Préface

1 Cette préface précède un avant-propos fort riche et un ouvrage fort intéressant. Or, comme il est de coutume, l'auteur de la préface écrit le dernier et se doit cependant d'avoir à dire quelque chose de différent et pourtant de semblable. L'exercice est périlleux mais convenu. On suivra donc les règles du P.P.U. (Petit Préfacier Usuel).

2 Commençons par le semblable ou en tout cas une partie de celui-ci. G. Guingouain et F. Le Poultier déclarent dans leur avant-propos que la psychologie sociale contemporaine a quelques préoccupations majeures et quelques caractéristiques particulières. Au rang des premières "il faut citer la prédominance d'un esprit scientifique, des utilités d'ingénieur (conférées aux psychologues sociaux)..., pour ce qui est des secondes il faut marquer le caractère "ouvert" et "peu sectaire" de la discipline."

3 Il convient de rester un moment sur ces traits car ils sont, me semble-t-il, fondateurs d’une activité d’application et de son extension. Existe-t-il un métier : psychologue social comme il existe des DRH, des directeurs financiers ou des tourneurs fraiseurs ? On constatera qu’un métier correspond à une ou plusieurs fonctionnalités clairement ( ?) identifiées... d'ailleurs les définitions de fonction sont là pour ça. Déclinant cet exercice pour psychologue du travail on dirait que dans la gamme : missions – fonctions – tâches – comportement, on peut trouver de quoi définir tous les métiers d'une organisation.

4 Mais un psychologue social ? Eh ! bien je pense que c'est quelqu'un à qui on pose des questions qui relèvent, le plus souvent, de plusieurs métiers d'une part et qui touchent (cet ouvrage en porte témoignage) à l'articulation multiforme de l'individuel et du collectif. Il existe parfois dans certaines entreprises un "homme ressource", c'est-à-dire quelqu'un à qui l'on vient poser des questions diverses, généralement techniques. Un psychologue social est, d'une certaine façon, un homme ressource : "Nous avons un problème de commandement... nous nous heurtons à un refus du changement (la fameuse résistance au changement)... nos petits groupes ne sont pas assez productifs... notre système d’information interne marche mal... notre culture d'entreprise est mal identifiée... notre communication externe n'a pas l'impact souhaité, etc."

5 A toutes ces questions le psychologue social est susceptible d'apporter des réponses informées par un savoir théorique et adossées à une démarche de nature scientifique. Mais ces questions relèvent traditionnellement de différents métiers de l'entreprise : DRH, responsable de la communication, directeur de la publicité, etc. ; et c'est sans doute là une des difficultés du positionnement du psychologue social. Le psychologue social, la psychologie sociale doivent se caractériser, me semble-t-il, moins par la notion de métier que par la capacité à apporter des réponses pertinentes à des problèmes dont le dénominateur commun réside dans les mécanismes appropriatifs mis en oeuvre par les individus confrontés à des objets sociaux multiples (un ordre, un coup de pied, une "peau de banane", une promesse, une interaction, une publicité, un message, etc.). Et c'est bien dans la connaissance de ces mécanismes appropriatifs et de leurs conséquences cognitives et comportementales que réside (ou devrait résider) l'expertise du psychologue social.

6 La visibilité du psychologue social comme professionnel me semble donc passer par une assertion du type : "Voici les questions auxquelles je suis susceptible de répondre sur la base d'un modèle théorique avéré et d'une méthodologie de la preuve fiable", et non par la "fusion-absorption" dans tel ou tel métier de l'entreprise.

7 Mais, m’objectera-t-on immédiatement et avec vigueur, ce que les entreprises recherchent ce sont des DRH, des directeurs commerciaux, des créatifs, des chargés d'études de motivation etc. et non des gens qui répondent à des questions souvent vagues et mal formulées... d’ailleurs les chefs sont là pour ça.

8 Oui, sans doute, mais après tout on peut aussi penser qu'il est des métiers qui doivent s'exercer différemment. J'ai toujours pensé pour ma part, et exercé de même, que le psychologue social ne pouvait "travailler" correctement qu'en position de "conseil" indépendant. C'est là une affirmation qui demande quelques explications.

9 Les problèmes dont traitent les psychologues sociaux touchent à l'idéologique de multiples façons, dont certaines sont pour le moins décourageantes. Comment, par exemple, concilier la fameuse liberté individuelle, si commode pour les fonctionnements libéraux et démocratique, et quelques-uns des paradigmes de la psychologie sociale dont la provocatrice "soumission librement consentie" ? Comment concilier certaines conceptions de "l’homme" et les résultats de l’expérience de Milgram ? Comment concilier le mythe démocratique et les pratiques du pouvoir politique pour influencer les citoyens ? etc. Or, nombre de ces problèmes ne peuvent être évités. Parfois on a le sentiment d'oeuvrer pour le bien de l'humanité et dès lors tout va bien. Ainsi lorsque R.V. Joule favorise (ou tente de favoriser) la résinsertion de chômeurs de longue durée en agissant – à l'aide de théories et techniques propres à la psychologie sociale – sur des dispositifs de formation qui leur sont destinés, il doit avoir le sentiment – justifié – de faire œuvre sociale utile, de même lorsque, par l'application de la théorie de l'engagement, il obtient des "économies substantielles" de consommation d’électricité dans un hôpital. Mais le sentiment de confort idéologique est peut-être moins grand lorsqu'on demande à un psy chologue social d'aider à faire en sorte que les messages de la direction passent mieux auprès des salariés, i. e. aient un poids d'influence plus important ou lorsqu'on lui demande s'il serait capable de jouer "sur le climat de l'entreprise" pour augmenter la productivité ou encore de faire en sorte que les gens communiquent mieux avec la direction et s'expriment davantage auprès d'elle.

10 Dans ces cas-là, l'indépendance est fondamentale pour juger, selon d'autres critères que ceux de la faisabilité, du bien fondé de la demande. Restons un instant sur la dernière demande. Elle fut faite autrefois à deux jeunes psychologues sociaux qui pensaient que les structures "communiquantes" étaient souhaitables pour favoriser une certaine démocratie dans l'entreprise. Analyse de la situation, séminaires de communication et enfin (ce qui aurait dû être fait au début !) analyse des comportements du directeur général à l’origine de la demande. L’analyse fut rapide et le diagnostic des plus simples : c'était lui – en grande partie – l'origine des "difficultés". Cadres de l'entreprise les deux jeunes pyschologues sociaux se seraient abîmé l’esprit à trouver des stratégies – vouées à l'échec – pour contourner l'obstacle et, sans doute, il aurait été conclu à l’issue de leurs efforts qu'ils étaient incompétents, par celui-là même qui était tout à la fois le demandeur et le problème. Extérieurs à l’entreprise ils firent état de leur diagnostic, proposèrent au demandeur des solutions qui l'impliquaient... et n’eurent jamais de réponse.

11 Discipline ouverte on le voit, fondée en théorie et en méthode on le sait, mais dont le positionnement reste largement à faire que ce soit en termes de définition professionnelle ou d'utilité sociale.

12 Après le semblable, le différent.

13 Sans doute il est dans l'air du temps, et dans le désir du positionnement, de privilégier le modèle de l’ingénieur et de parler d’ingénierie psychosociale. En effet qu'est-ce qu'un ingénieur ? C'est quelqu'un qui utilise des connaissances scientifiquement fondées pour résoudre des problèmes spécifiques et concrets. Calculer les "descentes de charge" dans un bâtiment métallique met en oeuvre pour des besoins particuliers nombre de connaissances scientifiques générales, mais dans le souci de résoudre une succession de problèmes et non dans le souci d'expliquer... la gravitation universelle. Monteil dans cet ouvrage le dit excellemment en l’appliquant au psychologue : "Il s'agit, en effet, moins d’interpréter que de résoudre. Aussi faut-il se comporter plus en ingénieur-psychologue qu'en psychologue du sens, c'est-à-dire puiser dans les savoirs qui paraissent les plus appropriés pour le traduire en des termes qui le rendent traitable." Oui, sans aucun doute. Et dans nombre de problèmes (de bidons ou de préservatifs ou d’énergie, ou...) cette attitude, exclusive de toute interrogation idéologique, est tout-à-fait satisfaisante.

14 Dira-t-on la même chose d’un certain type d’utilisation des théories de l’engagement, dans l’armée, par exemple. Bien évidemment l’invocation d'intérêts "supérieurs" peut toujours être faite, mais est-ce bien raisonnable ?

15 Loin de moi le souci de "moraliser" et de me donner bonne conscience en faisant cela, mais je crois que le psychologue social – comme d’autres sans doute mais de façon souvent plus immédiate – est confronté à des phénomènes d’évaluation idéologique des actions menées par ses soins. Ce n’est pas un hasard si l’ensemble des interventions ici présentées sont, de ce point de vue, sans problème.

16 Mais le côté idéologiquement "clean" des interventions qui composent cet ouvrage ne doit pas faire oublier que les mêmes théories de référence et le même souci de rigueur peuvent conduire à des interventions moins idéologiquement propres.

17 Ainsi le psychologue social, et au-delà la psychologie sociale actuelle et future, parce qu'il commence à disposer de modèles explicatifs assez puissants et d’outils d’interventions dérivés assez efficaces est à même de se donner une visibilité sociale fondée sur des notions telles que celle d'ingénierie sociale. Cependant dans la mesure où il agit sur des hommes il doit – me semble-t-il – s'adosser sur une déontologie commune au corps professionnel qui justifie son indépendance, structure ses actions et préserve ceux avec/sur lesquels il intervient.

18 En d’autres termes que le "social human engeenering" soit une des voies de la reconnaissance professionnelle du psychologue social est acceptable sous réserve – à mes yeux – que, in fine, ce soit l’ensemble qui en soit le bénéficiaire et non un individu particulier ou un groupe d’individus particuliers. Le problème n’est pas simple il est vrai, mais – dans l'instant – une déontologie commune nous paraît être un des outils utiles pour en traiter.

19 En clair, le modèle techniciste ne peut être ici prôné sans le souci déontologique, même si ce dernier devait borner le modèle.