Des modes de vie variables dans la situation de chomage

1Les nombreuses recherches sur la situation de chômage qui se sont succédées depuis quelques décennies ont laissé des résultats contradictoires s’agissant notamment du lien entre chômage et activités extra-professionnelles. Ainsi, si des études montrent que le chômage entraîne un “retrait social” (Eisenberg et Lazarsfeld, 1938 ; Marsden et Duff, 1975 ; Atkinson, Liem et Liem, 1986), d’autres montrent au contraire que le chômage est associé à une plus grande participation à certaines sphères des activités extra-professionnelles (Warr et Payne, 1983 ; Shamir, 1986). Le même type de résultats contradictoires se retrouve au niveau d’autres variables, comme les supports sociaux ou l'estime de soi (voir pour une revue Roques, 1991). Ces contradictions ainsi relevées d’une étude à l’autre montrent que la situation de chômage n’est pas vécue de la même façon par tous les individus.

2Ce fait pourra paraître trivial au praticien qui, agissant dans des situations d’accompagnement individualisé, de relation d’aide, d’entretien conseil, considère que chaque individu a un fonctionnement propre. Pourtant, lorsqu’on sort de la référence à la relation interpersonnelle, semble prévaloir la représentation selon laquelle les différentes réponses des chômeurs face à leur environnement social, personnel et professionnel sont fonctionnellement identiques. Il y a une limite pratique et théorique à raisonner en termes de population – type, censée être homogène sur la base de critères institutionnels, plutôt qu’en termes de problématiques psychosociales, variables quant à elles à l’intérieur d’une population. L’utilisation de catégories particulières, selon les dispositifs mis en place – BRMI : bénéficiaires du Revenu Minimum d’insertion, DELD : demandeurs d’emploi de longue durée, jeunes, etc. – ne modifie pas ce problème.

3Pour rendre compte des différences de fonctionnement des personnes face à leur situation de chômage, il faut chercher des explications qui réintègrent l’activité de l’individu, du point de vue de ses conduites observables tout autant que de celui de ses activités mentales, face à ses conditions de vie objectives. C’est bien là le problème qui est posé au praticien intervenant dans ce domaine : la détermination de choix professionnels, de plans d’actions d’insertion, de parcours de formation adaptés à la situation de la personne ou l’accompagnement de la personne dans tel ou tel dispositif ne peuvent se faire sans prendre en considération la représentation que la personne a tant de ses conditions de vie que des solutions, des projets, des actions qui lui sont proposés ou qui sont élaborés avec elle. En conséquence, nous considérons avec d’autres auteurs (Thoits, 1982 ; Fryer et Payne, 1984) que les activités des chômeurs peuvent prendre des significations variables selon les personnes. Par exemple, les activités extra-professionnelles représentent pour certains sujets des ressources qui leur permettent “d’intervenir dans – ou de re-percevoir, les situations d’une manière qui leur permet d’agir dans des directions valorisantes, plutôt que de répondre passivement aux changements imposés” (Fryer et Payne, ibid., p. 273). Pour d’autres, la forte valorisation de l’emploi entraînera, lors de la perte de celui-ci, une nette diminution du sens donné aux activités extra-professionnelles ; le chômage entraînera alors un repli sur soi. Tout ceci montre la nécessité d’étudier les liens entre les différentes activités, professionnelles et extra-professionnelles, du sujet.

4Dans une étude longitudinale portant sur des chômeurs, Roques (1991, 1993) rend compte des différences de vitesse de sortie du chômage, en mettant en relation les comportements de recherche d’emploi, donc des activités professionnelles, avec les activités sociales nécessitant la rencontre avec autrui et/ou l’éloignement du domicile. Pour les deux groupes de personnes qui retrouvent une activité professionnelle respectivement après sept et onze mois, apparaît une corrélation positive entre intensité des comportements de recherche d’emploi (CRE) et activités sociales, au moment de la sortie du chômage. A l’inverse, pour les personnes encore au chômage après dix neuf mois, la corrélation entre ces deux types d’activités est toujours négative aux cinq temps d’observation effectués. Le deuxième groupe (sortie à onze mois) manifeste pourtant une diminution de ses CRE au moment de la sortie, tandis que le troisième groupe (chômage après dix neuf mois) manifeste une augmentation régulière de ses CRE et une intensité de ceux-ci équivalente à celle du deuxième groupe lors de sa sortie. Ces résultats amènent à soutenir l’idée que les activités sociales procurent des ressources directement utilisables dans la recherche d’emploi.

5On voit ici que l’étude de l’interdépendance entre diverses sphères d’activités permet d’accéder à une compréhension plus complète de la variabilité des réponses des individus à leur situation. “Sans aucun doute, la capacité (du sujet à gérer, organiser cette interdépendance) est-elle éminemment variable dans le temps et l’espace et, à l’intérieur d’une formation sociale, la possibilité qu’ont les individus de développer une stratégie partiellement autonome par rapport aux contraintes de travail, familiales, d’habitat, n’est pas égale. Mais il y a maldonne si, de cette inégalité, procède l’oubli de tout un pan de la réalité sociale et psychologique (...) et même s’il faudrait une forte dose d’inconscience pour affirmer que l’emploi, et a fortiori le chômage, sont le produit d’un choix libre et autonome, on ne peut oublier que face à ces événements de la vie professionnelle, les individus développent des stratégies actives et réactives de nature très variables” (Curie, Hajjar, Marquié et Roques, 1990, p. 104). Cette position n’est pas très éloignée de ce que soutenaient Hayes et Nutman (1981) : l’analyse du fonctionnement psychosocial de l’individu doit tenir compte “non seulement des forces et des changements extérieurs qui influencent l’individu, mais aussi – et surtout – de la diversité dans l’interprétation de ces changements et dans la façon d’y réagir. Dans le modèle de comportements établi par Lewin, certaines forces sont influencées par des agents extérieurs mais leur nombre, leur portée et leur intensité sont fonction du sens et de la valeur que leur attribue l’individu” (ibid., p. 53).

Une theorie : le systeme des activites

6La théorie du système des activités (Hajjar et Curie, 1985 ; Curie et Hajjar, 1987 ; Curie, Hajjar, Marquié et Roques, 1990) apporte ici un éclairage intéressant en rendant compte de cette réalité complexe où interagissent le déterminisme social externe des conduites et le déterminisme interne et personnel. Nous résumons ici cette théorie selon trois propositions.

7Première proposition : nos conduites forment système parce que les ressources qu’elles utilisent, limitées en temps et en énergie, ne sont plus disponibles pour le développement d’autres conduites ; chaque conduite constitue à ce titre une contrainte pour les autres. Complémentairement, chaque conduite est susceptible de procurer aux autres des ressources matérielles et informatives qui sont nécessaires à leur accomplissement. Ces ressources et ces contraintes, entrées du système, constituent un déterminisme externe du système des activités.

8Deuxième proposition : ce système, comme tout système, est régulé. Disposant de ressources finies à un instant t, tout accroissement des contraintes ou tout changement en un point donné du système doit mobiliser des régulations. Ces régulations constituent un déterminisme systémique des activités.

9Troisième proposition : la combinaison des différentes formes possibles de ces régulations dépend en partie d’une instance centrale de contrôle appelée modèle de vie. Celui-ci est constitué par les valeurs hiérarchisées du sujet, par les représentations qu’il a de lui-même et de la structure causale de son environnement et par ses projets tels qu’ils résultent de la coordination de ses valeurs et de ses représentations.

10L’arbitrage entre ressources et contraintes, sous la dépendance du modèle de vie, constitue un déterminisme interne.

11Prenons un exemple. Un individu valorise fortement sa sphère professionnelle. Cela peut l’amener à une recherche d’emploi intense notamment en temps consacré. Dans le même temps, il valorise ses activités sociales, lesquelles lui procurent, telles qu’il les signifie selon son modèle de vie, des ressources comme par exemple : réseaux d’entraide, mais aussi sentiment d’utilité, meilleure estime de soi,... Cette situation peut le conduire, afin de préserver du temps pour ses activités sociales, à modifier ses stratégies de recherche d’emploi, modifications qui pourront se traduire par une sélection des canaux utilisés (organismes, journaux, etc.), une sélection des orientations ou métiers ciblés et, selon le cas, une meilleure organisation de son emploi du temps, une recherche de moyens nouveaux et plus efficaces (entretien avec un professionnel de l’orientation,...), etc. Dans ce cadre là, les activités de la sphère sociale peuvent constituer des ressources pour la sphère professionnelle en entraînant, par exemple, une moindre fragilité face aux échecs de la recherche d’emploi, une diminution de l’apathie face à la recherche de solutions au problème du chômage,... En retour, la modification des stratégies de recherche d’emploi peut générer de nouvelles ressources pour les activités de la sphère professionnelle elles-mêmes ou pour les activités des autres sphères par le développement, par exemple, de capacités liées à la prise de décisions, la sélection et le traitement d’information, etc. Cependant, une autre situation est aussi possible : celle où les valorisations des sphères sociale et professionnelle s’avèrent incompatibles pour le sujet, la valorisation de la sphère professionnelle entraînant pour lui une impossibilité de valorisation de la sphère sociale. Il a par exemple l’impression que le temps consacré à ces activités est perdu pour la recherche d’emploi.

12Ainsi, le système des activités peut être défini comme le produit de l’activité de régulation d’un sujet (déterminisme systémique) agissant en fonction de son modèle de vie (déterminisme interne) et des contraintes et ressources de ses conditions de vie (déterminisme externe). Autrement dit, c’est le produit de choix opérés sous contraintes. La complexité du système des activités est renforcée du fait que chaque sphère d’activités constitue elle-même un sous-système relativement spécifique, défini par des objectifs, des moyens, des modalités de régulation qui lui sont propres (modèle d’action). L’augmentation des ressources échangées entre les sphères passe par une augmentation des échanges entre sphères, donc entraîne aussi une augmentation des contraintes échangées. De même, la diminution des échanges entre sphères à des fins de réduction des contraintes échangées diminue en même temps l’échange des ressources. En conséquence, ressources et contraintes ne s’opposent pas mais elle font partie de la même dynamique ; de la sorte, il n’existe pas un modèle d’équilibre supposant une cohérence entre sphères basée sur des relations positives (ressources) excluant des relations négatives (contraintes). C’est ainsi que dans les pratiques d’accompagnement des personnes en difficulté, on ne cherche pas tant à construire des projets d’insertion qui élimineraient les contraintes au profit des ressources, mais des projets dans lesquels la recherche d’augmentation des ressources s’accompagne d’une recherche d’acceptation des contraintes par le sujet, d’adaptation à celles-ci ou éventuellement de modification.

La differenciation de deux groupes de sujets au chomage

13Comment, en fonction de sa situation caractérisée par la combinaison de variables telles l’âge, la durée de chômage, la formation initiale, la situation familiale, les supports sociaux ..., la personne effectue des régulations (pas nécessairement selon des stratégies conscientes) au sein des échanges de contraintes et de ressources entre les sphères d’activités ? Pour apporter des premiers éléments de réponse à cette question vaste et complexe, on se propose ici de comparer deux populations d’individus sans emploi qui se différencient quant à leurs démarches d’insertion socioprofessionnelle. Il s’agit, d’une part, des bénéficiaires du Revenu Minimum d’insertion1 et, d’autre part, des personnes sans emploi se présentant à un organisme de formation professionnelle : l’Association pour la Formation Professionnelle des Adultes (AFPA). Cette comparaison est effectuée sur quelques paramètres issus de la théorie du système des activités. L’intérêt d’une comparaison entre les bénéficiaires du RMI (BRMI) et les demandeurs de formation (DF) consiste dans la mise en évidence tant des différences que des similarités dans la dynamique psychosociale des sujets de chaque groupe.

14On peut penser que chez les BRMI, les difficultés accrues d’insertion socio-professionnelle caractérisées en particulier par une perte de ressources financières engendrent une organisation spécifique du système des activités des sujets et/ou proviennent d’elle. Cependant, devraient apparaître certains aspects du système des activités communs aux deux groupes ; leur mise en évidence permettrait de montrer que l’insertion des sujets dans un dispositif différent (démarche visant l’obtention du RMI versus visite à un service d’orientation-évaluation d’un organisme de formation) peut renvoyer en partie à des situations qui, si elles varient dans l’intensité des problèmes qu’elles posent, ne diffèrent pas toujours quant à la nature de ces problèmes ou surtout quant à la façon dont le sujet les traite. Il se pourrait ainsi qu’un certain nombre de sujets des deux populations aient un fonctionnement peu différent de leur système d’activités.

15Néanmoins, compte tenu du peu de travaux dont on dispose sur le fonctionnement des populations concernées, il est difficile de prédire ce qui variera d’un groupe à l’autre et ce qui ne variera pas. Aussi, pour conduire notre investigation, nous poserons l’existence d’un fort contraste entre ces deux populations. Les hypothèses présentées ci-après expriment ainsi des variations possibles mais non nécessaires entre les deux populations au niveau de certains processus psychosociaux associés à la situation du sujet.

Hypotheses de travail : aspirations, delais de realisation des objectifs et echanges de contraintes et ressources

16On s’intéressera ici à deux aspects du système des activités. Le premier concerne les aspirations développées par le sujet dans chaque sphère d’activités, ainsi que sa capacité à anticiper le délai de réalisation de ses objectifs. L’autre aspect concerne l’interdépendance des diverses sphères d’activités, telle que le sujet la signifie en termes d’échanges de contraintes et de ressources.

17En ce qui concerne le premier aspect, nous considérons que les BRMI, du fait de leur problème important de ressources financières, ont des préoccupations accrues touchant la réalisation d’objectifs considérés comme essentiels dans la vie sociale ou privée : “faire quelque chose pour ma santé”, “réduire mes charges”, “bien gérer mon budget”, “trouver ou retrouver un rythme de vie normal”, etc. En conséquence, nous faisons l’hypothèse que les BRMI présenteront plus d’aspirations dans une ou plusieurs des sphères extra-professionnelles que ne le feront les DF. En parallèle, les DF, engagés dans une stratégie plus spécifiquement inscrite dans la sphère professionnelle, devraient présenter plus d’aspirations dans cette sphère que les BRMI. De même, les DF devraient au sein de cette sphère présenter plus d’objectifs dont ils prévoient la réalisation dans un court délai. Enfin, et de façon générale, les DF devraient être moins incertains ou pessimistes que les BRMI quant à leur possibilité de réaliser leurs objectifs toutes sphères confondues.

18En ce qui concerne le deuxième aspect (interdépendance), la sphère professionnelle est la seule susceptible d’apporter à terme des ressources financières et par la même des solutions à de nombreux problèmes posés dans la vie sociale et privée des BRMI. Du fait de cette valeur “instrumentale” de la sphère professionnelle chez les BRMI, les activités de cette sphère devraient être considérées par ces sujets comme fournissant plus de ressources aux activités extra-professionnelles, qu’elles n’en reçoivent de celles-ci. En accordant une telle signification à leur sphère professionnelle, les BRMI ne sont pas pour autant engagés dans la réalisation des activités de cette sphère2. Nous ferons l’hypothèse que les BRMI “justifient” ce moindre engagement par les contraintes qu’ils estiment s’exercer entre les sphères. Les BRMI, en comparaison des DF, devraient donc présenter un volume supérieur de contraintes échangées entre la sphère professionnelle, d’une part, et les autres sphères d’activités, d’autre part. Cette hypothèse est cohérente avec le moindre taux d’aspirations attendu dans la sphère professionnelle ainsi qu’avec l’importance escomptée de l’incertitude et du pessimisme chez les BRMI. Les difficultés d’insertion chez des bénéficiaires du RMI aussi bien que chez des demandeurs de formation touchent de façon variable les sphères sociale et privée. Selon l’importance et la nature de ces difficultés sociales, familiales et personnelles, le volume d’échanges peut varier sensiblement. En conséquence, nous ne ferons pas d’hypothèse quant au volume d’échanges, envisagé au niveau de l’ensemble du système ou à celui des sphères extra-professionnelles.

Deux populations, un instrument

19Les deux populations, BRMI et DF, ont chacune un effectif de 52 personnes comprenant 32 hommes et 20 femmes. Pour les BRMI, les principales caractéristiques sont les suivantes : ils sont âgés de 24 à 63 ans, 52 % d’entre eux sont au chômage depuis plus d’un an et 73 % ont un niveau inférieur ou égal au BEPC. Ils sont à 94 % de nationalité française ; 15 % d’entre eux sont en couple ; 40 % sont hébergés en foyer, chez des parents ou des amis. Pour les DF : ils sont âgés de 19 à 49 ans, 61,5 % d’entre eux sont au chômage depuis plus d’un an et 50 % ont un niveau d’étude inférieur au CAP-BEP.

20Les données ont été recueillies au moyen de l’Inventaire du Système des Activités et d’un questionnaire complémentaire relatif aux renseignements socio-biographiques, aux supports sociaux, etc. L’enquête a été réalisée par entretien individuel, à leur domicile ou dans des structures sociales pour les BRMI, dans des services d’orientation de l’AFPA pour les DF.

21L’Inventaire du Système des Activités (ISA) utilisé dans cette recherche comparative porte sur quatre domaines : familial, professionnel, personnel et social. Chaque domaine comprend vingt items décrivant une activité sous forme d’un objectif à entretenir ou à réaliser. Des exemples d’items pour chacun des quatre domaines sont donnés dans le tableau 1.

Tableau 1. Exemples d’items extraits de l’Inventaire du Système des Activités.

22La liste des 80 items a été construite sur la base d’entretiens préalables. Cette liste diffère pour partie d’une population à l’autre notamment pour certaines activités de la sphère professionnelle. Pour chaque sphère, c’est moins la nature des activités qui est prise en compte que les modes de régulation entre les activités de cette sphère et entre cette sphère et les trois autres. Sept exercices sont réalisés successivement à l’aide de ces items. Nous ne présentons que les exercices dont nous rapportons plus loin les résultats. Le domaine familial peut être pris comme illustration.

23Pour les aspirations, le sujet indique parmi les vingt items du domaine familial quels sont les items qui ne le concernent pas ou plus et juge les items restants comme importants ou peu importants3. Un indice brut d’aspirations familiales rend compte de la proportion d’items importants par rapport au nombre total d’items jugés importants ou peu importants. Un indice relatif d’aspirations familiales indique le poids des aspirations familiales par rapport au total des quatre indices bruts issus des quatre domaines. Les mêmes types d’indices sont calculés pour chacun des trois autres domaines.

24En ce qui concerne les anticipations, pour chaque item qu’il juge important, le sujet est invité à dire s’il pense réaliser l’objectif exprimé par l’item dans les six mois, d’ici un an ou d’ici trois ans, ou bien s’il pense réaliser l’objectif mais ne sait pas quand : incertitude, ou encore s’il doute beaucoup d’y arriver : pessimisme. Cinq indices d’anticipations familiales sont calculés qui correspondent au nombre d’activités classées sous un des cinq cas rapporté au total d’activités anticipées effectivement (six mois, un an, trois ans). Les mêmes types d’indices sont calculés dans chacun des trois autres domaines.

25Pour les échanges, le sujet choisit dans le domaine familial l’item ou l’objectif qui lui paraît prioritaire. Celui-ci sert de “représentant” du domaine familial dans ce qui suit. Le sujet considère alors successivement toutes les activités des quatre domaines sauf les activités non pertinentes qui ont été supprimées au tout début et juge si la réalisation de chacune d’elle constitue une ressource ou une contrainte ou est sans rapport avec l’objectif prioritaire mis en exergue. La même procédure est répétée pour les trois autres domaines. Cet exercice permet d’étudier plusieurs variables, parmi lesquelles nous retenons :

• les aides données (AD) et les obstacles donnés (OD) par le domaine familial aux trois autres.
• les aides reçues (AR) et les obstacles reçus (OR) par le domaine familial des trois autres
• l’interdépendance globale qui correspond au total général des aides et des obstacles échangés entre les quatre domaines.

26Quatre indices bruts sont calculés pour le domaine familial comme par exemple le total des aides données (AD) ; quatre indices “relatifs” sont calculés pour le domaine familial qui correspondent au poids de l’indice brut, par exemple les aides données (AD), relativement au total des quatre indices bruts AD issus des quatre domaines. Les mêmes types d’indices sont calculés pour chacun des trois autres domaines. Nous rapporterons les résultats concernant les indices relatifs.

Les resultats quant aux aspirations et aux anticipations

27Aucune différence significative n’apparaît entre les deux populations quant aux aspirations sur l’ensemble du système et sur les sphères familiale, sociale et personnelle. Par contre, les demandeurs de formation présentent un indice brut d’aspirations professionnelles plus élevé que celui de l’autre groupe (cf. tableau 2). De même, chez les DP, les aspirations professionnelles prennent plus de poids, proportionnellement au volume d’aspirations dans l’ensemble du système en comparaison que chez les bénéficiaires du RMI, comme l’indique les indices relatifs du tableau 2.

Tableau 2. Moyennes des indices d'aspirations de la sphère professionnelle chez les BRMI et les DF (entre parenthèses : écarts-type)

28Quant aux anticipations, les indices décroissent dans les deux groupes lorsqu’on passe de l’anticipation à six mois à l’anticipation à un an, et de l’anticipation à un an à l’anticipation à trois ans (cf. tableau 3). L’anticipation à court terme, à six mois, varie entre.52 et.71 selon les sphères et les groupes (cf. tableau 4). La nature des items proposés dans l’Inventaire du Système des Activités n’explique que très partiellement ces faits. Si dans la sphère professionnelle, un nombre non négligeable d’activités proposées relèvent nécessairement d’objectifs à court terme, ce n’est pas le cas des autres sphères. En effet, pour beaucoup d’activités proposées, leur réalisation est tout à fait envisageable à court, moyen ou long terme.

Tableau 3. Moyennes des indices d'anticipations pour les activités dont le délai de réalisation est anticipé (entre parenthèses : écarts-type)

29Le groupe des DF présente un indice plus élevé d’anticipations à court terme que le groupe des BRMI. Ce résultat n’est pas propre à la sphère professionnelle, puisqu’il s’observe systématiquement sur chaque sphère comme l’indiquent les valeurs figurant dans tableau 4.

Tableau 4. Moyennes des activités anticipées à six mois dans les quatre sphères d'activités (entre parenthèses : écarts-type)

30Contrairement à l’hypothèse, les indices d’incertitude et de pessimisme ne diffèrent pas entre les groupes, ni au niveau global (respectivement.33 et.18 pour les BRMI et.39 et.19 pour les DF), ni au niveau des sphères d’activités prises isolément. Ces deux indices sont importants dans les deux groupes puisqu’ils représentent, pris ensemble et dans chaque groupe, le tiers des activités pour lesquelles le sujet se sent concerné. L’importance de l’incertitude et du pessimisme peut être rapprochée du déficit d’anticipations à moyen et surtout long terme observé dans les deux groupes. Il apparaît ainsi que l’ensemble des sujets présentent des difficultés non négligeables de projection dans l’avenir. Ces difficultés constituent une caractéristique générale du système des activités et non de la seule sphère professionnelle.

31Notons cependant que face aux difficultés de projection dans l’avenir, les demandeurs de formation se représentent leur système d’activités comme fournissant plus de possibilités immédiates de réalisation de projet. L’étude des corrélations (que nous ne ferons juste qu’évoquer ici) entre les différents indices d’aspirations et ceux d’anticipations à court terme montre que chez ces sujets la seule liaison positive entre ces deux types d’indices concerne le niveau de la sphère professionnelle. Les données sont plus complexes chez les BRMI : des liaisons positives apparaissent aux niveaux des sphères sociale et personnelle, ainsi qu’entre la sphère sociale (aspirations) et la sphère personnelle (anticipations), de même qu’entre la sphère personnelle (aspirations) et la sphère professionnelle (anticipations).

32Il apparaît ainsi une interdépendance plus forte chez les BRMI entre les aspirations d’une sphère et les possibilités de réalisation à court terme des activités de cette sphère. Cette interdépendance peut être interprétée de deux manières : soit les aspirations d’une sphère résultent des possibilités de réalisation rapide des activités de cette sphère, soit le sujet envisage d’autant plus une réalisation rapide des activités d’une sphère qu’il développe des aspirations dans cette sphère. Apparaît également une interdépendance plus forte entre les sphères s’agissant de cette relation aspirations-anticipations à court terme.

Les echanges

33Les BRMI présentent un indice total d’échanges ainsi que des indices globaux de contraintes et de ressources échangées significativement supérieurs aux indices correspondants chez les DF (cf. tableau 5).

Tableau 5. Moyennes des indices de contraintes et de ressources échangées dans l'ensemble du système (entre parenthèses : écarts-type)

34Les indices relatifs ont permis d’étudier le poids pris dans l’ensemble du système par les échanges d’aides et d’obstacles au niveau de la sphère professionnelle (cf. tableau 6). Tous groupes confondus, les aides données par la sphère professionnelle sont supérieures aux aides reçues (F (1,102) = 19.78, p < .0005). Le solde est positif puisque la sphère professionnelle fournit plus d’aides aux autres sphères qu’elle n’en reçoit de ces dernières. Il apparaît tant chez les BRMI, ce qui était prévu, que chez les DF. Quoique la différence soit moins marquée chez les DF, l’interaction n’est pas significative. Aucune différence n’apparaît entre les obstacles donnés et les obstacles reçus de la sphère professionnelle, ni au niveau global, ni à l’intérieur de chaque population. Cependant, les BRMI échangent globalement plus d’obstacles donnés ou reçus (F(1,102) = 10.47, p < .01) du fait surtout de leur supériorité d’obstacles donnés.

Tableau 6. Moyennes des aides et obstacles donnés et reçus par la sphère professionnelle (indices “relatifs”) (entre parenthèses : écarts-type)

35Enfin, il faut signaler qu’aucune différence n’apparaît entre les groupes s’agissant des contraintes ou des ressources échangées, envisagées aux niveaux des sphères familiale, personnelle ou sociale.

36Pour résumer cet ensemble de données concernant les échanges, il faut souligner un point de discussion important. C’est chez les sujets qui ont a priori les plus grandes difficultés d’insertion, les BRMI, que les différents domaines de vie sont le plus interdépendants. Ainsi, la signification que prend une sphère pour le sujet dépend fortement de la signification prise par les autres sphères d’activités au point qu’il est possible de parler d’une “inter-signification”. Deux faits observés ici tendent à montrer à notre avis en quoi cette interdépendance accrue chez les BRMI est source de plus grandes difficultés. D’une part, cette inter-signification des sphères d’activités est constituée de composantes antagonistes : le taux plus élevé d’échanges chez les BRMI concerne tant les échanges de ressources que les échanges de contraintes. D’autre part, l’étude des parts respectives prises par les différentes sphères dans l’ensemble des échanges montre une tendance des activités des sphères extra-professionnelles à dépendre plus fortement chez les BRMI de la sphère professionnelle puisque le solde d’aides échangées au niveau de cette dernière est positif. Il faut rappeler en effet que la caractéristique première de cette sphère professionnelle est précisément la grande difficulté à trouver un travail. Dans le même temps, la part prise dans le système par les contraintes données par la sphère professionnelle est nettement plus importante chez les BRMI que chez les DF. Il y aurait lieu alors d’étudier si cette perception de forte contrainte apportée par la sphère professionnelle chez les BRMI ne résulte pas pour partie d’une activité de rationnalisation permettant de supporter plus facilement les difficultés relatives aux activités non professionnelles.

En conclusion : des differences mais pas de profils radicalement opposes

37La comparaison des deux populations, caractérisées par le type de démarche d’insertion socio-professionnelle dans laquelle les sujets sont engagés, permet d’accéder à une certaine différenciation. Cependant, il apparaît que les variations observées ne donnent pas de profils radicalement opposés. Il semble que ceux-ci puissent être plutôt différenciés en terme d’accentuation.

38Ainsi, si les indices d’incertitude et de pessimisme sont identiques d’un groupe à l’autre, et si l’anticipation à six mois est plus élevée pour ces deux groupes par rapport à l’anticipation à moyen et long termes, cette dernière est plus accentuée chez les DF. De même, les aspirations ne varient ni globalement, ni dans les sphères extra-professionnelles, mais elles sont plus élevées dans la sphère professionnelle des DF. Enfin, on observe un solde positif (la sphère professionnelle fournit plus d’aides qu’elle n’en reçoit) pour les deux groupes, mais ce solde est plus accentué chez les BRMI. La différence qui nous paraît la plus remarquable concerne les indices globaux d’échanges (dont « l’interdépendance globale » du système) qui sont nettement plus importants chez les BRMI. C’est ainsi plus au niveau des significations données par le sujet à son système d’activités pris dans son ensemble, que les deux groupes tendent à se différencier. Les corrélations obtenues chez les BRMI entre aspirations et anticipations à court terme, y compris sur des comparaisons inter-domaines, confirment à notre avis l’intérêt à prendre en compte les relations entre signification et réalisation des activités, ainsi que la nécessité de considérer l’interdépendance des différents domaines de vie.

39L’ensemble de ces résultats nous conduit à penser que les sujets des deux populations se situent sur un continuum. En effet, il est vraisemblable que d’une population à l’autre, des sous-groupes de sujets puissent être opposés, tandis que d’autres puissent être relativement proches. En effet, comme nous l’avons montré par ailleurs (Gelpe, 1992 ; Roques, 1992), à l’intérieur de chaque population, des différences apparaissent en fonction de certaines variables caractérisant par exemple la nature du contrat RMI ou du projet de formation. Autrement dit, le dispositif d’insertion (RMI versus organisme de formation) ne renvoie pas nécessairement à des populations différentes. Comme nous l’avons vu dans l’introduction à propos de la situation de chômage, l’identité de statut, ici par rapport à un dispositif d’insertion, ne détermine pas de manière mécanique une identité de fonctionnement psychosocial. Il existe des gradations dans les réactions des sujets à leur situation dont un facteur déterminant est la signification que le sujet donne à sa situation.

40Ces résultats qui sont à approfondir contribuent à la mise en évidence des effets qui s’exercent mutuellement entre, d’une part, le fait pour le sujet d’engager ou non tel ou tel type d’actions et la représentation qu’il a de ses possibilités de réalisations et, d’autre part, des liens existant entre les différentes activités réalisées ou non, dans les quatre domaines de vie. S’ouvre ici un champ d’investigation permettant de dépasser les analyses qui juxtaposent la vie de travail et la vie hors travail en les considérant par exemple selon des relations de simple renforcement (cf. Gadbois, 1975). Sur un plan plus pratique, ressort l’intérêt qu’il y a à “travailler” avec la personne en difficulté d’insertion socio-professionnelle sur les représentations qu’elle a d’elle-même et de son environnement. La théorie du système des activités apparaît susceptible de fournir des repères méthodologiques utiles tant à l’investigation de ces représentations qu’à l’évaluation des procédures ou dispositifs mis en place pour aider les personnes en difficultés. La poursuite de travaux de ce type permettrait de développer une connaissance du fonctionnement du sujet qui ne le réduise pas à un statut social sommaire tout en évitant l’impasse d’une conception du sujet comme “être unique” donc non objectivable.