d’organisation professionnelle », lettre de Marcel Roy à Henry Moysset, 28 mai 1941, 3 p.
5 Arch. de la FSM CGT, carton « 1939-1945 », chemise « Correspondance 1939-1944 », lettre du préfet de la Seine à Marcel Roy (conseiller national), 6 décembre 1941, 1 p.
6 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 8 mai 1942.
7 Ibid.
8 Arch. de la FSM CGT, carton « 1939-1945 », chemise citée, interview de M. Roy par l’Office français d’information sur la répercussion du message de M. Laval, 25 juin 1942, 1 p.
9 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 16 juillet 1942. Un an auparavant, le 3 avril 1941, Roy confirme à Jouvance son soutien à la politique de collaboration d’État avec l’Allemagne. À ce sujet, cf. la contribution de Jean-Pierre Le Crom sur la Loire-Atlantique dans ce volume.
10 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 30 octobre 1943.
11 Cf. J.-P. Le Crom, op. cit.
12 Un premier projet issu des services de Belin, défendu par Roy, envisageait même un seuil de 66 % de votes favorables.
13 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 3 novembre 1941.
14 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 12 juin 1941.
15 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 30 août 1941.
16 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 4 juillet 1941.
17 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 30 août 1941.
18 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 3 novembre 1941.
19 Cf. dans ce volume la contribution de Danièle Fraboulet-Rousselier.
20 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », registre cité, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 1er décembre 1941.
21 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 4 juillet 1941.
22 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 10 avril 1942.
23 Ce fait est confirmé dans une note adressée à Laval le 31 mars 1943, citée dans J.-P. Le Crom, op. cit., p. 286.
24 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 16 juillet 1942.
25 Idem, note de Marcel Roy du 23 novembre 1943.
26 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 23 janvier 1943.
27 Idem, procès-verbal de la réunion de la commission provisoire d’organisation de la famille professionnelle de la Transformation des métaux du 23 janvier 1943.
28 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 3 juin 1944.
29 Ibid.
30 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 30 août 1941.
31 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 28 février 1942.
32 Ibid.
33 Idem, compte rendu de la séance de la commission administrative du 3 juin 1944.
34 Cf. arch. de la FSM CGT, dossier « Correspondance 1939-1944 ». Les développements qui suivent reposent sur le dépouillement de ce dossier.
35 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », compte rendu de la réunion de la commission administrative du 13 juin 1942.
36 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 29 mai 1943.
37 On trouvera les grands traits de la politique des salaires dans M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion (1932-1952), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, vol. 1, p. 555 et suiv., ainsi que dans la contribution de A. Radtke-Delacor, dans J.-L. Robert, D. Peschansky (dir.), Les ouvriers français sous l’Occupation, Paris, IHTP, 1992.
38 Arch. de la FSM CGT, carton « Archives Métaux 1940-1944 », compte rendu de la réunion de la commission administrative du 28 février 1942.
39 Ibid.
40 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 4 septembre 1942.
41 Idem, compte rendu de la réunion de la commission administrative du 23 janvier 1943.
42 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 16 juillet 1942.
43 Idem, compte rendu de la réunion du bureau exécutif du 22 octobre 1942.
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