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L'épuration économique en France à la Libération

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Marc Bergère

Deuxième partie. La diversité des acteurs et des procédures : variables régionales

L’épuration professionnelle et financière des entreprises girondines (1944-années 1950). Regard local, regards croisés

Sébastien Durand y Philippe Souleau

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France

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  • 1 René Terrisse, Bordeaux 1940-1944, Paris, Perrin, 1993, p. 306.
  • 2 Gaston Cusin est CRR de Bordeaux jusqu’en avril 1945. Son successeur, Jacques Soustelle, est rempl (...)
  • 3 Maurice-David Matisson et Jean-Paul Abribat, Psychanalyse de la collaboration. Le syndrome de Bord (...)
  • 4 Ibid., op. cit, p. 305. Voir également Michel Bergès, L’État incarné. Gaston Cusin Commissaire de (...)

1L’épuration occupe une place à part dans l’historiographie bordelaise. De nombreux auteurs soulignent le sabotage du processus où les « lampistes » ont payé pour les coupables1. Dans sa lecture psychanalytique de la collaboration et de la Libération à Bordeaux, Maurice-David Matisson, un des premiers plaignants de l’affaire Papon, accuse le commissaire de la République (CRR), Gaston Cusin2, d’avoir facilité inconsciemment ce qu’il appelle « le syndrome de l’épuration manquée de Bordeaux3 », en privilégiant la continuité de l’État sur la vacuité qu’aurait engendré une épuration dans les règles. Le politologue Michel Bergès, dans le même travail, précise « qu’une poignée d’hommes ont sciemment […] dévié le système d’enquêtes, travesti la vérité, dissimulé les documents, orchestré […] l’occultation4 ».

  • 5 Archives départementales de la Gironde (ADG), série continue (SC) 254 : lettre du préfet de la Gir (...)

2Dès la Libération, l’opinion publique et le comité départemental de Libération (CDL) se montrent très mécontents des conditions dans lesquelles se déroule l’épuration. Ils s’indignent de voir des trafiquants « étaler au grand jour les scandaleuses fortunes qu’ils ont malhonnêtement réalisées durant l’Occupation5 ». Le périodique Résistance de Bordeaux et du Sud-Ouest constate dans son numéro du 18 décembre 1944 « qu’à la cadence des arrêts rendus […] beaucoup d’inculpés risquaient de mourir de vieillesse avant d’être jugés » et dénonce « que sous prétexte d’apaisement l’épuration à peine commencée [est] freinée ».

  • 6 ADG, SC 254-255.
  • 7 ADG, SC 261 : discours de M. Papon, 10 septembre 1944.
  • 8 Entretiens de G. Cusin avec Michel Bergès, 22 avril et 2 septembre 1983.

3La lecture du recueil des arrêtés du commissariat de la République et du fonds Chapar6, conseiller juridique du CRR et président de la commission de vérification des internements administratifs, donne une vision totalement différente. Le 10 septembre 1944, Maurice Papon, directeur de cabinet du CRR et chargé à ce titre de l’épuration, appelle les Bordelais « à gagner l’épreuve de la Libération […] et à châtier avec justice mais sans pitié les traîtres à la patrie7 ». Huit jours plus tard, Cusin dresse un bilan impressionnant avec 1 399 internements administratifs, chiffre qui atteint 4838 en janvier 1945. Il en profite pour définir sa méthode qu’il veut « efficace » et « vigoureuse », des conditions indispensables selon lui pour assainir une région qui a « non seulement fortement collaboré, mais en plus s’est enrichie avec ses vins et ses bois8 ».

4Comment expliquer un tel décalage entre les faits et leur perception ? Pourquoi l’opinion ne parvient-elle pas à saisir les réalités du phénomène ? Deux questions qui invitent à réfléchir sur les acteurs et les pratiques de l’épuration professionnelle d’autant que le processus s’avère complexe. L’épuration dans les entreprises relève en effet de plusieurs instances : tribunal militaire, cour de justice, chambre civique, commission de vérification des internements administratifs, comité de confiscation des profits illicites (CCPI), comité régional interprofessionnel d’épuration (CRIE), commission de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs. Quelles relations ces différentes juridictions ont-elles entretenues ? À quelles pesanteurs se sont-elles heurtées ? Ont-elles procédé à des investigations communes ou bien se sont-elles appliquées le secret professionnel ?

5La complexité tient aussi au concept même de collaboration économique, dont la portée symbolique est loin d’être anodine. Les épurateurs se sont trouvés confrontés à de nombreuses questions. Quel comportement relève de la collaboration ? Quelles marges de manœuvre les entreprises disposaient-elles face aux exigences allemandes ? Quels sont la part de la contrainte et le degré d’intentionnalité ? De toute évidence, les premiers soupçons se portent sur les milieux d’affaires, accusés de profiter des crises pour s’enrichir. Les ouvriers n’échappent pas aux procédures d’autant que, en Gironde, certains ont adhéré aux principes de la collaboration. Ce lourd contexte détermine les épurateurs à lancer des enquêtes sur l’entreprise pour mieux comprendre son fonctionnement et l’évolution de son chiffre d’affaires, mais aussi sur l’ensemble de ses acteurs, une double démarche que notre contribution se propose d’analyser à travers deux commissions spécialisées : le CRIE et le CCPI.

  • 9 Edgard de Larminat, Chroniques irrévérencieuses, Paris, Plon, 1962, p. 285-287.

6Bref, l’épuration économique apparaît comme un phénomène complexe, polysémique et stratifié. La dimension locale, en l’occurrence le département de la Gironde, semble la mieux adaptée pour en saisir les enjeux et les réalités, d’autant que le cas envisagé est à bien des égards singulier. Seconde ville de zone occupée, Bordeaux occupe une place essentielle dans l’effort de guerre allemand. Son port devient à partir de 1941 un instrument essentiel dans les tentatives allemandes de forcer le blocus entre l’Extrême-Orient et l’Europe hitlérienne. La métallurgie, le secteur du bâtiment, la construction aéronautique et la filière bois sont pressurés au titre de l’économie de guerre. À l’interface de prélèvements obligatoires, de menaces larvées et d’offres spontanées, le commerce du vin, fleuron de l’économie locale, passe sous le contrôle des services économiques du Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF), soucieux d’intégrer toutes les ventes dans des accords bilatéraux avec les autorités françaises. Comment, dans ces conditions, les négociants se sont-ils comportés ? Se sont-ils contentés de s’adapter au nouveau cadre imposé par l’occupant ? Ont-ils refusé de vendre leur production au risque d’être réquisitionnés ? Ont-ils été animés seulement d’un esprit de lucre, comme le sous-entend le général de Larminat dans ses mémoires9 ? Seul un bilan équilibré et nuancé peut permettre de répondre à ces questions qui suscitent encore bien des suspicions et des débats.

L’épuration des entreprises en Gironde : compétences, pratiques et procédures

Un comité de confiscation très attendu

  • 10 ADG, SC 263 : lettre du CRR au ministre des Finances, 1er octobre 1944.

7Selon les mots du CRR de Bordeaux, « parmi les problèmes politiques les plus urgents qui se posent dans la région de Bordeaux, celui de la taxation de l’enrichissement illicite est au premier plan des préoccupations de l’opinion publique. Celle-ci exige une répression immédiate et massive des principaux coupables10 ». Pour ce faire, dès le 29 septembre 1944, trois semaines avant la publication de l’ordonnance de 18 octobre 1944 sur la confiscation des profits illicites, Cusin crée à Bordeaux une commission de taxation des bénéfices illicites du temps de guerre. Il s’appuie sur la loi vichyste du 3 juillet 1943 sur la répression de la fraude fiscale. Une commission régionale d’enquête et de taxation fiscales avait alors vu le jour. Composée de six membres, tous de l’administration fiscale (trésorerie générale, contributions directes et indirectes, douanes, contrôle économique et enregistrement), cette commission se consacrait à « la régularisation, par des moyens d’exécution exceptionnels, de la situation fiscale des contribuables, qui ont contrevenu à certaines dispositions de la législation économique et des sociétés ». La palette des sanctions était assez large : mise sous séquestre totale ou partielle des biens, internement administratif et poursuites pénales.

  • 11 Idem : décision du CRR, 29 septembre 1944.
  • 12 Idem : lettre du ministre des Finances au CRR de Bordeaux, 13 octobre 1944.
  • 13 Idem, 9 novembre 1944.
  • 14 ADG, SC 946 : compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et une délégation de la pr (...)
  • 15 Idem, compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et une délégation du monde économi (...)

8La nouvelle commission est composée des six mêmes membres, auxquels sont adjoints deux puis trois représentants du CDL de la Gironde, tous nommés par le CRR. L’objectif « fondamental » est de « frapper énergiquement et dans les plus courts délais, par la voie de l’impôt, les profits réalisés par toute personne physique et morale qui a eu des rapports économiques avec l’ennemi ou qui s’est livrée à des pratiques relevant du marché noir11 ». Cette initiative est pleinement approuvée par le gouvernement, conscient « qu’il est indispensable d’organiser sans retard la révision des fortunes scandaleuses […] édifiées à la faveur de l’occupation ennemie12 ». Ses compétences sont transférées au CCPI, qui voit le jour le 30 novembre 194413 À peine nommés, ses membres assistent le 1er décembre, à Bordeaux, à la visite du ministre des Finances, René Pleven. Lors de son discours, celui-ci affirme sans détour que « la résolution du gouvernement […] sur ce point est inflexible : les milliards mal acquis seront récupérés, confisqués ou restitués ». En présence du directeur des contributions indirectes, il reçoit une délégation de la filière vitivinicole qui s’inquiète du « bruit beaucoup trop généralisé », selon lequel « les négociants en vins ont gagné des fortunes14 ». Pleven se veut rassurant : « Les négociants ayant commercé de bonne foi avec les Allemands : pas de pénalités, simple répartition des bénéfices15. »Le ministre réunit le jour même les chefs des services financiers et leur rappelle le triple impératif d’équité, d’efficacité et de célérité qui doit conduire aux opérations de confiscation. Les consignes sont claires :

  • 16 Idem, compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et les chefs des services financie (...)

« Il faut que la répression soit rapide, vigoureuse et, bien entendu, qu’elle commence par les cas les plus importants : qu’on ne perde pas de temps avec les petites affaires, ce qu’il me faut, c’est tout de suite […] un certain nombre de personnages typiques dont il faut débarrasser la Nation16. »

  • 17 ADG, SC 263 : communiqué de presse, 16 décembre 1944.

9La première réunion du comité se déroule le 7 décembre 1944. M Papon ouvre la séance et place à nouveau les membres du CCPI devant leurs responsabilités : « Il ne saurait subsister d’enrichissement personnel grâce à l’ennemi dans l’appauvrissement général imputable à l’ennemi17. »

  • 18 ADG, SC 261 : annexe sur le CCPI du rapport du CRR, 15 mars 1945.
  • 19 Idem.

10La mission du comité semble bien balisée : « Citer les personnes ayant réalisé des profits illicites, constituer leur dossier, diriger les enquêteurs chargés de vérifier les déclarations des personnes citées, prononcer, s’il y a lieu, le montant de la confiscation et, le cas échéant, de fixer le montant des amendes s’ajoutant à la confiscation18. » Peuvent être citées toutes les personnes ou sociétés qui ont encaissé des sommes provenant de règlements de réquisitions, de travaux, de prestations de services ou de fournitures au profit de l’occupant. Il utilise à cet effet les renseignements que l’administration financière est en mesure de fournir. Chaque CCPI reçoit ainsi le détail des paiements effectués par la trésorerie générale et la Banque de France. De même, le service du contrôle économique, les douanes, les contributions directes et indirectes, l’enregistrement ont « le devoir de signaler aux comités tous ceux qui ont donné lieu à un procès-verbal, ceux qui ont eu un accroissement du chiffre d’affaires, des bénéfices et des revenus, ceux qui ont acquis des immeubles ou des fonds de commerce19 ». Les comités n’hésitent pas à citer, en dernier lieu, les individus déjà condamnés par d’autres commissions d’épuration ou par les tribunaux. Les comités locaux de Libération (CLL) et les CDL peuvent ainsi demander au CCPI de citer des individus qui, « de notoriété publique », se sont « manifestement enrichis pendant la guerre », à condition que ceux-ci aient « quelques affaires plus ou moins importantes avec une des six administrations financières ou le tribunal correctionnel ». Aussi, dans le principe, les citations ne peuvent résulter d’une dénonciation ou d’une lettre anonyme. Dans tous les cas, les comités ont jusqu’au 31 décembre 1945 pour procéder aux citations.

  • 20 ADG, SC 263 : note sur l’organisation des enquêtes au CCPI de la Gironde, 2 mai 1945.

11Chaque personne citée reçoit, individuellement, un questionnaire en trois exemplaires. Une fois la déclaration parvenue au secrétariat, le président du CCPI transmet le dossier à ses enquêteurs. En Gironde, l’inspecteur principal de l’enregistrement est nommé le 28 novembre 1944 directeur du service d’enquête. Ce service, après avoir centralisé les renseignements fournis par toutes les administrations financières, procède à des nouvelles investigations, plus poussées, afin de vérifier l’exactitude des déclarations et déterminer le plus exactement possible le montant des profits illicites. Pour mener à bien ce travail, sont mises en place quatre brigades spécialisées (vins, travaux publics, transports et bois) qui vérifient la comptabilité, les comptes en banque, les inscriptions ou radiations hypothécaires. Si nécessaire, des perquisitions sont menées, après autorisation d’un juge de paix. La section « Vin » a sans doute le plus gros travail de collectes de données et d’enquêtes à effectuer. Elle peut compter sur les « renseignements précieux […] découverts dans les documents saisis dans les bureaux du Sieur Bömers, acheteur allemand de vins à Bordeaux20 ».

12Une fois les enquêtes achevées, les dossiers sont remis par les chefs de brigade au président du comité, en indiquant le montant du profit à confisquer. Le président donne lecture du rapport en séance et le comité fixe alors la confiscation à effectuer. L’intéressé est avisé de la déclaration du CCPI et dispose d’un délai de dix jours pour présenter des observations par écrit. Le délai expiré, le comité prononce définitivement le montant de la confiscation et, s’il y a lieu, de l’amende. Ces amendes peuvent atteindre le triple voire le quadruple de la partie illicite du profit restant à confisquer, après déduction des impôts au titre des profits. Dans tous les cas, chaque décision doit être prise à la majorité et la présence de cinq membres au moins est indispensable.

  • 21 ADG, SC 263 : lettre du ministre des Finances au CRR de Bordeaux, 22 février 1945.
  • 22 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.
  • 23 Idem.

13Les travaux du CCPI de la Gironde s’effectuent avec difficultés. Dès le mois de janvier 1945, le commissaire régional de Bordeaux signale au ministre des Finances le travail délicat des agents dépourvus « d’instructions codifiées ». L’insuffisance des effectifs, autre problème de taille, rend nécessaire l’emploi supplémentaire de comptables agréés et d’experts comptables. Le ministre n’autorise seulement l’emploi d’agents contractuels car « l’activité de vacataires, insuffisamment contrôlée, risquerait de s’exercer au détriment du Trésor21 ». Au contraire, Cusin préfère s’appuyer sur les vacataires, l’engagement d’agents contractuels ne présentant pas, selon lui, « de garanties suffisantes au point de vue technique et moral22 ». Les effets conjugués de l’insuffisance du personnel et de la nécessité de procéder à une enquête sereine et minutieuse, provoquent une mise en action assez lente du CCPI de la Gironde. Les accusations proférées contre une épuration sabordée volontairement par une procédure « lourde et compliquée23 » demeurent une antienne inlassablement ressassée par l’opinion publique :

  • 24 Idem : rapport du CRR, 15 janvier 1945.

« L’activité des comités de confiscation des bénéfices illicites fait périodiquement dans la presse l’objet d’articles et d’allusions, tantôt scandalisées, tantôt railleuses.
Le public ne comprend pas, en effet, qu’aucun résultat tangible n’ait été acquis à ce jour et il croit que la lenteur de la procédure est destinée à permettre aux gros trafiquants de mettre leur fortune à l’abri24. »

  • 25 Idem : rapport du CRR, 1er mars 1945.
  • 26 Idem.

14Il faut attendre le mois de février pour voir le comité entrer dans une phase nouvelle. La plupart de gros redevables sont alors cités et leurs bénéfices déclarés. Pour remédier aux inquiétudes de l’opinion, le commissariat régional décide de tenir le public au courant de l’activité des comités en publiant un communiqué après chaque séance, désamorçant ainsi les appréciations antérieurement portées contre « la lenteur et la mollesse25 » du comité de confiscation. Selon Cusin, une telle publicité produit « dans l’esprit du public l’effet le plus heureux » et ce sont désormais les milieux industriels et commerciaux qui « commencent à s’émouvoir26 ».

La mise en place du CRIE de Bordeaux : lenteurs et incertitudes

  • 27 Journal officiel de la République française, 16-17 octobre 1944, p. 965-966 : ordonnance du 16 oct (...)
  • 28 ADG, 174 AW 89 : arrêté du CRR de Bordeaux, 1er novembre 1944.

15L’épuration professionnelle découle de la publication de l’ordonnance du 16 octobre 1944, dont l’objectif est de retirer les « éléments malsains et indésirables » des entreprises, quels qu’ils soient, dès l’instant qu’ils ont « favorisé les entreprises de l’ennemi » ou « entravé la résistance des Français27 ». Les chefs d’entreprise ne sont donc pas les seuls concernés. Le texte vise tous ceux dont la présence est jugée indésirable dans leur entreprise par leur mauvais comportement général. Ce dispositif épuratoire s’appuie sur des CRIE, chargés d’éliminer sans délai des entreprises les individus qui sont présumés avoir une attitude ou une conduite antinationale. Les CRIE, tout comme les CCPI, ne doivent pas pour autant nuire à la bonne marche des établissements concernés. Ils doivent prendre des mesures promptes et rapides, sans attendre la fin des procédures judiciaires devant les cours de justice et les chambres civiques. Le CRIE de la région de Bordeaux est constitué dès le 1er novembre 1944. Sa première séance a lieu le 5 mars 1945. Il est présidé par M. Chardon, conseiller à la cour d’appel de Bordeaux et composé de deux représentants du CDL de la Gironde, de trois membres d’organisations syndicales, de deux représentants des techniciens et d’un seul représentant des employeurs, Henri Nazat, fabricant de chaussures et membre influent de la chambre de commerce de Bordeaux28. Ce comité peut être saisi de toutes affaires d’épuration dans les professions par des particuliers, par les administrations, par le CDL ou par lui-même. Il ne rend que des avis, les sanctions étant rendues en dernier ressort par le CRR de Bordeaux, puis, à sa suppression, par le préfet de la Gironde.

  • 29 ADG, SC 1726 : circulaire du MPI aux CRR, 11 décembre 1944.

16Afin de mener à bien ses enquêtes, le CRIE se fait communiquer tous documents utiles auprès des administrations ou entreprises, avec l’aide, si nécessaire, d’un officier de police judiciaire. Dans le même temps, le comité peut s’appuyer sur diverses sections professionnelles, divisées en grandes catégories (employeurs, cadres et techniciens, ouvriers et employés). Celles-ci ne sont pas obligatoires, leur création se justifiant par l’importance des catégories professionnelles et des secteurs d’activité de la circonscription. Les consignes données à ce sujet sont claires : « La création des sections professionnelles doit permettre d’accélérer l’épuration des entreprises, mais en aucun cas elle ne doit constituer un facteur d’alourdissement de la procédure29. » Dans la région de Bordeaux, ces sections embrassent dix-sept secteurs différents. On constate un net déséquilibre socioprofessionnel : il existe en effet seize sections d’employeurs, sept sections de cadres et techniciens et quatre sections d’ouvriers et employés. Seuls trois secteurs ont des sections présentes dans toutes les catégories : le bâtiment-travaux publics (BTP), l’industrie mécanique et électrique et l’aéronautique. Pour ce dernier secteur, quatre sections sont exceptionnellement constituées : ouvriers, agents de maîtrise, ingénieurs et cadres supérieurs, employeurs. Le personnel des usines de la Société nationale de construction aéronautique du Sud-Ouest (SNCASO) de Saint-Astier et Bègles est surreprésenté dans les trois premières sections. En revanche, les anciens directeurs de ces usines sont complètement absents de la section des employeurs.

  • 30 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.
  • 31 ADG, SC 1726 : circulaire du MPI aux CRR, 11 décembre 1944.
  • 32 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 15 janvier 1945.

17Faute de moyens suffisants, les premières semaines d’activité du CRIE de Bordeaux sont laborieuses. Cusin demande à ce que « les commissions constituées, en particulier la commission d’épuration des entreprises, soient instruites des moyens dont elles disposent pour mener rapidement à bien leur tâche (convocation des témoins, frais de déplacement, etc.30) ». Réunir tous les membres en séance n’est pas chose aisée, ceci expliquant la présence majoritaire des Girondins, disons même des Bordelais, au sein du comité. Qui plus est, l’action du CRIE est entravée par le tâtonnement réglementaire qui caractérise le premier temps de l’épuration professionnelle, jusqu’en mars 1945. L’application de l’ordonnance du 16 octobre 1944 est très incertaine, surtout lorsqu’il s’agit de sanctionner les employeurs. Parmi les sanctions prévues, la seule qui est « pratiquement applicable » est l’interdiction de conserver un poste de commandement, même si, selon le ministère à la Production industrielle (MPI), « il semble difficile d’interdire à un patron d’exploiter son entreprise31 ». Le service des sanctions économiques du MPI planche sur une nouvelle ordonnance. En attendant, le CRIE de Bordeaux tourne au ralenti. Au début de l’année 1945, il n’est saisi que « de quelques rares dossiers », si bien que « les syndicats se plaignent volontiers de la lenteur de l’épuration32 ». Cette lenteur est jugée d’autant plus dommageable, que les décisions judiciaires tardent aussi. Or, elles fournissent une source d’information précieuse pour l’épuration professionnelle, dont découle souvent le passage devant le CRIE. La cour de justice de Bordeaux, dont la compétence s’étend à tous les faits de collaboration, est très vite encombrée. La procédure assez longue ne permet pas une évacuation rapide des affaires. Au 1er mars 1945, 115 affaires sont jugées en Gironde. Aucune ne concerne des faits de collaboration économique :

  • 33 Idem : rapport du CRR, 1er mars 1945.

Les affaires de collaboration économique n’ont pas encore été jugées et on attend, à cet égard, le texte sur les relations commerciales avec l’ennemi annoncé après la réunion du Conseil des ministres et qui n’est pas encore paru au Journal officiel. Il serait indispensable que cette ordonnance soit promulguée d’urgence, et que ces affaires, qui sont attendues avec impatience par l’opinion, soient jugées dans le plus bref délai. Les milieux patronaux commencent, en effet, à marquer une certaine nervosité, surtout dans le commerce des vins33.

  • 34 ADG, SC 262 : rapport du CRR, 15 août 1945.
  • 35 Idem : rapport du CRR, 1er mai 1945.

18L’ordonnance est enfin publiée au Journal officiel du 30 mars 1945. Il s’agit à la fois « de mettre à la disposition des organismes […] des sanctions plus adéquates » et « d’apporter certaines précisions dans le fonctionnement de ces organismes » et notamment des CRIE (nomination des suppléants). Mais le travail de documentation et d’enquêtes du CRIE de Bordeaux est très court. Afin d’accélérer la procédure, les comités régionaux doivent être obligatoirement saisis avant le 31 juillet. Après cette date, chaque CRIE s’occupe uniquement du traitement et de la liquidation des affaires. Cette disposition ne manque pas de provoquer de « nombreuses contestations34 » du public et place le comité régional dans l’embarras. Avec le retour des prisonniers de guerre et des déportés du travail, des affaires sont susceptibles de rebondir ou d’être révélées. En outre, si la cour de justice fonctionne normalement, en mai 1945, « ni les affaires de presse, ni les affaires économiques importantes, notamment à Bordeaux, n’ont encore été jugées35 ». Le nouveau CRR, Maurice Bourgès-Maunoury, redoute que les retards conjugués de l’épuration judiciaire et professionnelle à Bordeaux rendent inévitables la forclusion des affaires d’une certaine importance. À la fin de l’été 1945, seules 56 affaires sont remises au CRIE de Bordeaux : 12 sont prêtes à passer devant le comité, 35 sont en cours d’instruction et neuf sont encore à examiner.

CCPI et CRIE au sein de l’édifice épuratoire régional : un positionnement problématique

Le CCPI, le CRIE et la « prolifération d’organismes »

  • 36 Voir, sur ce point, Marc Bergère, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration  (...)
  • 37 La collaboration économique occupe une place secondaire parmi les faits reprochés. Selon un invent (...)

19L’activité du CCPI et du CRIE s’intègre dans un dispositif épuratoire chargé36. Dès sa prise de fonction, le CRR prend une série de mesures conservatoires à l’égard des individus soupçonnés de faits de collaboration. Entre le 28 août 1944 et le 30 mars 1945, il signe 2 402 internements administratifs. Les rapports de la commission de vérification des internements administratifs permettent de recenser 76 entrepreneurs, un chiffre qui est loin d’être négligeable si l’on prend en compte le poids numérique de ce groupe social dans la population totale. Cette première épuration recourt également au séquestre administratif. Entre le 8 septembre et le 16 décembre 1944, le CRR place 150 biens de collaborateurs sous administration provisoire, une sanction qui frappe 43 entrepreneurs. Des comités de libération et d’entreprises se créent dans des établissements ou secteurs importants (cinéma, Port autonome de Bordeaux, Forges et chantiers de la Gironde, Atelier industriel de l’Air, poudrerie nationale). Si la plupart cessent leur activité à la fin de l’automne 1944, se commuant en de simples comités d’entreprises, quelques-uns se maintiennent en l’état, comme la commission d’épuration des usines de la SNCASO. L’épuration judiciaire, portée à la fois par le tribunal militaire de la 18e région, la cour de justice et la chambre civique, est également partie prenante de la répression de ceux qui, d’un point de vie économique, auraient favorisé les desseins de l’occupant37. Il convient d’y ajouter la commission régionale d’épuration dans les entreprises concédées de production, de transport et de distribution d’électricité et de gaz et la commission régionale d’épuration dans les réseaux secondaires d’intérêt général, les chemins de fer d’intérêt local et les tramways, dont les travaux débutent toutes deux à Bordeaux en mars 1945. D’autres organismes gravitent autour des entreprises, telles la commission de vérification des internements en fonctionnement depuis le 5 septembre 1944, ou la commission départementale de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs constituée le 10 novembre 1944. Ces structures ne sont qu’une pierre de l’édifice épuratoire qui compte une quarantaine de commissions ou comités, dont la plupart ont une réalité administrative dans la région de Bordeaux. Ce foisonnement administratif, qui laisse une « certaine impression d’anarchie », n’est pas sans conséquence sur l’organisation locale et régionale de l’épuration :

  • 38 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.

« Une telle prolifération d’organismes devait fatalement retarder l’épuration et […] on se demande dans quelle mesure l’épuration n’a pas été sabotée ainsi inconsciemment. Il n’est pas possible, en effet, même dans une ville de 250 000 habitants, de trouver assez de magistrats, assez de membres du CDL, assez de fonctionnaires, ayant aux yeux de leurs camarades, une autorité indiscutée, pour constituer autant d’organismes divers, mais surtout de trouver des présidents capables de les animer38. »

20Plus que d’autres, le CDL de la Gironde s’est très tôt intéressé à l’épuration économique. Il se dote de sa propre commission d’épuration, composée d’un rapporteur, de cinq assistants jurés, d’un secrétaire général et d’un secrétaire adjoint. Cet énième organisme d’épuration tente d’obtenir des prérogatives étendues et notamment la possibilité de décerner des mandats d’arrêt. Cusin s’y oppose fermement. Face à l’ampleur de la tâche et les ambitions affichées, l’aide des comités locaux est déterminante : en février 1945, plus de 400 CLL sont homologués en Gironde, soit plus de 1 300 délégués. Chaque comité local est occupé à une triple mission « d’information, d’impulsion et, si cela est nécessaire, de contrôle. » Tout en veillant à l’application locale du programme du Conseil national de la Résistance, il est tenu de préparer les dossiers de la commission d’épuration du CDL et d’établir toute la documentation nécessaire sur les fortunes illicites. En novembre 1944, sollicitée par des CLL de régions viticoles, la commission d’épuration demande à la commission d’enquête et de taxation fiscales des informations sur le montant du chiffre d’affaires de plusieurs commerces, en vue de constituer une documentation précise sur les profiteurs de guerre. Le CDL essuie un refus :

  • 39 ADG, SC 263 : lettre du CCPI de la Gironde, 24 novembre 1944.

« Les comités de libération n’ont nullement à connaître le chiffre d’affaires réalisé par les commerçants entre 1939 et 1944. En application de l’ordonnance du 18 octobre 1944, il est en effet institué dans le département un comité de confiscation des profits illicites qui va entreprendre incessamment ses travaux. Les comités de libération ne sauraient, en conséquence, s’arroger des droits qui appartiennent exclusivement au nouvel organisme […]39. »

  • 40 Entre septembre 1944 et janvier 1945, la commission d’épuration du CDL affirme avoir traité 1962 d (...)
  • 41 ADG, 57 W 27 : assemblée générale des CLL de la Gironde, 1er février 1945.
  • 42 Idem : PV de la réunion du CDL, 2 mars 1945.

21Cette décision entraîne un véritable conflit d’intérêts. Comités locaux comme comité départemental se mobilisent pour saper l’autorité même de ce nouvel organisme et multiplient les vœux en ce sens. À l’occasion de l’assemblée générale des CLL qui se tient le 1er février 1945, la commission d’épuration profite de la présentation de son bilan40 pour « s’élever contre les lenteurs de l’épuration41 ». Le CDL va plus loin et demande à ses représentants au CCPI de la Gironde d’être l’avant-garde vigilante des intérêts de la Résistance en Gironde, surtout pour les affaires de négoce de vins : « Le CDL mandate de nouveau ses membres siégeant au Comité de confiscation pour qu’ils maintiennent les décisions prises par le comité qui, après les preuves flagrantes de la collaboration morale et matérielle d’un certain nombre de gros négociants, a souligné l’absence de toute contrainte pour les affaires que ces gens ont traitées avec les nazis42. » Une circulaire du 20 mars 1945 du ministère de l’Intérieur met les choses au point. Les organismes légaux chargés de l’épuration des entreprises étant institués, les commissions d’épuration créées par les CDL sont dessaisies de leur qualité pour mener des enquêtes, envoyer des convocations ou procéder à des interrogatoires et doivent désormais se borner à un rôle d’information. La commission d’épuration du CDL continue, malgré tout, ses études. Toutes les instructions nouvelles concernant l’épuration financière sont systématiquement et défavorablement commentées.

L’épuration économique ou la pomme de discorde du secret professionnel

  • 43 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.
  • 44 ADG, 174 AW 96 : note de la préfecture de la Gironde, 7 mai 1945.
  • 45 ADG, 174 AW 96 : lettre du CRR au président de la commission départementale de reconstitution des (...)
  • 46 ADG, 174 AW 94 : lettre du président de la commission de reconstitution au préfet de la Gironde, 1 (...)

22La bonne marche de l’épuration est plus que jamais conditionnée par une circulation sûre et rapide de l’information entre les administrations concernées. Or, « dans le domaine économique, […] on se heurte à des grosses difficultés pour échanger les renseignements indispensables entre les commissions d’internement, les commissions de criblage, les commissions d’épuration des entreprises, les commissions d’épuration des syndicats patronaux, les comités de taxation des bénéfices illicites et pour en coordonner l’activité43 ». Le préfet de la Gironde constate, par exemple, que « le président [du CRIE] rencontre de grandes difficultés pour préparer les dossiers », les administrations ne faisant pas preuve « de bonne volonté pour lui communiquer les pièces dont il a besoin44 ». Ce déficit de communication menace l’activité même de la commission de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs de la Gironde. À peine constituée, avant de confirmer les responsables syndicaux dans leurs fonctions, celle-ci est tenue de collecter toutes les informations utiles à son travail et, pour se faire, prend contact auprès de l’inspection du travail, du CDL, de la CCPI, du CRIE et de la commission de vérification des internements. La bonne marche de ses travaux dépend donc étroitement de l’avancée des dossiers traités par ces services. Cusin souhaite lui-même que cette commission noue une « liaison entière et effective » avec le CRIE et le CCPI, en particulier pour le vin et le BTP45. Or, ceux-ci, n’ayant pas terminé leurs enquêtes, ne sont en mesure de fournir des renseignements que « sur un petit nombre de cas », de telle sorte que la commission de reconstitution ne peut « avoir jus-qu’ici qu’une activité limitée46 ». C’est ainsi que le CRIE ne donne aucune réponse pour les 28 syndicats du bâtiment et les neufs syndicats de la métallurgie, alors à l’étude. Les bureaux sont donc provisoirement maintenus, en attendant un complément d’enquêtes.

23De son côté, le CCPI de la Gironde rejette systématiquement les demandes d’information et met en avant une règle absolue : le respect du secret professionnel. Les textes de loi sont clairs à ce sujet et les consignes extrêmement fermes. L’ordonnance du 18 octobre 1944 fait obligation aux membres du CCPI d’observer strictement le secret professionnel. L’ordonnance du 6 janvier 1945 insiste à nouveau sur ce point, en ne permettant « aucunement aux Comités de faire, sur leur action, une publicité », que réclament pourtant nombreux acteurs politiques et économiques dans les départements. Le respect du secret n’entrave pas la liaison administrative interne au ministère des Finances. Cette liaison est facilitée par l’existence d’un service de coordination des administrations financières et d’un service de répression de la collaboration économique avec l’ennemi. Ce dernier est rattaché à la direction du blocus, auprès de laquelle toutes les ententes et conventions économiques avec l’occupant doivent faire l’objet d’une déclaration. Elle centralise par ce biais les renseignements parvenus dans tous les organismes administratifs intéressés dans ce domaine : CCPI, Office des changes, service général du contrôle économique, sûreté générale, contrôle postal et même l’ancien commissariat général aux questions juives.

  • 47 Centre des archives économiques et financières, Savigny-le-Temple, Seine-et-Marne (CAEF), B 47450  (...)

24Se pose alors un autre problème, central pour la réussite de l’épuration, celui de la liaison interministérielle. En effet, « chaque ministère exerce son rôle propre en matière d’épuration et de poursuite pour faits de collaboration économique, en ce qui concerne les entreprises placées sous sa tutelle47 ». Or, avec le secret professionnel, les services extérieurs à l’administration financière peinent à accéder aux dossiers des comités départementaux de confiscation. Pour les juges d’instruction, les informations détenues par les CCPI et certaines administrations financières sont nécessaires à la répression des faits de collaboration économique. C’est sans doute pour cette raison que la constitution du comité girondin est accueillie avec bienveillance par le procureur de la République de Bordeaux, persuadé que ce nouvel organisme accélérera le traitement des affaires :

  • 48 ADG, SC 957 : lettre du procureur de la République de Bordeaux au préfet de la Gironde, 4 avril 19 (...)

« Je me tiens à l’entière disposition du secrétariat du comité de confiscation pour le cas où il désirerait communication de tout dossier pénal concernant une affaire relevant de sa compétence48. »

  • 49 CAEF, B 47457 : lettre du procureur général de la cour d’appel de Bordeaux au garde des Sceaux, 20 (...)
  • 50 L’article 378 du code pénal porte l’interdiction faite aux personnes dépositaires de dévoiler les (...)
  • 51 CAEF, 30 D 06 : note du CCPI de la Gironde au CSCPI, 4 janvier 1946.

25L’inverse ne se vérifie pas. En mars 1945, le juge d’instruction de la cour de justice de Bordeaux instruit deux affaires importantes : l’une, de commerce avec l’ennemi concernant le négociant en vins, Louis Eschenauer, l’autre, d’intelligence avec l’ennemi contre le directeur et les divers rédacteurs du journal La Petite Gironde. Dans le cadre des travaux du CCPI, le directeur de l’enregistrement a dressé deux rapports détaillés, très précieux pour le juge. Afin d’éviter une trop longue expertise, il lui en demande donc la communication : « Il est, en effet, utile pour apprécier le degré de culpabilité, de savoir dans quelle mesure l’inculpé a fait du commerce et si celui-ci a été une source de profits appréciables pour lui ». Le directeur de l’enregistrement reconnaît tout à fait être en possession de « renseignements précieux. » Mais, en tant que membre de la CCPI, les instructions du ministère des Finances lui interdisent de les divulguer, « même à la Justice49 ». L’affaire prend une ampleur inattendue puisqu’elle remonte jusqu’au garde des Sceaux qui sollicite directement le ministre des Finances. Le directeur du Blocus, qui ne comprend pas les raisons pratiques qui pourraient justifier le refus opposé par le directeur de l’enregistrement à Bordeaux et condamne les errements du CCPI de la Gironde, appelle à plus de souplesse dans la communication des informations à la Justice. Le chef de service de la coordination des administrations financières n’est pas de cet avis. Selon lui, « c’est à bon droit que le directeur de l’enregistrement de Bordeaux a refusé de communiquer à l’autorité judiciaire les renseignements qui lui ont été demandés ». Et de rappeler que tous les membres du CCPI, sans exception, sont tenus au secret professionnel, sous peine de sanctions édictées par l’article 378 du code pénal50. Les débats internes au ministère des Finances ne profitent guère à l’institution judiciaire. En janvier 1946, le CCPI de Gironde sollicite le comité supérieur en ces termes : « Les documents […] détenus par le comité peuvent-ils être communiqués […] au juge d’instruction du tribunal militaire permanent de la 18e région, qui se dit désormais saisi des affaires précédemment soumises à la juridiction de la cour de Justice ? » La réponse est toujours négative : le Conseil supérieur de confiscation des profits illicites (CSCPI) exige que le comité girondin s’en tienne « strictement » aux dispositions de l’ordonnance du 18 octobre 194451

  • 52 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er mars 1945.

26La question du secret professionnel est loin d’être anecdotique. Elle garantit certes une certaine probité et une certaine tranquillité. Deux éléments indispensables pour étudier des dossiers souvent complexes où l’établissement des responsabilités et la part de la contrainte doivent être établis avec clarté et mesure. Mais dans le cadre d’une épuration économique en mille-feuille où « l’épuration professionnelle, l’épuration syndicale, l’activité de la commission de confiscation des profits illicites sont, en fait, liées au jugement des affaires de collaboration économique52 », le respect du secret professionnel hypothèque très sérieusement toute synergie administrative et compromet un traitement rapide des affaires. Il s’agit pourtant là de la principale exigence de l’opinion publique girondine et de la préoccupation lancinante des commissaires régionaux bordelais. Cet aspect de l’épuration des entreprises, encore assez méconnu, doit absolument être pris en compte, dès l’instant qu’il s’agit d’en dresser le bilan et les résultats chiffrés.

Un bilan statistique, sectoriel et sociologique contrasté

Une épuration professionnelle limitée

  • 53 Seuls sept inculpés comparaissent à la fois devant la cour de justice et le CRIE.

27L’étude des dossiers du CRIE de Bordeaux révèle un surprenant paradoxe. Entre mars 1945 et mars 1948, le CRIE tient 57 réunions au cours desquelles il examine 125 dossiers53. Le bilan paraît bien faible. Seule une lecture plus fine permet de le réévaluer. Avec un taux de proposition de sanction de 64 % et un ratio de l’ordre d’un licenciement pour trois cas examinés, le comité régional de Bordeaux affiche une grande sévérité, inégale cependant selon les catégories professionnelles et les secteurs d’activités.

28À cet égard, les élites entrepreneuriales sont relativement épargnées. Seules 31 procédures sont ouvertes sur lesquelles 11 aboutissent à une proposition de sanctions. Et si l’on ne considère que les établissements de plus de 100 salariés, la statistique tombe à 6 propositions de sanctions pour 16 dossiers ouverts. Les secteurs les plus touchés sont l’aéronautique, la métallurgie et le BTP. Les dirigeants mis en cause doivent répondre à de lourdes accusations : l’accélération des cadences de production pour mieux satisfaire les commandes allemandes, la signature de contrats commerciaux lucratifs avec l’occupant, l’acquisition de fortunes immenses grâce au marché noir, l’envoi d’ouvriers en Allemagne au titre du STO.

  • 54 AN, Z6NL dossier 1816 : PV de l’audience du 2 décembre 1946 du CRIE (document communiqué par Jean- (...)
  • 55 ADG, 174 AW 96 : relevé au 31 mars 1946 des affaires soumises aux diverses commissions régionales (...)

29Ainsi, quatre dossiers sont ouverts à l’encontre des directeurs et ingénieurs en chef des deux usines Peugeot de l’agglomération bordelaise. Il leur est reproché d’avoir, dans le cadre de la mobilisation industrielle, orienté la production vers la fabrication en sous-traitance des parties avant des moteurs d’avion BMW pour la firme Gnome & Rhône. Malgré la pression de la presse et de l’opinion, l’affaire débouche en décembre 1946 sur une absence de sanction54. Il en est de même pour le directeur régional et pour trois directeurs d’usines de la SNCASO, accusés d’avoir planifié la construction de 300 appareils de types Folk Wulf de mars 1942 à juin 1944 et cherché à intensifier la production par la mise en place de primes de rendement, hormis l’un d’entre eux sanctionné d’un blâme par le CRR55.

Tableau 1. – Bilan de l’activité du CRIE de Bordeaux.

Tableau 1. – Bilan de l’activité du CRIE de Bordeaux.
  • 56 Idem : lettre de la direction départementale du ravitaillement général au préfet de la Gironde, 6 (...)
  • 57 ADG, 174 AW 93 : rapport de la 7e brigade régionale de police judiciaire, 17 décembre 1945.

30Une autre affaire, plus complexe, défraie la chronique. Elle implique le président du Syndicat des mandataires aux halles de Bordeaux, par ailleurs vice-président de la Fédération nationale des chambres syndicales des mandataires en fruits et légumes. En 1940, le régime de Vichy le nomme délégué régional du comité central des fruits et légumes. Parallèlement, il forme avec une quarantaine de mandataires de la place une société coopérative, la Frucobo, pour pallier l’éventuelle suppression de la corporation. Son objectif initial consiste à répartir entre ses adhérents les productions achetées en commun. En août 1941, le groupement interprofessionnel des fruits et légumes le charge de centraliser et d’organiser le ravitaillement de la Wehrmacht. Il cède l’affaire à la Frucobo, mais s’attribue 50 % des bénéfices sur les transactions réalisées. Ce dispositif lui permet de détourner une partie des marchandises destinées aux populations civiles au profit des troupes d’occupation et d’être soumis de façon moins lourde aux prélèvements sur les bénéfices de guerre56. En décembre 1942, il crée la Translefruit pour assurer le ramassage, le transport et le conditionnement des productions agricoles dans le but d’améliorer le ravitaillement du marché bordelais. En réalité, la société se spécialise dans le transport des denrées destinées à l’intendance militaire allemande57. Accusé d’avoir profité des circonstances pour faire sans scrupule des affaires et tiré des bénéfices substantiels, il est interné à la Libération sur l’ordre du CRR puis condamné successivement par le CCPI, le CRIE et la commission de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs. Mais acquitté par le tribunal militaire de Bordeaux et la chambre civique de la Gironde, il fait appel de toutes ses sanctions et fait un recours au Conseil d’État. Finalement, le CRIE propose en avril 1947 une interdiction de commandement de deux ans, une sanction réduite à six mois par le préfet de la Gironde.

31Cet exemple témoigne de la gravité pour les milieux patronaux d’être cité devant une commission d’épuration. L’enjeu est de taille : ils encourent une interdiction de commandement, c’est pourquoi tous déploient d’importants moyens de défense. Leur argumentation repose sur le poids des contraintes allemandes et la nécessité d’accepter leurs commandes pour sauvegarder l’appareil de production et défendre l’emploi. Ils revendiquent également un engagement dans la Résistance. Mais ils profitent surtout des fragilités de l’accusation qui émane d’ouvriers intempérants en quête de revanche, de chambres syndicales ou de lettres anonymes. Peu en fait se hasardent à mettre à l’index leur patron. Une fois condamnés, les dirigeants cherchent par tous les moyens à faire lever les sanctions qui les frappent. D’autres n’hésitent pas à enfreindre les mesures d’interdiction dont ils font l’objet.

32Frappés dans les mêmes proportions que les élites patronales (un ratio de 11 propositions de sanctions pour 15 mises hors de causes), les artisans se retrouvent également confrontés à la Libération à de sérieux enjeux. La plupart dirigent de petites entreprises de peinture ou de maçonnerie. Une condamnation par le CRIE ou une autre juridiction entraînerait automatiquement leur exclusion des marchés publics, forts nombreux dans le contexte de reconstruction. Or, le BTP figure parmi les secteurs où le choix de la collaboration a été le plus patent. De nombreuses entreprises, souvent poussées par un esprit de lucre, se sont fortement impliquées dans l’effort de guerre allemand à l’image du cas extrême des entreprises champignons qui se sont créées dans le seul but de réaliser de larges bénéfices en travaillant pour l’occupant ou en lui fournissant la main-d’œuvre nécessaire pour ses travaux de fortifications côtières.

33Plutôt indulgent à l’égard des milieux entrepreneuriaux, le CRIE se montre beaucoup plus sévère vis-à-vis du personnel d’encadrement, de maîtrise et d’exécution, avec des taux de sanction particulièrement élevés. Un cinquième des procédures et un peu moins du quart des propositions de sanctions touchent la maîtrise et l’encadrement. Les ouvriers et les employés représentent à eux seuls 41 dossiers (soit une comparution sur trois) : 36 sont licenciés et trois reçoivent un blâme. Les griefs qui leur sont reprochés sont relativement classiques : départ volontaire en Allemagne, adhésion à un parti collaborationniste, dénonciations, propagande en faveur de la charte du travail. La plupart travaillaient sous l’Occupation dans une des trois usines régionales de la SNCASO. Or, dès les premières semaines qui suivent la Libération, à l’initiative de la CGT, de militants communistes et de résistants, un comité d’épuration se met en place à l’échelle de l’entreprise. Il se distingue rapidement par son grand activisme. Lors de sa première séance, le 10 novembre 1944, il prononce 11 licenciements. Il suspend sept salariés le 25 novembre, 16 en janvier 1945 dont le directeur régional ainsi que les directeurs, chefs d’atelier et contremaîtres des usines de Bègles, Mérignac et Saint-Astier. Mais la plupart de ses décisions, prises à la hâte, voient leur application suspendue par le CRIE qui ouvre des compléments d’enquête.

Tableau 2. – Dossiers examinés par le CRIE par secteurs d’activités et catégories professionnelles.

Tableau 2. – Dossiers examinés par le CRIE par secteurs d’activités et catégories professionnelles.
  • 58 Ces comités sont particulièrement étudiés dans cet ouvrage par Jean-Louis Laubry.

34Les comités d’épuration d’entreprise58 constituent donc un rouage essentiel en amont du dispositif épuratoire. Ils jouent le rôle de premier filtre en triant les dossiers avant leur transmission au CRIE, étape nécessaire pour légitimer leurs décisions et préserver les entreprises de tout recours devant les prud’hommes pour licenciement abusif. Ils alimentent donc la demande d’épuration, n’épargnant aucune catégorie socioprofessionnelle. Ce mécanisme d’autorégulation répond aussi à une forte pression sociale. Très politisé, le personnel de la SNCASO, avec plus de 200 arrestations, 24 fusillés et de nombreux déportés, a subi des coups particulièrement violents des forces répressives allemandes et françaises.

  • 59 ADG, SC 1728 : lettre du CDL des usines Pompes Ledoux au CRR, 29 novembre 1944.

35Avec la Libération, les ouvriers aspirent également à prendre le contrôle de leur entreprise d’autant que de nombreux patrons connaissent des démêlés avec l’épuration. Dans ce contexte, certains comités de libération d’entreprise sont appelés à se substituer aux anciennes équipes dirigeantes. C’est le cas de l’usine des Pompes Ledoux à Bègles. Son gérant, inculpé de collaboration et de détournement de biens ennemis, est arrêté le 8 septembre 1944 et interné au camp de Mérignac. La société est placée sous séquestre et son administration confiée au directeur adjoint sous le contrôle de l’administration des Domaines. Mais rejeté par les ouvriers en raison de son comportement sous l’Occupation, le comité de libération de l’usine décide le 29 novembre 1944 de lui interdire l’accès de l’entreprise et de se transformer en comité de gestion59. La nouvelle direction est confiée au fils de l’ancien patron incarcéré. En un an, le comité réussit à régler les amendes et les confiscations infligées par le CCPI et à redresser l’activité de l’usine jusqu’à sa destruction en novembre 1945 par un incendie.

36Au total, l’activité du CRIE de Bordeaux semble bien mince. Seules 49 entreprises, dont 11 employant plus de 100 salariés, sont touchées par le processus. Hormis les Forges de l’Adour et les Papeteries de Gascogne, implantées dans les Landes, la plupart des établissements se situent dans le département de la Gironde et plus particulièrement dans l’agglomération bordelaise. Cette répartition vérifie le déséquilibre de l’espace industriel régional marqué par le poids écrasant de Bordeaux et la faible concentration du tissu économique local dominé par un réseau dense de PME. Au plan national, trois entrepreneurs girondins comparaissent devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE). L’affaire la plus exceptionnelle concerne Roger Descas, déféré moins pour ses activités de négoce que pour les importantes fonctions qu’il a exercées durant l’Occupation à la tête du Syndicat national des vins et spiritueux, du groupement national d’importation et de répartition des vins et spiritueux et à partir de 1942 du comité central du ravitaillement en boissons. Il est accusé à ce titre d’avoir favorisé les ventes de vins aux représentants allemands. D’autres entreprises implantées dans la région bordelaise mais de dimension nationale sont l’objet de procédures devant la CNIE (Omnium des produits azotiques) ou la cour de justice de la Seine (Peugeot, SNCASO, usine de chaussures Pillot).

Les paradoxes de l’épuration fiscale : un mouvement de grande ampleur pour des résultats contrastés

  • 60 ADG, SC 946 : lettre du président du CCPI au CRR, 8 octobre 1945.

37Dès le 9 décembre 1944, soit seulement deux jours après sa séance inaugurale, le CCPI met en cause 76 entreprises. Leur nombre ne cesse dès lors de s’accroître : 195 personnes sont citées au 6 janvier 1945, 513 au 20 février, 969 au 17 mai, 2191 au 1er avril 1946. Au 30 septembre 1945, le CCPI a prononcé 298 sanctions, dont 106 à l’encontre de personnes morales, près de 179 millions de francs de confiscation et 369 millions de francs d’amendes60. Leur ventilation est très inégale. Si la plupart des amendes ont un montant peu élevé, sept négociants en vin et un entrepreneur de peinture se sont vus infliger des sanctions supérieures à 12,45 millions, soit 75 % du total des confiscations et des amendes prononcées par le CCPI depuis sa mise en place. Et la statistique reste biaisée en raison du cas exceptionnel de Marcel Borderie.

  • 61 CAEF, 30 D 529 : rapport de la séance du CSPI du 13 novembre 1950.

38Négociant à Libourne, fondateur en novembre 1941 d’une société de fabrication de vins toniques, apéritifs et digestifs, l’Œnotonique, Marcel Borderie déploie tout au long de l’Occupation une intense activité commerciale, souvent en marge des réglementations économiques, et manifeste un grand empressement à servir les intérêts allemands. En 1941, il établit à Monaco une société-écran, la Sogal, par l’intermédiaire de laquelle il expédie de grandes quantités de vins à des sociétés allemandes implantées en Alsace et en Moselle. Pour ses transactions sur le marché français, il s’appuie sur un courtier, en fait un simple homme de paille, pour réaliser des ventes fictives de vins, à charge pour ce dernier de le revendre immédiatement à un négociant, lequel se charge d’expédier la marchandise aux véritables destinataires de l’opération61. Estimant que ces deux fraudes lui avaient rapporté plus de 87 millions de francs, le CCPI inflige à Marcel Borderie une confiscation de 78,8 millions et une amende record de 174,3 millions de francs.

  • 62 Archives de la Banque de France, versement n° 1069199311/2 : rapport du directeur de la succursale (...)
  • 63 Ainsi 54 maisons de négoce, dont 44 de Gironde, ont fourni du vin à Bömers pendant la campagne 194 (...)
  • 64 Christophe Lucand, « Négoce des vins et propriété viticole en Bourgogne durant la Seconde Guerre m (...)

39De manière plus générale, la filière vitivinicole et les métiers de l’alimentation sont les deux branches les plus lourdement taxées. Si l’on considère la caste des négociants, il est difficile d’apprécier la véritable nature de leurs relations avec les Allemands sans en inscrire les dynamiques dans le temps long et en faisant abstraction des pénuries générées par le contexte de guerre. À la fin de l’été 1940, les autorités allemandes délèguent à Bordeaux deux commissionnaires chargés d’acheter des vins de consommation courante et d’appellation contrôlée : le capitaine Klaebish pour le compte du Beschaffungsamt, autrement dit de l’intendance militaire allemande, et Heinz Bömers en qualité de représentant officiel des négociants en vins du Reich62. Ils organisent deux circuits commerciaux aux pratiques fort différentes. Porteur de bons d’achat délivrés par le ministère du ravitaillement, Klaebish procède à dix campagnes d’achat de vins fins en bouteilles entre l’automne 1940 et le printemps 1944. Il agit par l’intermédiaire du syndicat des négociants en vins et spiritueux de Bordeaux et de la Gironde, à charge pour ce dernier d’assurer la répartition des offres, de vérifier la qualité des vins proposés et de réceptionner la marchandise. Ainsi, 11 millions de bouteilles sont négociées en quatre ans. Propriétaire de plusieurs maisons de vins dont la Reidemeister & Ulrichs à Brême, solidement implanté dans le Médoc depuis les années 1920, Bömers préfère pour sa part conserver une liberté d’action. En fonction des licences d’exportation qui lui sont octroyées par le ministère du ravitaillement, il traite avec les maisons de son choix, en particulier celles avec qui il entretenait des relations avant-guerre comme Calvet, Cruse, Delor, Descas, Eschenauer, Ginestet, Kressmann ou Schroder & Schyller63. En quatre ans, Bömers réussit à mettre la main sur plus de 320 000 hectolitres de vins vieux, logés essentiellement en barriques. Dans ces conditions, les négociants désireux de poursuivre leurs affaires n’ont pas d’autres alternatives que celle de s’accommoder avec l’occupant. Aussi, malgré des menaces et des pressions, tous ont cherché à maintenir les liens pluriséculaires qui unissent Bordeaux au monde hanséatique, voyant « dans ce contexte troublé une formidable opportunité pour vendre à bon prix d’importants volumes de vins à un client solvable, pressé et peu regardant sur la qualité64 ».

40Le CCPI consacre donc ses premiers mois de fonctionnement à traiter les dossiers les plus sensibles pour lesquels l’opinion réclame une épuration exemplaire. À partir d’octobre 1945, le comité poursuit ses travaux selon un rythme plus rapide. Il examine des affaires plus secondaires et inflige des sanctions plus modérées. Ainsi, du 1er octobre 1945 au 1er mars 1946, il prononce 399 condamnations, 31,5 millions de francs de confiscations et 16,6 d’amendes. Ce bilan est l’avant-dernier compte-rendu d’activité du CCPI retrouvé dans les archives. Marc Bergère, dans sa thèse sur l’épuration en Maine-et-Loire, constate également l’absence de rapports postérieurs à mars 1946. Pourtant, 1332 affaires restent en suspens à cette date, ce qui ne permet pas d’apprécier l’étendue réelle de l’épuration fiscale.

  • 65 CAEF, 30 D 04 : rapport de l’inspection générale des Finances sur la situation du recouvrement en (...)
  • 66 ADG, SC 254 : rapport relatif à l’épuration et aux réactions de l’opinion en Gironde, 14 mars 1946

41Ce manque de lisibilité suscite dès 1945 de violentes critiques. Or, les négociants en vins ont obtenu du comité de confiscation qu’il renonce à publier ses décisions en échange de leur engagement à ne pas se pourvoir devant le conseil supérieur et à payer leurs amendes. Malgré cet accord, le recouvrement, avec un taux de 9,1 % au 30 septembre 1945 et de 15,1 % au 4 mars 1946, reste très faible. L’inspection générale des Finances le considère toutefois comme relativement satisfaisant. Le trésorier payeur général de la Gironde estime à la fin septembre 1945 que 76 % des confiscations et 57 % des amendes sont réglées65. En mars 1946, le CRR donne un début d’explication. Selon lui, le comité s’est retrouvé lors de sa mise en place devant une alternative : soit prononcer des peines dont le montant correspondrait à la capacité de paiement des personnes sanctionnées, soit arrêter un chiffre correspondant aux profits réalisés avec les Allemands pendant l’Occupation. Pour répondre à la demande sociale, le CCPI a choisi d’opter pour la seconde solution, sans ignorer que le montant des amendes dépasserait la capacité de paiement des condamnés. Ce constat fait dire au CRR que les sommes recouvrées en mars 1946 représentent 70 % du montant des confiscations et des amendes qu’il aurait été logique d’infliger aux trafiquants, si la première solution avait été infligée66.

  • 67 CAEF, 30 D 812 : recours devant le Conseil d’État de décisions prises par le CCPI de la Gironde, 1 (...)

42Lourdement punis, privés dans une large mesure du droit de se défendre, les milieux entrepreneuriaux accusent le CCPI de rendre des décisions partiales et partisanes. Certains, à l’image des marchands de bestiaux accusés d’avoir contrevenu à la réglementation des prix et du ravitaillement, soupçonnés d’avoir réalisé 249 millions de francs de profits illicites, entravent les travaux du comité, en refusant de répondre aux convocations, de produire les renseignements qui leur sont demandés ou de payer les amendes qui leur sont infligées. D’autres présentent des demandes d’amnistie à la direction générale des impôts (104 au 31 décembre 1963) ou forment un pourvoi. Ainsi, 380 recours sont déposés devant le CSCPI jusqu’en 1964. Ils émanent essentiellement des professions intermédiaires (détaillants, grossistes, négociants, courtiers, commissionnaires) qui représentent à elles seules 125 dossiers, soit le tiers des recours, et à un degré moindre, des artisans (57 recours). Cinq filières sont frappées de manière sensible. La filière vitivinicole est la plus lourdement taxée : 62 négociants et courtiers, 34 coopératives, 4 cultivateurs viticulteurs. Suivent l’industrie et le commerce alimentaires (50 recours), le BTP (20 cas), les transports (19 recours), l’industrie du bois et de la forêt (17 affaires). À l’inverse, les agriculteurs, les ingénieurs et les employés d’une part, les métiers de la culture et de la production d’autre part, sont sous-représentés. Aussi, 54 recours, dont 27 présentés par les coopératives vinicoles, sont adressés au Conseil d’État entre 1946 et 195467. Seule une décision rendue par le CCPI est annulée tandis que trois autres dossiers sont renvoyés devant le CSCPI. Ces statistiques traduisent un phénomène épuratoire relativement large sur le plan numérique et professionnel mais fortement déséquilibré sur le plan sectoriel. Elles soulignent également le rôle essentiel joué par les comités de confiscation dans l’épuration économique. Seul véritable acteur du processus, ils se sont saisis d’affaires concernant aussi bien les entreprises que leurs dirigeants. Ils sont devenus des outils de régulation fiscale et sociale, en opérant un rééquilibrage des bénéfices acquis avec les Allemands pendant l’Occupation. À ce titre, le ministre des Finances différencie deux types de profits :

  • 68 ADG, SC 946 : compte-rendu de la réception des chefs des services financiers, doc. cit.

« Nous savons parfaitement qu’un très grand nombre de maisons françaises ont été obligées de livrer, de travailler, de sauver le matériel […]. Les autres bénéficiaires, ceux qui ont fait du marché noir ou qui ont volontairement collaboré avec l’ennemi par exemple, ce sont des gens qui nous ont fait énormément de tort68. »

  • 69 François Marcot, « Qu’est ce qu’un patron résistant ? », in Olivier Dard, Jean-Claude Daumas et Fr (...)

43Cette distinction permet d’esquisser une typologie des comportements des entreprises et des milieux d’affaires face à l’occupant. Certaines entreprises ont obtenu des contingents de matières premières supplémentaires pour honorer les commandes allemandes, se sont rendues coupables de marché noir ou ont exagérément augmenté leur chiffre d’affaires. D’autres se sont créées ex nihilo pour satisfaire les besoins allemands. Dans ces circonstances, les patrons ont intentionnellement pratiqué une collaboration économique. Des dirigeants, en revanche, ont été obligés de faire des compromis avec les autorités allemandes sous peine de voir leurs ouvriers réquisitionnés et leur appareil de production démantelés. Le terme de collaboration ne peut donc pas être retenu : nous préférons nous inscrire dans la continuité du cadre conceptuel défini par François Marcot, en parlant d’adaptation contrainte69.

  • 70 Hervé Joly, « L’épuration économique a bien (provisoirement) existé : l’exemple de la région Rhône (...)

44Malgré quelques entorses à la procédure et l’absence de publicité des travaux du CCPI, l’épuration économique, pour reprendre la formulation de Hervé Joly, a bel et bien existé en Gironde70. Le bilan est même éloquent : si le CRIE n’instruit seulement que 125 affaires, le CCPI cite plus de 2 100 personnes physiques ou morales entre le 9 décembre 1944 et le 14 avril 1946, règle 697 dossiers, prononce 148 confiscations de biens et 549 amendes.

45À la lumière des dossiers examinés, l’épuration professionnelle s’inscrit dans une relation à trois où interagissent le corps social, l’entreprise et l’État. La société, relayée par le CDL et les syndicats, alimente la demande d’épuration. Elle se pose en contre-pouvoir pour dénoncer la lenteur des procédures et réclamer la prorogation des délais de manière à épurer en profondeur. L’entreprise, à travers les multiples comportements de ses acteurs, fait l’objet de minutieuses enquêtes où chaque accusation est vérifiée. L’État enfin, par le biais de ses représentants locaux – CRR et préfet –, coordonne l’ensemble du processus. La détermination du CRR est à ce titre essentielle. Estimant que l’épuration est d’abord une affaire de l’État, il promeut une action énergique, rapide et efficace dans le pur respect des droits à la défense. Il appelle dès son discours de prise de fonction à une justice apaisée sans faiblesse mais sans arbitraire si bien que l’épuration professionnelle apparaît comme le résultat d’un compromis entre la nécessité d’épurer ceux qui ont collaboré avec les Allemands et la nécessité de reconstruire une région exsangue par quatre ans d’occupation.

46Dans ce contexte où il faut agir vite, l’épuration se révèle donc inégale. Inégale dans le temps, car les enjeux de 1947 ne sont plus les mêmes que ceux de 1944, ce qui se traduit dans les jugements par une plus grande indulgence à partir de 1946. Inégale dans l’espace, car le processus touche essentiellement Bordeaux et son agglomération. Inégale dans son fonctionnement. Le CRIE cherche à éliminer les éléments malsains et indésirables de l’entreprise sans privilégier pour autant l’aspect économique. Le CCPI s’intéresse à l’entreprise uniquement par le prisme de la fiscalité. Le manque de moyens humains et matériels, l’absence de coordination entre les différents comités, plus concurrents que complémentaires, et le conflit récurrent entre le CDL et le CRR freinent le processus. Et cette épuration frappe les comportements les plus visibles (l’attention se porte plus sur les départs volontaires en Allemagne qu’au fait d’avoir travaillé pour les Allemands) et les personnalités les plus marquantes (en premier lieu les négociants des Chartrons) tandis que d’autres attitudes échappent à toute poursuite. Autant de raisons qui ont nourri, tant dans l’opinion que dans l’historiographie, l’idée d’une épuration économique injuste et incomplète.

Notas

1 René Terrisse, Bordeaux 1940-1944, Paris, Perrin, 1993, p. 306.

2 Gaston Cusin est CRR de Bordeaux jusqu’en avril 1945. Son successeur, Jacques Soustelle, est remplacé en juin 1945 par Maurice Bourgès-Maunoury.

3 Maurice-David Matisson et Jean-Paul Abribat, Psychanalyse de la collaboration. Le syndrome de Bordeaux : 1940/1945, Marseille, Hommes et perspectives, 1991, p. 66.

4 Ibid., op. cit, p. 305. Voir également Michel Bergès, L’État incarné. Gaston Cusin Commissaire de la République à Bordeaux (1943-1945), thèse de doctorat en science politique (dir. Jean-Louis Loubet del Bayle), université de Toulouse 1 Sciences sociales, 1994.

5 Archives départementales de la Gironde (ADG), série continue (SC) 254 : lettre du préfet de la Gironde au CRR, 15 mars 1946.

6 ADG, SC 254-255.

7 ADG, SC 261 : discours de M. Papon, 10 septembre 1944.

8 Entretiens de G. Cusin avec Michel Bergès, 22 avril et 2 septembre 1983.

9 Edgard de Larminat, Chroniques irrévérencieuses, Paris, Plon, 1962, p. 285-287.

10 ADG, SC 263 : lettre du CRR au ministre des Finances, 1er octobre 1944.

11 Idem : décision du CRR, 29 septembre 1944.

12 Idem : lettre du ministre des Finances au CRR de Bordeaux, 13 octobre 1944.

13 Idem, 9 novembre 1944.

14 ADG, SC 946 : compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et une délégation de la production et du commerce des vins, 1er décembre 1944.

15 Idem, compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et une délégation du monde économique, industriel et commercial, 1er décembre 1944.

16 Idem, compte-rendu de la réunion entre le ministre des Finances et les chefs des services financiers de la Gironde, des Landes et des Basses-Pyrénées, 1er décembre 1944.

17 ADG, SC 263 : communiqué de presse, 16 décembre 1944.

18 ADG, SC 261 : annexe sur le CCPI du rapport du CRR, 15 mars 1945.

19 Idem.

20 ADG, SC 263 : note sur l’organisation des enquêtes au CCPI de la Gironde, 2 mai 1945.

21 ADG, SC 263 : lettre du ministre des Finances au CRR de Bordeaux, 22 février 1945.

22 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.

23 Idem.

24 Idem : rapport du CRR, 15 janvier 1945.

25 Idem : rapport du CRR, 1er mars 1945.

26 Idem.

27 Journal officiel de la République française, 16-17 octobre 1944, p. 965-966 : ordonnance du 16 octobre 1944.

28 ADG, 174 AW 89 : arrêté du CRR de Bordeaux, 1er novembre 1944.

29 ADG, SC 1726 : circulaire du MPI aux CRR, 11 décembre 1944.

30 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.

31 ADG, SC 1726 : circulaire du MPI aux CRR, 11 décembre 1944.

32 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 15 janvier 1945.

33 Idem : rapport du CRR, 1er mars 1945.

34 ADG, SC 262 : rapport du CRR, 15 août 1945.

35 Idem : rapport du CRR, 1er mai 1945.

36 Voir, sur ce point, Marc Bergère, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration », in Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 123-127.

37 La collaboration économique occupe une place secondaire parmi les faits reprochés. Selon un inventaire encore provisoire, seuls 6 dossiers relevant de ce chef d’inculpation sont examinés par le tribunal militaire, 26 par la cour de justice et une trentaine par la chambre civique.

38 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.

39 ADG, SC 263 : lettre du CCPI de la Gironde, 24 novembre 1944.

40 Entre septembre 1944 et janvier 1945, la commission d’épuration du CDL affirme avoir traité 1962 dossiers, chiffre à considérer avec la mesure d’usage : 120 sont en instance d’instruction, 300 personnes sont appréhendées parce que suspectes et 122 personnes détenues temporairement.

41 ADG, 57 W 27 : assemblée générale des CLL de la Gironde, 1er février 1945.

42 Idem : PV de la réunion du CDL, 2 mars 1945.

43 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er février 1945.

44 ADG, 174 AW 96 : note de la préfecture de la Gironde, 7 mai 1945.

45 ADG, 174 AW 96 : lettre du CRR au président de la commission départementale de reconstitution des organisations syndicales d’employeurs, 24 janvier 1945.

46 ADG, 174 AW 94 : lettre du président de la commission de reconstitution au préfet de la Gironde, 17 février 1945.

47 Centre des archives économiques et financières, Savigny-le-Temple, Seine-et-Marne (CAEF), B 47450 : note résumant l’activité de la direction du Blocus, décembre 1945.

48 ADG, SC 957 : lettre du procureur de la République de Bordeaux au préfet de la Gironde, 4 avril 1945.

49 CAEF, B 47457 : lettre du procureur général de la cour d’appel de Bordeaux au garde des Sceaux, 20 mars 1945.

50 L’article 378 du code pénal porte l’interdiction faite aux personnes dépositaires de dévoiler les secrets qu’on leur confie, hors des cas où la loi les oblige ou les autorise à se porter dénonciateurs.

51 CAEF, 30 D 06 : note du CCPI de la Gironde au CSCPI, 4 janvier 1946.

52 ADG, SC 261 : rapport du CRR, 1er mars 1945.

53 Seuls sept inculpés comparaissent à la fois devant la cour de justice et le CRIE.

54 AN, Z6NL dossier 1816 : PV de l’audience du 2 décembre 1946 du CRIE (document communiqué par Jean-François Grevet). Voir également AN, F1a 3878-3881 : rapports de la mission militaire de liaison administrative affaires civiles, 16 novembre 1943, 9 février 1944.

55 ADG, 174 AW 96 : relevé au 31 mars 1946 des affaires soumises aux diverses commissions régionales d’épuration depuis leur création.

56 Idem : lettre de la direction départementale du ravitaillement général au préfet de la Gironde, 6 septembre 1944.

57 ADG, 174 AW 93 : rapport de la 7e brigade régionale de police judiciaire, 17 décembre 1945.

58 Ces comités sont particulièrement étudiés dans cet ouvrage par Jean-Louis Laubry.

59 ADG, SC 1728 : lettre du CDL des usines Pompes Ledoux au CRR, 29 novembre 1944.

60 ADG, SC 946 : lettre du président du CCPI au CRR, 8 octobre 1945.

61 CAEF, 30 D 529 : rapport de la séance du CSPI du 13 novembre 1950.

62 Archives de la Banque de France, versement n° 1069199311/2 : rapport du directeur de la succursale de Bordeaux, 19 février 1941.

63 Ainsi 54 maisons de négoce, dont 44 de Gironde, ont fourni du vin à Bömers pendant la campagne 1942-1943.

64 Christophe Lucand, « Négoce des vins et propriété viticole en Bourgogne durant la Seconde Guerre mondiale », Ruralia, 2005, n° 16-17, p. 201-232.

65 CAEF, 30 D 04 : rapport de l’inspection générale des Finances sur la situation du recouvrement en Gironde, 5 novembre 1945.

66 ADG, SC 254 : rapport relatif à l’épuration et aux réactions de l’opinion en Gironde, 14 mars 1946.

67 CAEF, 30 D 812 : recours devant le Conseil d’État de décisions prises par le CCPI de la Gironde, 1946-1969.

68 ADG, SC 946 : compte-rendu de la réception des chefs des services financiers, doc. cit.

69 François Marcot, « Qu’est ce qu’un patron résistant ? », in Olivier Dard, Jean-Claude Daumas et François Marcot (dir.), L’Occupation, l’État français et les entreprises, Paris, ADHE, 2000, p. 277-292.

70 Hervé Joly, « L’épuration économique a bien (provisoirement) existé : l’exemple de la région Rhône-Alpes », in Baruch, op. cit., p. 301-335.

Índice de ilustraciones

Título Tableau 1. – Bilan de l’activité du CRIE de Bordeaux.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4775/img-1.png
Archivo image/png, 12k
Título Tableau 2. – Dossiers examinés par le CRIE par secteurs d’activités et catégories professionnelles.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4775/img-2.png
Archivo image/png, 15k

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