L'épuration économique en France à la Libération
|Conclusions. Kaléidoscope de la grisaille
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- 1 L’éditrice conseilla ou imposa un intitulé moins problématique, de sorte qu’au final le livre port (...)
1Il y a une quinzaine d’années, travaillant à ma thèse, j’eus l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises François Bloch-Lainé. Il m’indiqua un jour être en train d’achever, avec Claude Gruson, un livre d’entretiens portant sur leurs souvenirs de hauts fonctionnaires sous l’Occupation. Dans sa version de travail, le livre s’appelait Interrogations sur les grisailles de la France coupable1. Interrogations, culpabilité, grisailles semblent à nouveau au rendez-vous aujourd’hui qu’il s’agit de conclure – très provisoirement bien entendu – cette nouvelle étape de l’avancée du savoir en matière d’épuration économique.
- 2 « Les désillusions de la liberté », Les Temps modernes, 1re année, n° 1, octobre 1945, p. 76-105.
2Pourtant, est-ce bien de grisaille qu’il s’agit ? Sans doute n’écrit-on plus, et c’est heureux, l’histoire de l’épuration en noir et blanc comme y tendit longtemps l’opposition caricaturale entre le blanc comme neige d’épurés n’ayant rien compris, rien appris, rien oublié et le noir tôt acquis d’une épuration censée avoir complètement échoué, comme le constatait avec une pointe d’inquiétude, dès l’automne 1945, Raymond Aron2. À mesure pourtant que l’on avance dans le travail collectif rapporté ici, la notion de grisaille perd de sa pertinence face à la richesse d’analyses de cas qui presque toutes, quel que soit leur objet d’études – entreprise, branche professionnelle, région, étape d’un processus – s’attachent à prendre en compte des éléments de contexte particulièrement changeants (attentes de l’opinion, configurations sociales, échelles spatiales) pour apporter un éclairage sur tel ou tel exemple d’épuration économique.
3Il n’est pas simple, du coup, de tenter une synthèse, sinon pour proposer de caractériser l’historiographie ainsi en train de se construire sous nos yeux par une autre métaphore, celle du kaléidoscope, avec ses constructions multiples, colorées et changeantes, mais aussi instables, car presque aussitôt disparues qu’apparues. Ne filons pas pour autant la métaphore à l’excès. Si, comme l’enfant face au kaléidoscope, on ne peut qu’être frappé par la diversité, la complémentarité, la richesse des recherches rassemblées ici, l’impression de fluidité et de complexité que nous ressentons devant le paysage ainsi reconstruit n’a rien d’éphémère. Il procède au contraire d’un processus cumulatif, qui permet à n’en pas douter de voir dans les journées de Rennes – prises moins en elles-mêmes que comme moment du travail collectif qui y a conduit en amont et qui a produit le présent ouvrage en aval – une borne majeure de l’histoire de l’épuration de la sphère économique, terme volontairement vague, après la Seconde Guerre mondiale. On s’en réjouira évidemment, et ce d’autant plus que nombre des contributions présentées ici sont dues à de jeunes chercheurs, doctorants en devenir ou post-doctorants tout juste entrés ou encore aux portes des carrières académiques.
4Sans les citer à nouveau intégralement, soulignons combien les travaux réunis ici reflètent la multiplicité des angles d’attaque et corrélativement des échelles d’observation choisis par les auteurs : par des études nourries de sources neuves et étayées, l’épuration y est analysée par entreprise, par branche, par région, par type d’acteur mis en cause. Une large part des travaux porte aussi sur l’impact des processus et des résultats de l’épuration sur l’organisation du secteur en question après la Libération. Il est à peine besoin de souligner la fertilité de cette approche, quand on sait que nombre des axes de développement économique de la France des Trente Glorieuses furent imaginés et tracés, plus ou moins officiellement, à Londres ou à Vichy d’abord, puis à Alger, Paris ou au hasard des lieux de rencontre de telle ou telle équipe clandestine de l’Organisation civile et militaire (OCM), du Conseil national de la Résistance (CNR) ou du Comité général d’études (CGE).
- 3 Ibid., p. 79 et 81.
5Mais il s’agit aussi de remettre en cause – grâce notamment à quelques coups de projecteurs sur la manière dont, en d’autres temps ou en d’autres lieux, des collaborations similaires conduisirent à des épurations différentes – le Sonderweg qu’aurait constitué l’épuration à la française : déjà mise à mal par la prise en compte de l’extrême diversité des variables régionales et des situations de branche, l’idée que l’épuration du monde des affaires fut suffisamment homogène pour pouvoir être caractérisée, comme elle n’a cessé de l’être depuis lors, par des jugements péremptoires ou lapidaires doit être rangée au magasin des accessoires idéologiques – ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’elle n’ait pas joué un rôle politique considérable. Plutôt que d’offrir le confort de vérités solides, les acquis du présent ouvrage mettent en évidence une série de paradoxes, inévitables dès lors que, comme l’avait fort justement remarqué sur le moment Raymond Aron, l’épuration était « un acte révolutionnaire mis en forme légale, condamné par définition à ne satisfaire ni les révolutionnaires ni les légalistes3 ».
6Ainsi lorsque le Gouvernement provisoire, comme l’affirma à plusieurs reprises son chef, déclara vouloir procéder à une épuration à la fois rapide, juste et approfondie, il était très vraisemblablement conscient de la nasse dans laquelle il s’enfermait, et que l’objectif ne serait pas tenu parce qu’il était intenable. Ce serait une erreur majeure, en conséquence, que de vouloir réintroduire à toute force dans les processus d’épuration une rationalité dont les acteurs savaient, fût-ce pour le regretter, qu’elle n’en était pas l’élément moteur. On le notera aussi bien en ce qui concerne les temporalités de l’épuration économique que les processus mêmes qu’elle mit en œuvre. Il serait présomptueux de notre part de penser que le recul nous donne plus de lucidité que n’en avaient les acteurs de l’époque ; les ambiguïtés dont ces temporalités comme ces processus furent porteurs, et en corollaire les désillusions dont ils furent cause, ne leur ont pas nécessairement échappé.
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7S’agissant des temporalités mises en œuvre, les confusions furent de trois ordres. Il s’agit d’abord de l’opposition, qui ne put manquer de frapper les contemporains au bout de quelques années, entre les rythmes propres aux différents types d’épuration. Certains furent très brefs, pour ne pas dire expéditifs (ainsi des trois jours nécessaires à Châtellerault, en décembre 1944, pour faire le procès du directeur de la manufacture d’armes), tandis que d’autres parurent s’étendre sur des durées démesurées : comme le rappelle Marc Bergère, compte tenu des ressources procédurales offertes aux accusés et de la complexité des dossiers, le Conseil supérieur de confiscation des profits illicites continua à travailler jusqu’au milieu des années 1960.
- 4 Nous nous permettons de renvoyer à notre analyse de l’épuration du corps préfectoral, publiée dans (...)
8Mais la dialectique des temporalités naquit aussi de la chronologie heurtée des faits pris en compte pour justifier l’épuration. Par définition, ce sont les événements les plus récents – qui furent aussi souvent les plus brutaux compte tenu de l’évolution politique et sociale du pays – qui ont généré le traumatisme dont le souvenir est le plus vif, de sorte que les autorités chargées de l’épuration légale doivent, si elles veulent être justes, faire procéder à des enquêtes et recueillir des témoignages relatifs à des temps antérieurs de l’Occupation, moments oubliés ou que l’on souhaiterait tels. L’État se trouve ainsi pris en tenaille entre l’objectif politique d’une épuration rapide et l’objectif juridique d’une épuration solide, même si la contradiction est sans doute moins forte ici qu’elle ne l’est dans les domaines plus sensibles d’intervention régalienne de l’État, à commencer par la mise en œuvre de la force publique4.
9Pour autant, ralentir les processus implique d’être corrélativement capable de refréner l’impatience publique devant la lenteur des sanctions. La gestion du calendrier se trouva rendue plus ardue encore par un troisième facteur, issu de la nature même des phénomènes d’épuration. En moins de dix ans, le monde du travail avait vécu trois secousses considérables, en 1936-1938, en 1940-1941, en 1944-1945 : comment croire que l’épuration du monde patronal, du monde syndical et du monde de l’entreprise aurait pu ne pas donner lieu à des revanches, ou à tout le moins à des rejeux de conflits non clos ?
- 5 Voir supra la contribution de Philippe Verheyde.
10Les exemples rapportés ici ne manquent pas pour confirmer cette hypothèse, sans compter des souvenirs plus anciens ; ainsi des leçons tirées de l’expérience, largement considérée comme ayant été un échec, de la loi de juillet 1916 créant une « contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre ». Le rapporteur du projet, le jeune député socialiste Vincent Auriol, l’avait à l’époque défendu au nom de la nécessité de « prélever sur les fortunes individuelles nées des malheurs publics ce qu’il est nécessaire et juste de prélever5 ». Ce critère moral va être accentué au sortir de la Seconde Guerre mondiale : le moteur du texte permettant la confiscation des profits illicites, comme son intitulé même le souligne, réside dans l’immoralité qui existe à faire fruit des malheurs de la Patrie, on y reviendra.
11Si l’on ajoute à ces trois facteurs de confusion des temporalités – qui se retrouvent peu ou prou dans tous les secteurs d’activité ayant connu des processus d’épuration – le cas spécifique du monde des affaires, au sein duquel le principe d’anticipation joue un rôle essentiel dans la prise de décision, on conçoit l’ampleur du brouillage des repères chronologiques auquel eurent à faire face les acteurs des processus d’épuration. Mais la complexité ne fut pas moindre en ce qui concerne la nature même de ces processus.
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12On imagine bien qu’il est difficile de percevoir la France de l’immédiat après-Libération comme un territoire géographiquement, politiquement et socialement homogène. Parler ainsi, sans immédiatement préciser dans quelles circonstances de lieu et de temps l’on se situe, de l’épuration économique (avec un article défini) ne peut donc être qu’une commodité de langage visant à éviter la répétition incessante des métaphores usuelles et usées de maillage, puzzle, miroir brisé etc. L’ampleur, la diversité, la densité des travaux regroupés ici confirme l’impossibilité de définir de manière univoque un processus d’épuration idéal-typique, susceptible de surmonter l’extrême enchevêtrement des situations, né de la différence entre portions du territoire, entre échelles géographiques, entre branches, entre natures de productions, entre types d’entreprises – la ramification étant sans fin.
- 6 Un exemple de cet éventail pourra ainsi distinguer des épurations sauvages, pénales, professionnel (...)
- 7 Voir à ce sujet, dans Une poignée de misérables…, op. cit., p. 480-512.
13Plus encore, la frontière s’avère singulièrement poreuse entre le droit et le fait, entre le texte et la pratique, de sorte que la taxinomie classique, construite sur des adjectifs répartissant les formes d’épuration en fonction de la place effectivement accordée au respect substantiel et procédural de la règle de droit6, n’est pas forcément opératoire, et ce pour une double raison : non seulement parce que les qualificatifs ainsi utilisés sont loin d’être neutres, mais aussi parce que nombre des pratiques se situaient aux limites des possibilités ouvertes par les textes, ouvrant ainsi la voie à d’innombrables contestations contentieuses, au demeurant explicitement prévues par la loi. Au moins jusqu’au début des années 1960, ce fut ainsi une des occupations majeures des tribunaux administratifs, et en premier lieu du Conseil d’État de décider, au cas par cas, comment devait être regardée telle décision prise en matière d’épuration par une des autorités habilitées pour ce faire. Cette revue critique de l’épuration, pour laquelle nous avons été conduits, avec Alain Bancaud, à envisager la notion de « dés épuration7 », obéit à ses rythmes propres, intimement liés à l’histoire politique et sociale des vingt années qui suivirent la libération de la France.
14Certains, au sein de l’État, avaient assez tôt perçu ce danger, de sorte qu’il leur parut plus efficace de s’assurer contre le risque d’annulation de leurs décisions en s’abstenant, très logiquement, de prendre formellement quelque décision que ce soit, sans pour autant renoncer à agir. Chacun des domaines d’activité professionnelle connut de ces épurations qui ne dirent pas leur nom, comme ce fut largement le cas au sein des fonctions publiques civiles et militaires par un usage fin de mesures de gestion (avancements retardés, mobilités géographiques ou fonctionnelles imposées, mises à la retraite anticipées sans compter les multiples « placardisations » dont il est aujourd’hui complexe de percevoir exactement l’impact sur les intéressés et sur leur milieu professionnel) – toutes décisions juridiquement inattaquables car ne présentant formellement pas le caractère de sanctions mais néanmoins génératrices de puissants non-dits et de ressentiments durables.
- 8 Voir à ce sujet, ibid., les contributions d’Alain Bancaud, « La construction de l’appareil juridiq (...)
15S’intéresser, par le biais des pratiques professionnelles, aux situations limites nous incite ainsi à proposer la notion de « système d’épuration », système dont les deux caractéristiques majeures résideraient, au moins dans le cas français, d’une part dans le rôle central qu’y joua l’État, et d’autre part dans l’importance de la distinction entre soi et les autres. Le premier point est bien connu de manière générale8, il est également rappelé à de multiples reprises ici, une fois passés les temps incertains de l’immédiat après-Libération, lorsque la répartition du pouvoir, et notamment celle du pouvoir d’épurer, faisait l’objet de luttes, plus ou moins âpres selon les régions, entre autorités publiques et organismes issus de la Résistance. Toutes les formes d’hybridation apparurent, tels ces comités d’épuration des entreprises apparus dans le centre de la France à l’automne 1944 : celui qui s’arrogea le pouvoir de décision sur le devenir des cadres de la Société nationale de construction aéronautique du Centre vit son action, largement inspirée par le parti communiste et la CGT, validée a posteriori par le ministère de l’Air et le commissaire de la République.
- 9 On pense, dans un autre domaine, au cas des préfets condamnés à mort, qu’ils aient été in fine eff (...)
16Le second aspect mérite sans doute qu’on s’y arrête un peu plus longuement. On ne peut manquer d’être frappé par l’importance qui s’attache, pour justifier l’épuration, à faire apparaître comme devant être sanctionné celui qui s’est mis de manière nette, et donc impossible à faire oublier, en dehors des valeurs et des attitudes moyennes du groupe. La construction de la figure du déviant devient alors un point de passage obligé du processus d’épuration. Celui-ci, jusque dans ses formes extrêmes9, se présenterait de ce fait comme un la mise en œuvre d’une forme de « darwinisme professionnel » : n’avoir pas perçu, avant qu’il soit nettement trop tard, l’évolution de la situation se lirait ainsi comme le signe d’une absence de capacités d’anticipation et d’adaptation regrettable, voire même dangereuse, chez un dirigeant d’entreprise.
17Mais il fallut aussi faire quelques exemples. Sans entrer dans la lamentation sur la notion de bouc émissaire, rhétorique classique des épurés dans leurs souvenirs, on relèvera avec Hervé Joly qu’il eût été inconcevable que les ténors de la collaboration économique – dont par définition même la fréquentation des autorités allemandes, quelles qu’en fussent les motifs, avait été notoire – restassent en fonctions. « Déchus mais pas bannis », pour reprendre l’expression d’Hervé Joly, des grands noms du monde des affaires (Marcel Paul à Pont-à-Mousson, Georges-Jean Painvin chez Ugine, René-Paul Duchemin chez Kuhlmann, Henry Ardant à la Société générale) quittèrent leurs postes, avec des chances de reconversion inégale.
18Enfin, même si, dans la sphère économique comme dans presque toutes les autres, le pays ne disposait guère d’un vivier fourni en élites de rechange, le moment de l’épuration permit aussi de mettre fin à certains archaïsmes. On vit ainsi donner congé à ce qui restait de patronat de droit divin, dont les espoirs de suppression du syndicalisme de revendication disparurent avec Vichy.
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- 10 Le Nouveau Petit Robert, éd. 2004, p. 1434.
19On a tellement écrit, à tort et à travers, que l’historien n’était pas un juge qu’il en finirait, pour peu, à ne plus oser même écrire le mot jugement. Or, celui-ci n’est pas seulement, dit le dictionnaire, l’action de juger ou le résultat de cette action, mais aussi cette « faculté de l’esprit permettant de bien juger de choses qui ne font pas l’objet d’une connaissance immédiate certaine » ; le mot renvoie alors à des termes tels que discernement, perspicacité et raison10. Le chercheur, issu du monde de la sociologie ou de la science politique, recourt souvent à une batterie d’indicateurs pour se faire une opinion sur telle ou telle politique publique, en un mot pour la juger.
- 11 C’est au demeurant la démarche suivie ici par Béatrice Touchelay dans sa contribution sur l’applic (...)
- 12 Nous nous permettons de renvoyer à la tentative que nous avons nous-même faite d’appliquer le cadr (...)
- 13 Telle que la décrit par exemple l’ouvrage de référence publié par le Conseil scientifique de l’éva (...)
- 14 Ibid., p. 13.
20Rien n’interdit donc, en théorie, à l’historien de réserver le même sort à cette politique publique spécifique que fut l’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale11, et donc de lui appliquer les critères devenus classiques, de l’évaluation des politiques publiques12, à charge pour lui de rappeler la distinction entre efficacité, rapport des résultats aux objectifs, et efficience, rapport des résultats aux moyens. À suivre la progression canonique de la démarche d’évaluation13 en gardant à l’esprit la façon dont se fit l’épuration de l’économie française, on tombe d’emblée sur la question de la cohérence, que le guide précité pose en ces termes : « Dans la conception et la mise en œuvre, les objectifs sont-ils cohérents entre eux ? Les moyens juridiques, humains et financiers mis en place sont-ils adaptés à ces objectifs14 ? » Il est clair que les critères officiellement posés comme devant être ceux de l’épuration – exemplarité, rapidité, approfondissement, sérieux – n’étaient pas compatibles entre eux. À la différence de l’époque qui l’avait précédé, le moment de l’après-Libération connaissait une presse libre, qui ne se priva pas de souligner les contradictions de l’épuration, contribuant ainsi à donner vie puis vigueur au mythe du lampiste.
- 15 Voir la contribution de Dirk Luyten, supra.
21Il est intéressant de constater, avec Dirk Luyten, que ce mythe apparut également en Belgique, alors même que les acteurs, les cibles, les outils et les résultats de l’épuration économique furent sensiblement différents de ceux constatés en France. Une répartition des rôles entre monde politique, haut appareil judiciaire et élites économiques sans rapport avec celle qui se met en place à la même époque en France conduit à une philosophie bien spécifique de l’épuration, dans laquelle l’auteur va jusqu’à lire la volonté de l’auditorat général de « saper la légitimité de l’élite économique15 ».
22Radicalement différent, le cas de la zone d’occupation soviétique en Allemagne, la future RDA, montre à la fois la puissance de l’instrumentalisation politique de l’épuration des entreprises, mais aussi ses limites : aussi longtemps que le parti communiste (SED) n’a pas entamé sa politique de contrôle ouvrier des usines, la technicité des anciens dirigeants et plus encore celle des cadres intermédiaires restent pour eux un atout puissant de maintien en poste, le principe de dénazification ne jouant à leur encontre qu’à éclipses. Les quelques éclairages apportés dans l’ouvrage sur les processus d’épuration économique mis en œuvre dans d’autres pays sont ainsi particulièrement bien venus, par l’effet de dégallicisation des problématiques qu’ils favorisent.
- 16 On se reportera sur ce sujet aux travaux d’Anne Simonin, notamment « L’indignité nationale : un ch (...)
- 17 Titre de l’article qu’il publia dans la première livraison des Temps modernes, en octobre 1945. Ce (...)
23Ce décentrage nécessaire n’en laisse pas moins posés les questionnements d’ordre moral liés à toute réflexion sur l’épuration. Dans un pays où peu s’en faut pour que le profit soit considéré comme illégitime en soi, et à un moment où apparut, du fait des circonstances, un nouveau type de comportement pénalement répréhensible, l’indignité nationale16, la collaboration économique toucha, dans certaines de ses manifestations, à la substance même de la Nation. Menacées dans leurs biens, dans leur liberté et parfois même dans leurs personnes, les personnes visées par les opérations d’épuration économique durent se défendre, et souvent surent le faire. Il n’est pas évident pour autant que, pour paraphraser Paul Veyne, les épurés crurent à leurs mythes. De fait, contrairement aux apparences – et parfois aux conclusions un peu rapides de l’historien d’aujourd’hui – peut-être ne fut-il pas si simple pour eux de se rendre compte que, comme l’écrivait à l’automne 1944 Maurice Merleau-Ponty, « la guerre a [vait] eu lieu17 ». L’épuration fut alors le prix à payer pour le rappeler à ceux qui, suivant l’exemple venant de haut, avait cru pouvoir faire comme si tel n’avait pas été le cas.
Notes
1 L’éditrice conseilla ou imposa un intitulé moins problématique, de sorte qu’au final le livre porte le titre purement descriptif de Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Paris, Odile Jacob, 1995.
2 « Les désillusions de la liberté », Les Temps modernes, 1re année, n° 1, octobre 1945, p. 76-105.
3 Ibid., p. 79 et 81.
4 Nous nous permettons de renvoyer à notre analyse de l’épuration du corps préfectoral, publiée dans l’ouvrage collectif que nous avons dirigé, Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 139-171. La même problématique se retrouve en ce qui concerne l’épuration de la police, particulièrement bien étudiée par Jean-Marc Berlière, « 1944-1945 : l’épuration de la police parisienne », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 49, janvier 1996, p. 63-81.
5 Voir supra la contribution de Philippe Verheyde.
6 Un exemple de cet éventail pourra ainsi distinguer des épurations sauvages, pénales, professionnelles, administratives, fiscales, etc.
7 Voir à ce sujet, dans Une poignée de misérables…, op. cit., p. 480-512.
8 Voir à ce sujet, ibid., les contributions d’Alain Bancaud, « La construction de l’appareil juridique », p. 61-97, et Marc Bergère, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration », p. 117-135.
9 On pense, dans un autre domaine, au cas des préfets condamnés à mort, qu’ils aient été in fine effectivement passés par les armes ou qu’ils aient fait l’objet de mesures de grâce ou de révision de leur condamnation.
10 Le Nouveau Petit Robert, éd. 2004, p. 1434.
11 C’est au demeurant la démarche suivie ici par Béatrice Touchelay dans sa contribution sur l’application comparée des législations de 1916 sur les bénéfices exceptionnels et de 1944 sur les profits illicites, voir supra.
12 Nous nous permettons de renvoyer à la tentative que nous avons nous-même faite d’appliquer le cadre conceptuel et les outils de l’évaluation des politiques publiques à la spoliation des biens des juifs présents en France durant la Seconde Guerre mondiale, Marc Olivier Baruch, « Perpetrator Networks and the Holocaust : The Spoliation of Jewish Proprety in France, 1940-1944 », dans Gerald D. Feldman and Wolfgang Seibel (éd.), Networks of Nazi Persecution. Bureaucracy, Business and the Organisation of the Holocaust, Oxford, Berghahn Books, 2005, p. 189-212.
13 Telle que la décrit par exemple l’ouvrage de référence publié par le Conseil scientifique de l’évaluation, Petit guide de l’évaluation des politiques publiques, Paris, La Documentation française, 1996.
14 Ibid., p. 13.
15 Voir la contribution de Dirk Luyten, supra.
16 On se reportera sur ce sujet aux travaux d’Anne Simonin, notamment « L’indignité nationale : un châtiment républicain », dans Une poignée de misérables…, op. cit., p. 37-60.
17 Titre de l’article qu’il publia dans la première livraison des Temps modernes, en octobre 1945. Ce texte a été réédité à plusieurs reprises dans des ouvrages regroupant divers articles de M. Merleau-Ponty, et en dernier lieu en 2007, de manière isolée, par les Éditions Champ social à Nîmes.
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