L’épuration économique dans le département de la Vienne au prisme de deux procès d’industriels
p. 163-183
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1L’épuration a incontestablement investi le champ politique local, cristallisant les haines et les passions des communautés1. Ce tourbillon de sortie de guerre s’est aussi propagé dans la vie économique de la France profonde.
2Les archives du centre de l’Armement, de la cour de justice de Poitiers, de la chambre civique et du comité régional interprofessionnel d’épuration des entreprises2, des entretiens et la presse locale offrent le support à l’approche comparative de deux procès majeurs de directeurs d’entreprises du châtelleraudais : Lucien Vergnaud, ingénieur d’État, directeur de la manufacture d’armes (MAC) de 1939 à 1944, et Maurice Rocher, directeur des usines de mécanique du même nom à Cenon-sur-Vienne (machines à coudre, coutellerie, moteurs, fonderie). Au cœur de l’Ouest occupé, ces deux entreprises réquisitionnées par l’occupant le 23 juin 1940 regroupent plus des deux tiers des ouvriers du secteur. Au nord de ce département rural, le pôle industriel châtelleraudais draine un tissu de petites et moyennes entreprises. Libérée depuis le 6 septembre 1944, la Vienne est placée sous l’autorité du commissaire de la République, Jean Schuhler, et du comité départemental de Libération (CDL) que préside René Savatier, professeur à la faculté de droit de Poitiers. À la fin de 1944, des protestations s’élèvent contre les problèmes de ravitaillement et exigent une épuration plus ferme. Des tensions émergent également dans certaines communes entre les comités locaux de Libération et les municipalités3. L’opinion publique paraît dégradée et « nourrie de rancœur4 ». L’économie départementale est désorganisée et un chômage latent affecte plusieurs entreprises du fait de la pénurie de matières premières.
3Se substituant aux juridictions provisoires, la cour de justice est installée à Poitiers le 14 octobre 1944, suivie de la chambre civique le 14 décembre. Se déroule alors le premier grand procès, celui de L. Vergnaud, l’une des 4 092 affaires instruites par la cour de justice de Poitiers au 31 décembre 19485 et des 167 jugements prononcés dans le département au 30 mars 19456. La sévérité de cette instance la place au 4e rang national pour le pourcentage des condamnations à mort et au 25e rang (sur 27) pour les acquittements. Elle a également prononcé 579 peines de travaux forcés, 962 peines de réclusion, souvent accompagnées de la mesure d’indignité nationale. Avec 3 318 dossiers enregistrés la première année, son activité (effective jusqu’en juillet 1946) est supérieure à la moyenne nationale et précoce. Composée d’un magistrat et de quatre jurés choisis par le CDL, elle statue notamment sur les faits révélant l’intention de favoriser les entreprises de l’ennemi. La part de l’épuration judiciaire s’est vraisemblablement trouvée renforcée du fait qu’un juriste préside le CDL.
4Les deux procès présentent des différences notoires. Le premier concerne un haut fonctionnaire de l’État relevant de l’administration militaire, le second un civil. À la charnière de l’épuration administrative et économique, ils se déroulent selon des temporalités décalées : immédiat (décembre 1944) pour le directeur de la MAC, plus tardif (septembre 1945) pour le chef des entreprises Rocher. Ces deux affaires à grand retentissement local génèrent en outre des représentations populaires opposées, la mort réclamée pour l’un, la réhabilitation pour l’autre. Pourquoi un tel paradoxe alors que les deux entreprises ont produit des armes pour l’ennemi ? Quel rôle l’exemplarité en matière d’épuration économique a-t-elle joué ? Dans quelle mesure un procès exemplaire a-t-il pu éviter d’en tenir d’autres ?
Deux profils de directeurs et d’entreprises
Lucien Vergnaud, l’ingénieur aigri
5Né en Haute-Vienne en 1893, Lucien Vergnaud devient un brillant ingénieur de l’armement. Après des études de mathématiques spéciales à Paris, il est admis à l’École polytechnique au début de la Première Guerre mondiale et s’engage dans l’armée pour huit ans, obtenant une citation militaire. Puis, affecté à l’école d’application de l’artillerie de Fontainebleau, il exerce au cours des années 1920 dans divers services de fabrication de la manufacture de Tulle dont il dirige l’atelier central. Le 10 juin 1933, il obtient un détachement au ministère de la Guerre, à la direction des fabrications de l’Armement où, remarqué par ses supérieurs comme un ingénieur « de grand avenir », il bénéficie d’une promotion fulgurante puisqu’il en devient le directeur adjoint du 10 septembre 1937 au 25 septembre 1938.
6Pourtant, c’est à cette période que sa carrière se brise. Son désaccord avec les positions gouvernementales en matière de défense nationale compromet son avancement. Partisan de la rénovation du ministère de l’Armement et d’une intégration de la France dans la nouvelle économie européenne7, il déplore les multiples freins au réarmement français. De fait, lors des perquisitions, ont été trouvés dans son bureau des articles de journaux de 1938, notamment un sur « la défense totale face à la guerre totale » et un autre sur « Hitler et les industriels » – des éléments repris par l’accusation8. La sanction ne tarde pas à tomber : le 26 septembre 1938, il est muté d’office à l’école centrale de pyrotechnie de Bourges puis à la MAC le 25 avril 1939. Ces antécédents éclairent le comportement de L. Vergnaud sous l’Occupation, notamment ses dissensions avec la direction du service des usines mécaniques de l’État (SUME). À la déclaration du conflit, il est profondément affecté d’avoir été relevé de ses fonctions à la direction des fabrications, d’autant plus que son recours devant le Conseil d’État échoue. En fait, outre sa collaboration, il paie le prix de ses vues personnelles sur l’organisation de la mobilisation industrielle et sur le réarmement français, de son indépendance d’esprit et de son caractère autoritaire. Il perd peu à peu ses appuis nationaux et son réseau d’influence se décompose. Avant même de détailler le procès, on peut affirmer que l’affaire Vergnaud ressemble fort à un règlement de comptes à l’intérieur de la haute administration militaire. Le caractère administratif de son épuration s’avère péremptoire.
La collaboration industrielle à la MAC
7L’établissement est occupé à partir du 22 juin 1940 et fermé conformément aux instructions gouvernementales. Dès le 19 juin, la direction repliée à Bordeaux avait, par téléphone, intimé à Vergnaud l’ordre de rester en place puis d’arrêter toute fabrication d’armement et de se consacrer à des travaux civils de substitution. Cependant, le 1er juillet 1940, il fait redémarrer son établissement et déclare liquider les commandes de l’État, considérant la manufacture comme un « établissement industriel autonome ». Il ouvre un compte spécial sous lequel sont groupés tous les travaux industriels, notamment les commandes destinées aux autorités du Reich. Ce détail explique sans doute l’obsession du Parquet à rechercher le coffre-fort de Vergnaud. Ce dernier n’a visiblement pas obéi aux ordres de sa direction et joué sa propre carte d’industriel autonome avec le soutien des autorités locales. À partir du 6 septembre 1940, l’établissement est classé Wehrmachtseigener Betrieb, sous la direction du Treuhänder de l’Oberkommando de l’armée de Terre allemande, Sperling, auparavant directeur d’une firme à Lübeck. Ce dernier se voit confier non seulement le contrôle de la production mais aussi l’exploitation. Des ingénieurs allemands prennent la responsabilité d’ateliers et de magasins, effectuant le Werkschutz (service de protection). En vertu de l’article 3 de la Convention d’armistice, le gouvernement allemand possède l’usufruit des biens immeubles, la propriété des biens meubles existant à la date du 25 juin 1940 et la plénitude des droits régaliens sur l’entreprise. Le droit d’exploitation a été confié à une firme privée, la Berlin-Lübecker Maschinenfabriken Bernhard Berghaus. L. Vergnaud souligne que la manufacture « ne désigne plus un établissement de l’État français […] mais bien un groupement français opérant sous l’autorité supérieure du Treühander d’après les règles normales de l’industrie privée9 ». Vergnaud a le statut de directeur délégué, détaché au service de l’État allemand par ordre du gouvernement français. S’il ne détient en principe plus de prise directe sur la production, il continue néanmoins à manager le personnel français dont l’effectif ne cesse d’augmenter, de 1 698 employés en juin 1940 à 3 062 à la Libération10. Il s’implique ouvertement dans la réorganisation de la production de guerre, exigeant de la part de son personnel un rendement accru. Si officiellement, l’établissement ne doit fabriquer que des matériels civils (outils, gazogènes, etc.) et porte désormais le titre de « manufacture nationale », il produit surtout des armes pour la machine de guerre allemande. Les ateliers centraux sont consacrés à la fabrication de pièces détachées (coins de culasses de canons, carters et canons de mitrailleuses) assemblées en Allemagne. Cette activité nécessite la confection d’appareils d’usinage et de mesure sophistiqués tels les télémètres conçus en Allemagne et exécutés par les ouvriers les plus qualifiés de la manufacture.
8La collaboration de la direction française relève-t-elle davantage de la volonté que de la nécessité ? Là réside l’enjeu majeur du procès Vergnaud. Elle s’inscrit avant tout dans une perspective de productivité chère à Vergnaud. En effet, dans la note de service n° 11 du 31 mars 1941, il se félicite de la réussite de l’entreprise qui, « intégrée dans l’économie européenne, fonctionne avec une vitalité inconnue dans le passé » et prend sa revanche sur l’administration de l’industrie de l’armement « en veilleuse » de 1919 à 1935 :
« L’effort de réorganisation, je m’en charge […] J’ai pu en peu de mois faire franchir à un établissement de fonds excellent, mais somnolent et infecté de virus démagogique, un pas décisif vers l’organisation industrielle moderne, telle que celle-ci existe dans les grands pays industriels comme l’Allemagne, les États-Unis et la Russie11. »
9Les résultats sont immédiats puisque la valeur des produits fabriqués pour l’Allemagne passe de 1940 à 1943 de 318 000 à plus de 49 millions de francs, soit 154 fois plus12 !
10À l’évidence, les motivations économiques font du maintien de l’activité de la manufacture un impératif incontournable pour l’État français13 et les autorités locales. Vergnaud ne présente-t-il pas la manufacture comme « une oasis industrielle et commerciale dans une ville préservée de la ruine » ? L’entreprise a d’ailleurs multiplié les contrats de sous-traitance avec la plupart des usines mécaniques de la région, dont les établissements Rocher14.
L’entreprise Rocher, une entreprise liée à son créateur
11Le qualificatif de self-made-man est régulièrement attribué à M. Rocher au sortir de la guerre par ses soutiens, et il est vrai qu’au regard du chemin parcouru par le premier entrepreneur du département du moment, on ne peut qu’être frappé par ce parcours singulier et atypique15. Né le 9 juin 1891 à Châtellerault d’un père chef d’atelier à la MAC, et d’une mère tenant un café à proximité, le jeune Maurice obtient un certificat d’études au cœur du faubourg de Châteauneuf, quartier de la manufacture.
12En 1903, victime des licenciements qui interviennent à la MAC en raison d’une chute des commandes, la famille doit s’exiler à Charleville-Mézières. M. Rocher y réalise un apprentissage d’ouvrier tourneur à « Clément Bayard ». Il s’y distingue en remportant le premier prix du meilleur ouvrier de France et arrive en tête au brevet d’aptitude professionnelle. Au moment de l’invasion allemande, en août 1914, il est réformé puis revient à Châtellerault en tant qu’ouvrier de précision à la MAC. L’organisation d’un important service de machines automatiques lui vaut des félicitations, la remise d’une prime importante du ministère de l’Armement et une promotion de chef d’atelier, qu’il décline pour se lancer, à 24 ans, à son propre compte. Avec son pécule, il constitue en 1917 un bureau d’études et de fabrications à Châtellerault et décide simultanément de louer des locaux dans la petite commune de Cenon-sur-Vienne où les entreprises Rocher ont désormais « pignon sur rue ».
13Durant l’entre-deux-guerres, M. Rocher construit son empire industriel. Il intervient dans différentes entreprises telles que la société de Lucien Rochet (construction de machines à coudre) ou la société en nom collectif Rocher-Cuvillier (machines à écrire et à coudre de la marque Celtic) et rachète des stocks d’entreprises en difficulté. Ses nombreux dépôts de brevets témoignent d’une activité de recherche prolifique16. Manifestant un attrait pour les arts, il publie en 1927 un recueil de poèmes célébrant le travail, l’amitié entre patrons et ouvriers, les bienfaits de la famille, son opposition au bellicisme17. Les années 1930 voient l’entreprise Rocher s’imposer dans le paysage industriel local, notamment après le rachat aux enchères de la SA Bombal & Weil. Dès lors, M. Rocher devient le premier entrepreneur du département. Fin 1934, il procède à l’extension des usines et reprend les fabrications de grande série. Il enregistre de la part du ministère de la Défense diverses commandes de projectiles : grenades (120 000 en mai 1936), lance-grenades, obus. Ces marchés fructueux lui permettent, tout en continuant à travailler pour le compte de l’État, d’acquérir plusieurs établissements et de diversifier ses activités, à l’image des établissements Bruneau de Tours (tracteurs et moteurs), la fonderie Lucet et le garage Lacombe de Poitiers, les établissements Vogt-Poissseau & Cie du Prieuré et l’usine de Chézelles (coutellerie) près de Cenon. À la veille de la guerre, la progression des établissements se poursuit et des contrats s’annoncent avec la Chine ou l’Angleterre, témoignant de la renommée des fabrications. En quelques années, les établissements Rocher sont devenus un des tout premiers fabricants français de l’armement dans le secteur privé.
Durant la guerre, une entreprise en développement
14Le 23 juin 1940, l’entreprise est réquisitionnée par les autorités allemandes, ce qui annonce une nouvelle ère. L’usine est alors occupée par un service de réparation et d’entretien du matériel roulant allemand avec la présence de troupes qui cantonnent dans la cité ouvrière.
15L’Occupation inaugure une période d’enrichissement pour les établissements appartenant à la famille Rocher. Les infrastructures se développent et ouvrent le champ à de nouvelles entités telles que la SA Rocher-Rody (fabrication de machines à écrire) à la fin 1940. L’usine de Molé voit alors le jour ainsi que des dortoirs, une cantine, un terrain de sport, un service médical, etc. En 1940, ce sont près de 2 000 ouvriers qui travaillent pour le compte de l’industriel.
16En raison du maintien de la production civile, les établissements Rocher sont également sous l’emprise de onze comités d’organisation, source de multiples complications sur le plan administratif voire technique18.
17L’enquête révèle alors, durant la période 1941-1944, de nombreuses commandes destinées à l’effort de guerre allemand et un abandon des fabrications civiles moins avantageuses. Pour ne citer que les plus importantes, on dénombre un million de grenades 50 mm, 180 000 têtes de gaines, 100 000 carburateurs, 11 000 petites bombes pour l’aviation. Par l’intermédiaire d’un sous-traitant, Rocher exécute même certaines pièces nécessaires à la construction du V1. Sous-traitant depuis l’avant-guerre avec la MAC, les usines travaillent également pour le compte du ministère de l’Air allemand ainsi que pour les maisons Wurl ou Gessner19.
18Jugées cruciales par les autorités allemandes, ces entreprises sont transformées en Sperr-Betriebe à partir de février 1943. Parce qu’elles effectuent plus de 60 % d’affaires avec l’occupant, elles intègrent également de manière mécanique la catégorie Rüstung sans que l’industriel ait été partie prenante. Les fabrications civiles font l’objet d’importantes études visant à développer les capacités productives et à se projeter au-delà de la période d’occupation. M. Rocher semble prompt à réaliser des affaires avec l’occupant, mais il n’en demeure pas moins à plusieurs reprises en délicatesse avec les autorités allemandes, ce qui lui vaut plusieurs jours de prison et des amendes20.
19Si les départs de travailleurs en Allemagne et son appât du gain lui attirent quelques inimitiés, il reste un entrepreneur reconnu dans les milieux économiques et politiques locaux. Élu président du syndicat patronal des industries métallurgiques depuis 1937, il exerce encore cette fonction lors de son arrestation en 1944. À ce titre, il siège à la commission tripartite du comité social régional et dans diverses instances consultatives qui assistent le préfet dans le domaine de l’apprentissage ou des questions salariales.
20Cependant, la réalité sociale est plus complexe que ne le laisse augurer sa gestion paternaliste21. Dans le cadre de la Charte du Travail ont été constitués pour l’usine de Cenon une cantine ouvrière, une société sportive financée par l’usine22, un comité de secours ainsi que des maisons et jardins ouvriers. Mais le comité social d’entreprise connaît des dysfonctionnements : « Il semble nettement que ses membres se désintéressent, pour la plupart, de leurs fonctions23. » De plus, la question de l’infériorité des salaires par rapport aux établissements voisins, antérieure à la réquisition, inquiète toujours les salariés24.
21Ne s’attendant pas semble-t-il à être inquiété par les nouvelles autorités au moment de la Libération, fort d’avoir largement couvert les pratiques résistantes de plusieurs de ses employés, Rocher est néanmoins arrêté le 11 septembre 1944 par les FFI, sa compagne le 13 et Max son fils le 2 octobre. Après un passage dans les maisons d’arrêt de Châtellerault et de Poitiers, il est conduit à compter du 18 octobre au camp de séjour surveillé en tant qu’interné administratif.
22À partir du 21 septembre 1944, l’entreprise est administrée provisoirement par Jean Leblet, ingénieur en chef d’État de l’industrie mécanique, par arrêté du commissaire régional. Peu après l’arrestation de l’entrepreneur, l’enquête se prolonge, jusqu’au mois de juin 1945, par une longue série d’auditions de témoins25. Par-delà les silences des archives, il apparaît que Rocher dispose encore à cette période de solides relais à l’intérieur de l’usine, divisant même le syndicat CGT reconstitué26. Devant la lenteur de l’instruction, le ministère de la Justice demande au commissaire du gouvernement d’« en hâter dans toute la mesure du possible l’examen » afin de ne pas entraver davantage l’activité de l’entreprise27.
Tableau 1. – Activité et profits de l’entreprise Rocher de 1937 à 1944.

Deux procès très différents
Le cas Vergnaud : un processus épuratoire aux multiples facettes28
23Dans cette affaire, l’épuration se déroule à plusieurs degrés et à plusieurs échelles. Administrative et professionnelle au sein de la manufacture et du ministère de la Production industrielle, elle prend également une dimension locale.
24Le comité d’épuration de la manufacture joue un rôle de premier plan dans l’épuration professionnelle29. Constitué dès le 18 septembre 1944, plus d’un mois avant la décision ministérielle, il statue jusqu’en juin 1945. Désigné par le nouveau directeur et les 30 membres du comité d’usine, il se compose de sept employés, en majorité des résistants communistes et syndicalistes dont le responsable local des Francs-tireurs et partisans français (FTP), Camille Blanzat. Il est est présidé par Jean Relle, chef d’atelier, membre du syndicat des agents de maîtrise. Il entérine d’abord l’arrestation du directeur par les FFI le 8 septembre 1944, puis constitue un dossier de 34 pièces à charge qu’il transmet à la cour de justice. Le 23 novembre 1944, il fait parvenir au comité local de Libération la décision suivante :
« La commission déclare M. Vergnaud coupable d’indignité nationale. Durant toute l’Occupation, il a donné le meilleur de lui-même à ses maîtres allemands. Il a par ses ordres et ses notes rendu la vie impossible à tout son personnel. Il a fait produire à l’établissement le rendement maximum au profit des boches. Vergnaud est en plus d’une intempérance notoire. Il est indésirable tant à la MAC que dans tout établissement français30. »
25Le comité d’épuration accrédite Jean Brisorgueil, le nouveau directeur qui bénéficie de la confiance des mouvements de Résistance en dépit de ses fonctions de directeur adjoint sous l’Occupation. En revanche, il établit des dossiers sur les autres cadres dirigeants susceptibles d’avoir perçu des primes supplémentaires et d’avoir collaboré. Trois d’entre eux sont convoqués devant la commission d’épuration ministérielle et, lors de la séance du 19 juin 1945, le comité de la manufacture fait pression pour que les sanctions soient appliquées.
26À un second niveau, la commission d’épuration du ministère de la Production industrielle contrôle les décisions du comité de la manufacture. Chargée de l’épuration administrative, elle fonctionne du 23 septembre 1944 au 7 août 1945 pour les personnels militaires et au 30 septembre 1945 pour les personnels civils. Elle délègue cinq ingénieurs à la manufacture pour mener des enquêtes complémentaires auprès du comité d’épuration de l’usine, des organisations syndicales et des membres du personnel ayant fait l’objet d’un dossier. Dès septembre 1944, elle fait procéder à la suspension de Vergnaud par arrêté du commissaire de la République avant même que les directives ne parviennent aux directeurs d’établissements. Après le procès de Vergnaud, le 6 février 1945, elle prononce la peine de révocation sans pension.
27À l’échelle locale, le comité d’épuration de la ville joue un rôle d’autant plus important que le ministère a demandé de privilégier l’examen des cas préalablement sanctionnés par les instances communales. Mis en place par le comité local de Libération, il examine 550 dossiers jusqu’en mai 1945. Pour plus d’efficacité, il est doté d’une commission de triage le 22 novembre 194431 et se focalise sur la manufacture. Il assigne des cadres à résidence à partir du 13 octobre 1944, en relation étroite avec le comité d’épuration de l’entreprise. Ainsi, sur les 30 dossiers traités le 27 mars 1945, sept sont transmis au commissaire du gouvernement dont celui de Vergnaud et un au général de la 9e région militaire, tandis que neuf sont soumis à un réexamen (dont celui du sous-directeur), quatre à la chambre civique, et six classés sans suite (soit un cinquième de l’ensemble des cas examinés). Il impulse des perquisitions compromettantes le 24 septembre 1944 au bureau de Vergnaud et à son domicile, où il est trouvé des coupures de presse sur ses positions hostiles à la politique gouvernementale en 1938, 31 morceaux de savon, un stock de charbon. Il n’est certes pas découvert de coffre-fort secret, mais ces pièces orientent le procès de manière décisive.
Le procès Vergnaud : précoce, nécessaire et exemplaire
28Lucien Vergnaud est jugé du 19 au 28 décembre 1944, moins de trois mois après son arrestation et sa suspension. Inculpé de trahison, il est incarcéré à la maison d’arrêt de Poitiers en attendant d’être déféré devant la cour de justice.
29Ce procès est exemplaire à plusieurs titres. L’affaire remonte d’abord au plus haut niveau de l’État puisque le rapport du procureur général du 23 décembre 1944 est transmis au ministre de la Justice32 et que le ministère de la Guerre a enquêté auprès du Service des usines mécaniques de l’État (SUME). Il envisage même de recourir à la peine capitale et de dessaisir la cour de justice de Poitiers. Selon le rapport de la commission centrale d’enquête du ministère de la Défense du 26 avril 1945, il fallait un grand coupable et le personnel ne pouvait être tenu responsable de la politique tracée par son directeur. Ce procès était donc présenté comme nécessaire.
30À l’issue de la commission rogatoire, l’audience ne dure que trois jours sous la présidence de Jacques Caillon, juge d’instruction, en présence du commissaire du gouvernement, Boutin, et de quatre jurés. La défense est assurée par l’avocate E. Mabille de Poncheville.
31Parmi les 33 témoins prévus, 20 sont à charge et 13 à décharge ; 21 ont été réellement entendus. Au titre de l’accusation, comparaissent des représentants des instances de Libération tel R. Savatier, président du CDL, de la Résistance (dont un ingénieur FFI de la manufacture), deux syndicalistes administrateurs de l’office du travail dont l’ancien secrétaire de la CGT de 1940 à 1942, neuf employés de la MAC et le nouveau directeur, le colonel Brisorgueil. Cet ancien adjoint de Vergnaud est un témoin ambivalent également auditionné lors du procès de Rocher. Quant à la défense, elle regroupe les trois maires de Châtellerault en fonction sous l’Occupation (Louis Ripault, Robert Duthuzo et Joseph Aymard, ancien directeur de la manufacture), un représentant du groupement des petits patrons artisans-commerçants de la ville, un collaborateur de Vergnaud au ministère, Marc Rucart, et dix employés de la MAC. À noter que le corps des ingénieurs militaires d’État n’est représenté que par un seul membre au titre de la défense. S’agit-il du strict respect du devoir de réserve ou bien d’un souci de protéger l’intégrité du corps ? La question mérite d’être posée.
32Les griefs d’accusation obéissent à trois critères. Le premier concerne la collaboration et l’intelligence avec l’ennemi. Les ordres édictés par Vergnaud sont abondamment cités à charge, notamment ceux où il fait l’apologie du rendement et de l’intégration européenne33. Il lui est reproché d’avoir augmenté la productivité du travail au profit du Reich, ayant même justifié, dans la note de service du 28 juin 1943, la diminution du montant des devis. La flagrante augmentation du chiffre d’affaires, argument non retenu, confirme l’impact économique de tels propos. Il est également accusé de « dénigrement » des Alliés et doit répondre des propos tenus lors d’une réunion des cadres : « Vous attendez le grand paquebot américain, vous pouvez toujours l’attendre et rappelez-vous bien que je ne manque de rien et que je ne manquerai de rien, et le dernier à crever ce sera moi. » L’un de ses ingénieurs le soupçonne d’avoir souhaité la victoire de l’Allemagne et de s’être même présenté comme « un pur Allemand ». Son soutien aux mouvements collaborationnistes, de la Légion des volontaires français à la Milice en passant par les Amis de la Légion et le Parti populaire français, occupe aussi une tribune importante car, une liste de demandes d’entrevues compromettantes de janvier 1943 à juin 1944 constitue une preuve irréfutable. Il se trouve de ce fait répréhensible de collaboration politique34.
33Le second type de griefs est d’ordre administratif, ciblant ses dissensions avec le secrétariat d’État à la Production industrielle. Vergnaud est accusé d’avoir transféré des fonds publics vers un compte au Crédit lyonnais et d’avoir endetté le ministère de près de dix millions de francs de juin 1940 à décembre 1942. Cet argument aurait cependant pris une ampleur démesurée. Son ex-adjoint n’affirme-t-il pas dans l’une de ses dépositions, qu’à partir de 1942, la direction française n’était plus qu’une boîte aux lettres et qu’elle ne s’occupait plus que de la gestion financière des approvisionnements des personnels et des œuvres sociales35 ?
34Une troisième catégorie de chefs d’accusation vise son autoritarisme à l’encontre du personnel : exclusions, encouragement à la délation, soumission aux autorités occupantes, contre-visites de médecin militaire allemand, contrôle excessif des déplacements, etc.
35Les arguments de la défense se répartissent aussi selon trois catégories. Vergnaud est d’abord présenté comme une victime de l’administration militaire qui discrédite ses thèses, le mute d’office en 1938 et refuse son recours. Son avocate affirme qu’il « est impossible de juger la conduite de M. Vergnaud sans connaître l’activité qu’il déploya avant la guerre à la direction de l’Armement, notamment la manière dont “la clairvoyance de son patriotisme lui valut d’être ‘limogé’ au lendemain de Munich36” ». Son collaborateur à la direction des fabrications de l’armement, M. Rucart, corrobore cette argumentation, convaincu que Vergnaud aurait voulu mettre ses méthodes de mobilisation industrielle au service de la victoire de la France aux côtés des Alliés et qu’il avait eu « le grand tort d’avoir raison37 ». À décharge est évoquée aussi l’efficacité de son action sociale (ravitaillement de la ville en bois, réembauchage de réfractaires, contribution au Secours national, etc.), en s’appuyant sur les lettres de l’épouse d’un déporté libéré par son intercession, du délégué du Secours national et des membres de l’Union coopérative de la Société civile de consommation des ouvriers et employés civils de l’État pour le transport gratuit de denrées. Enfin, la défense s’attache au patriotisme dont il a fait preuve en sauvegardant les intérêts français à l’intérieur de la manufacture (drapeau tricolore, immatriculation des véhicules, limitation de départs de la main-d’œuvre en Allemagne et du pillage des machines) et en sauvant l’établissement de la destruction à la Libération. L’un des ingénieurs civils soutient d’ailleurs que Vergnaud n’a entretenu aucune relation personnelle avec des Allemands, mais qu’il a été contraint d’obéir à leurs instructions. Me de Poncheville plaide en faveur de l’acquittement de « ce magnifique Français », visionnaire, victime de sa hiérarchie, incompris à Châtellerault alors qu’en 1939-1940 il avait augmenté la production et continué à travailler pour la France jusqu’en 1941. Sa plaidoirie épargne à son client la peine capitale.
36En définitive, le commissaire du gouvernement fait état de « la culpabilité certaine » du prévenu et réclame les travaux forcés. Son réquisitoire prend appui sur les litiges antérieurs de l’ingénieur avec le gouvernement, l’état-major, la grande industrie, et sur le rejet de la nomination châtelleraudaise. Soulignant ses défauts « d’intempérance et d’orgueil », il insiste sur le changement d’état d’esprit qui le conduit à travailler contre la France lors de la réouverture de la manufacture dès juillet 1940. L’arrêt de la cour de justice le déclare coupable de trahison et le condamne à la peine de 15 ans de travaux forcés. La cour prononce en outre la confiscation au profit de l’État de ses biens présents et à venir, et le déclare en état d’indignité nationale. Ces peines sont validées par le décret du gouvernement provisoire de la République française du 27 juin 1945 portant la révocation sans pension.
37Ce procès illustre la contradiction de l’administration centrale qui se dédouane alors qu’elle a promu Vergnaud au grade d’ingénieur général de 2e classe le 1er avril 1944. Ce dernier est doublement condamné car, bien que la perte du grade et des droits à pension procède de la condamnation pénale, il subit la sanction administrative de la révocation sans pension. Il s’agit avant tout d’un exemple d’épuration administrative et les aspects économiques ont été vite évincés. Ce genre d’épuration spectaculaire n’a-t-il pas servi de bouclier à une véritable épuration économique dans la région ?
Le contexte de l’affaire Rocher : l’imbroglio des commissions d’épuration
38L’épuration des entreprises privées revêt un caractère encore plus complexe que celle des entreprises publiques, multipliant la création d’instances.
39L’ordonnance du 16 octobre 1944 permet au commissaire régional de ne pas attendre les décisions de la cour de justice ou de la chambre civique, pour prendre une sanction visant à épurer les entreprises38. Il lui faut créer un comité régional interprofessionnel d’épuration (CRIE) des entreprises qu’il peut compléter de « sections professionnelles » (art. 5). En novembre 1944, J. Schuhler décide, sans en aviser le ministère de la Production industrielle, de créer un comité départemental « pour des raisons pratiques », et parce que « la rapidité de l’action est indispensable » : il est constitué par arrêté préfectoral du 22 décembre 1944. Mais il ne se réunit pas avant le 7 mars 1945 car les différents acteurs ne s’entendent pas sur ses fonctions. Selon le commissaire régional, il n’a qu’un rôle de « triage » alors que la préfecture lui attribue tous les pouvoirs prévus par l’ordonnance du 16 octobre 1944 et affirme qu’il peut « juger » et « prendre des mesures39 ». La première réunion ne débouche sur rien de concret, faute de dossier à examiner, mais les membres s’engagent à relever pour la cour de justice les noms des employeurs et des salariés « sujets à critique » pendant l’Occupation. L’affaire Rocher entre dans ce cadre et se trouve soumise à l’examen de ce comité, le 23 avril 1945. Mais l’instruction étant quasi close à cette date, le comité ne peut qu’entériner une situation de fait et demande qu’il soit
« l’objet, sans préjudice, des poursuites légales et des mesures administratives prévues par les lois et règlements en vigueur, des mesures restrictives d’activité professionnelle suivantes : le blâme avec affichage au lieu de travail, l’interdiction de conserver un poste de commandement dans son entreprise jusqu’à ce qu’il ait été statué sur son cas d’une façon définitive par la cour de justice ou la chambre civique, l’interdiction de faire partie de conseils d’administration ou de surveillance de sociétés commerciales, la publication des mesures précédentes, aux frais de l’intéressé, dans les journaux de la Vienne et de l’Indre-et-Loire ».
40L’épuration des entreprises est incontestablement freinée par une confusion dans le rôle, le pouvoir et même la légalité des commissions. Souvent, comme dans l’affaire Rocher, la commission locale d’épuration est plus prompte et efficace que le CRIE. Elle dépêche en effet deux enquêteurs dans les jours qui suivent l’arrestation de l’entrepreneur et adresse de nombreux rapports sur l’avancée de leur investigation. Il s’agit de récupérer le plus rapidement possible les éléments comptables attestant de l’activité de Rocher pour l’occupant, de déterminer les responsabilités et acteurs à auditionner.
Le Procès Rocher
41Après la tentative des trois avocats de la défense de reporter le jugement compte tenu de la complexité de l’affaire et de la nécessité d’établir une stratégie commune, le procès de Rocher peut enfin s’ouvrir le 28 septembre 194540.
42L’acte d’accusation reprend six principaux griefs :
- Avoir recherché des commandes allemandes et consacré la plus grande partie des activités à l’industrie de guerre négligeant les autres activités telles que la construction de tracteurs ;
- Avoir effectué des voyages en Allemagne et fait classer ses usines ;
- Ne pas avoir saccagé ses machines à l’arrivée des Allemands, permettant par la suite la fabrication de matériels de guerre ;
- Avoir offert des appareils de cinéma à l’occupant ;
- Avoir un actif de trésorerie de 246 millions de francs ;
- Avoir menacé des chefs de maîtrise pour absence de rentabilité et incité des ouvriers à partir en Allemagne par des primes de rendements.
43En somme, l’enquête estime que 97 % de l’activité de l’usine aurait été pro-allemande.
44L’acte d’accusation lui fait en revanche crédit d’une bonne réputation, rappelle qu’il n’a jamais appartenu à un quelconque parti politique, et que son seul souci fut apparemment de gagner de l’argent.
45Interrogé par le président du tribunal sur ces agissements en temps de guerre, Rocher articule sa défense autour du fait qu’il ne pouvait faire autrement et que s’il a effectivement travaillé avec l’occupant, il le fit contraint et forcé et pour ne pas voir au chômage ou partir ses bons ouvriers. Enfin, il déclare que le rendement était mauvais et qu’il fit tout pour éviter le départ de l’outil de production en Allemagne.
46Le procès se déroule dans un climat singulier et ambigu. L’hostilité qui subsiste à l’encontre de Rocher est relative car beaucoup redoutent, des édiles locaux aux habitants de la commune de Cenon, des décisions incompatibles avec l’équilibre administratif et économique de l’entreprise.
47Cinquante-quatre témoins viennent à la barre durant les deux jours du procès. Si les médias mettent l’accent sur les témoignages à charge, force est de constater que les témoins à décharge au nombre de 35 sont les plus nombreux. L’enquête et les auditions ont pourtant fait clairement apparaître une activité décuplée lors de l’Occupation.
48Parmi les témoins à charge, on retrouve des collaborateurs proches de l’entrepreneur tels que l’ingénieur Charles Becker, le commandant Arnett alors chef d’équipe de fabrication, ou encore Marcel Violet, ingénieur et, au moment du procès, administrateur des établissements. Les accusations sont centrées sur le productivisme de l’entreprise. Si certains témoignages se contentent de relater des faits, d’autres accablent l’industriel en évoquant son sentiment antipatriotique. Gustave Roché, agent technique et ancien maire de la petite commune de Bonnes déclare : « Je n’ai jamais trouvé chez cet homme un sentiment français, ni même un sentiment humain pour son personnel. » D’après les témoins, les deux voyages de Rocher en Allemagne étaient destinés d’une part à récupérer les prix de commandes passées et d’en contracter de nouvelles, d’autre part à négocier le retour d’un certain nombre d’ouvriers dans l’usine.
49Les témoins à décharge prennent bien entendu le contre-pied des témoignages précédents. La sociologie des protagonistes est différente. Il s’agit moins d’encadrants que d’ouvriers ou de simples employés attestant de la popularité de l’industriel dépeint comme un « bon Français ». Certains viennent témoigner de l’aide apportée pour éviter des départs en Allemagne. Dans un autre registre, Joseph Ribardière, ancien directeur commercial des établissements, déclare que Rocher cherchait surtout à donner de l’ampleur à ses fabrications et non à favoriser l’occupant41. Une atmosphère de règlement de compte et de défiance se perçoit entre anciens collègues. Le revirement apparent de témoins à charge est notifié par certains comme le dénommé Meunier, employé au service du personnel, qui juge utile de rappeler que Rocher « a rendu service à des gens qui ne savent plus le comprendre ».
50Cependant, le réquisitoire du commissaire au gouvernement semble faire peu de cas des déclarations à décharge et se montre très « sévère » et « froid » comme aimeront à le retranscrire les journalistes présents.
51Deux accusations sont retenues par la cour de Justice. À la question : Rocher a-t-il « entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou avec ses agents, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France », le tribunal répond par la négative. En revanche, à la question subsidiaire sur sa culpabilité pour avoir « en temps de guerre, au mépris des prohibitions édictées, fait directement ou par intermédiaire des actes de commerce avec les agents ou les sujets d’une puissance ennemie », à la majorité, le tribunal le juge coupable42. Il est alors condamné à la peine de 15 années de travaux forcés et de surcroît à la confiscation au profit de la Nation, de ses biens présents et à venir. Enfin à la suite du verdict, M. Rocher se trouve en état d’indignité nationale et soumis à la peine de la dégradation nationale. Quelques mois plus tard, l’épouse de Rocher est condamnée par la même cour à la confiscation de la moitié de ses biens.
Les enjeux et les représentations
52S’il est important de s’attacher aux faits, en matière d’épuration, il est essentiel d’en analyser les retombées et d’en confronter les diverses représentations d’autant plus que, dans les deux affaires présentes, elles s’opposent.
La mise en forme des procès
53L’enjeu du procès Vergnaud se dessine dès le début de la procédure. Comme le précise son avocate, la défense du directeur de la manufacture « dépasse l’intérêt privé pour entrer dans celui de l’intérêt national43 ».
54La pression populaire l’emporte même sur la pression administrative. À l’ouverture du procès, la manufacture était devenue une véritable « poudrière » comme le note le rapport des officiers des renseignements généraux du 27 décembre 1944, à la veille du verdict : « L’opinion publique voulait la tête de l’ingénieur général44. » Rien de cela n’est lisible pour le procès Rocher, hormis quelques déclarations isolées d’ennemis personnels de l’industriel.
55Si les rouages épuratoires ont fonctionné à plein régime dans le cas Vergnaud, ils ont aussi révélé des incohérences notoires. Force est de constater le décalage entre un système épuratoire très structuré et les résultats mitigés au sein même de la manufacture. Seulement 50 agents civils ont été licenciés en 1945 sans indemnité ni pension, trois cadres ont été sanctionnés par le ministère de la Production industrielle, dont deux déplacés avec blâme et un radié sans pension. La réintégration a prévalu et les agents suspendus ont été régularisés. À partir du 5 août 1946 (circulaire ministérielle), la commission d’épuration du service des fabrications de l’Armement réintègre des agents licenciés moyennant réparations.
56Faute de documents d’archives suffisants et compte tenu des difficultés de mise en forme de l’épuration dans le département, il est difficile d’évaluer le niveau d’épuration au sein des établissements Rocher. Tout laisse à penser qu’elle reste particulièrement faible.
57Ce constat corrobore l’idée que le jugement d’un grand coupable exonère de la pratique d’une réelle épuration professionnelle et économique au sein de l’entreprise. L’image du bouclier s’avère plausible.
Le clivage des représentations
58Les deux procès mettent en œuvre des représentations opposées : négatives dans le cas de Vergnaud, elles sont plus favorables à Rocher qui semble bénéficier de la rente de situation du bon patron paternaliste.
59Le procès Vergnaud prend les proportions d’une affaire majeure, car il développe des réactions à l’excès dans l’opinion et la presse locale. Dans l’imaginaire collectif, son retentissement est tellement immédiat et puissant que lorsqu’il a été question de dessaisir la cour de justice de Poitiers, le Procureur a aussitôt refusé de l’envisager de crainte que ce ne soit mal interprété par le public. Il ne fallait pas laisser penser que l’on veuille soustraire un coupable au châtiment à une période où l’on sortait à peine de l’épuration extrajudiciaire. Mais l’image du procès est avant tout fabriquée par la presse locale qui ne ménage pas sa vindicte par-delà les diverses tendances politiques. Ainsi, La nouvelle République qui émerge tout juste de la presse résistante, publie les lignes suivantes le 26 décembre 1944, alors que l’audience vient de débuter : « En juillet 1940, Vergnaud annonçait au cours d’une conférence qu’il avait devancé Pétain et qu’il livrait à l’Allemagne la manufacture. En mars 1944, Vergnaud croyait encore à la victoire de l’Allemagne. » À l’heure du verdict, dans le numéro du 28 décembre, le procès Vergnaud devient « le plus grand procès tenu devant la cour de justice », celui d’« Aristide » comme l’appelaient ironiquement ses ouvriers. Quant au journal communiste Le Patriote, il titre le 7 janvier 1945 :
« Vergnaud condamné à mort.
Symbole d’une intelligence au service d’une caste, au service du fascisme, agissant en apprenti dictateur, lançant des ordres du jour hitlérophiles, envoyant des hommes dans les bagnes nazis, exigeant toujours plus pour les boches maudits et tout cela sous la protection des baïonnettes allemandes. Voilà l’homme condamné à 15 ans de travaux forcés.
Des gens vous disent qu’il souffrira plus longtemps et qu’il ne vivra pas jusqu’à la fin de sa peine ; c’est possible, mais en ce moment où la cinquième colonne s’agite de plus en plus, où des attentats se perpétuent partout […] il aurait été juste qu’un exemple fût fait et que Vergnaud soit fusillé purement et simplement. Il faut nettoyer la France de ceux qui entravent son redressement et souder l’union de tous pour une épuration énergique, seul moyen de donner confiance au peuple dans les destinées de la France. »
60La presse renforce l’image d’un procès exemplaire et sa représentation concorde avec l’imaginaire collectif qu’elle contribue à forger, transcendant les idéologies. Dans le cas Vergnaud, il n’y a pas de clivage entre l’image médiatique et l’image populaire. La presse relaye la rumeur et lui confère le statut de preuve.
61Intervenant près d’un an plus tard le procès Rocher donne lieu à des considérations plus partagées. D’une part, les rédacteurs du Libre Poitou ne cachent pas leur parti pris en affirmant avant même la décision de justice que
« c’est lui même qui allant au-devant des réquisitions et des offres allemandes proposait des contrats avec les firmes ennemies les plus importantes. Il sollicitait toutes les commandes et faisait travailler son usine à plein rendement, rendement qu’il accélérait très souvent, loin de vouloir saboter la machine de guerre allemande45. »
62Le compte-rendu du procès ne mérite guère plus d’équité. Les articles se plaisent à présenter Rocher dans ses contradictions et à pointer ses difficultés. Ils évoquent à peine l’argumentaire de la défense et des témoins à décharge.
63D’autre part, la majorité de la presse départementale ne traite pas l’affaire dans la même tonalité ni avec la même partialité. La nouvelle République, si prompte à donner une image négative de Vergnaud, ne répète pas le même scénario avec l’affaire Rocher. Une certaine sobriété et distanciation sont de mise. Les passions apparaissent moins fortes. Le choix des témoignages laisse à penser que, si Rocher est coupable, il ne l’est que d’avoir réalisé des affaires avec l’occupant par stratégie de développement industriel et non par adhésion au nouveau régime.
64L’attitude du Patriote Poitevin paraît de prime abord surprenante. À aucun moment, le procès Rocher ne fait l’objet de commentaires ou de mentions. Cette démarche est assez difficile à analyser. La motivation la plus probable semble être de ne pas gêner les militants cégétistes ou communistes dans l’entreprise ayant maille à partir avec une majorité des anciens salariés favorables au patron déchu46.
65Dans ce cas précis, la presse témoigne de l’hétérogénéité des représentations à l’égard de l’affaire Rocher. Admiré, vilipendé, ignoré volontairement, il n’y a pas accord autour d’un homme que même ses supporters qualifient de complexe et duplice47, mais qui reste de toute évidence de par son poids économique, et sa réussite exemplaire, au centre des discussions et des attentions.
66Outre les représentations de l’opinion publique, il faut aussi considérer l’image que Vergnaud donne du corps des ingénieurs militaires et de l’industrie d’État. Cela explique la condamnation de ce haut fonctionnaire qui, n’ayant pas satisfait l’institution en terme d’image, ne pouvait ipso facto bénéficier d’une communauté de destin comme dans le cas Rocher. La solidarité de corps n’a pas joué en sa faveur comme le confirme la quasi-absence de témoins à décharge parmi les ingénieurs. Il était pourtant entouré de neuf d’entre eux, rattachés au département ministériel de la Production industrielle : six qui avaient comme lui appartenu avant l’armistice au corps des ingénieurs militaires des fabrications de l’armement transformés en juin 1940 en ingénieurs d’État de l’industrie mécanique, et trois autres, intégrés au corps des ingénieurs des travaux d’armement devenus ingénieurs des fabrications mécaniques. La plupart de ses collègues déplorent son ébriété chronique et la faiblesse morale de celui pour qui la fin justifie les moyens48. Par conséquent, si le procès Vergnaud était devenu nécessaire pour calmer la rumeur populaire, il l’était tout autant pour dédouaner l’administration française49. D’ailleurs le 17 janvier 1945, le commissaire du gouvernement de la cour de justice de Poitiers demande au ministre de la Guerre que la décision de condamnation soit parfaitement exécutée et exclut le condamné de toute fonction publique et de tous grades des armées. Il surenchérit même la sanction et parle d’indignité nationale à vie au lieu de 15 ans.
Le poids des réseaux
67Dans le cas de Vergnaud, les réseaux se décomposent. Me de Poncheville dénonce dans sa plaidoirie l’absence totale de soutien politique des députés. Cet ancien haut fonctionnaire de l’État n’a bénéficié d’aucun soutien parisien, pas même du général de Gaulle qu’il connaissait. À quelques exceptions près, le réseau professionnel des ingénieurs ne s’est pas activé comme il a su le faire aux côtés d’autres directeurs tels que celui de la manufacture d’armes de Tulle, Fernand Magdaléna, qualifié en 1935 d’excellente recrue pour le corps d’ingénieurs militaires d’État et préservé de l’épuration. Son dossier est classé sans sanction par la commission d’épuration et d’aménagement des corps du service des fabrications d’armement le 22 juin 1945 et il est même promu50. Les parcours des deux ingénieurs se croisent et F. Magdaléna n’a pas apprécié les positions de Vergnaud à l’encontre du SUME. Outre ces contentieux au sein de son corps professionnel, les raisons du silence tiennent peut-être aussi, comme l’ont affirmé certains ingénieurs lors de leur déposition, à son opportunisme et à son excès d’ambition personnelle. Elles tiennent aussi au délitement de la collectivité des salariés de la manufacture de plus en plus divisés, excédés par l’arrivisme de ceux qui avaient convolé dans la « cour de Vergnaud et des Allemands51 » et voulaient avant tout se blanchir.
68La réalité est toute autre dans le cas de Rocher dont l’image de « Louis Renault de la Région » est soutenue par des réseaux multiples et complexes et une communauté de destin favorable.
69Les archives disponibles ne dévoilent pas le soutien du monde des employeurs qu’il côtoie depuis les années trente, ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’aide. On ne trouve pas plus de traces de protections d’ordre politique alors même qu’il disposait de relations tout à fait cordiales avec des parlementaires locaux. Il est en revanche peu discutable que la famille Rocher et notamment son fils aient réuni les conditions d’un procès équitable.
70S’il souffre d’une certaine frilosité de ses directeurs administratifs, l’industriel peut réellement compter sur le soutien d’un grand nombre d’ouvriers, employés ou cadres moyens. Mais ces appuis, qui, compte tenu des représentations à l’oeuvre dans les toutes premières années de la Libération ne peuvent pas réellement s’exprimer, ne suffisent pas à empêcher une condamnation lourde ; en revanche, quelques années plus tard, ils facilitent la libération de leur leader afin qu’il puisse reprendre les rênes de ses usines52.
71Pour conclure, on peut affirmer que la fonction de ces deux procès diffère. Celui de Vergnaud s’apparente à un bouclier de l’exemplarité à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle nationale du corps des ingénieurs militaires de l’État. Dans ce cas, le judiciaire et l’administratif ont agi dans le même sens53. Le caractère politique et administratif de l’épuration prend le pas sur le caractère purement économique, comme en témoigne la sous-évaluation des marchés financiers avec l’occupant parmi les chefs d’accusation. Les représentations des deux procès s’opposent à travers la presse locale et dans l’imaginaire collectif. Le clivage entre les deux images montre que l’épuration économique dépend, plus que tout autre genre d’épuration, de l’image institutionnelle et professionnelle véhiculée par le chef d’entreprise. L’impact des idéologies est aussi à prendre en compte, car il a lourdement pesé dans le déficit d’image de Vergnaud. On insistera enfin sur l’influence déterminante des ramifications dans l’espace, les réseaux locaux ayant davantage servi l’image de Rocher.
72Que devient cette épuration à l’épreuve du temps ? Dans les faits, Vergnaud voit sa peine commuée puis amnistiée54. Incarcéré à la prison de Fontevrault, il bénéficie d’une remise de peine de dix ans puis cinq ans. Sa détention dure en définitive quatre ans. Interdit de résidence dans la Vienne, il s’installe en 1952 en Gironde sur l’exploitation viticole de ses beaux-parents (Le Villemont, à Gours, près de Saint-Seurin-sur-l’Isle). Les faits qui avaient entraîné sa condamnation sont amnistiés par la loi du 6 août 1953 et en octobre 1956, il recouvre ses droits à pension jusqu’à son décès en 1974.
73Les représentations conservant toutefois l’ascendant sur les faits, l’amnistie reste secrète et l’image de l’homme, de l’ingénieur et du directeur demeure dégradée, à l’inverse de Rocher qui fait l’objet depuis soixante ans d’un combat de réhabilitation. Il est libéré le 1er juin 1948, sa peine ayant été réduite. Devant l’échec de l’administration provisoire, se met en place une campagne de soutiens d’élus locaux, y compris du PCF, de syndicalistes et de différentes personnalités qui permettent à Rocher de réintégrer ses droits par arrêté ministériel en date du 31 décembre 1951. L’entreprise, criblée de dettes en partie à cause de l’indivision qui la frappait lors de la mise à l’écart de Rocher, ne peut se relever. Après une série de licenciements, de cessions de bâtiments, les usines ferment leurs portes en 1958. Au terme d’une ultime expérience malheureuse de 1959 à 1961 de chef de fabrication au sein de la société Manucentre (fabrication de machines à coudre), Rocher ruiné, se retire à Paris où il décède en 1968.
74L’épuration économique dépend donc de la mise en œuvre d’un triple compromis, avec l’État, les pouvoirs locaux, et les corps constitués55. Dans les deux cas examinés, c’est en effet le positionnement de ces trois acteurs et leurs interférences qui ont déterminé le degré, la nature et la durabilité de l’épuration et de son image.
75L’écho persistant de ces deux affaires atteste la présence d’enjeux mémoriels. Cependant, il s’agit davantage d’une mémoire de l’épuration des personnes que des entreprises, et lorsque ces dernières épousent l’identité locale, elles bénéficient d’un écran de protection à l’image de ces anciens salariés de l’usine Rocher régulièrement rassemblés depuis 2002 pour commémorer une réussite56. À l’évidence, la mémoire de l’épuration économique s’altère au gré des exigences sociétales.
Notes de bas de page
1 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation, Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre 1944-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 94.
2 Ces archives ont été étudiées par Loïc Rondeau, doctorant à l’université de Poitiers.
3 Jean-Henri Calmon, Occupation, Résistance et Libération dans la Vienne en 30 questions, La Crèche, Geste Éditions, 2000, p. 54-55.
4 Archives départementales de la Vienne (ADV), 1 W 3558. Rapport mensuel du préfet au ministre de l’Intérieur, 13 mai 1945.
5 Ces statistiques proviennent des Cahiers français d’Information, 15 mars 1949, cité par Peter Novick, L’Épuration française 1944-1949, Paris, Balland, 1985, p. 329-333.
6 ADV, 1W 647, note sur l’activité de la cour de justice, section de la Vienne, 30 mars 1945.
7 André Corvisier et Guy Pedroncini (dir.), Histoire militaire de la France, t. 3, PUF, 1992, p. 347-362. Ces pages éclairent le désaccord entre les partisans du réarmement de la France et de la constitution d’une armée de métier à l’instar du général de Gaulle, et le gouvernement représenté par le général Gamelin, qui diminue le budget et les effectifs de l’armée en privilégiant la seule politique de défense. Le rapport de Vergnaud sur la rénovation du ministère avait fait l’objet d’une proposition de loi d’un député des Deux-Sèvres, René Richard, et avait été discuté à la Chambre des députés puis rejeté par Édouard Daladier le 22 mars 1938.
8 ADV, 111 W 156, cour de justice de Poitiers.
9 ADV, 111 W 156. La lettre de Vergnaud au directeur du Crédit Lyonnais, le 16 juin 1943, précise la situation juridique particulière de la manufacture afin d’ouvrir un compte bancaire à la demande de la direction allemande.
10 Marie-Claude Albert, Châtellerault sous l’Occupation, La Crèche, Geste Éditions, 2005, p. 124-125.
11 Ibid., p. 127. Cette note est abondamment exploitée à charge lors du procès.
12 ADV, 111W156. Ces chiffres de livraisons des produits facturées au Treühander allemand ont été indiqués par Jean Brisorgueil, l’ex-directeur adjoint, lors de son interrogatoire, le 4 décembre 1944.
13 Centre des archives de l’armement (CAA), 22.1.03.23.14.1/carton 253. Selon le rapport de l’ingénieur principal, Jacques Hattu, du 16 décembre 1942, le maintien du fonctionnement de l’établissement a généré des économies substantielles pour l’État français, car le coût de la mise au chômage, du repliement ou de la Relève se serait élevé respectivement à 61,6, 52,6 et 78,5 millions de francs.
14 ADV, 111W 201, procès-verbal de la déposition de Brisorgueil le 26 février 1945. Rocher accepte la commande allemande de 4 000 chargeurs en mars 1941, sous-traitée par la manufacture.
15 Les éléments biographiques (jusqu’en 1940) résultent d’entretiens avec Max Rocher, fils de l’industriel, les 27 juin et 16 septembre 2006.
16 La plupart de ses brevets sont conservés aux ADV sous la cote M 12126 et M 12151
17 Maurice Rocher, Sur le flot des rêves, Paris, La pensée Latine, 1927.
18 Sur l’enchevêtrement des comités d’organisation, nous renvoyons à Hervé Joly (éd.), Les Comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2004.
19 ADV, 111 W 201 dossier n° 605.
20 Idem, reproduction d’une lettre de M. Rocher adressée aux autorités allemandes suite à son incarcération, sans date.
21 Dans le cadre de l’enquête concernant Maurice Rocher, Guy de Sarnez, ingénieur attaché à la direction générale depuis 1936, déclare qu’ » il est exact également que M. Rocher qui prétendait (et croyait peut-être) être le patron le plus “social” du département restait personnellement indifférent à bien des petites misères de ses ouvriers ». De nombreux témoignages vont dans ce sens.
22 André Beautin, ancien employé des usines Rocher, a fait paraître récemment à compte d’auteur un ouvrage intitulé Le Football pendant les années noires de l’Occupation. L’association sportive de Cenon, Championne du Poitou, 1942-1943 et 1943-1944, Landorec, Scripta, 2004. Outre l’évocation des réussites de cette équipe de football, l’auteur présente sa vision de la période de l’Occupation et le rôle positif de Rocher, accueillant de nombreux réfractaires au STO à l’image de l’auteur. Il témoigne, plus de 60 ans après les faits, de l’attachement d’anciens collaborateurs à l’industriel déchu et de la relative vivacité contemporaine des clivages dessinés lors du procès entre ses opposants et défenseurs.
23 ADV, 1W 210, rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 8 octobre 1943.
24 À compter de février 1940, des pétitions initiées par des employés de l’usine Rocher à Cenon tentent d’attirer l’attention sur l’indigence des salaires. En dépit du soutien des syndicats CGT et CFTC, ceux-ci n’obtiennent pas gain de cause, car ils se heurtent à la nécessité d’une décision interministérielle.
25 Dans le dossier d’instruction, on dénombre 65 dépositions dont les directeurs des différents établissements Rocher, plusieurs ingénieurs et des ouvriers, mais pas d’édiles locaux ou homologues patronaux.
26 ADV, 111 W 201, dossier n° 605, décision du bureau provisoire de la commission départementale de reconstitution des organisations syndicales, le 10 octobre 1944, et réponse à la direction du bureau provisoire du syndicat CGT par les signataires de la Charte, le 12 octobre 1944. Les salariés qui ont diffusé le 29 septembre une pétition exigeant la remise en liberté de Rocher sont menacés d’épuration syndicale par le bureau provisoire de la commission départementale de reconstitution des organisations syndicales. Leur initiative est jugée assimilable à une attitude antisyndicaliste. Le bras de fer au sein de la CGT se prolonge durant les semaines suivantes.
27 ADV, 111W201, dossier n° 605, lettre de l’inspecteur des services judiciaires au commissaire du gouvernement le 18 avril 1945.
28 Comme le précise Hervé Joly dans sa contribution à ce volume, l’examen des diverses procédures (judiciaire, financière, professionnelle, « sauvage ») constitue la première manière de mesurer l’épuration patronale.
29 CAA, gis 221.03.23.12.1/carton 210.
30 ADV, 111 W 156. Extrait de la déposition de Jean Relle, 29 novembre 1944.
31 Albert, Châtellerault…, op. cit, p. 273.
32 CAA, 2P.210.00.01.29.2/carton n° 682.
33 Idem, dossier administratif de L. Vergnaud, ordre n° 11, 31 mars 1941.
34 Claude Malon confirme, dans sa contribution à ce volume, la prévalence du grief politique pour attitude collaborationniste ou vichyste, fait fondé juridiquement par l’ordonnance du 8 juillet 1944.
35 ADV, 111 W 156, procès-verbal de la déposition de Brisorgueil, 4 décembre 1944.
36 Idem, lettre de E. Mabille de Poncheville au commissaire du gouvernement, 1er octobre 1944.
37 Idem, lettre de M. Rucart, Paris, 24 décembre 1944 où il confirme les propos tenus lors du procès de Riom.
38 ADV, 101W13, ordonnance du 16 octobre 1944.
39 ADV, 101W13, note de la Préfecture, 3e Bureau, 18 avril 1945.
40 ADV, 111W201, dossier n° 605, lettre de l’avocat de la Mettrie au commissaire du Gouvernement, 7 septembre 1945.
41 ADV, 53 JX 1, La Nouvelle République du Centre-Ouest, n° 330, 29-30 septembre 1945.
42 ADV, 1523 W 10, procès-verbal d’audience et arrêt Rocher, 28-29 septembre 1945.
43 Lettre du 1er octobre 1944, doc. cit.
44 Albert, Châtellerault…, op. cit., p. 278 ; ADV, 1W 214.
45 ADV, 51 JX 1, Le Libre Poitou, n° 227, 29-30 septembre 1945.
46 Lors des auditions, les témoignages à charge à propos des départs en Allemagne sont le fait de militants identifiés du parti communiste. Au procès, plusieurs ouvriers défendront au contraire l’action de Rocher pour empêcher ou limiter ces départs. La première accusation était d’ordre politique et pas réellement fondée. Les juges ne suivront d’ailleurs pas ces témoignages à charge.
47 Au cours de son audition du 6 avril 1945, J. Ribardière après avoir décrit les qualités de Rocher, le dit doté d’« un caractère extrêmement complexe, très difficile à analyser et encore plus difficile à suivre en raison de sa versatilité ». De nombreux témoignages appuient ce profil.
48 ADV, 111W 156, procès-verbal de la déposition de l’ingénieur principal Émile Martin le 1er décembre 1944.
49 Comme le soulignent Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva dans leur contribution à ce volume il fallait punir vite pour défendre la réputation collective. Hervé Joly lui confirme que le poids des corps joue plus que la variable politique dans l’épuration des entreprises du secteur public.
50 CAA, AP/274786, carton 82, dossier personnel de l’ingénieur militaire Fernand Magdaléna. Cet ingénieur militaire a été en poste à la MAC de 1928 à 1936. De 1941 à 1943, il est affecté à la direction du SUME avant d’être nommé directeur de la manufacture d’armes de Tulle en 1943. Il poursuit une brillante carrière à la direction des Études et fabrications d’armement après 1945. Voir aussi la contribution de Jean-Louis Laubry dans ce volume.
51 ADV, 111 W 156, lettre de déposition d’un chef d’équipe à l’atelier d’outillage, 19 novembre 1944.
52 Dans un courrier adressé le 7 janvier 1949, au ministère des Finances, le maire de Cenon et de nombreux conseillers municipaux tiennent à réhabiliter l’industriel « très durement et injustement condamné […] sur des présomptions ou déclarations qui, avec le temps se révèlent inexactes ». De même, l’administrateur qui gère les usines avant le retour de Rocher le soutient et participe à sa réhabilitation.
53 Cette concordance n’est pas toujours vérifiée : Dirk Luyten évoque au contraire dans sa contribution sur la Belgique dans ce volume la lutte entre le judiciaire et le politique.
54 CAA, 2P.210.00.01.29.2/carton n° 682, dossier pour demande de pension à la suite des lois d’amnistie 1954-1957.
55 Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire, de la Libération au début des années 50, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. Sur cette dimension, voir du même, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration », in Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration de la société françaises après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 117-135.
56 « Usine Rocher : les anciens se retrouvent », La Nouvelle-République du Centre-Ouest, édition de la Vienne, 19 juin 2007.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008