1Le 14 décembre 1941, une semaine après l’entrée des États-Unis dans le conflit mondial, une directive signée du maréchal Keitel lance les manœuvres destinées à la « construction de la défense côtière », les côtes de la Manche paraissant d’emblée aux autorités allemandes comme le lieu stratégique où doit se jouer le sort du III^e Reich1.

2Dans cette configuration, le département du Calvados présente une double spécificité. Il revêt aux yeux des autorités allemandes, à l’instar des autres départements côtiers, un enjeu stratégique, car susceptible d’être un théâtre d’opérations militaires : la conséquence toute naturelle en est que les entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP) du département sont sollicitées pour participer à la construction de ce Mur de l’Atlantique. Ainsi, en raison de ce contexte historique, ce secteur apparaît d’office comme largement compromis dans la collaboration. En outre, malgré les doutes et l’incrédulité initiale des autorités allemandes face à la localisation du Débarquement, c’est – et c’est sa seconde spécificité – précisément le Calvados qui s’avère être le théâtre principal des opérations militaires visant à la libération de l’Europe par les forces alliées. La conséquence est dramatique pour le Calvados : à l’automne 1944, c’est un département meurtri et ravagé par les destructions, alors qu’il avait été, jusqu’en 1943 du moins, relativement épargné par les bombardements2. C’est quasiment la moitié de la population du département qui est, au sortir des combats, sinistrée, que ce soit partiellement ou totalement. Un rapport du préfet du Calvados mentionne que « beaucoup de sinistrés sont réfugiés en dehors de leurs communes d’origine, car le pourcentage des immeubles d’habitations sinistrées est voisin de 60 %3. » L’historien Benjamin Barthe reprend l’ensemble des sources disponibles sur ce sujet pour en tirer les principales statistiques :

« Le Calvados, qui comptait environ 400 000 habitants avant la guerre, recense environ 200 000 sinistrés totaux ou partiels. Un foyer sur deux est sinistré, alors que la moyenne française est de 1 pour 22 […] Sur les 762 communes du département, 760 sont déclarées sinistrées et 147 le sont à plus de 50 %. Les départements qui connaissent un niveau de destructions comparable sont peu nombreux4. »

3Au vu de ces chiffres, il est évident que la Reconstruction apparaît comme l’une des nécessités impérieuses du moment. Or précisément, ce sont les entreprises de BTP qui doivent, à nouveau, être sollicitées. Ce sont elles qui sont mises à contribution deux fois successivement : dans un premier temps pour la construction de l’Atlantikwall, ensuite pour reconstruire le parc immobilier et réhabiliter les infrastructures du département. Dès lors, les nouvelles autorités de la République renaissante sont tiraillées entre deux impératifs contradictoires : faut-il châtier ces collaborateurs économiques qui ont participé à l’effort de guerre allemand en construisant les ouvrages défensifs de la côte ? Ou le réalisme doit-il primer au profit de l’intérêt général ? Plus explicitement, faut-il renoncer à châtier ces représentants du BTP pour leur permettre de poursuivre leur activité, mais cette fois, au profit des habitants du département, en reconstruisant les logements et infrastructures nécessaires à l’amélioration du niveau de vie et de l’habitat du plus grand nombre ? Nous devons reconnaître avec Philippe Buton que « la collaboration économique est peu poursuivie à un moment où les nécessités de la reconstruction imposent leur loi5 ». De fait, l’épuration du BTP n’a pas eu lieu, ou si peu…

4Alors que chacun est d’accord sur le principe d’une nécessité impérieuse de purifier la société française des éléments compromis, apparaît le douloureux martyre d’un département qui a servi de champ de bataille à la confrontation entre armées alliées et troupes du III^e Reich. Les principes doivent se confronter à la réalité, et les autorités doivent donc utiliser maints détours pour – malgré l’ensemble des processus mis en place par le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) pour débusquer les collaborateurs – ne pas épurer un secteur qui, à la Libération, est indispensable à la reconstruction du pays.

L’épuration du BTP aura-t-elle lieu ?

5Comme toujours dans les premiers mois de la Libération, il existe, au sujet de l’épuration du BTP comme d’autres secteurs, un consensus a priori inébranlable sur la nécessité absolue de châtier de manière inflexible, les « impurs » parmi les Français.

6À l’origine même, les partisans d’une épuration en profondeur des structures de la société française peuvent compter sur la bonne volonté du préfet, qui en dépit de sa position et de sa parfaite connaissance de la situation de destruction, est plutôt favorable à l’épuration du secteur du BTP. Lucide, il note pourtant qu’« un nombre négligeable d’entrepreneurs [a pu] échapper à toute obligation de fournir du travail aux Allemands6 ». Il propose donc, en septembre 1944, de délivrer des attestations de patriotisme aux entreprises qui ne seraient pas trop compromises par l’acceptation de travaux avec les Allemands. Il en va, selon lui, de l’ordre public même :

« Si les entrepreneurs appelés à collaborer avec l’administration ne sont pas officiellement tenus pour de bons patriotes, aux premières difficultés matérielles, les conflits professionnels ou même sociaux dégénéreront vite en mouvements politiques redoutables, sous le prétexte que les employeurs ont travaillé pour les Allemands7. »

7D’où sa proposition de distinguer, faute de mieux, entre les volontaires du travail pour les Allemands et les requis. La réquisition viendrait alors – et ce serait une exception faite en faveur du BTP, puisque dans d’autres secteurs et dans d’autres instances épuratoires, cette excuse ne vaut pas8 – effacer le crime de collaboration et permettre aux entrepreneurs de bénéficier d’une virginité patriotique. La solution paraît aisée, qui permettrait à ces derniers de se mettre au service des collectivités locales et de l’État pour les travaux de reconstruction. Par ce biais, le préfet propose une épuration à même de châtier ceux qui « ont été volontaires et ont même acquis des fortunes scandaleuses9 ». Une épuration en demi-teinte, pour ainsi dire, mais qui serait à même de contenter la majorité.

8Le comité départemental de libération (CDL) seconde le préfet dans cette tâche en appelant, lui aussi et malgré la situation dans le département, à l’épuration au sein du BTP. Ainsi, le 15 décembre 1944, au moment où commence la répression judiciaire de la collaboration dans le département puisque siège ce jour-là, pour la première fois, la cour de justice, le CDL réclame des sanctions également pour les entrepreneurs de BTP, sanctions notamment professionnelles : « Le CDL émet le vœu que soient mis en place les comités régionaux interprofessionnels d’épuration et des sections professionnelles, prévus par l’ordonnance du 16 octobre 194410. » Il multiplie même les appels à l’épuration du BTP, puisque cette demande est renouvelée en août 1945, premier signe qu’elle fut peu suivie d’effet :

« […] réuni en séance plénière le 3 août 1945, en réponse à la demande des Ponts et Chaussées au sujet des entrepreneurs susceptibles, de par leur attitude sous l’occupation, d’être exclus des grands travaux commandés par le ministère des Travaux publics ou la Reconstruction, s’étonne que la commission [le comité] interprofessionnelle d’épuration qui devait examiner ces cas n’ait pas encore siégé depuis 1944, et demande instamment à M. le préfet et à M. le commissaire régional de la République, de bien vouloir faire le nécessaire pour qu’elle siège et puisse ainsi répondre aux desiderata des ministères intéressés11 ».

9Le CDL réclame dans la foulée le blocage des comptes des entreprises ayant travaillé avec l’ennemi. L’épuration du BTP doit donc avoir lieu.

10Pourtant, la réalité se confronte rapidement aux bonnes intentions initiales, et moins de six mois plus tard, le préfet a déjà changé son fusil d’épaule. Face à l’exigence de blocage de comptes des entrepreneurs compromis, le préfet oppose une fin de recevoir : l’intention est bonne, répond-il en substance, mais impossible à satisfaire compte tenu des réalités matérielles du moment :

« La suggestion du comité serait judicieuse s’il était possible d’épurer rapidement les entreprises caennaises. Comme je ne le crois pas réalisable, je pense que la proposition ne peut être retenue. Le blocage général des comptes en banque aurait un effet désastreux sur l’exécution des travaux de reconstruction12. »

11Le fait est que le Calvados a durement souffert des combats pour la libération du territoire et que la Reconstruction y est – au même titre que l’épuration – un impératif pour les autorités de la République. Dès lors, le réalisme doit s’imposer et c’est ce que souligne le préfet dès février 1945.

« D’une manière plus générale, le nombre d’entreprises n’ayant pas travaillé pour les Allemands est négligeable, nous serons appelés à utiliser les autres [c’est-à-dire celles qui ont travaillé pour les Allemands], à l’exception de celles dont l’attitude a été scandaleuse13. »

12C’est dit : l’épuration du BTP n’aura pas lieu. Est-ce à dire que les entrepreneurs passeront tous à travers les mailles du filet de l’épuration ? Surgit dès lors une première question : combien d’entre eux se sont-ils compromis durant les quatre années d’Occupation en travaillant pour les Allemands ? Danièle Voldman rappelle à juste titre que, même si l’Occupation a pu induire un certain ralentissement dans ce secteur et « bien que l’ensemble du BTP n’ait pas été déclaré prioritaire par les Allemands du moins jusqu’au tournant de la fin de 1942 et du début de 1943, leurs besoins, tant civils que militaires, ont fait de la construction une branche pour le moins sollicitée14 ». En ce qui concerne le Calvados, les sources ne permettent pas de fixer un chiffre définitif, tout au plus des recoupements permettent de formuler des hypothèses : ainsi, Auguste P*, jugé par la cour de justice en décembre 194515, cite, dans une lettre adressée à sa femme, le nombre de 300 entrepreneurs du BTP ayant passé des contrats avec les autorités allemandes. Guillou, président de la délégation spéciale de Caen à la Libération, écrit :

« Si je prends une branche qui est la même, l’entreprise de travaux publics, je puis déclarer que parmi les principales entreprises de Caen, je ne connais que celle de Monsieur Lecomte et la mienne, qui, délibérément ont refusé leurs services aux Allemands16. »

13Le secteur du BTP du Calvados est dans tous les cas réputé, connu et reconnu à la Libération, pour s’être largement compromis dans la collaboration. Pourtant, à travers les archives de l’épuration, si 113 entrepreneurs signalés comme appartenant au BTP et/ou « entrepreneurs en construction » sont cités à un moment ou à un autre, en considérant toutes les formes de collaboration possibles, seuls 41 d’entre eux sont cités pour des faits de collaboration économique ; encore faut-il préciser que les archives restent lacunaires et ne permettent de connaître l’incrimination pour seulement soixante parmi ces 113. Peu sont donc cités, et encore moins sont sanctionnés. Seuls huit d’entre eux sont internés à la Libération17 Sur le plan judiciaire, six des entrepreneurs compromis sur le plan économique passent devant la cour de justice : la peine maximale prononcée est de cinq ans d’emprisonnement, mais l’entrepreneur concerné, Maurice R*, ne s’est pas contenté de construire pour les Allemands, mais s’est aussi essayé au rôle d’agent de renseignements auprès de leurs services18. Six autres sont déférés devant la chambre civique, dont quatre sont acquittés. Les deux seuls condamnés ont aggravé leur cas en adoptant une attitude pro allemande durant l’Occupation. Ainsi, le « simple » fait d’avoir passé des contrats de construction avec les Allemands ne paraît pas suffisant, aux yeux des tribunaux de la Libération, pour justifier une condamnation au nom de l’épuration.

14En ce qui concerne l’épuration économique stricto sensu, c’est-à-dire celle à la charge des comités de confiscation des profits illicites (CCPI), nous savons que 82 entrepreneurs et/ou entreprises sont cités devant l’organisme calvadosien, chiffre qui représenterait peu ou prou un tiers des entrepreneurs soupçonnables ; mais les archives du CCPI du département nous manquent pour brosser un tableau satisfaisant de la situation. Trois questions restent donc, actuellement, en suspens : d’abord, le chiffre de 82 entrepreneurs cités avoisine-t-il la réalité, ou ne représente-t-il qu’une partie des dossiers concernant le BTP ? Deuxième question : pourquoi ces dossiers sont-ils cités ? Est-ce effectivement pour collaboration économique ou est-ce – puisque c’est aussi de la compétence des CCPI – pour « simple » « infraction à la réglementation économique » en vigueur sous l’Occupation ? La question est d’importance, car il existe un pas à franchir entre un collaborateur avéré des Allemands et un entrepreneur peu soucieux des cadres juridiques régissant sa profession. Enfin, il nous reste également impossible, en l’état actuel des choses, de connaître les sanctions prises contre ces 82 entrepreneurs cités. Et les archives du Conseil supérieur de confiscation des profits illicites (CSCPI) sont malheureusement insuffisantes pour nous permettre d’avoir une vue d’ensemble sur l’état de l’épuration du BTP dans le Calvados. Juridiction d’appel, il dépend de la volonté de l’entrepreneur condamné d’y faire appel ou non : ainsi, au final, l’on retrouve seulement huit d’entre eux devant cette juridiction siégeant au niveau national. Encore faut-il noter, détail intéressant, que les huit intéressés sont tous cités pour des faits de collaboration économique. L’on apprend également que les sanctions prises ne dépassent pas les 15 millions de francs (1 035 000 francs constants de 1938), ce qui paraît bien peu au regard de l’ampleur des travaux entrepris durant l’Occupation. Pourtant, l’intéressé condamné à verser cette somme à l’administration fiscale, Jean-Baptiste D*, ne peut nier avoir travaillé pour le compte des Allemands, en ayant « install[é] des baraquements et aménag[é] des logements administratifs pour les troupes d’occupation et des cantines ouvrières sous direction allemande19 ». L’enquête semble indiquer l’existence d’un enrichissement personnel de quelque cinq millions de francs, et montre également que Jean-Baptiste D* avait tenté de frauder en ne déclarant pas la totalité des bénéfices réalisés. Faut-il voir dans cet exemple un témoignage d’une mansuétude des institutions à l’égard d’entrepreneurs dont l’activité apparaît encore impérieusement nécessaire en 1949 ? Le fait est que l’entrepreneur en question a, à cette date, déjà bénéficié de la clémence de la justice, puisqu’il n’a même pas été renvoyé devant un tribunal.

15Au total donc, si certains des entrepreneurs de BTP sont amenés à connaître les arcanes de l’épuration, rares sont ceux qui ont à s’asseoir sur les bancs des juridictions d’exception. Et, de toute façon, peu ont finalement à justifier de leur attitude sous l’Occupation face aux autorités de la France libérée. C’est ce qui explique l’aveu de l’inexistence de l’épuration des entreprises de BTP fait par le préfet du département, au mois d’août 1945, lors-qu’il écrit au délégué départemental à la Reconstruction de Caen qu’il « se peut que [les entreprises ayant collaboré avec les Allemands] soient encore actuellement chargées de l’exécution de certains chantiers20 ». Si le souci épuratoire apparaît constamment en toile de fond, c’est décidément à la Reconstruction qu’est accordée constamment la priorité :

« Il y aura lieu [dans le cas où des entreprises ayant collaboré travaillent sur les chantiers en août 1945] d’examiner la possibilité de résilier les marchés correspondants ou de confier les travaux en cours à une autre entreprise sous la condition expresse que l’une ou l’autre de ces solutions ne puisse avoir pour conséquence l’interruption ou le ralentissement des travaux21. »

16Et si les autorités prévoient des modalités d’épuration, celles-ci n’interviennent qu’a posteriori : le préfet est conscient, à l’automne 1945, que les listes d’entreprises ayant collaboré sont encore incomplètes. C’est pourquoi il invite le délégué départemental à la Reconstruction à

« prévoir dans les contrats des marchés passés par les collectivités locales, l’insertion d’une clause spécifiant que si l’entreprise bénéficiaire du marché venait à être reconnue coupable d’une collaboration avec l’ennemi, le contrat passé par elle avec la collectivité publique serait résilié sans indemnité22 ».

17Cette précaution est-elle efficace ? Sans doute pas, puisque le ministre de l’Intérieur intervient en 1949, à une époque où, dans le Calvados, les travaux de déblaiement ont été remplacés par les travaux de reconstruction23 pour rappeler le principe d’exclusion des entreprises ayant collaboré des marchés24.

Comment ne pas épurer sans (trop) le montrer ?

18L’épuration du BTP n’aura donc pas lieu selon les mêmes modalités que dans d’autres secteurs. Dès lors, une certaine gymnastique – ou une certaine hypocrisie selon l’image que l’on choisira – doit se mettre en place : comment, après avoir, dans tous les discours, assuré de l’efficacité de l’épuration, après avoir promis que les autorités se chargeraient d’écarter les collaborateurs de la communauté nationale, comment donc enfreindre si clairement les règles que l’on a soi-même posées ? En d’autres termes, comment les nouvelles autorités s’arrangent-elles pour ne pas épurer, mais sans trop le montrer ? La lecture des archives sur ce sujet est édifiante : à vrai dire, l’impression qui domine est que tous les prétextes sont bons pour faire preuve de mansuétude envers les entrepreneurs compromis. Et sur la forme comme sur le fond, toutes les excuses sont mises à contribution pour permettre aux hommes du BTP de continuer leurs affaires, et de reconstruire un département meurtri par les combats. Sur la forme, l’antienne est le manque de moyens, les difficultés matérielles qui empêcheraient l’épuration de s’accomplir correctement. Quant au fond, les dossiers regorgent de motifs divers et variés destinés à enterrer les poursuites.

Entre difficultés matérielles et émiettement territorial…

19En ce qui concerne les difficultés matérielles qui oblitèrent le processus épuratoire, elles sont de deux types. Tout d’abord, les autorités mettent en avant le manque de sources dont elles disposent pour mener à bien la purification du secteur. Ainsi, le président du comité d’organisation du BTP (COBTP), chargé par le préfet25 d’analyser « l’évolution de l’activité des entreprises du BTP pendant l’occupation allemande », souligne que « la documentation de la délégation départementale […] [a été] détruite, [et que] ce n’est qu’avec le concours de la caisse des congés payés qui reçoit périodiquement les déclarations de versement des salaires » que les informations peuvent être réunies26. Les sources sont donc partielles et lacunaires, quand elles ne manquent pas totalement sur l’activité des entreprises soupçonnées d’avoir travaillé pour les autorités allemandes. Ainsi, les épurateurs sont réduits à avancer à tâtons, dans l’obscurité laissée par les destructions : certes, les enquêteurs peuvent toujours avoir recours aux témoignages des uns et des autres pour se faire leur religion quant à l’attitude plus ou moins patriotique d’un patron du BTP. Mais il n’en reste pas moins que les autorités manquent cruellement de la documentation nécessaire pour dresser un compte-rendu précis et circonstancié des activités des entreprises de BTP. Et la solution proposée par le directeur du COBTP – avoir recours aux déclarations faites par les entrepreneurs eux-mêmes – ne saurait être pertinente et satisfaire aux exigences de l’épuration27.

20Un autre aspect de ces difficultés qui freinent singulièrement l’épuration au sein du BTP consiste en un curieux jeu joué par le sous-comité régional interprofessionnel d’épuration de Caen. Au mois d’avril 1945, son président énumère les difficultés matérielles et le manque de moyens qui empêche la tenue de réunions. Le département étant sinistré, il ne paraît pas encore très étonnant que n’existe pas de liaison Caen-Rouen. Nous nous situons dans un cas typique d’émiettement territorial28, conséquence des combats et de la désorganisation de l’espace qui les accompagne nécessairement. Le président note d’ailleurs à l’attention du préfet que son sous-comité « comprend trois départements qui sont sans relations ferroviaires pratiques ; d’autre part Caen ne paraît pas pouvoir loger les membres de la commission [du sous-comité] venant soit de l’Orne, soit de la Manche29 ». Ensuite, il ne paraît pas étonnant non plus qu’il n’ait pas de secrétariat, en l’occurrence, il s’agirait d’avoir « un bureau et une secrétaire », malgré l’arrêté ministériel du 31 janvier 1945 qui « dispose que les crédits pourront […] être délégués aux préfets des départements, sièges des comités régionaux d’épuration ». Soit. Mais il paraît tout de même surprenant qu’à cette date, au printemps 1945, le sous-comité n’ait reçu aucun dossier30 ! D’ailleurs, le commissaire régional de la République de Rouen, Henri Bourdeau de Fontenay réagit à cette situation en prenant la décision de supprimer la section d’épuration bas-normande et de transférer tous les dossiers – c’est-à-dire aucun – à M. Grimoult, président du comité régional à la préfecture de Seine-Inférieure31. Bourdeau de Fontenay en profite pour réitérer l’ordre de « monter » des dossiers. À l’aide de ce forceps, sept noms d’entreprises sortent enfin des bureaux du préfet. La CGT est plus prolixe qui fournit 19 noms d’entrepreneurs compromis. Les difficultés matérielles existent, mais l’historien peut légitimement y voir une mauvaise volonté des autorités dans le processus qui doit mener à l’épuration du BTP. Passe encore que ces difficultés oblitèrent réellement l’épuration à l’automne 1944. Et l’on pourrait encore croire le comité régional de Seine-Inférieure, lorsqu’il prétend ne pas avoir « pu être saisi des affaires laissées en souffrance par le sous-comité de Caen, en raison des difficultés rencontrées pour mener des enquêtes dans le Calvados, département éloigné et mal desservi » si cette affirmation ne datait pas de… février 194632 ! Sans remettre en cause et en doute l’émiettement territorial qui persiste à cette date, il n’en reste pas moins que l’épuration, à cette date et dans d’autres secteurs, fonctionne mieux et est efficace ; ce qui, par contraste, souligne la spécificité du cas du BTP.

…persiste un sentiment d’indulgence organisée

21Ce sentiment d’inefficacité quant au travail du comité régional n’apparaît pas lorsque l’on analyse le travail des commissaires du gouvernement près de la cour de justice qui, eux, traitent les dossiers qui leur sont présentés et décident du sort à réserver aux suspects : le travail est donc fait, mais c’est une impression d’indulgence qui apparaît à la lecture des non-lieux et dossiers classés sans suite par le commissaire du gouvernement près la cour de justice du Calvados. Encore faut-il signaler qu’il reste difficile de tirer des conclusions statistiques satisfaisantes, puisque ces motifs de classement ne sont connus que pour 29 dossiers Les motifs de classements des dossiers peuvent se regrouper dans trois grandes catégories, lesquelles viennent exonérer l’entrepreneur suspecté et éloigne de lui l’épée de Damoclès de l’épuration. Les entrepreneurs étrangers sont d’emblée mis à l’abri par leur non-nationalité française, le commissaire du gouvernement se déclarant ipso facto incompétent pour connaître de leur cas, au titre de la dégradation nationale. Ainsi, il ne peut être fait reproche à Augustin B*, entrepreneur à Caen d’« aucun acte anti national puisqu’il n’est pas Français33 ». Vient ensuite l’excuse de la contrainte, invoquée dans quatre cas pour soustraire l’entreprise aux affres de l’épuration. Enfin, bien sûr, ceux parmi les patrons qui ont travaillé pour protéger leur main-d’œuvre sont également d’emblée retirés du groupe des inexcusables : ainsi, un entrepreneur de Saint-Aubin-sur-Mer, membre du comité de Libération de la commune, voit son dossier classé car :

« si C* a bien effectué durant l’occupation des travaux pour le compte de l’armée allemande, l’information a établi qu’il l’avait fait dans le but, d’une part, de soustraire au STO de nombreux jeunes gens employés fictivement à son entreprise, d’autre part de se procurer des renseignements à la Résistance dont il était membre et à laquelle il a rendu de nombreux services34. »

22Deux sont dans ce cas, et trois autres entrepreneurs bénéficient de la même clémence pour s’être réhabilités par leurs agissements ultérieurs. Loin de nous l’idée de remettre en cause la réalité des réquisitions ou des activités nationales des uns et des autres. Le fait reste pourtant que tout semble concourir à soustraire les entrepreneurs compromis aux fourches caudines d’une épuration qui semble, en outre, exercer dans ce secteur selon deux poids et deux mesures : apparaît en effet dans les archives une conception de la collaboration à géométrie variable35. Parfois le dossier est classé purement et simplement, pour ne pas dire enterré, sans que les archives ne justifient les motifs d’une telle indulgence : c’est notamment le cas pour une entreprise de BTP, la maison Orefice, dont l’annexe caennaise est dirigée par M. A*. En 1940, pour ne pas laisser les matériaux de l’entreprise à l’abandon et « sur insistance des Allemands », le directeur décide de se « mettre à leur disposition pour effectuer des travaux de terrassement et fabriquer des baraquements36 ». Est-ce collaborer ? Assurément aujourd’hui, nous aurions tendance à répondre à l’affirmative. D’autant que l’intéressé est également mis en cause pour avoir voulu faire intervenir les autorités allemandes dans un différend l’opposant à des agents de la SNCF. Néanmoins, le commissariat central de police, au courant de tous ces faits, note que s’il « recevait assez souvent les Allemands dans ses bureaux, […] il ne semble pas avoir collaboré avec eux, et ne s’est jamais fait remarquer pendant l’occupation. Dans son entourage, il passe même pour avoir des sentiments anglophiles37 ». Les charges sont donc abandonnées au titre de l’épuration économique, alors même que rien ne vient nier la réalité de l’aide apportée à la puissance allemande. De même, les charges qui le mettaient en cause pour avoir voulu avoir recours aux Allemands dans un démêlé franco-français sont également abandonnées. Rien n’empêche donc M. A* de reprendre ses affaires là où elles en étaient.

Une épuration à faire dans « le plus grand secret »…

23Enfin, dernier point essentiel pour ne pas épurer sans (trop) le montrer, la discrétion reste le maître mot de la (non)-épuration du BTP. Ainsi, alors même qu’il s’agit de prescrire l’exclusion « des marchés des départements et des communes, certaines entreprises ayant collaboré avec l’ennemi, depuis 1940 », le préfet du Calvados rappelle au délégué départemental à la Reconstruction à Caen que « les mesures envisagées, susceptibles du reste de modifications ultérieures, sont d’ordre intérieur et ne devront avoir aucune publicité38 ». Cette consigne avait été clairement formulée par le commissaire régional de la République à l’attention du préfet du département, dès le mois d’octobre 1944 : « ces enquêtes doivent […] être effectuées dans le plus grand secret » et les rapports « devront [lui] être adressés sous plis portant la mention “confidentiel39” ». Et les archives rapportent régulièrement la répétition de cette instruction dans les correspondances officielles enjoignant aux acteurs de l’épuration d’agir discrètement et de garder les informations confidentielles.

L’absence de demande sociale d’épuration

24Aux silences des acteurs de l’épuration répondent les silences des citoyens, qu’ils soient engagés ou non sur le terrain politique. Le fait est que si l’épuration du secteur du BTP n’est pas, ou n’est que très peu, une réalité, cela ne dérange pas grand monde dans un département meurtri par les combats : en d’autres termes, la demande sociale d’épuration concernant ce secteur reste inexistante.

25Les politiques deviennent circonspects lorsqu’ils approchent de ce thème précis. Les discours de la Résistance, des partis politiques et de leurs journaux restent ambivalents à cet égard : ils critiquent l’épuration, ils critiquent la Reconstruction, mais jamais l’épuration au sein des entreprises chargées de la Reconstruction, quand le thème de l’épuration n’est pas tout simplement occulté : ainsi, au printemps 1945, une liste d’Union municipale pour la Reconstruction, comprenant Michel de Bouard, ancien déporté dont l’on sait qu’il est un acharné de l’épuration, ne mentionne à aucun moment dans un programme tout entier tourné vers la Reconstruction, la nécessité de purifier la société française40. Autre exemple, en octobre 1945, à Bayeux, le parti communiste, lors d’une réunion, se montre virulent et très critique à l’égard du processus mis en place : « Ce programme comportait trois points : Libération (aujourd’hui réalisée avec la collaboration des alliés) ; épuration (manqué) ; Reconstruction du pays (que l’on sabote à plaisir41). » Et l’on constate aisément ici qu’aucun lien n’est fait entre une épuration « manquée » et une Reconstruction qui ne peut être que « sabotée » puisque trop lente. Sabotée par quoi ? Pourquoi ? Le discours politique ne va pas plus loin dans la démonstration. Une seule fois et une fois seulement, les thèmes apparaissent conjointement : L’Aurore du Calvados, organe du parti communiste, dénonce la présence d’un ancien du Rassemblement national populaire (RNP) dans les bureaux de la reconstruction, M. B*42. Or, il apparaît que ce M. B* qui a certes appartenu, non au RNP, mais au Groupe collaboration, ne fait pas partie des bureaux à la Reconstruction mais du Centre régional d’orientation professionnelle ; et il a bénéficié d’un non-lieu. Peu de critiques sont formulées donc, et en l’espèce, celle-ci n’est pas fondée.

26Quant aux citoyens sinistrés, c’est-à-dire la moitié des habitants du département, ils font eux, et c’est compréhensible, le choix de privilégier l’impératif de reconstruction, le choix du confort matériel minimal contre le souci de la pureté patriotique : en janvier 1945, le préfet souligne ces priorités en écrivant de la population qu’elle est « uniquement préoccupée de la fin victorieuse de la guerre et des travaux de reconstruction importants et urgents qui s’imposent dans la région43 ». Il ne fait que relayer le discours qui monte de la population qui a souffert des combats : ainsi, le commissaire de Vire dans un rapport destiné au préfet écrit :

« La préoccupation essentielle de la population est toujours la même : reconstruction et tous problèmes y afférents. Les récriminations continuent à être nombreuses dans ce domaine. On reproche aux pouvoirs publics de ne pas faire tout le nécessaire pour solutionner certaines questions […]44. »

27Laissons pour finir la parole à un entrepreneur de BTP, qui, lui, fut « épuré » : car les seules voix qui se font entendre dans ce silence généralisé sont celles des rares victimes de cette épuration ; et encore n’est-ce qu’à titre privé que ces protestations existent. Ainsi, Auguste P*, condamné par la cour de justice à la confiscation générale de ses biens et à la dégradation nationale à vie, écrit à sa famille en novembre 1945 et porte un regard acerbe sur l’épuration du BTP :

« Ne soyez pas trop optimistes car, si en temps normal ce que j’ai fait n’est rien45, nous sommes dans une période de réaction politique et il s’agit beaucoup plus de vengeance que de justice. […] Sur 300 entrepreneurs qui ont travaillé pour les Allemands, je n’en connais qu’un qui soit poursuivi, c’est moi. Le juge d’instruction m’avait dit qu’ils allaient tous passé. Depuis cette promesse, les arrestations sont finies et pas un n’a été arrêté46. »

28Tout n’est pas avéré dans le discours d’Auguste P* ; d’autres entrepreneurs ont fait l’objet de mesures privatives de liberté. D’autres sont poursuivis tout comme lui : encore que le chiffre de deux autres entrepreneurs déférés devant la cour de Justice ne paraît guère être en mesure de consoler Auguste P*. Mais là surtout où l’auteur de cette lettre commet une erreur d’appréciation, c’est en prétendant être victime de « vengeance ». Notre analyse nous pousse en effet à penser qu’il ne s’agit pas tant de « vengeance » que d’« exemple », destiné à occulter les autres cas où l’indulgence prévaut.

29Face à cette mansuétude, pourtant, des critiques s’élèvent çà et là… mais elles restent discrètes, et surtout, sont très localisées : ainsi, sur le cas de Jean-Baptiste D*, l’entrepreneur qui traitait des « affaires de plusieurs millions ». Des voix s’élèvent contre sa libération : la police note que la population n’accepte guère de le voir sortir de prison47. Mais le fait est que ces protestations émanent d’habitants de Bayeux, ville libérée dès le premier jour du Débarquement et totalement épargnée par les bombardements.

30Le constat est donc clair : il apparaît que de fortes volontés implicites se sont conjuguées, dans les années qui suivent le débarquement, pour faire en sorte que l’épuration du BTP n’ait pas lieu : qu’il s’agisse des pouvoirs en place conscients des contraintes matérielles imposées par l’urgence de la reconstruction, ou de sinistrés regroupés en associations dont on comprend que leur priorité était de retrouver un toit. Il en ressort que le nombre d’entrepreneurs ayant travaillé pour les Allemands dans le domaine du bâtiment et des travaux publics et sanctionnés à la Libération reste anecdotique au niveau du département. La réponse ne surprend personne et laisse un goût d’inachevé.