L'épuration économique en France à la Libération
|Deuxième partie. La diversité des acteurs et des procédures : variables régionales
Les comités d’épuration dans les entreprises des régions de Limoges et d’Orléans (1944-1945)
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FranceTexte intégral
- 1 Archives nationales, Paris (AN), F1a 3952-3953.
1À la fin du mois de décembre 1943, un résistant rédige à Vierzon une note de renseignements concernant la Société française de matériel agricole et industriel (SFMAI). Il y précise la nature des productions fournies à l’Allemagne et dénonce l’attitude collaboratrice de l’équipe dirigeante. Il propose de « faire passer à la radio les noms des quatre individus cités » et « même de leur adresser le cercueil auquel […] ils ont droit ». Parmi eux, Vincent Berruet, secrétaire général de cette entreprise de 600 personnes, « avait commandé le jeudi 23 décembre une bûche de Noël pour le 24 à 15 heures (bûche de 54 cm de long). Le pâtissier a livré la bûche au concierge qui en a profité pour en faire l’exposition aux ouvriers. Ceux-ci ont défilé devant en y laissant leur empreinte digitale et cette bûche a été remise à son propriétaire avec une tête de mort dessinée dessus1 ». Quelques mois plus tard, en octobre 1944, Berruet est nommé à la tête de la SFMAI avec l’aide de la Confédération générale du travail (CGT) et le soutien de la majorité des ouvriers qui ont formé un « comité d’épuration ».
2Cette anecdote confronte l’historien à la complexité du phénomène épuratoire et à l’existence de comités d’épuration « de fait » dans certaines entreprises en 1944. Éphémères et non reconnus par la puissance publique, leur repérage s’avère difficile car ils n’ont pas laissé d’archives constituées. Aussi faut-il travailler à partir de « traces » ou d’échos disséminés dans des fonds de nature diverse : rapports de l’administration préfectorale, notes des renseignements généraux, dossiers d’individus soumis à une mesure administrative ou constitués dans le cadre de l’épuration professionnelle légale, affaires de personnes traduites devant une cour de justice.
- 2 En 1944, les régions de Limoges et d’Orléans comprenaient d’une part la Haute-Vienne, la Corrèze, (...)
3Les contraintes archivistiques ont conduit à limiter leur étude aux régions d’Orléans et de Limoges avec une valorisation du département du Cher où les sources, sinon les occurrences, sont plus nombreuses2. Si l’entreprise constitue l’échelle d’observation privilégiée, il est nécessaire de la replacer dans un contexte pour cerner l’apparition de ces comités : sont-ils générés de l’intérieur ou impulsés de l’extérieur ? C’est seulement après avoir examiné leur action et leur positionnement au sein du processus d’épuration qu’il sera possible d’identifier et de pondérer les fonctions remplies par ces organismes.
L’existence exceptionnelle et ciblée des comités d’épuration d’entreprise
Deux vagues distinctes
4L’apparition de « comité d’épuration » au sein d’entreprises reste un phénomène rare et limité dans les régions d’Orléans et de Limoges. Les « commissions » en charge de l’épuration fonctionnent habituellement dans un cadre territorial, au niveau d’une commune urbaine avec le comité local de libération (CLL), à l’échelle de l’arrondissement ou du département avec le comité départemental de libération (CDL). Les dénominations sont variables dans l’espace et dans le temps : « comité », « commission », « commission provisoire d’épuration », « comité d’usine » ou encore « comité intersyndical ». Les groupes observés ont en commun leur caractère infralégal : ils se forment en dehors de toute législation officielle.
- 3 ADHV, 186 W 4/58 à 4/63. épuration dans les entreprises de la région de Limoges.
- 4 ADI, 1279 W 37, épuration dans les administrations et les entreprises de l’Indre.
5Une première vague est constituée « à chaud » dans les semaines qui suivent la libération de la localité où se situe l’entreprise. C’est le cas à Tulle investie par les maquisards le 17 août : dès la fin du mois, deux comités sont en place à la Manufacture nationale d’armes (MAT) et à l’usine de la Marque. La situation est identique pour l’usine Gnome & Rhône de Limoges3. Dans le Cher où les Forces françaises de l’intérieur (FFI) libèrent Vierzon et Bourges les 4 et 6 septembre 1944, le préfet du Cher signale quelques occupations d’usine qui cessent sur son intervention. En revanche, un comité d’épuration apparaît à la Société nationale de construction aéronautique du centre (SNCAC) à partir de la mi-septembre. La situation est analogue dans la société jumelle du Sud-Ouest (SNCASO, ex-Usines Bloch) à Châteauroux dans l’Indre4. Il semble qu’un comité informel ait aussi fonctionné aux Ateliers de la Guerche (Cher) lié à une commission municipale d’épuration.
- 5 ADC, M 8057 bis, M 9883 à M 9890, épuration dans les entreprises du Cher.
6Au début du mois de novembre 1944, l’apparition plus tardive d’un comité à la SFMAI de Vierzon intervient déjà dans un contexte différent, à la suite d’autres formes d’épuration et à un moment où la survie de l’entreprise est en jeu. C’est en janvier 1945 qu’une seconde vague de comités d’épuration illégaux voit le jour « à froid » dans les entreprises Brouhot et Merlin de Vierzon, à l’usine de l’Ombrée à Orval près de Saint-Amand-Montrond (Cher) ainsi qu’aux Ateliers de la Guerche où ce nouveau comité fonctionne indépendamment du CLL5.
Un profil précis d’établissement
- 6 Des comités d’épuration naissent dans des entreprises semblables à Marseille en septembre 1944 ; R (...)
7Les entreprises où se forment ces organismes présentent un profil remarquablement homogène6. Appartenant au secteur industriel, elles possèdent une taille conséquente. La stabilité des effectifs depuis 1939 masque une rotation non négligeable du personnel : en août 1943, les Ateliers de la Guerche emploient 200 ouvriers originaires de la région parisienne. Les usines concernées sont solidement implantées dans leur région et localisées dans des bassins industriels anciens (Tulle, Limoges, Vierzon, Bourges, La Guerche près de Fourchambault-Nevers). Enfin, elles appartiennent aux domaines de la métallurgie et de la construction mécanique.
8Ces entreprises partagent aussi une destinée commune entre 1939 et 1945. Durant la Drôle de guerre, sous l’Occupation, mais aussi à la Libération, tout ou partie de leur production est destinée à l’effort de guerre français ou allemand. « Toutes ces usines [métallurgiques] travaillent pour les troupes d’occupation », remarque le commissaire des renseignements généraux (RG) du Cher en août 1943. Elles participent directement à l’économie de guerre nazie et ont été classées par les autorités allemandes dans les entreprises protégées (accès aux matières premières, maintien du personnel, etc.). Sauf exception, un contrôleur allemand est présent dans leurs locaux (dès 1940 à Bourges à la SNCAC, en 1942 aux Ateliers de la Guerche, en 1943 à la MAT de Tulle, chez Gnome & Rhône à Limoges, à la SNCASO de Châteauroux, etc.).
9De même, la Charte du Travail est appliquée précocement dans ces usines. Les rapports préfectoraux signalent dès le début de l’année 1942 le fonctionnement de comités sociaux « provisoires », importants et dynamiques. Avec sa pouponnière, son dispensaire et sa Goutte de lait, celui des Ateliers de la Guerche fait figure de modèle dans le Cher. En revanche, le rapport de l’entreprise à l’État ne semble pas constituer un facteur essentiel : le « personnel civil » de la MAT de Tulle bénéficie d’un statut et les sociétés aéronautiques (SNCAC, SNCASO) sont des entreprises nationalisées, mais les autres usines (notamment Gnome & Rhône et la SFMAI) relèvent du secteur privé.
Un environnement caractéristique
- 7 À Vierzon, les FTP exécutent plusieurs personnes dont le commissaire de police le jour de la Libér (...)
10Le nord de l’ensemble territorial considéré ne semble comporter aucun établissement ayant renfermé un comité à vocation épuratrice. Or, dans cette zone (Loiret, Eure-et-Loir, Loir-et-Cher), l’Occupant est chassé par les armées alliées avec le concours d’une Résistance à l’activité ponctuelle et limitée. À l’inverse, le sud de la région d’Orléans et la région de Limoges connaissent une intense activité maquisarde et une libération par des unités résistantes. Les nouveaux pouvoirs – CDL, CLL mais aussi FFI ou/et Francs-tireurs partisans français (FTP) avec leur propre police – s’installent à l’échelle locale dans une atmosphère tendue et souvent confuse7. La légalité républicaine n’est rétablie que lentement dans cet espace proche de la ligne de démarcation ou appartenant à l’ex-zone Sud. Or, c’est dans cette partie de la France où progressent les influences communiste et cégétiste qu’apparaissent des comités d’épuration d’entreprise.
- 8 En1947, le député communiste Marcel Cherrier déclare au préfet du Cher : « Le comité d’épuration d (...)
11Est-ce à dire que l’aiguillon externe constitue le facteur primordial pour rendre compte de la naissance d’un organe de ce type dans une usine ? Si l’environnement pèse en rendant possible son émergence, il n’y a pas de trace d’intervention des différents acteurs de la Libération (FFI, CDL, CLL, partis politiques, préfet ou sous-préfet, etc.). Il n’y a qu’une exception, la modeste localité de La Guerche où la première épuration de l’usine s’effectue en relation directe avec le CLL8. En revanche, l’élément syndical est toujours présent.
- 9 ADC, M 9884 et M 9888. Il est à noter que les réunions de l’union locale de la CGT tant à Vierzon (...)
12Le 28 août 1944, une assemblée générale du personnel de la MAT voit la reconstitution du syndicat cégétiste. Le nouveau secrétaire, Robert Chièze, avait été exclu de l’usine à la suite de la grève du 30 novembre 1938. Il préside le comité « intersyndical » d’épuration formé aussitôt lequel se prononce pour une « épuration totale ». À la SNCAC de Bourges, l’épuration est préparée par une « commission intersyndicale » composée de techniciens et d’ouvriers. À Vierzon, la CGT n’était jamais parvenue à s’implanter à la SFMAI en raison de l’opposition patronale. Le 2 novembre, une « délégation syndicale » se rend au commissariat de police pour y déposer une plainte. Trois membres du syndicat de l’usine accompagnés des représentants de l’union locale et du syndicat des métaux demandent des poursuites judiciaires pour actes de collaboration avec l’ennemi, la saisie des biens de famille des propriétaires de l’entreprise, la gestion de la société sous la forme d’un comité de gestion ainsi que « la commission d’épuration immédiate ». En janvier 1945, les responsables syndicaux sont également au cœur de la 2e génération de comités d’épuration extra-légaux : le secrétaire du syndicat des métaux de Saint-Amand-Montrond, Gozard, employé à l’usine de l’Ombrée d’Orval ou encore le secrétaire du même syndicat à La Guerche, Lefèvre, salarié aux Ateliers du même nom9. Comprenant toujours des militants syndicaux, ces comités d’épuration regroupent une vingtaine de personnes (14 à la SFMAI, 24 à la SNCASO) avec des ouvriers et des techniciens, plus rarement des membres de l’encadrement.
Une action à la fois essentielle et limitée
13De quelle manière ces comités d’épuration ont-ils fonctionné au sein des entreprises ? Quelle a été la nature, le poids et la portée de leur action ? Comment cette forme d’épuration s’insère-t-elle dans le processus global relatif au phénomène ?
Un travail conséquent à l’automne 1944
- 10 ADHV, 186 W 4/58. « Il s’agit bien d’une commission locale d’enquête auprès de l’Établissement et (...)
14La durée d’existence des comités est très variable : trois à quatre mois aux Ateliers de la Guerche et à la MAT, six mois à la SNCAC, un an à la SFMAI, quelques semaines dans les entreprises vierzonnaises Brouhot et Merlin ainsi qu’à l’usine d’Orval. Le degré d’activité peut être différent, mais il recouvre toujours un véritable travail. À Tulle, le comité de la MAT remet à la mi-octobre 1944 11 rapports mettant en cause 15 personnes, accompagnés de témoignages recueillis au cours des semaines précédentes. Un mois plus tard, le même comité d’épuration étoffe les 11 rapports par une série d’enquêtes à charge et à décharge et procède à de nouvelles mises en cause. C’est à partir de ces dossiers que la « commission locale d’enquête et d’épuration » légalement installée en décembre peut commencer ses auditions en janvier 194510.
15L’organisme de la SNCAC tient des réunions du 18 septembre 1944 au 12 mars 1945. Sur les 33 décisions qu’il prend, 22 se concentrent sur les mois d’octobre et de novembre. Neuf séances ont lieu durant le seul mois d’octobre. Quatre dossiers font l’objet d’un double examen. Les semaines passent et le mode de travail devient plus complexe. Alors qu’en septembre étaient entendus les accusateurs, par la suite, le comité d’épuration auditionne systématiquement les accusés et s’efforce de recueillir des dépositions écrites individuelles ou collectives. À partir du mois de janvier, les reproches multiples exercés à l’égard d’un individu sont différenciés sous la forme de questions sériées faisant l’objet d’un vote distinct dont le résultat figure sur un procès-verbal. Exceptionnellement, un membre du comité d’épuration peut se voir confier une enquête. À la SFMAI de Vierzon, le comité enregistre des dépositions puis convoque les personnes intéressées avant de procéder à une délibération. Après un mois et demi de travail intensif pour constituer les dossiers, il se réunit désormais mensuellement et remplit le rôle d’un comité de vigilance par rapport au déroulement de l’épuration administrative, professionnelle ou judiciaire. Au début de 1945, les comités de la deuxième vague n’existent que quelques semaines mais rassemblent témoignages et pièces à conviction.
- 11 ADC, M 8057 bis, lettres du président du comité d’épuration au directeur de la SNCAC, respectiveme (...)
- 12 ADC, M 7428, rapport du commissaire de police de Vierzon au secrétaire général pour la police de l (...)
- 13 Au ministère de l’Air a fonctionné une « commission nationale d’examen des comités d’épuration » q (...)
16Formellement, ces organismes demandent au directeur de l’entreprise qu’il agisse suivant l’avis qu’ils ont rendu. À la SNCAC, le président s’adresse au responsable de l’entreprise dans les termes suivants : « La décision prise par nous de le replacer dans l’usine comme simple compagnon ne lui a pas encore été notifiée. Pour la bonne règle, nous vous prions de bien vouloir la lui communiquer, et, à toutes fins utiles, nous vous informons que notre décision à ce sujet a été affichée ce jour. » Le directeur est même rappelé à l’ordre : « Le comité entend que ses arrêts rendus en toute justice ne soient pas discutés. […] [Il] demande sa radiation immédiate de l’usine sans aucun préavis et lui interdit l’entrée dans les usines de la SNCAC11. » À Vierzon, au printemps 1945, le commissaire de police signale que « les ouvriers [de la SFMAI] n’admettent pas que l’on revienne sur des décisions qu’ils ont prises dans leur comité d’épuration en décembre 1944 à l’égard des collaborateurs de l’usine. Pour eux, des non-lieux et les relaxes importent peu. Leur sentiment est fait et leur décision irrévocable12 ». Les délibérations prises par les comités d’épuration ont donc été suivies de mesures effectives. En revanche, elles ont pu postérieurement être remises en cause par les comités régionaux interprofessionnels d’épuration (CRIE) ou par une commission nationale13.
Une épuration ciblée sur l’encadrement
- 14 ADC, M 9884, lettre de M. Cherrier au préfet du Cher, 8 mai 1947.
17Il est difficile de préciser le nombre de personnes touchées par l’épuration infralégale dans les entreprises. Par peur des représailles, des salariés ne se représentent pas lors de la réouverture des usines à l’issue de la période insurrectionnelle. D’autres quittent l’entreprise, la localité ou la région après avoir été l’objet de paroles menaçantes. Certaines pratiques ont existé en dehors des organismes chargés de la répression. Ainsi, aux Ateliers de la Guerche, « indépendamment du comité d’épuration, quelques ouvriers firent circuler des listes qui furent approuvées par l’ensemble du personnel14 ». En recensant les pièces émanant des comités, le pourcentage d’individus inquiétés ne dépasse pas 2 % du personnel. « Une trentaine de dossiers en vue d’une instruction » est signalée au début du mois de novembre 1944 à la SNCAC. Le comité examine quelques affaires nouvelles dans les semaines suivantes. Sept individus seulement sont mis en cause à la SFMAI de Vierzon à la fin de l’automne 1944 soit un peu plus de 1 % de l’effectif.
- 15 Selon les auteurs, la classification varie et la distinction entre la direction (le « directeur » (...)
18Cette épuration « interne » à l’entreprise menée avant tout par des éléments syndicaux, ouvriers ou techniciens vise essentiellement les personnels de direction et d’encadrement15, en particulier les postes liés à la gestion du personnel.
- 16 D. Fraboulet-Rousselier recense 77 % des personnes accusées comme appartenant à l’encadrement (don (...)
- 17 62 % pour Joly, art. cit., p. 324, et près de 90 % pour Bergère, op. cit., p. 253, sachant qu’un t (...)
19La SNCASO de Châteauroux représente un cas à part avec un « rapport d’épuration professionnelle » qui porte seulement sur « la direction » et la « maîtrise ». À La Guerche, le comité d’épuration écarte le directeur administratif et le chef du personnel dès septembre, quatre chefs d’ateliers en novembre et le directeur général en janvier-février 1945. Dans les trois autres entreprises concernées à cette période, Brouhot et Merlin à Vierzon, l’usine de l’Ombrée près de Saint-Amand-Montrond, la répression vise uniquement les directeurs. Danièle Fraboulet-Rousselier identifie une population analogue parmi les accusés des comités formés dans les entreprises métallurgiques de Saint-Denis16. L’épuration légale dans le cadre des CRIE présente également un profil assez semblable17. Les femmes sont quasiment absentes (un cas à la SFMAI, 2 à la SNCAC), mais faut-il s’en étonner au regard de la nature des entreprises concernées et du personnel visé ?
- 18 Soit un tiers de la direction, près de la moitié des chefs de service et d’atelier et seulement 9 (...)
20Les comités d’épuration examinent la situation des individus incriminés pour les mettre hors de cause ou proposer des sanctions. En novembre 1944, le commissaire de la République de Limoges suspend provisoirement neuf salariés de la MAT, pour la plupart ingénieurs. Il agit à l’égard « d’éléments douteux et indésirables » sur « les propositions du comité intersyndical » avec le souci de prendre des « mesures rapides » pour une « épuration immédiate des entreprises dont le fonctionnement ne doit pas être compromis ». À la SNCASO de Châteauroux, sur 91 membres de l’encadrement, la « commission » envisage 20 licenciements, trois déplacements internes et 6 déclassements18. Dans le Cher, les comités d’épuration possèdent davantage d’autonomie. À la SNCAC, 80 % des décisions (26 sur 32) correspondent à des licenciements immédiats alors qu’il y a peu de sanctions mineures (rétrogradations). À la SFMAI et aux Ateliers de la Guerche, tous les individus traduits devant le comité d’épuration sont « chassés » de l’établissement (respectivement sept et sept).
Des accusations correspondant à des « faits d’usine » autant qu’à des « faits politiques »
- 19 Deux exceptions à la SNCAC : certains cadres se voient reprocher leur présence à un « banquet des (...)
21Qu’elle soit proposée ou le plus souvent imposée, l’exclusion de l’entreprise est toujours motivée. Les accusations sont souvent multiples et récurrentes d’un individu à l’autre. Certains reproches correspondent à des faits objectifs : travail volontaire en Allemagne (cinq cas à la SNCAC), appartenance à des organisations collaborationnistes. La majeure partie des griefs demeure liée à des comportements ou à des paroles prononcées à l’intérieur de l’entreprise19. La diversité des accusations et le faible nombre d’items rendent difficile l’établissement d’une typologie pertinente. Pour deux entreprises, il est possible d’identifier trois groupes de reproches.
22Le type d’accusation évolue dans le temps. En décembre 1944, à la SFMAI de Vierzon, en dehors des trois pôles déjà identifiés, le reproche dominant concerne le comportement des cadres à leur poste : « mauvais chef », « dur », « distant et froid », « despote », « autoritaire ». Deux dirigeants de la société se voient également accusés « d’entraves à la production » depuis le départ de l’Occupant. En janvier et février 1945, la culpabilité des directeurs d’entreprise repose sur l’affirmation suivante : sous l’Occupation, ils poussaient à la production, depuis la Libération, ils freinent la production.
- 20 ADC, M 8057 bis.
- 21 ADC, M 9169, rapport au commissaire de police de Vierzon, 12 avril 1945.
23Dès l’automne, certaines décisions semblent influencées par l’atmosphère régnant dans l’atelier où travaille l’accusé. La demande d’exclusion est alors fondée sur sa « déconsidération » aux yeux de ses collègues. « Si, dans l’attitude de B., le comité n’a pas de preuves formelles de collaboration, il a la certitude appuyée par une pétition de tout le personnel de la chaudronnerie que ce chef s’est attiré par sa conduite antisociale, son arrogance et sa partialité le mépris des ouvriers. […] Le personnel refuse de reprendre le travail sous les ordres d’un tel chef20. » Comme le note un inspecteur de police de Vierzon, les ouvriers de la SFMAI qui déposent s’appuient rarement sur des « faits politiques » mais sur des « faits d’usines qui renvoient à des relations personnelles21 ».
Un maillon rare mais solide dans le processus épuratoire
- 22 Au moins deux autres exécutions de directeurs d’entreprises ont lieu dans le Cher dont le directeu (...)
24L’épuration conduite par des comités d’entreprise succède, accompagne ou précède d’autres formes d’épuration. Au moment de la Libération interviennent des pratiques violentes. Dans le Cher, trois salariés de la SNCAC sont exécutés parmi lesquels le chef du personnel et le chef des surveillants, membres de la Milice. À Vierzon, le directeur général de la SFMAI est assassiné à son domicile le jour même où la résistance investit la ville. Pierre Chevalier était un patron de combat. Dans les années 1930, il présidait le Groupement patronal du Cher, une organisation animée à l’échelle nationale par Eugène Schuller. Gueule cassée de la Grande Guerre, Chevalier cultivait le paternalisme et luttait depuis 25 ans contre l’implantation de la CGT dans son usine. Sous l’Occupation, il avait ardemment soutenu la Révolution nationale et la collaboration franco-allemande : membre du Conseil national, il présidait le conseil départemental du Cher en 1942 ainsi que la section de la Légion des volontaires français à Vierzon. Ce même 4 septembre sont fusillés trois employés de la SFMAI, un ancien communiste et sa fille devenus des proches de Chevalier ainsi que l’interprète d’origine alsacienne. L’exécution demeure une pratique exceptionnelle22.
25Plusieurs personnes accusées par les comités d’épuration connaissent l’arrestation dans des circonstances variables. En septembre 1944, un officier FFI faisant fonction de commissaire des RG de Corrèze dépêche deux « inspecteurs » – dont un ouvrier de la MAT – pour s’emparer de deux dirigeants de l’entreprise de Tulle repliée dans la Marne. Molestés dans une caserne d’Épernay, ces deux ingénieurs sont vite libérés par le commissaire de police local furieux de l’absence de mandat d’arrêt et du non-respect de légalité républicaine. À pareille époque, à La Guerche, le directeur de la fonderie et le chef du personnel subissent des insultes et sont l’objet de plaintes d’ouvriers devant la commission d’épuration. Le préfet du Cher prend un arrêté d’internement avec le souci d’assurer leur sécurité en attendant les résultats d’une enquête. Un mois plus tard, il les assigne à résidence à Bourges. À Châteauroux, sans qu’il soit possible de prouver la présence d’un comité d’épuration au sein de l’entreprise en question, le directeur et le chef du personnel des Pompes Guinard subissent un long internement avant d’être sanctionnés sur avis du CRIE de Limoges au début du printemps 1945.
- 23 ADC, 6 R 9, réquisitions mobilières effectuées par les FFI. Par la suite, les responsables FTP rec (...)
26Autre pratique relevant de l’épuration économique : les prélèvements numéraires. En septembre 1944, les responsables FTP de Vierzon infligent des amendes conséquentes aux différentes entreprises commerçantes et industrielles ayant travaillé avec les Allemands. Deux millions de francs sont versés par la SFMAI, un million par la Précision moderne, un demi-million par Brouhot, quatre cent mille par les Usines de la Vence, cent mille francs par les Établissements Merlin, etc. Au sein du petit groupe d’officiers FTP opérant ces réquisitions figure le Lieutenant Jeanne, membre du CLL et responsable CGT à la SFMAI23.
- 24 Marc Bergère, op. cit., p. 248. Dans la région d’Angers, le commissaire de la République Michel De (...)
- 25 80 % des dossiers de la CRIE d’Orléans qui concernent le Cher correspondent à des individus passés (...)
27Dans les régions de Limoges et d’Orléans, contrairement à la situation décrite par Marc Bergère en Anjou24, les pièces établies par les comités d’épuration d’entreprise servent de base aux enquêtes ultérieures menées par les CRIE25 installées durant l’hiver 1944-1945. Dans le Cher, à la demande du ministère de l’Air formulée en février 1945, le préfet constitue à Bourges une « section d’épuration de l’industrie aéronautique et métallurgique », mais celle-ci ne commence ses réunions qu’en octobre 1945. La présence de représentants de la SNCAC y est importante : son directeur représente les employeurs et le chef d’atelier présent au nom des cadres n’est autre que l’ancien président du comité d’épuration de l’entreprise. Quant au représentant des agents de maîtrise, il s’agit de Romain Bardin, permanent de la CGT et licencié de la SNCAC après la grève du 30 novembre 1938.
- 26 ADC, M 9169 et 755 W 107. Sur neuf enquêtes transmises par le commissaire de police de Vierzon, un (...)
28Il faut attendre le milieu de l’année 1946 pour que les préfets de la région d’Orléans tranchent en matière d’épuration professionnelle. Sur 30 dossiers concernant des salariés de la SNCAC, le préfet du Cher suit l’avis du CRIE dans 90 % des cas. Il entérine ainsi un grand nombre de licenciements effectifs depuis deux ans. La situation est toute différente pour la SFMAI de Vierzon : la plupart des affaires ont été transmises à la cour de justice qui procède à des classements sans suite ou conclut à des non-lieux26. Dans le domaine professionnel, quatre classements sont prononcés sur les sept licenciements opérés par le comité d’épuration de la SFMAI. Trois sur les quatre directeurs d’entreprises débarqués en janvier 1945 sortent blanchis de la procédure. Selon les entreprises, le CRIE puis le préfet du Cher suivent ou non les avis rendus par les comités d’épuration avec une propension croissante à revenir sur la décision initiale si elle a été prise à une date tardive. Il est vrai que les enjeux de l’épuration évoluent au fur et à mesure que s’éloigne l’Occupation.
Au cœur de la demande d’épuration, les relations dans l’entreprise présentes, passées et à venir
29Même ponctuelle et limitée, l’épuration par des comités d’entreprise offre un point de vue sur les tensions (latentes) qui existaient dans beaucoup d’établissements.
L’urgence à court terme : expulser les « indésirables » de la Libération
- 27 Henry Rousso, « L’épuration en France : une histoire inachevée », Vingtième Siècle, revue d’histoi (...)
30Pierre Laborie et Henry Rousso27 ont proposé une typologie des « fonctions multiples, parfois contradictoires » identifiables dans le phénomène épuratoire. Dans quelle mesure les comités d’épuration d’entreprises assument-ils tout ou partie de ces fonctions ? Dans l’immédiateté de la Libération, la fonction de sécurité est assurée par les forces de la Résistance, puis par la gendarmerie et la police qui arrêtent les personnes considérées comme dangereuses.
31En revanche, les comités nés dans les usines après le départ des forces nazies ont rempli une fonction d’exutoire. Sous l’Occupation, la masse des ouvriers avaient vu leurs conditions de vie et de travail se dégrader (durée hebdomadaire du travail variant entre 48 et 56 heures dans les industries métallurgiques, journée de 14 heures avec des heures supplémentaires imposées, ouverture le samedi, augmentation des cadences chronométrées, salaire au rendement, etc.). Ces différents éléments apparaissent dans les griefs adressés aux membres du personnel mis en cause. De même, les difficultés d’approvisionnement rendaient les salariés sensibles au train de vie apparent de l’encadrement ou des collègues proches des Allemands (allusion à des pots de miel partagés entre des « chefs » à la MAT, épisode de la bûche de Noël à la SFMAI, participation au « banquet des collaborateurs » considérée comme un élément de culpabilité à la SNCAC, etc.).
32En 1943, les autorités de Vichy envisageaient un réveil brutal du mouvement ouvrier bâillonné depuis le 30 novembre 1938et soumis au patronat à partir de 1940. À propos des usines métallurgiques du Cher, le commissaire des RG n’est pas dupe du calme apparent des salariés :
- 28 ADL, 175 W 340698, rapports du commissaire des RG du Cher, 17 août 1943 et 22 décembre 1943.
« Il est à prévoir qu’en cas d’événements importants sur le plan extérieur et par contrecoup sur le plan national, le monde ouvrier dégagé de cette tutelle, se trouverait brutalement orienté vers l’action syndicaliste et politique, avec les conséquences d’un déchaînement brutal dû notamment à l’explosion d’un mécontentement passif et contenu et un retour à la liberté28. »
- 29 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie d (...)
33Dans les entreprises, dirigeants comme ouvriers, ont contribué à des degrés divers à l’effort de guerre nazi. Durant l’été 1940, la SNCAC reprend son activité sous le contrôle d’une société allemande et fabrique des avions Siebel : l’entreprise embauche des centaines de travailleurs qui se présentent volontairement. En 1944, l’acte d’épuration permet à la masse des salariés d’apparaître dans le camp de la Nation souffrante et de la Patrie renaissante. Cette fonction identitaire correspond à une redéfinition du cercle communautaire par l’exclusion des « éléments indésirables ».Toujours à la SNCAC, en septembre 1944, les éléments (de l’encadrement) qui sont inquiétés appartiennent à des sections et à des ateliers très différents. Chaque sous-groupe de l’entreprise semble éprouver le besoin d’accomplir une épuration de voisinage (ou de proximité29).
L’enjeu à moyen terme : punir les responsables de l’oppression
34Le comité d’épuration entend répondre au préjudice subi dans l’entreprise par les victimes des « collaborateurs ». Le souci de la réparation précède même la demande de répression à la MAT. La première motion votée au nom du personnel exige la réintégration des exclus dans la Manufacture : sont concernés les membres licenciés ou déplacés, réfractaires ou partis au maquis, arrêtés et déportés. Parallèlement, le comité d’épuration dénonce les promotions, les primes ou les avantages en nature obtenus sous l’Occupation : ces reproches atteignent avant tout l’encadrement.
- 30 Le 1er septembre 1944, la « réinscription d’office » est demandée pour 21 exclus (un en janvier 19 (...)
- 31 ADL, 153 W 28105.
35Le travail des comités d’épuration vise à relever les faits probants de collaboration (par exemple, la fourniture d’informations aux Allemands présents dans l’usine), mais s’y exprime également la volonté de reconsidérer les événements au-delà de la période courant de 1940 à 1944. À la MAT, la demande de réintégration concerne des militants syndicalistes renvoyés après la grève du 30 novembre 1938 ou inquiétés durant la Drôle de Guerre30. Ce rapport à un temps décennal s’exprime également lors d’une réunion du syndicat CGT de la SNCAC au mois d’octobre 1944. Outre l’ordre du jour réclamant « l’épuration juste et rapide de tous les collaborateurs », « en fin de réunion, un long exposé de l’activité de la CGT depuis 1936 [est] fait par M. Bardin, ancien secrétaire syndical » qui avait perdu son emploi en décembre 193831. Les entreprises qui possèdent des comités d’épuration (MAT, SNCAC, SFMAI, Brouhot, Merlin, etc.) avaient connu des tensions sociales importantes sous le Front populaire qui s’étaient soldées par une reprise en main musclée du mouvement ouvrier à partir de 1938.
- 32 ADC, M 8057 bis.
36À la Libération, l’accusation de collaboration est souvent associée à l’exercice autoritaire du pouvoir patronal. En janvier 1945, le directeur de l’usine Merlin est exclu par un comité d’épuration animé par le « secrétaire communiste de Vierzon » qui lui reproche notamment d’avoir prononcé la phrase suivante : « C’est fini la promenade de 36, aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui dirige, il faut suivre le travail de l’Allemagne32. » L’esprit de revanche face à l’ennemi de classe est aussi la principale clef de lecture des assassinats de patrons dans le Cher en septembre 1944. Cette forme d’épuration localisée dans quelques entreprises apparaît comme le rejeu de conflits inscrits dans la mémoire collective locale.
L’enjeu à long terme : instituer un contrôle des salariés dans la gestion de l’entreprise
- 33 Au lendemain de la grève du 30 novembre 1938, les directeurs des établissements militaires de Bour (...)
37En sollicitant les dépositions orales et écrites, les comités d’épuration libèrent et valorisent la parole des salariés laquelle exprime une souffrance et le rejet d’une certaine forme d’exercice du pouvoir patronal dans l’usine : l’autorité sans contre-pouvoir de la direction, des cadres et de la maîtrise est régulièrement dénoncée. En dehors du travail du comité d’épuration, les employés de la SNCAC approuvent dans des termes significatifs l’éviction du directeur en poste depuis 1939 : « L’assemblée fut d’accord pour le remplacement de M. Blouet, directeur de la SNCAC à qui il fut reproché d’être antisocial et trop dur pour le personnel. » Un autre motif va souvent de pair avec le reproche d’autoritarisme : l’incompétence. La commission d’ouvriers et de techniciens de la SNCASO de Châteauroux examine tout particulièrement « la capacité » dans le travail des « chefs33 » pour fonder ses demandes de licenciement ou de rétrogradation dans le cadre de « l’épuration professionnelle ».
38Cette dernière permet également l’affirmation d’un pouvoir légitime des salariés représentés par les syndicats (la CGT en premier lieu). Issu de l’encadrement, le nouveau directeur de la SNCAC de Bourges est présenté par un responsable syndical, proposition approuvée par acclamation au cours de l’assemblée générale des salariés et entérinée par le ministère de l’Air. En novembre 1944, quand la direction de la SFMAI est suspendue et internée, une délégation syndicale obtient du ministère de la Production industrielle la nomination d’un administrateur provisoire choisi parmi les cadres : dans la soirée, le délégué de la CGT Jeanne réunit « tous les ouvriers et les salariés » et obtient une approbation à main levée « sans aucun pointage ».
39Le renvoi de plusieurs directeurs en janvier 1945 prend des allures d’ostracisme à l’échelle locale. M. Heinzmann, ingénieur et membre de la direction de la SFMAI, doit quitter ses fonctions :
- 34 ADC, M 8057 bis.
« Je partis non sans protester, et je m’adressai [au] directeur général de la maison Merlin. Celui-ci m’accueillit très favorablement m’offrant la mission de réorganiser son usine. Mais le lendemain, il m’informait que la Société Merlin ne pouvait donner suite à sa promesse, un coup de téléphone du comité d’épuration de Vierzon lui ayant déclaré que si j’étais embauché, la grève générale serait déclenchée dans l’usine. De sorte que licencié de la [SFMAI] sans aucun motif, je suis exclu à Vierzon des emplois qui me sont offerts et que je puis remplir34. »
De la préoccupation d’ordre local à l’enjeu de dimension nationale
40Initier et maîtriser le processus épuratoire apparaît aux yeux des responsables syndicaux comme un moyen d’asseoir durablement leur pouvoir. À l’automne 1944, l’enjeu se situe au niveau de l’entreprise et ne peut être séparé d’une autre question qui concerne l’avenir immédiat des salariés : la survie des usines métallurgiques confrontées à la recherche de nouvelles commandes après le départ des Allemands. À la SFMAI, le risque de fermeture de l’usine et le soupçon de sabotage de la production pesant sur les membres de l’ancienne direction ont joué un rôle essentiel dans l’existence d’un comité d’épuration.
- 35 ADL, 153 W 28105 pour la réunion de décembre 1944 : ADC, 33 M 82 pour l’action du Groupement patro (...)
41En décembre 1944, lors d’un meeting qui réunit 84 délégués des syndicats de la métallurgie du Cher, le secrétaire départemental relie explicitement trois thèmes : la poursuite de l’épuration, le relèvement de la production et le rééquilibrage des pouvoirs dans l’entreprise au profit des salariés et de leurs représentants syndicaux. Il préconise « l’épuration totale dans le monde ouvrier » en prenant à partie M. Magdelenat, propriétaire des Usines de Rosières, « dont le fonctionnement va rétrogradant ». Il envisage « une commission d’embauche et de débauche », réclame « la réintégration d’office des réfractaires », et demande le retour de « la semaine de travail » à 40 heures avant de conclure : « Les syndicats devront contrôler la production que les employeurs le veuillent ou non. » Il reprend ainsi les mêmes thèmes qui faisaient débat dix ans plus tôt : en novembre 1937, le Groupement patronal du Cher dirigé par Chevalier avait réuni à Bourges 1 200 commerçants et industriels contre le projet de « statut moderne du travail ». Ce projet prévoyait la participation des représentants ouvriers à l’embauchage, au débauchage et à la définition des conditions de travail ainsi qu’un droit de regard sur la gestion de l’entreprise35.
- 36 La direction est accusée de saboter la reprise depuis la Libération. Durant la Drôle de guerre, la (...)
- 37 Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au xxe siècle, Paris, Seuil, (...)
42En cette fin d’année 1944, la CGT voit dans la poursuite de l’épuration un levier pour faire tomber la forteresse patronale affaiblie : quatre mois après la Libération, des délégués du syndicat des métaux « parlent du problème de l’épuration dans les usines et réclament un comité d’épuration ». Cette volonté coïncide avec la deuxième génération des comités d’épuration qui vise les directeurs en janvier et février 194536. « La pression ouvrière se prolonge donc bien au-delà des journées chaudes de la Libération ; loin de s’essouffler, elle cherche même à s’étendre », écrit Antoine Prost à propos des « comités d’usine37 » qui existent dans un nombre réduit d’entreprises avec des dénominations et des vocations diverses (« comité de libération d’entreprise », « comité d’épuration », « comité de production », « comité mixte de production », « comité social »). Davantage qu’une volonté de socialisation de la production, ces organes expriment une aspiration à la gestion ouvrière. Qu’elle se traduise ou non par l’existence d’un comité, la demande d’épuration va souvent de pair avec une tentative de gestion ouvrière.
- 38 Le décret Grenier du 22 mai 1944 prévoyait la création des comités mixtes à la production dans les (...)
- 39 ADI, 1279 W 37. Secrétaire général du syndicat patronal dans l’Indre depuis les années 1930, le di (...)
43À la SNCAC de Bourges et à la SNCASO de Châteauroux, un « comité provisoire de production38 » est en place dès septembre 1944. Un « comité de gestion » est créé à la SFMAI en novembre 1944 et aux Ateliers de la Guerche en janvier 1945 au moment où le comité d’épuration exclut la direction en place sous l’Occupation. Dans les deux cas, le ministère de la Production industrielle désigne un administrateur provisoire et reconnaît l’existence des comités de gestion. À l’usine Guinard de Châteauroux, deuxième entreprise métallurgique de l’Indre derrière la SNCASO, l’éviction du « directeur de combat » et de son chef du personnel précède la constitution d’un « comité patriotique d’entreprise » qui revendique le pouvoir39.
44Par l’ordonnance du 22 février 1945, le gouvernement définit les comités d’entreprise comme des organes de représentation, non de décision ou d’exécution, au grand désarroi du mouvement ouvrier et de la CGT qui tente dès l’hiver 1944-1945 d’imposer une situation de fait aux autorités. En février 1945 à l’Usine de l’Ombrée, le secrétaire du syndicat des métaux de Saint-Amand-Montrond, également maire communiste d’Orval, rédige un rapport contre le directeur. Quelques mois plus tard, le préfet du Cher analyse la situation :
- 40 ADC, 8057 bis.
« Les critiques violentes dont Bravard a été l’objet, au moment de la Libération, tiennent d’une part, à l’hostilité des ouvriers, en raison de la sévérité justifiée ou non de Bravard à leur égard, sur le plan purement professionnel, d’autre part et surtout, à l’espoir caressé par les ouvriers, au moment de la Libération, de gérer l’entreprise par le truchement d’une coopérative ouvrière de production dont la réalisation était liée dans leur esprit à la “liquidation” dans des conditions infamantes, sur le plan politique, de la direction alors en fonction40. »
- 41 ADL 175 W 340698, rapport du commissaire des RG du Cher, 22 juin 1945.
- 42 « L’expérience est placée sous le signe des Équipes patronales d’action catholique et du Centre de (...)
45En juin 1945, lors du congrès départemental, le responsable de la CGT du Cher reconstruit ainsi les événements : « Après la Libération, […] les différentes grandes usines de guerre du Cher chassèrent de leur direction les collaborateurs et mirent à leurs têtes des comités de gestion composés de techniciens et d’ouvriers41. » Derrière ce court récit mythologique et/ ou incantatoire existent seulement deux « comités mixtes de gestion » à la SFMAI de Vierzon42 et aux Ateliers de la Guerche. De plus, si l’épuration dans ces entreprises a pu apparaître comme dirigée contre les « ennemis de classe », les deux expériences associent jusqu’en 1947 à la fois « direction, cadres, maîtrise, employés et ouvriers ».
- 43 Prost, op. cit., p. 196.
46À la Libération, les comités d’épuration d’entreprise ont représenté un phénomène limité, typé, localisé et circonstancié. Peut-on pour autant conclure à leur caractère négligeable ? N’ont-ils rempli qu’une fonction secondaire dans l’épuration professionnelle, elle-même subsidiaire par rapport à l’épuration judiciaire ? Sur un plan quantitatif, au regard des autres formes de répression de la collaboration, la réponse est positive. Cependant, à l’échelle de l’entreprise, le comité d’épuration a eu un impact essentiel. Mêlant les raisons patriotiques et sociales pour justifier ses prises de position, cet organisme régule en faveur des salariés des tensions nées sous l’Occupation et/ou remontant aux années de l’Avant-guerre. Les représentations du passé, du présent et du futur s’entremêlent en fonction de pas de temps différents relevant de l’immédiateté, du moyen terme ou d’un temps plus long. En visant la direction et l’encadrement, le comité d’épuration agit en fonction de ce passé proche ou lointain dont il faudrait apurer les comptes, mais aussi dans la perspective d’un futur où se jouent à des échelles géographiques distinctes, la survie de l’usine, la bataille nationale pour la production et l’existence d’un pouvoir ouvrier. Cette épuration spécifique a représenté un outil politique pour impulser un changement des relations sociales au sein de l’entreprise. Elle entretient un lien fort avec l’expérience des comités de gestion, car elle offre temporairement aux salariés une prise sur la vie de l’entreprise et leur donne l’espoir d’« une révolution de fait dans le mode de gestion » bien au-delà des quelques entreprises concernées. Mais cette tentative « était trop tributaire du contexte général de la Libération et des situations locales pour ne pas être précaire43 » et vouée à l’échec.
Notes
1 Archives nationales, Paris (AN), F1a 3952-3953.
2 En 1944, les régions de Limoges et d’Orléans comprenaient d’une part la Haute-Vienne, la Corrèze, la Dordogne, la Creuse et l’Indre, d’autre part, le Loiret, le Cher, le Loir-et-Cher et l’Eure-et-Loire. Les fonds départementaux et régionaux de nature préfectorale, policière ou judiciaire ont été consultés aux AN et aux archives départementales de la Haute-Vienne (ADHV), du Loiret (ADL), du Cher (ADC) et de l’Indre (ADI).
3 ADHV, 186 W 4/58 à 4/63. épuration dans les entreprises de la région de Limoges.
4 ADI, 1279 W 37, épuration dans les administrations et les entreprises de l’Indre.
5 ADC, M 8057 bis, M 9883 à M 9890, épuration dans les entreprises du Cher.
6 Des comités d’épuration naissent dans des entreprises semblables à Marseille en septembre 1944 ; Robert Mencherini, La Libération et les entreprises à gestion ouvrière, Marseille, 1944-1948, Paris, L’Harmattan, 1994, ici p. 17-19. À l’échelle locale de la ville de Saint-Denis, Danièle Rousselier-Fraboulet repère ces comités dans de nombreuses usines métallurgiques ; Les Entreprises sous l’Occupation Le monde de la métallurgie à Saint-Denis, Paris, CNRS Éditions, 1998, ici p. 200-202. À un autre niveau à la fois légal et ultérieur du processus d’épuration économique, Marc Bergère et Hervé Joly signalent des groupes de dossiers provenant de sociétés au profil proche dans les commissions régionales d’épuration interprofessionnelles (CRIE) des régions d’Angers et de Lyon ; Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire. De la Libération au début des années 50, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, ici p. 249, et Hervé Joly, « L’épuration économique a (bien) provisoirement existé : l’exemple de la région Rhône-Alpes », Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration dans la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 301-335, ici p. 305.
7 À Vierzon, les FTP exécutent plusieurs personnes dont le commissaire de police le jour de la Libération. Pendant quelques semaines, un double pouvoir, « FFI » et « FTP », s’appuie sur la présence d’un millier de résistants. Après quatre semaines, le secrétaire général pour la police d’Orléans venu en tournée d’inspection est retenu pendant plusieurs heures au commissariat de police.
8 En1947, le député communiste Marcel Cherrier déclare au préfet du Cher : « Le comité d’épuration des usines de La Guerche a été créé après la Libération sous l’égide du syndicat des métaux de La Guerche. Les membres composant cette commission ont été désignés par le bureau syndical des métaux et approuvés par l’ensemble du personnel des ateliers de La Guerche. […] Les sanctions prises ont été décidées le 7 novembre 1944 dans une réunion commune du comité de Libération de La Guerche, de la commission d’épuration syndicale des Ateliers de La Guerche. […] Les travaux de cette commission ont été terminés fin novembre 1944. Elle était composée de représentants syndicaux CGT appartenant à toutes les tendances politiques. » ADC, M 9884.
9 ADC, M 9884 et M 9888. Il est à noter que les réunions de l’union locale de la CGT tant à Vierzon qu’à Bourges se déroulent dans les locaux mêmes de la SFMAI et de la SNCAC entre septembre 1944 et juin 1945.
10 ADHV, 186 W 4/58. « Il s’agit bien d’une commission locale d’enquête auprès de l’Établissement et non d’une commission d’épuration », précise alors le commissaire de la République de Limoges au directeur de la MAT.
11 ADC, M 8057 bis, lettres du président du comité d’épuration au directeur de la SNCAC, respectivement des 18 octobre et 6 novembre 1944.
12 ADC, M 7428, rapport du commissaire de police de Vierzon au secrétaire général pour la police de la région d’Orléans, 15 avril 1945.
13 Au ministère de l’Air a fonctionné une « commission nationale d’examen des comités d’épuration » qui examinait les dossiers et auprès de laquelle les personnes sanctionnées pouvaient faire appel.
14 ADC, M 9884, lettre de M. Cherrier au préfet du Cher, 8 mai 1947.
15 Selon les auteurs, la classification varie et la distinction entre la direction (le « directeur » et ses collaborateurs immédiats) et l’encadrement au sens strict (« chef de service », « chef de section », « chef d’atelier ») peut être faite.
16 D. Fraboulet-Rousselier recense 77 % des personnes accusées comme appartenant à l’encadrement (dont 68 % à la direction) sur un total de 61 cas étudiés ; op. cit., p. 201.
17 62 % pour Joly, art. cit., p. 324, et près de 90 % pour Bergère, op. cit., p. 253, sachant qu’un tri des dossiers transmis a pu être effectué en amont.
18 Soit un tiers de la direction, près de la moitié des chefs de service et d’atelier et seulement 9 % des contremaîtres.
19 Deux exceptions à la SNCAC : certains cadres se voient reprocher leur présence à un « banquet des collaborateurs » et les femmes sont inquiétées pour entretenir en privé des relations intimes avec des Allemands.
20 ADC, M 8057 bis.
21 ADC, M 9169, rapport au commissaire de police de Vierzon, 12 avril 1945.
22 Au moins deux autres exécutions de directeurs d’entreprises ont lieu dans le Cher dont le directeur des Usines de Rosières, autre adversaire acharné des syndicats à la tête d’une entreprise de 600 ouvriers.
23 ADC, 6 R 9, réquisitions mobilières effectuées par les FFI. Par la suite, les responsables FTP reconnaîtront avoir reçu des « contributions volontaires » versées par les entreprises.
24 Marc Bergère, op. cit., p. 248. Dans la région d’Angers, le commissaire de la République Michel Debré écrit le 3 février 1945 : « L’épuration professionnelle n’était pas agitée dans les premières semaines de la Libération. Elle est maintenant actuelle du fait de l’installation de la commission régionale d’épuration. »
25 80 % des dossiers de la CRIE d’Orléans qui concernent le Cher correspondent à des individus passés devant un comité d’épuration d’entreprise.
26 ADC, M 9169 et 755 W 107. Sur neuf enquêtes transmises par le commissaire de police de Vierzon, une concerne la SFMAI en tant que société et les huit autres des membres de la direction.
27 Henry Rousso, « L’épuration en France : une histoire inachevée », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 33, janvier-mars 1992, p. 78-105, ici p. 104 -105.
28 ADL, 175 W 340698, rapports du commissaire des RG du Cher, 17 août 1943 et 22 décembre 1943.
29 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre, 1944-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999.
30 Le 1er septembre 1944, la « réinscription d’office » est demandée pour 21 exclus (un en janvier 1939, 15 durant la Drôle de Guerre, 5 entre juillet 1940 et octobre 1943) et 11 ouvriers mutés d’office au printemps 1940.
31 ADL, 153 W 28105.
32 ADC, M 8057 bis.
33 Au lendemain de la grève du 30 novembre 1938, les directeurs des établissements militaires de Bourges établissent une fiche par gréviste avec une proposition de sanction pouvant aller jusqu’à la révocation. Parmi les critères pris en compte figurent le degré d’engagement dans le militantisme syndical ou politique mais aussi la qualité professionnelle de l’ouvrier mis à l’index ; ADC, 33 M 14.
34 ADC, M 8057 bis.
35 ADL, 153 W 28105 pour la réunion de décembre 1944 : ADC, 33 M 82 pour l’action du Groupement patronal du Cher en 1937 conduite conjointement par Chevalier et Magdelenat, président de la chambre de commerce et directeur général des Usines de Rosières.
36 La direction est accusée de saboter la reprise depuis la Libération. Durant la Drôle de guerre, la même accusation visait des ouvriers syndicalistes ou communistes soupçonnés d’entraver la production pour la Défense nationale.
37 Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au xxe siècle, Paris, Seuil, 2006, ici le chapitre « Les comités d’usine à la Libération », p. 179-214, en particulier p. 179 et la carte p. 202.
38 Le décret Grenier du 22 mai 1944 prévoyait la création des comités mixtes à la production dans les usines de construction aéronautique.
39 ADI, 1279 W 37. Secrétaire général du syndicat patronal dans l’Indre depuis les années 1930, le directeur de l’Usine Guinard « est dans l’usine jaloux de son autorité de chef et semble mal supporter l’action de la section syndicale et des délégués du personnel » (note non datée remise au préfet de l’Indre).
40 ADC, 8057 bis.
41 ADL 175 W 340698, rapport du commissaire des RG du Cher, 22 juin 1945.
42 « L’expérience est placée sous le signe des Équipes patronales d’action catholique et du Centre des jeunes patrons, avec l’appui de la CGT » et la SFMAI « tend à devenir une entreprise à 100 % communautaire, avec répartition des fruits suivant les services rendus (capital ou travail) ».
43 Prost, op. cit., p. 196.
Table des illustrations
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Titre | Tableau 1. – Les effectifs dans les entreprises du Cher possédant un comité d’épuration. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4778/img-1.png |
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Titre | Tableau 2. – Personnel mis en cause par les comités d’épuration de quatre entreprises. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4778/img-2.png |
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Titre | Tableau 3. – Comparaison des griefs émis par les comités d’épuration de la MAT et de la SNCAC. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4778/img-3.png |
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© Presses universitaires de Rennes, 2008