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À quoi sert aujourd'hui la psychologie sociale ?

 | 
Gérard Guingouain
, 
François Le Poultier

3e partie. Croyances, théories implicites et jugements

La surestimation de ses compétences et ses rapports avec la tâche de conduite automobile

Patricia Delhomme

Texte intégral

1Les conducteurs automobiles donnent souvent une image flatteuse de leurs capacités de conduite, comme ils dévalorisent souvent celles des autres. De fait, il est attesté que la majorité des conducteurs estime ses capacités de conduite supérieures à celles d’un conducteur moyen (Delhomme, 1991a ; Groeger et Brown, 1989 ; Holland, 1993 ; Svenson, 1981). Dans une perspective sécuritaire, on se pose la question de savoir si cette surestimation de soi par rapport à autrui présente un lien quelconque avec l’activité de conduite elle-même ? S’agit-il d’une caractéristique du discours social ou d’un indicateur qui informe sur les comportements effectifs de conduite ?

La tache de conduite

2Rappelons brièvement quelques données de base sur la conduite automobile. Alors même que conduire un véhicule est une activité accomplie quotidiennement par des millions d’automobilistes, l’analyse de la tâche de conduite et de ses dysfonctionnements est particulièrement complexe. Cette tâche fait appel à des niveaux de traitement très divers : contrôle conscient, automatismes moteurs, etc. Elle nécessite un ajustement continu à un environnement variable avec des contraintes temporelles et dynamiques très importantes (Saad, 1975). Cet ajustement implique notamment la gestion d’interactions potentielles comme ralentir avant de franchir l’intersection en anticipant le fait qu’un usager prioritaire ou non peut toujours surgir au dernier moment ou d’interactions manifestes avec d’autres usagers de la route comme anticiper le comportement d’autrui et par exemple ralentir pour laisser passer le véhicule qui s’insère devant moi ou donner à autrui la possibilité de prévoir mon propre comportement et par exemple mettre son clignotant pour indiquer que l’on va tourner à gauche. Cette gestion d’interactions suppose que l’automobiliste soit capable d’anticiper les événements pouvant survenir suffisamment tôt à l’avance pour adopter un comportement approprié. Bien que réglementée et soumise à un apprentissage, la tâche de conduite est faiblement structurée (Saad, op.cit.) dans la mesure où les informations à prendre en compte dans l’environnement routier sont souvent implicites, nombreuses et dépendantes du contexte. L’expérience de la conduite amène cependant à hiérarchiser différemment les éléments du contexte (notamment rapport entre éléments fixes liés à l’infrastructure routière et éléments en mouvements liés à la circulation).

La surestimation de ses capacites : biais ou auto-regulation ?

3La surestimation de ses capacités est généralement envisagée sous deux angles. Le premier rapporte cette attitude au domaine plus large de la comparaison sociale. Le second l’envisage comme un élément de régulation subjective qui permet de s’assurer la maîtrise de l’environnement. Dans la première perspective, la surestimation de ses compétences apparaît comme une caractéristique des situations de comparaison sociale dans lesquelles la présentation de soi est biaisée en sa faveur au détriment d’autrui. Codol (1975) a défini ce “biais de conformité supérieure de soi” comme la tendance à se percevoir comme plus conforme aux normes sociales que les autres, la norme étant ici d’avoir de bonnes capacités de conduite. Dans le même esprit, Myers et Ridl (1979) font état d’un biais d’unicité rendant compte de la tendance à sous-estimer la proportion des gens qui peuvent ou pourront réaliser une performance donnée aussi bien que soi. Cette sous-estimation amène à se considérer comme ayant de meilleures capacités que la moyenne des gens (Goethals, 1986). De ce point de vue, la surestimation de soi est un véritable biais sans rapport avec des habiletés quelconques de conduite. Il est alors largement redevable à un contexte de comparaison sociale.

4L’affirmation de la supériorité de soi peut être envisagée sous un angle plus positif selon une tradition de recherche où les comportements manifestent des croyances en matière de contrôle illusoire ou non (Glass et Singer, 1972 ; Burger, 1987). Dans un environnement complexe et aléatoire, elle apporte un gain subjectif de contrôle (Alicke, 1985 ; Allison, Messick et Goethals, 1989), y compris dans le domaine de la conduite automobile (Mc Kenna, 1993). Ainsi, les conducteurs qui surestiment leurs capacités de conduite, comparés à ceux qui ne les surestiment pas, considèrent qu’ils auraient été davantage capables d’éviter d’être impliqués dans des scènes routières conflictuelles qui leur sont présentées sous forme vidéo (Delhomme, 1991b).

5L’existence de la surestimation de ses capacités de conduite serait finalement d’un intérêt limité si elle ne concernait que la présentation flatteuse de soi en contexte social. Dans cette perspective, on ne doit pas attendre un lien quelconque avec la tâche réelle de conduite. Autrement dit, la surestimation de ses capacités de conduite seraient disjointes des capacités réelles de conduite. Nous adopterons ici un autre point de vue. La surestimation de ses capacités de conduite informe sur une dimension cruciale : l’auto-estimation de ses compétences. Plus précisément, il s’agit de savoir si cette surestimation de ses capacités de conduite en général a un lien avec l’auto-estimation de ses compétences qui intervient dans la tâche de conduite elle-même. L’auto-estimation de ses compétences jouerait, par exemple, un rôle dans la prise de décision relative au niveau de risque accepté ou, plus exactement, la surestimation de ses compétences entraînerait une propension plus grande à la prise de risque. Cette trop grande confiance dans ses capacités de conduite contribuerait à une mauvaise perception du risque : percevoir un danger mais s’imaginer être capable de l’éviter ou inversement ne pas percevoir le danger présent ou le percevoir tardivement alors que le comportement adopté, une vitesse excessive par exemple, ne permet pas de faire face à la situation. Se croire bon conducteur engagerait à affronter des conditions plus risquées en choisissant, par exemple, d’adopter des vitesses plus élevées, de dépasser en estimant que ça passera juste, de maintenir des interdistances plus courtes. Des résultats expérimentaux permettent de le penser. Ainsi les conducteurs qui se surestiment déclarent être moins respectueux des limitations de vitesses comparés aux non surestimateurs (Delhomme, 1991b). L’estimation de ses propres capacités de conduite et de celles d’autrui contribueraient à expliquer pourquoi les conducteurs s’exposent différemment à des situations objectivement risquées. Ces estimations sont des éléments qui pourraient aider à comprendre comment le risque est évalué et pourquoi le risque est accepté. La plupart des modèles développés autour du risque (voir pour une revue Saad 1988) évoquent implicitement ou explicitement une dimension de cette sorte, qu’il s’agisse, par exemple, du modèle du risque zéro de Näätänen et Summala (1976) ou du modèle de l’évitement de la menace de Fuller (1984).

6Cet argument général est balancé par d’autres considérations liées à l’évaluation d’autrui. Nous avons constaté qu’autrui est perçu comme la source principale de risque par ceux qui surestiment leurs capacités de conduite comparés à ceux qui ne les surestiment pas (Delhomme, 1991a). En accord avec Groeger et Brown (1989), cette attitude pourrait donc être considérée comme une mesure de l’attention consacrée à autrui. Autrement dit, les conducteurs qui surestiment leurs capacités de conduite seraient plus vigilants envers les comportements d’autrui que ne le sont ceux qui ne surestiment pas leurs compétences de conduite.

7A ce point de la discussion, il est nécessaire d’introduire un autre paramètre : l’expérience de la conduite. En effet, si à la limite les conducteurs très expérimentés pourraient manifester une certaine lucidité quant au progrès de leurs capacités, nombre de jeunes conducteurs peu expérimentés se construisent une image illusoire de leurs compétences (Brown et Groeger, 1988 ; Dejoy, 1980). Or la surestimation de soi se rencontre quelle que soit les classes d’âges considérées. Elle se retrouve notamment chez les jeunes conducteurs alors même qu’ils sont largement sur-représentés dans les accidents. Les considérations précédentes doivent donc être contrastées selon l’expérience de la conduite. On sait que l’expérience de la conduite engendre des traitements différents de l’information, notamment une meilleure organisation des connaissances qui sont plus structurées, plus accessibles. Ceci implique une meilleure intégration de l’information nouvelle, une moins grande instabilité des schémas (Rasmussen, 1983). On peut alors s’attendre à ce que les conséquences de la surestimation de soi ne soient pas homogènes selon l’expérience de la conduite.

8Enfin, du point de vue de la tâche de conduite elle-même, il est nécessaire de pondérer ces hypothèses par la variété dynamique des situations. Selon la configuration rencontrée (caractéristique de l’infrastructure, présence d’autres automobilistes, etc.), l’auto-évaluation de ses compétences sera plus ou moins mise en jeu. Des pondérations devraient s’opérer spécialement sur le rapport des éléments fixes (infrastructure, signalisation routière, état de la chaussée,...) qui sont des éléments de base sur lesquels se fondent les mécanismes d’anticipation et des éléments en mouvement (liés à la circulation : autres véhicules, deux roues, piétons).

Une simulation de la tache de conduite

9La question ici posée est de savoir si l’attitude de surestimation de ses capacités de conduite a des incidences sur des composantes de l’activité de conduite. Nous avons limité notre investigation à une simulation de la tâche de conduite aux niveaux perceptifs et cognitifs de l’activité. Les sujets regardant des scènes routières présentées sous forme de films vidéo étaient invités à sélectionner et à identifier des éléments d’information qu’ils considèraient comme importants pour la conduite.

Une population différenciée de conducteurs

  • 1 Il est remarquable de constater que le plus souvent dans la littérature, lorsque les auteurs se fo (...)

10Répondant à une annonce locale, 51 sujets masculins ont participé à notre étude. Ils se différencient entre eux selon la comparaison soi-autrui (CSA) sur le plan des capacités de conduite, l’expérience de la conduite et les antécédents d’accidents au cours des trois dernières années. Lors d’un entretien téléphonique préalable visant à recruter les sujets, deux questions ont été posées. La première est relative à l’auto-évaluation des capacités générales de conduite, la seconde à l’hétéro-évaluation des capacités générales de conduite. La forme de réponse aux deux questions était celle d’une échelle en cinq points allant de très bon conducteur à très mauvais conducteur. Les conducteurs sont qualifiés de “supérieurs à autrui” si l’auto-évaluation est supérieure à l’hétéro-évaluation. Vingt-six sujets ont ainsi été repérés comme surestimateurs par rapport à autrui et 25 comme non surestimateurs. Cet entretien téléphonique permettait aussi de contrôler l’âge, l’année d’obtention du permis B, le kilométrage annuel et la profession des conducteurs. L’expérience de la conduite1 discrimine un groupe de 28 débutants dont l’ancienneté du permis de conduire est en moyenne de un an et un groupe de 23 expérimentés dont l’ancienneté du permis de conduire est en moyenne de quatorze ans. L’âge des débutants est en moyenne de vingt ans, celui des expérimentés est en moyenne de 34,5 ans. Quant à la variable “antécédents d’accident”, les informations ont été recueillies dans le questionnaire post-expérimental. Les sujets étaient invités à signaler, en tant qu’automobilistes, s’ils avaient été ou non impliqués dans au moins un accident au cours des trois dernières années, un simple accrochage étant déjà considéré comme un accident. Treize sujets avaient eu au moins un accident au cours de cette période et 38 n’en avaient eu aucun.

Repérer des éléments d’information dans des scènes routières

11Vingt-cinq scènes ont été présentées aux sujets sous forme de courtes séquences vidéo sonores. Ces scènes routières ont été filmées à l’aide de deux caméras afin d’élargir le champ visuel du conducteur. L’installation de ces caméras permettait aux sujets d’adopter le point de vue du conducteur. A l’intérieur du véhicule, que nous qualifierons de véhicule origine, on voyait les mains du conducteur sur le volant, le tableau de bord et les deux rétroviseurs extérieurs. Ces 25 séquences ont été mises bout à bout pour former deux films simulant le côté gauche et le côté droit du champ visuel du conducteur. Chaque séquence dure entre trente secondes et une minute. La série des 25 séquences dure environ 18 minutes. Ces séquences sont séparées entre elles par un marqueur de durée constante. Ces films ont été présentés aux sujets à l’aide de deux moniteurs couleur, identiques et accolés, chacun mesurant 68 cm de diagonale. Le sujet assis devant une table se trouve à environ 1,5 m des écrans. Il a à sa disposition une flèche laser muni d’un bouton-pressoir pour désigner les informations importantes pour la conduite. Précisons aussi sur le plan technique qu’une des deux pistes son des cassettes vidéo contient l’enregistrement du bruit du moteur du véhicule, l’autre le top de référence du début de chaque séquence. Une carte informatique (compteur) et les entrées-sorties binaires permettait de détecter chaque top de référence et les appuis du sujet sur le bouton-poussoir.

12Les 25 scènes se différencient selon la localisation : zone rurale, zone urbaine ou zone péri-urbaine. Elles présentent des degrés divers de difficultés à résoudre nécessitant une action correctrice, par exemple, en présence d’un pont étroit, d’un virage dangereux ou d’une chaussée déformée. Certaines scènes peuvent aller jusqu’à comporter des incidents : un refus de priorité à droite ou un véhicule déboîtant juste devant le véhicule origine.

13La passation de l’expérience était individuelle. Il était annoncé aux sujets qu’ils allaient voir des films très courts représentant des événements courants que l’on rencontre sur la route. Les sujets étaient invités à se mettre à la place du conducteur, c’est-à-dire faire comme si c’était eux qui rencontraient les événements qui survenaient. Ils devaient montrer à l’aide d’une flèche laser, en appuyant sur le bouton-poussoir, chaque élément d’information extérieur au véhicule d’origine leur paraissant “utile pour la conduite” et le qualifier en quelques mots. Ces éléments d’information sont des éléments qui pourraient les amener à changer de vitesse et/ou de direction. Avant de commencer l’expérience proprement dite, les sujets se familiarisaient avec la tâche au cours de deux fois quatre séquences d’essais. En fin d’expérience, ils devaient remplir un questionnaire visant à saisir les attitudes plus générales à l’égard de la conduite et de l’expérience de la conduite. Les données ainsi recueillies ont été soumises à différents traitements : analyse de variance multiple et analyse en composante principale.

La surestimation de ses capacites comme attitude generale

14L’examen des réponses au questionnaire post-expérimental permet de mieux appréhender la surestimation de ses capacités dans ses rapports avec des attitudes plus générales à l’égard de la conduite. Le questionnaire est structuré autour de la source perçue du risque. L’analyse en composante principale réalisée sur l’ensemble des attitudes, excluant l’évaluation des capacités soi-autrui, isole un premier facteur rendant compte de 13 % de la variance. A un pôle de ce facteur, les conducteurs déclarent avoir conscience des risques, concevoir que le risque peut provenir d’eux-mêmes, valoriser la sécurité (la robustesse, le confort et la sécurité sont des critères importants dans le choix d’une voiture), privilégier le port de la ceinture et considérer que le risque sur la route peut provenir d’autrui. A ce pôle, les conducteurs estiment leurs capacités de conduite comme égales à celles d’autrui. Au pôle opposé, les conducteurs affirment leur propre supériorité par rapport à autrui sur le plan des réflexes, de la prudence, attribuent le risque d’accident à autrui, au hasard et à un manque de vigilance. La conduite est un plaisir pour ces derniers, lesquels sont irrités quand on les dépasse et considèrent la vitesse comme un critère important dans le choix d’une voiture. A ce pôle, les conducteurs surestiment leurs capacités de conduire par rapport à celles d’autrui.

15Quelques résultats plus spécifiques méritent d’être mentionnés. Ainsi, les plus irrités quand on les dépasse sont les débutants qui s’estiment supérieurs à autrui. Ceux qui s’estiment supérieurs aux autres considèrent moins que ceux qui se jugent égaux aux autres que le risque sur la route peut provenir d’eux-mêmes (m = 2,9 contre m = 3,9 p =.005). Enfin, plus les débutants qui se surestiment disent avoir de bons réflexes, plus ils nient que le risque sur la route peut provenir d’eux-mêmes (p =.018).

Une hierarchisation subjective des elements de l’environnement routier

16Le questionnaire post-expérimental invitait également les sujets à désigner l’élément qui, lorsqu’ils sont au volant, leur paraît généralement le plus important à surveiller. Dans l’ensemble, les sujets qui s’estiment supérieurs à autrui donnent plus de poids aux éléments en mouvement, les piétons et les autres automobilistes, que ceux qui s’estiment égaux à autrui, lesquels accordent plus de poids à l’infrastructure. Il est remarquable de constater à la lecture du tableau ci-dessous que les débutants qui se surestiment privilégient de façon majoritaire “les autres automobilistes” comme élément à surveiller par rapport aux autres débutants et à tous les conducteurs expérimentés.

Tableau 1. Élément sur lequel les sujets déclarent concentrer le plus leur attention en fonction de leur catégorie d'appartenance

Tableau 1. Élément sur lequel les sujets déclarent concentrer le plus leur attention en fonction de leur catégorie d'appartenance

La detection et l’identification des unites d’information

17Pour l’ensemble des 25 séquences routières, les sujets signalent en moyenne une information importante toutes les 2,5 secondes. Il s’agit, par exemple, d’un virage, d’un véhicule en stationnement etc. Les conducteurs qui surestiment leurs capacités de conduite signalent plus d’éléments que ceux qui ne se surestiment pas (m = 7,51 contre m = 6,97, p =.046). Ceux qui ont eu un accident signalent plus d’éléments que ceux qui n’en ont pas eu (m = 8,12 contre m = 6,95, p =.021). L’expérience de la conduite quant à elle n’est pas discriminante. Le fait d’avoir eu ou non un accident n’a pas d’effet sur le nombre d’éléments signalés par les conducteurs qui s’estiment égaux tandis que chez ceux qui s’estiment supérieurs à autrui, ce sont les conducteurs qui ont déjà eu un accident qui signalent plus d’éléments que ceux qui n’en ont pas eu (m = 8,9 contre m = 7,0, p =.004).

18Les éléments pointés et qualifiés de quelques mots par les sujets peuvent être classés dans une catégorie d’éléments fixes (infrastructure, signalisation, état de la chaussée et sortie d’habitations), dans une catégorie d’éléments en mouvement liés à la circulation selon qu’ils aient été cités en section critique (virage, intersection,...) ou en section courante dans une catégorie de véhicules en stationnement. Cette dernière catégorie d’éléments ne permet pas de discriminer les conducteurs selon la comparaison soi-autrui, l’expérience de la conduite et les antécédents d’accidents. Par contre des différences significatives apparaissent à propos des deux autres catégories.

19En ce qui concerne les éléments fixes, les conducteurs expérimentés signalent en moyenne plus d’éléments d’infrastructure que les débutants (m = 128,7 contre m = 99.5, p =.019). Comme le montre la comparaison des moyennes figurant dans le tableau 2, pour les scènes en zone péri-urbaine, les conducteurs expérimentés qui surestiment leurs capacités de conduite signalent plus d’éléments fixes que les conducteurs débutants qui surestiment aussi leurs capacités de conduite (p =.059). La comparaison va dans le même sens chez les conducteurs qui estiment leur capacité égale à autrui : les expérimentés signalent plus d’éléments fixes que les débutants (p =.01).

Tableau 2. Nombre moyen d'éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec les variables expérience de la conduite.

Tableau 2. Nombre moyen d'éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec les variables expérience de la conduite.

20Toujours à propos des éléments fixes, les conducteurs qui se surestiment par rapport à autrui et qui ont été impliqués dans un accident signalent plus d’éléments d’infrastructure que les conducteurs qui surestiment aussi leur capacité de conduite mais qui n’ont pas été impliqués dans un accident (p =.028). Par contre, aucune différence n’est observée entre les conducteurs qui estiment leur capacité égale à celle d’autrui selon qu’ils aient été ou non impliqués dans un accident (cf. tableau 3). Autrement dit, la variable antécédents d’accident ne produit un effet de discrimination que chez les personnes qui estiment mieux conduire qu’autrui.

Tableau 3. Nombre moyen d’éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec la variable antécédents d’accidents.

Tableau 3. Nombre moyen d’éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec la variable antécédents d’accidents.

21En ce qui concerne les éléments en mouvement, c’est essentiellement en zone urbaine que les conducteurs qui se surestiment signalent plus de véhicules en circulation que ceux qui ne se surestiment pas (m = 24,7 contre m = 19.2, p =.045) et ce, tant en section critique qu’en section courante. Les expérimentés qui ont été impliqués dans un accident signalent en section critique plus de véhicules en circulation que les non impliqués (m = 011,7 contre m = 7.8, p =.011). Ce n’est pas au détriment du nombre de véhicules en mouvement que les expérimentés qui surestiment leurs capacités de conduite signalent des éléments fixes, au contraire même puisque chez ces conducteurs on observe une liaison positive entre le nombre d’éléments fixes et le nombre de véhicules signalés en mouvement (r =.67, p =.024).

Le role de la perception du controle et des sources de risque

22L’articulation entre les attitudes liées à l’auto et à l’hétéro-évaluation des capacités de conduite et les comportements de détection d’information motivait notre recherche. Nous retrouvons ici une relation entre la comparaison soi/autrui et les antécédents d’accident au cours des trois dernières années. Il y a en effet une association positive entre le nombre d’éléments signalés et, d’une part, la supériorité de soi et, d’autre part, l’implication dans un accident. Cette recherche permet de qualifier les écarts attestés jusque là au seul plan quantitatif (Delhomme, 1991b). La supériorité de soi se traduit donc non seulement par un nombre plus grand d’informations sélectionnées mais encore par la nature des éléments : les véhicules en mouvement font l’objet de plus d’attention. L’hypothèse selon laquelle la perception du contrôle jouerait un rôle intermédiaire entre les attitudes et les comportements trouve ici un argument empirique. Les sujets qui déclarent que les autres usagers sont la source principale de risque désignent plus souvent les autres usagers comme éléments pertinents à prendre en compte en situation de conduite. Tout se passe comme s’ils cherchaient à augmenter leur maîtrise sur les autres usagers qu’ils considèrent comme le principal facteur d’incontrôlabilité.

23Globalement, les expérimentés signalent autant de véhicules en circulation que les débutants tandis que les premiers signalent plus d’éléments fixes que les seconds. Ces éléments fixes sont indicateurs d’interaction potentielle avec d’autres usagers (intersection, virage, sortie d’habitations) ou de difficultés spécifiques dans le contrôle du véhicule (travaux, chaussée déformée ou glissante). Ce sont des éléments de base sur lesquels se fondent les mécanismes d’anticipation. Ils traduisent ici chez les expérimentés une plus grande activité exploratoire de l’environnement dans son ensemble et non pas uniquement des éléments les plus manifestes telle que la présence des autres usagers. Chez les débutants qui surestiment leurs capacités de conduite, leur attention est peu dirigée par les éléments fixes ce qui pourrait représenter une source de risque. Ce risque serait d’autant plus important que les débutants qui se considèrent meilleurs que les autres surestiment leurs capacités à faire face aux situations critiques (Delhomme, 1991b) et rejettent plus l’idée que le risque sur la route peut provenir d’eux-mêmes. Si l’on peut admettre que la supériorité de soi par rapport à autrui chez les expérimentés est fondée partiellement sur la perception de l’acquisition de connaissances basées sur les règles, de la capacité à anticiper les événements et d’habiletés motrices, la supériorité de soi chez les débutants serait plutôt illusoire dans le sens où s’ils ont objectivement “une meilleure vision, des meilleurs réflexes et des réactions plus rapides”, ils ont aussi le plus d’accidents (Rumar, 1985). Ceci s’explique par le fait qu’ils sous-estiment les difficultés de la route ou à tout le moins qu’ils surestiment leurs capacités à faire face aux difficultés de la route (Spolander, 1983). Le problème est que les débutants manquent de feed-back suffisant qui leur ferait prendre conscience de leur illusion (Wilde, 1982) et persévèrent ainsi dans des conduites risquées. Les antécédents d’accidents n’ont pas d’effet spécifique, ils amplifient les effets précédemment constatés. Le fait d’avoir eu un accident chez les sujets qui se considèrent comme meilleurs conducteurs qu’autrui pourrait être considéré comme un élément renforçant l’attention portée à l’environnement.

Prolongements pratiques

24Les résultats rapportés invitent à préciser un modèle qui articule de manière dynamique les facteurs que nous venons d’évoquer. Un modèle est en cours de développement dans plusieurs recherches en laboratoire et en situation de conduite réelle. Il s’appuie largement sur les conceptualisations issues de la psychologie sociale. Ces recherches psychologiques et pychosociales menées en sécurité routière visent à mieux comprendre le rôle du facteur humain dans les causes d’accident afin de développer des mesures sécuritaires efficaces. Ces mesures visent essentiellement la modification des comportements insécuritaires du conducteur. L’infléchissement de ces comportements nécessitent d’accroître les connaissances sur les comportements et leurs déterminants (Delhomme, 1993). La représentation de la situation et la représentation de sa propre capacité à gérer la situation sont des éléments essentiels des mécanismes qui sont à l’origine des comportements insécuritaires. De ce point de vue, les rapports entre attitudes enregistrées notamment dans les grandes enquêtes de niveau national et comportements effectifs sont particulièrement intéressants à étudier.

25Notre niveau d’investigation, le rôle de l’auto-évaluation des compétences dans la tâche de conduite, intéresse plusieurs niveaux d’application.

26Un premier niveau concerne la tâche de conduite elle-même et sa modélisation. Plus spécifiquement, les modifications technologiques apportées à l’environnement du conducteur sous forme par exemple d’assistance à la conduite (système d’aide à la navigation, de détection de baisse de vigilance, etc.) peuvent être interrogées sous l’angle de la perception des capacités de conduite. Le risque étant bien sûr de donner l’illusion d’un environnement plus facilement maîtrisable.

27Un second niveau vise l’amélioration de la formation des conducteurs du point de vue de l’évaluation du risque. La surestimation de ses capacités devant être spécialement identifiée par les formateurs-moniteurs chez les jeunes conducteurs. De même qu’elle devrait l’être dans les stages de sensibilisation destinés aux conducteurs infractionnistes dans le cadre du permis à points. Le changement d’attitude qui pourrait être éventuellement observé au cours de ces stages serait limité s’il ne concernait que le discours sur la conduite.

28Un troisième niveau concerne l’action publique en tant que commanditaire des campagnes de sécurité. Les thématiques en rapport avec l'auto-évaluation de ses compétences sont déjà suggérées, les effets éventuels étant d’ailleurs difficiles à mesurer.

Notes

1 Il est remarquable de constater que le plus souvent dans la littérature, lorsque les auteurs se focalisent sur les attitudes, ils différencient les conducteurs selon l’âge (jeunes vs plus âgés) tandis que lorsqu’ils s’intéressent à des comportements de conduite, ils différencient les conducteurs selon l’expérience de conduite (débutants vs expérimentés). Nous conserverons l’appellation débutants et expérimentés car dans la réalité les conducteurs débutants sont plutôt jeunes et les expérimentés plus âgés. En France, la très grande majorité des individus passe le permis de conduire avant 25 ans.

Table des illustrations

Titre Tableau 1. Élément sur lequel les sujets déclarent concentrer le plus leur attention en fonction de leur catégorie d'appartenance
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Titre Tableau 2. Nombre moyen d'éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec les variables expérience de la conduite.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/48283/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 31k
Titre Tableau 3. Nombre moyen d’éléments signalés en zone péri-urbaine selon le croisement de la variable comparaison soi-autrui avec la variable antécédents d’accidents.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/48283/img-3.jpg
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Auteur

Laboratoire de Psychologie de la Conduite,
Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité, Arcueil

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