Version classiqueVersion mobile

L'épuration économique en France à la Libération

 | 
Marc Bergère

Deuxième partie. La diversité des acteurs et des procédures : variables régionales

L’épuration des entreprises en Languedoc-Roussillon : enjeux, organisation et demande sociale

Patricia Boyer et Nicolas Marty

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Jeune patron qui a pris la succession de son père (fondateur de l’Olympique d’Alès) en 1938. Il ét (...)

1Le 11 novembre 1944, Jean Richard-Ducros, patron d’une importante entreprise métallurgique de la région d’Alès, est arrêté sur ordre du comité départemental de Libération (CDL) du Gard1 Son entreprise, la SA Richard-Ducros, est mise sous administration provisoire, tandis que des poursuites sont engagées. Cette arrestation, qui fit grand bruit dans le Gard, peut-elle être considérée comme « l’arbre qui cache la forêt », destinée à masquer l’absence de poursuite réelle contre les élites économiques, ou bien est-elle la marque d’une période qui aurait été le pire moment de l’histoire du patronat ? Ce type d’interprétation radicalement opposée a longtemps prévalu lorsqu’il s’est agi de faire l’histoire de la Libération du pays et plus particulièrement celle de l’épuration économique.

  • 2 Henry Rousso, « L’Épuration en France, une histoire inachevée », Vingtième Siècle, Revue d’Histoir (...)
  • 3 Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire. De la Libérat (...)

2À l’heure où l’historiographie nationale avance considérablement dans les domaines de l’histoire des entreprises et de l’histoire culturelle et sociale de la Libération, sans doute est-il possible d’essayer de comprendre comment s’est réellement passée l’épuration des entreprises en Languedoc-Roussillon. Rappelons en effet que l’interprétation des événements qui se succèdent après la Libération ne peut être effectuée qu’en tenant compte « du caractère différencié de l’épuration dans le temps et dans l’espace […] du fait de la grande diversité des situations géographiques2 ». L’intérêt de la démarche a été amplement validé par Marc Bergère à l’échelle départementale, ou par Hervé Joly pour le domaine économique dans la région Rhône-Alpes3.

3L’espace concerné par cette contribution est la région sous l’autorité du commissaire régional de la République de Montpellier. Il s’agit d’un ensemble assez hétérogène au plan géographique, composé des quatre départements de l’ouest de la façade méditerranéenne (Gard, Hérault, Aude, Pyrénées-Orientales) depuis le Rhône jusqu’à la frontière espagnole. Chaque département dispose d’une façade littorale, d’une plaine dominée par la vigne, d’un arrière-pays au relief marqué : haute (Pyrénées) ou moyenne montagne (Cévennes, Montagne noire). À ces départements méditerranéens s’ajoutent deux départements du sud du Massif Central : la Lozère et l’Aveyron, aux caractères très différents (Causses entaillés de vallées encaissées, pas de contact avec la mer, élevage et cultures vivrières dominantes).

  • 4 L’usine de Salindres (Gard), berceau de Péchiney ; l’usine de Dynamite Nobel à Paulilles (Port-Ven (...)

4Le tissu économique de cet ensemble régional est diversifié : outre un des berceaux de l’industrie textile française des xviiie et xixe siècles (Carcassonne-Lodève-Ganges), il existe des bassins industriels d’envergure nationale comme le bassin mino-métallurgique d’Alès-La-Grand’Combe, des industries urbaines à Nîmes (chaussures, bonneteries), Sète (chantiers navals, industries chimiques), Béziers (construction réparation ferroviaire), Millau (ganterie) ou Perpignan (papier à cigarettes, tuileries), sans oublier les importantes activités agro-alimentaires (conserveries, Source Perrier, Salins du Midi, Byrrh, Fromageries Roquefort, etc.). Le Languedoc-Roussillon compte aussi des entreprises pionnières de l’énergie électrique ou de l’industrie chimique du début de la seconde industrialisation4. Sans doute faut-il insister sur la place que prennent, au cours des années 1930, les établissements de petite taille et les PME à côté de grands établissements en crise ou du moins en déclin depuis la fin de la Première Guerre mondiale. La région dispose aussi d’une branche vitivinicole de premier plan : producteurs, transporteurs (tels les transports par wagon-foudre Mitjaville), négociants, comptent parmi les plus puissants de France, moins par la qualité du vignoble que par la quantité que représente « l’usine à vin » languedocienne.

  • 5 Hélène Chaubin, « L’Hérault », Armand Cosson « Le Gard » in Philippe Buton, Jean-Marc Guillon (dir (...)

5Le Languedoc et le Roussillon connaissent depuis le printemps 1944 un climat tendu. Les opérations de représailles des troupes d’occupation et de la milice contre une résistance très présente dans l’arrière-pays marquent les esprits. La situation n’atteint pas néanmoins le degré de tension des régions voisines de Toulouse et Marseille. L’installation des pouvoirs du gouvernement provisoire de la République française se produit sans heurts particuliers. Le commissaire de la République, Jacques Bounin, proche du Front national, bien que non communiste, est bien accepté même si les Forces françaises de l’intérieur (FFI), dirigées par Gilbert de Chambrun, entendent conserver une place de choix5.

  • 6 Philippe Mioche, « Les Entreprises », ibid., p. 78.
  • 7 Arne Radtke-Delacor, « Les commandes allemandes en zone non occupée : premières approches » et Nic (...)

6L’épuration, qui se déroule dans ce contexte, constitue un point fondamental pour les différents acteurs présents dans la région afin d’affirmer leur légitimité. Les entreprises, espaces et lieux de pouvoir concret, constituent sans aucun doute un des enjeux liés à la recomposition des pouvoirs à la Libération6. Le domaine économique est en effet très sensible. Bien que la région ne soit occupée qu’à partir de novembre 1942, les commandes allemandes sont nombreuses dès la fin de l’année 1940. De ce fait, les relations économiques avec les occupants ne sont pas forcément moins importantes ici qu’ailleurs en France7. La personnalité du commissaire de la République compte beaucoup au cours de cette période. Il faut préciser que J. Bounin est bon connaisseur du monde de l’entreprise. Diplômé de l’École centrale de Paris et du Centre de préparation aux affaires de la chambre de commerce de Paris, il a été ingénieur-conseil de 1931 à 1939.

  • 8 Jean Larrieu, « L’Épuration judiciaire dans les Pyrénées-Orientales », Revue d’Histoire de la Seco (...)
  • 9 Patricia Boyer, Épuration, politique et société en Languedoc et Roussillon, août 1944-août 1953. R (...)
  • 10 Nicolas marty, Perrier, C’est nous ! Histoire de la Source Perrier et de son personnel, Paris, Édi (...)

7L’épuration économique n’a jamais été la priorité de l’historiographie régionale sur la Libération et ses lendemains immédiats. L’impression générale qui prévaut peut être résumée par cette phrase, tirée d’un article par ailleurs très documenté, de Jean Larrieu sur l’épuration judiciaire dans les Pyrénées-Orientales : « L’épuration économique a été manquée, c’est certain8. » Or, depuis quelques années, les archives se sont ouvertes, les études nationales et régionales concernant l’épuration en général et l’épuration économique en particulier, ont tendance à réévaluer ce processus. À l’échelle régionale, une synthèse sur l’épuration a été réalisée par Patricia Boyer, qui a utilisé pour la première fois les archives du comité régional interprofessionnel d’épuration (CRIE) de Montpellier9. Sa démarche n’est néanmoins pas centrée sur l’épuration des entreprises. Par ailleurs, les histoires d’entreprises sont trop rares pour en tirer des conclusions générales10. Aussi nous est-il apparu pertinent de nous demander quelle a été la réelle ampleur de l’épuration des entreprises dans cette région ? Quelle a été la part de la demande sociale, et surtout quelle a été la perception de ce processus par l’opinion publique, mais aussi pour les acteurs de l’épuration eux-mêmes ?

8Pour répondre à ces questions, les sources sont désormais nombreuses et accessibles. Les archives du CRIE, récemment reclassées, les archives des CDL, celles des cabinets préfectoraux comportant souvent des bilans d’activité des comités de confiscation des profits illicites (CCPI), la presse, les commissions de contrôle postal, les interceptions téléphoniques, sont autant d’éléments qui permettent une approche sérieuse de ce processus.

9Il nous a paru important d’insister d’abord sur l’organisation de ce type d’épuration, en mettant en avant la demande sociale et la chronologie. L’analyse se porte ensuite sur les acteurs de l’épuration, qui permet de mesurer une partie de l’ampleur du phénomène. Un troisième point se propose de faire un bilan de ce processus.

Chronologie et organisation de l’épuration des entreprises

La demande sociale : opinion publique et enjeux politiques

  • 11 Le Midi libre, édition de Montpellier, 3 octobre 1944.
  • 12 « N’oubliez jamais… », Le Volontaire, 22 octobre 1944.
  • 13 Archives départementales de l’Hérault (ADH), 999 W 214, interception postale, 4 octobre 1944, Cous (...)
  • 14 « Le Paysan aveyronnais et la Résistance », L’Aveyron libre, 13 octobre 1944. Sur cette question, (...)

10Les semaines qui suivent la Libération se révèlent cruciales dans la construction de l’image du collaborateur économique et du profiteur de guerre. Commencée sous l’Occupation, une période de déficience alimentaire grave touche cette région de quasi-monoculture viticole et la presse régionale relaie l’agitation populaire : Le Midi libre publie, dès octobre 1944, les noms des commerçants coupables de hausse illicite11. En Lozère, Le Volontaire, hebdomadaire régional des FFI, appelle la population, qui n’a pas connu de « réelle misère », à se souvenir que « toute une classe s’est enrichie de façon inespérée12 ». Cela ne suffit pas à empêcher la suspicion à l’égard des paysans languedociens qui auraient spéculé sur le dénuement des populations urbaines et littorales. « Et dire qu’ici malgré tout, dans les cultivateurs, nous avons encore 70 % de collaborateurs », s’indigne-t-on13. La presse locale y accorde une large place. En octobre 1944, L’Aveyron libre s’exclame : « Non, le Paysan aveyronnais n’a pas collaboré avec l’ennemi ; l’absence quasi totale de cultivateurs dans les prisons de la Résistance en apporte aujourd’hui la preuve matérielle14. »

  • 15 Archives départementales de l’Aveyron (ADAv), 2 W 8/1, rapport du préfet, 16 mai 1947.
  • 16 Éric Alary, Les Français au quotidien, 1939-1949, Paris, Perrin, 2006, p. 613-614.
  • 17 ADH, 356 W 129/2, rapport des Renseignements généraux (RG) de Sète, 27 février 1947.

11À partir de la fin de l’année 1945, les observateurs remarquent un désintérêt croissant de l’opinion pour l’épuration. Mais celle des trafiquants et profiteurs de guerre s’exprime toujours avec acuité, attisée par le rétablissement de la carte de rationnement pour le pain. Le prélèvement des bénéfices illicites devient, dans les esprits, la ressource incontournable pour équilibrer les finances de l’État sans aggraver les conditions de vie. Les revendications s’exacerbent, avec en acmé le début de l’année 1947 ; en Aveyron par exemple, une manifestation spontanée rassemblant environ 2 000 personnes à Millau se termine par le saccage de la sous-préfecture, de la mairie et du bureau du contrôleur général du ravitaillement15. Si l’animosité urbaine contre les ruraux reste perceptible et s’ancre durablement16, c’est l’ensemble des populations qui « voudraient, avant qu’il leur soit demandé de nouveaux sacrifices, voir le gouvernement faire rendre gorge à tous les profiteurs de guerre et les enrichis du marché noir17 ». Les « trusts » et les « deux cents familles » viennent compléter un ensemble qui apparaît comme une nébuleuse aux limites aussi floues que son contenu est fonction des appartenances sociales et politiques.

  • 18 Armand Cosson, « L’Économie du Bas-Languedoc à la Libération », in Rolande Trempé (éd.), La Libéra (...)

12Dès la Libération en effet, l’épuration des entreprises revêt une dimension politique à la fois inspirée par le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) et immergée dans un climat de « guerre sociale ». La virulence du parti communiste et des syndicats exerce une pression constante. En Languedoc-Roussillon, des journaux comme Le Travail, l’hebdomadaire des syndicats ouvriers de l’Hérault, chargent contre ceux qui ont « tripatouillé avec l’ennemi » et dénoncent les gros possédants. L’écho est réel dans les secteurs ouvriers et miniers. La Renaissance républicaine du Gard, organe du CDL, publie des listes d’entrepreneurs ayant passé des marchés avec l’occupant. Et le CDL de lancer des mandats d’arrêt contre eux, autant sous la pression de l’opinion publique qu’en raison de la forte présence communiste en son sein18.

  • 19 Christian Font et Henri Moizet, L’Aveyron et les Aveyronnais dans la Deuxième Guerre mondiale, Tou (...)
  • 20 Nous remercions Florent Le Bot pour ses précisions et nous renvoyons à sa contribution « Les Comit (...)
  • 21 ADAv, 2 W 7/2, 7 juillet 1945.

13En Aveyron, c’est le secteur de la ganterie millavoise qui est mis sur la sellette. Edmond Ginestet, maire communiste d’Aubin, dans le bassin houiller, charge Victor Guibert, ex-président de la chambre de commerce et surtout Albert Jonquet, ancien directeur sectoriel au comité général d’organisation des industries du cuir, principal industriel de la place ; leurs usines avaient été chargées, en août 1942, de fabriquer 45 000 paires de moufles à destination des troupes allemandes combattant à Stalingrad19. Ces cas ne sont pas exceptionnels : dans sa contribution, Florent Le Bot souligne la quasi-exclusivité du marché allemand dans la production gantière française et la première place occupée par Millau en matière de confiscation des profits illicites. Lors d’un meeting à Millau en juillet 1945, Ginestet aurait qualifié Jonquet de « collaborateur » et de « mouchard » ; accusations dues à ses démarches en vue d’obtenir des commandes allemandes de matières premières afin de maintenir l’activité. Jonquet avait aussi encouragé l’enquête relative à des opérations de marché noir ayant conduit à de nombreuses condamnations en 194320. Mais la politique s’en mêle ; Ginestet n’ayant rien dit ce jour-là sur Guibert, le rapport des Renseignements généraux conclut éloquemment : « On se souvient que lors du procès Guibert, sept à huit communistes ont déposé en sa faveur et qu’il en est de ceux-ci qui reconnurent avoir reçu de l’argent pour financer leur groupement de résistance. M. Ginestet a-t-il eu peur de froisser une partie des communistes millavois21 ? »

  • 22 ADH, 356 W 126, rapport des RG, 28 mai 1947.
  • 23 Archives départementales du Gard (ADG), CA 457, affiche apposée à Nîmes, février 1949.

14Durant la période électorale et référendaire de 1945-1946, le thème de la confiscation des biens des traîtres et des nationalisations émaille les professions de foi des candidats communistes, modérément suivis par les socialistes. Au printemps 1947, la violente campagne qui accompagne la création du Rassemblement du peuple français (RPF) n’en fait pas non plus l’économie. Ainsi, une affiche communiste apposée à Montpellier annonce : « À Dijon, au cours des manifestations de commerçants, des agents provocateurs du RPF ont réussi à brûler ou à faire disparaître les dossiers des collaborateurs économiques et des trafiquants du marché noir22. » L’épuration économique est ici instrumentalisée afin d’accréditer la thèse d’un mouvement néo-vichyssois. En 1949 encore, alors que prend fin le rationnement du pain mais que l’inflation court toujours, les communistes, dénonçant la hausse des impôts et la dévaluation du franc, réclament le prélèvement des profits illicites, priorité de leur programme économique – « Il reste à récupérer plus de 100 milliards » – et la liquidation des biens confisqués aux traîtres par décision de justice – « ce qui rapporterait 50 milliards23 ».

L’épuration par les autorités « de fait »

  • 24 Archives nationales, BB30 1755/2, synthèse de renseignements recueillis par les légions de gendarm (...)
  • 25 Respectivement 10 août, 19 août (ADAv, 2 W 7/2), 10 février 1945 (ADAv, 2 W 7/1).
  • 26 Alary, op. cit, p. 290.
  • 27 ADH, 999 W 214, interception postale, 17 octobre 1944.
  • 28 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie d (...)

15L’épuration paralégale n’épargne cependant pas les collaborateurs économiques et les rancœurs tenaces se manifestent par des pratiques extrajudiciaires multiformes. D’abord, des attentats à l’explosif. À l’échelle nationale, du 15 janvier au 15 février 1945, 50 attentats sur 151 recensés visent des commerçants devant les particuliers, les collaborateurs ou présumés tels, les notables ou les cultivateurs24 – proportion que l’on retrouve dans la région de Montpellier. En Aveyron, l’entrepôt de matériaux de construction de R. à Rodez, le domicile de L., industriel à Roquefort ou celui de l’ancien directeur de la société métallurgique Commentry-Fourchambault à Decazeville25 sont touchés. C’est dans ce département que les motivations relevant de la collaboration économique semblent être les plus nombreuses, en lien avec la forte présence de maquis et la prédominance communiste dans le bassin minier. Ailleurs, nombre d’attentats sont sans motif apparent ; autant de manifestations symptomatiques des frustrations populaires en matière de ravitaillement. En effet, à la Libération comme sous l’Occupation, les limites entre marché noir familial et marché noir illicite ne sont pas claires26 ; tant pour les autorités que pour les populations. « Si on veut arriver à un résultat, il faudra faire comme à Pau, faire sauter les magasins et les vitrines », écrit ce Perpignanais27. Les attentats s’effectuent d’abord dans un contexte de sympathie sociale, de solidarité avec les poseurs de bombes, avant que la lassitude et l’inquiétude ne prennent le dessus28.

  • 29 Archives départementales des Pyrénées-Orientales (ADPO), 13 J 85, mémoire sur l’épuration par le p (...)
  • 30 ADH, 1000 W 343, CRIE, correspondance du 22 janvier 1945.
  • 31 ADH, 1000 W 339, dossier BOMAP, lettre du CLL du 8 novembre 1944.
  • 32 ADPO, 13 J 18, correspondance du président du CDL.
  • 33 ADH, 1000 W 339, dossier des Ets Gire, lettre du préfet du Gard du 20 mars 1946.
  • 34 ADH, 1000 W 340, dossier Compagnie Uvale, lettre du 3 avril 1946.
  • 35 Une étude exhaustive des commissions de criblage associée à une connaissance parfaite du milieu de (...)

16En outre, diverses autorités issues de la Résistance (FFI, comités de Libération) effectuent des arrestations en nombre souvent bien supérieur à ce qui avait été prévu initialement. Dans les Pyrénées-Orientales, une liste globale de 300 personnes avait été mise au point. Quinze jours après la Libération, ces arrestations dépassent le millier29. Cadres et dirigeants d’entreprises n’en sont pas absents. Ainsi, le 26 août 1944, le comité local de libération (CLL) de Frontignan (Hérault) fait-il arrêter le directeur commercial de l’usine des pétroles (CIP)30. Il est ensuite relâché trois jours plus tard et ne sera en réalité jamais poursuivi. À Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), le directeur de l’usine de repli de la BOMAP (Société de boulonnerie et de matriçage, située à Courbevoie), important fournisseur de l’aéronautique française, est arrêté, lui aussi sur demande du CLL31. À Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), c’est le sous-directeur de l’usine de Paulilles (usine de Dynamite Nobel), qui est interné par le CDL, sur dénonciation d’ouvriers menacés de déportation pendant la guerre32. Les arrestations se poursuivent encore bien après la Libération, comme le montre le cas de Jean Richard-Ducros, déjà évoqué, en novembre 1944. Pour y échapper, de nombreux entrepreneurs choisissent de fuir. C’est le cas, par exemple du directeur des Établissements Gire à Remoulins (manufacture d’emballage, Gard), qui se réfugie dans un mas abandonné des Cévennes33, tandis que l’actionnaire principal de la Compagnie Uvale de Nissan (jus de fruits, Hérault) effectue un départ précipité en Andorre34. Les élites économiques n’ont donc pas été épargnées par les arrestations, même si ces exemples seuls ne suffisent pas à en caractériser l’ampleur réelle35.

  • 36 ADH, 999 W 240, lettre du 27 octobre 1944.
  • 37 ADH, 999 W 187, lettre du préfet du Gard au commissaire de la République, 14 octobre 1944.
  • 38 ADH, 999 W 186, lettre du président du CDL de Lozère, 29 octobre 1945 ; lettre du CDL des Pyrénées (...)

17Les comités de libération s’investissent rapidement de l’épuration des entreprises. Fin octobre 1944, le commissaire de la République explique au ministère des Finances que ceux-ci ont pris dans la région des initiatives « osées, mais parfois singulièrement efficaces36 ». Dans le Gard, une commission a été mise en place par le CDL, en accord avec le préfet, dès le début du mois de septembre, afin de taxer des entreprises ayant travaillé pour les Allemands. L’explication donnée par le préfet du Gard est intéressante : « L’opinion publique n’aurait pas compris que nous n’ayons rien fait depuis le 21 août37. » Dans les Pyrénées-Orientales, en Lozère, les comptes de sociétés et de particuliers sont bloqués par les CDL38. Nous sommes là dans le cadre d’une préparation à l’épuration, effectuée sans attendre les instructions d’une organisation d’échelle régionale ou nationale.

  • 39 Nous remercions Hélène Chaubin pour avoir mis à notre disposition son rapport « l’Hérault à la Lib (...)
  • 40 ADH, 1000 W 358, arrêté du CLL de Béziers du 5 septembre 1944.
  • 41 ADH, 999 W 166, lettre de l’inspecteur des Finances Guyot au ministre des Finances sur le CLL de B (...)

18Les CLL jouent aussi un rôle important. C’est le cas en particulier de celui de Béziers, dirigé par Jean Malafosse, avocat, résistant, membre de l’Assemblée consultative d’Alger39. Le 8 septembre 1944, un arrêté municipal prescrit « la mise sous séquestre des biens, effets, valeurs bancaires des miliciens, collaborateurs, […] commerçants et industriels coupables de commerce avec l’ennemi ». Plusieurs industriels et commerçants sont touchés40. Les entreprises collaboratrices sont en outre réquisitionnées pour des travaux urgents. 279 dossiers d’entreprises ayant travaillé pour les Allemands sont constitués pour taxations et amendes (négociants en vin, industriels du bâtiment, agro-alimentaire). 196 millions d’amendes sont prononcées, avec un recouvrement de 50 millions environ fin 1944, versés directement au receveur municipal de Béziers. Ces mesures sont réalisées, selon un inspecteur des Finances chargé d’enquêter sur la question en 1945, « sous l’emprise de considérations de politique locale », mais il reconnaît qu’elles ont atteint « des industriels ou commerçants qui ont notoirement trafiqué avec l’ennemi ». Le même rapport évoque la « brutalité des moyens employés41 ». En effet, l’arrêté du CLL précise qu’en cas de non-paiement de la somme au bout de 48 heures, « il sera opéré l’arrestation immédiate et la saisie des biens, meubles et immeubles, qui deviendront la propriété de la ville de Béziers ».

  • 42 ADH, 1000 W 344, comité d’épuration de l’usine Fouga.

19Certaines entreprises connaissent un comité interne d’épuration. C’est le cas de l’usine Fouga (matériel ferroviaire, métallurgie), à Béziers, un des établissements les plus importants de la région. Son comité effectue très rapidement (en septembre 1944) plusieurs licenciements sans préavis assortis d’amendes allant de 50 000 à 500 000 francs. Cinq cadres dirigeants, dont le directeur administratif et le directeur de la comptabilité des ateliers sont concernés. L’avis du CL se termine ainsi : « Le Comité consigne à son domicile personnel monsieur B. qui sera tenu de répondre à toute heure du jour et de la nuit au contrôle effectué par les autorités habilitées à cet effet42 ! » C’est donc un foisonnement d’initiatives que connaît la région avant l’organisation officielle de l’épuration à l’échelle régionale. C’est sans doute ce qui explique la réaction rapide des autorités.

L’épuration officielle

  • 43 ADH, 999 W 240, lettre du 24 janvier 1945.
  • 44 Idem, intervention du commandant Taddéi, séance du 18 septembre 1944.

20Très vite, J. Bounin organise une « délégation régionale à la guerre économique et au blocus », sur la base juridique de l’ordonnance du 6 octobre 1943. La première séance de travail a lieu le 18 septembre 1944, en présence des directeurs régionaux des contributions directes, indirectes, des inspecteurs principaux des domaines, des douanes, du contrôle des prix et du ravitaillement. Les militaires y jouent un rôle crucial. Le commandant Taddéi, détaché de l’état-major du délégué militaire du Gouvernement provisoire de la République française pour le théâtre d’opération Sud, est l’homme qui mène les débats. C’est d’ailleurs au ministre de la Défense que le commissaire de la République rend compte de l’activité de cette délégation43. Il s’agit de réprimer les rapports économiques avec l’ennemi, mais « il importe essentiellement que les actes répressifs et les mesures conservatoires ne constituent, en aucun cas, une entrave à l’économie du pays et au ravitaillement44 ». Une des urgences de septembre 1944 est la création rapide de commissions de taxation, seules compétentes en la matière et, surtout, au profit desquelles seraient immédiatement dessaisies les autres juridictions ayant déjà fonctionné de leur propre initiative sans base légale.

  • 45 ADH, 999 W 186, lettre aux préfets du 4 octobre 1944.
  • 46 Idem, liste des entreprises mises sous séquestre ou administration provisoire.
  • 47 ADG, 1 W 671, entreprises ayant travaillé pour les Allemands.
  • 48 Jacques Bounin, Beaucoup d’imprudences, Paris, Stock, 1974, p. 168-169.

21L’idée est de fonctionner selon un système de déclarations. Cependant, une commission recherchera sans attendre leur dépôt les affaires types les plus marquantes. Les condamnations envisagées auraient « un caractère professionnel et s’imputeraient sur les taxations définitives qui seront ultérieurement établies par le pouvoir central ». L’arrêté constitutif de la délégation est daté du 21 septembre. Le 4 octobre, Bounin envoie aux préfets de la région la liste des entreprises ayant leur siège dans la région de Montpellier et connues pour avoir, sur le plan économique, collaboré avec l’ennemi45. Des mesures conservatoires sont prises, notamment le blocage des comptes, puis plusieurs entreprises sont mises sous séquestres par l’administration des domaines : c’est le cas, entre autres, de la Société française d’armement et de récupération Neptune, à Sète (Hérault46), et de la Deulep (distillerie) à Saint-Gilles (Gard47). Rappelons que c’est au même moment que Bounin a procédé à la réquisition des mines et houillères du Gard et de l’Hérault, un acte qu’il considère comme « le premier acte de la révolution économique », une expression qui pouvait être diversement interprétée48.

  • 49 ADH, 1000 W 339, lettre aux préfets du 30 octobre 1944.

22Alors que cette délégation commence à travailler, les ordonnances instituant l’épuration financière et professionnelle sont promulguées. Dès lors, la région voit se constituer les organismes prévus dans ces ordonnances, sans originalité particulière par rapport à ce qui se produit ailleurs en France. C’est encore le commissaire de la République qui insiste sur l’urgence que représente la constitution des différents organismes49. Les CCPI viennent remplacer les commissions de taxation organisées dans le cadre de la délégation à la guerre économique et au blocus. L’organisation départementale fait que la constitution des comités suit une chronologie qui leur est propre, même si l’ensemble est coordonné par Montpellier. Dans l’Hérault, le CCPI est créé théoriquement le 24 octobre. En réalité, la totalité des membres n’est nommée qu’au mois de novembre et le fonctionnement réel peut être daté de la fin décembre 1944 ou du tout début 1945. Ils fonctionnent ensuite la plupart jusqu’aux années 1950, tandis que le contentieux peut se poursuivre très tardivement, jusqu’à la fin des années 1960.

23En ce qui concerne l’épuration professionnelle, le CRIE de Montpellier est créé par arrêté du 10 novembre 1944 : « Une mesure attendue depuis la Libération », titre La Voix de la Patrie le 5 décembre. En réalité, la session inaugurale a lieu le 12 mars 1945. Elle réunit le CRIE (qui a compétence générale) et ses deux sections spécialisées, commerce et bâtiment-travaux publics (BTP). La première se met au travail le 23 avril et la seconde le 19 mars. L’examen des dossiers s’achève courant juillet 1946. À l’automne commence la deuxième phase, c’est-à-dire le réexamen des dossiers pour lesquels aucune poursuite pénale n’a été déclenchée dans un délai de six mois après la décision intervenue. Le CRIE achève sa mission en mai 1947, les sections BTP et commerce ayant clos leurs activités respectivement en octobre et décembre précédents, après 63 séances, dont 17 à la section générale, 31 à la section BTP et 15 à la section commerce.

Les acteurs et le fonctionnement de l’épuration

Qui saisit les organes de l’épuration ?

  • 50 ADL, 7 W 447, lettre du 5 décembre 1944.
  • 51 Archives départementales de l’Aude (ADAu), MW 198, lettre du président du CLL de Salles sur l’Hers (...)

24Outre les membres des divers organismes et les organes de presse déjà cités, de très nombreux acteurs sont partie prenante, de manière directe ou indirecte de l’épuration des entreprises. En Lozère, le président du CDL Émile Peytavin demande aux CLL du département de désigner ceux qui se sont enrichis depuis 194050. C’est la même chose dans l’Aude où le CCPI demande aux CLL de dénoncer les profiteurs. Néanmoins, ces dénonciations sont peu nombreuses. L’une des raisons énoncées est le manque de confidentialité : les dossiers sont transmis aux intéressés qui connaissent donc les noms de ceux qui font les rapports51.

  • 52 ADH, 356 W 164, ordre du jour transmis au préfet de l’Hérault, 25 janvier 1945.
  • 53 ADH, 1000 W 339, Groupement national des moûts de raisins et concentrés, lettre du 2 février 1945.
  • 54 ADH, 1000 W 343, lettre de M., 7 décembre 1944.

25Au sein des organisations professionnelles, des groupements souhaitent développer l’épuration au sein de leur profession. C’est le cas, par exemple, du groupement de défense des entreprises du bâtiment qui demande au préfet de l’Hérault « à ce que comparaissent tous les entrepreneurs, directeurs, ou artisans qui se sont mis à la disposition de l’ennemi52 ». Parfois, ce sont des concurrents que l’on souhaite faire disparaître : un industriel du sucre de Vias (Hérault) écrit « il faut épurer ! » à propos des détournements effectués par certains entrepreneurs régionaux au profit de la région marseillaise53. Il arrive que des patrons, se sentant victimes d’une injustice, saisissent eux-mêmes un organe officiel d’épuration. Ainsi, un commerçant de Montpellier, arrêté le 27 août 1944 puis relâché le 19 septembre suivant, demande-t-il au CRIE d’être cité, estimant n’avoir rien à se reprocher54.

Le fonctionnement des organes officiels

  • 55 ADH, 999 W 240, lettre du directeur de l’enregistrement au directeur de la délégation régionale à (...)

26Les administrations jouent un rôle prépondérant dans les CCPI. Les différents chefs de service financiers en sont membres de droit (article 5 de l’ordonnance du 18 octobre 1944). Pour chaque comité de la région, c’est le directeur du service des coordinations financières du ministère des Finances qui choisit le président sur une liste proposée par les préfets et transmise par le commissaire de la République. Il s’agit ensuite de mobiliser le maximum de personnels, qui s’étaient quelque peu dispersés depuis la Libération à des tâches et services divers. Ceux qui avaient été détachés à la délégation à la guerre économique et au blocus sont transférés en novembre 194455. Lors de la constitution du comité dans les Pyrénées-Orientales, le préfet rappelle au directeur des contributions directes de Perpignan :

  • 56 ADPO, 68 W 79, CCPI, lettre du préfet au directeur des contributions directes, 9 décembre 1944.

« Il m’est signalé […] que certains fonctionnaires des contributions directes, tant en raison de leur activité au sein des mouvements de résistance que de l’estime générale dont ils jouissent auprès de la population, avaient été détachés de l’administration ou mis à la disposition des différents organismes locaux, nouvellement créés. Au moment où la grave crise des effectifs qu’elle subit, votre administration doit fournir en sus de ses travaux habituels un concours particulièrement important aux comités de confiscation, ces détachements de fonctionnaires, même provisoires, ne peuvent être tolérés. En conséquence, je vous serais obligé de vouloir bien me faire parvenir d’urgence, la liste nominative des fonctionnaires ou agents de votre administration actuellement détachés de leurs fonctions dans les conditions précitées, afin que je puisse mettre un terme aux situations d’espèce existant dans mon département56. »

  • 57 ADH, 1000 W 339, lettre du service des coordinations financières, ministère des Finances au chef d (...)

27L’épuration financière apparaît comme une priorité absolue. Le ministère insiste sur « l’importance exceptionnelle que représente, au point de vue moral et budgétaire, l’œuvre de justice à accomplir » et propose de laisser de côté « des tâches moins urgentes et s’il y a lieu, des travaux qui s’avèreraient moins productifs57 ».

  • 58 ADH, 1000 W 339, arrêté du 19 novembre 1944.
  • 59 ADPO, 68 W 79, nominations au CCPI.

28Sont associés, de manière règlementaire, trois représentants des CDL dans chaque CCPI58. Ceux-ci sont remplacés suite à la loi du 7 octobre 1946 par des représentants des chambres de commerce, des organisations syndicales et agricoles, des anciens combattants. Ces nouvelles nominations ne se font pas toujours facilement. Dans les Pyrénées-Orientales, le représentant de la chambre de commerce pressenti par le préfet est refusé par le ministère des Finances pour ses sympathies à l’extrême droite, tandis que son remplaçant, le vice-président, démissionne un mois après à cause d’une « impossibilité matérielle59 ».

29La composition des différentes sections du CRIE est conforme à l’article 6 de l’ordonnance du 16 octobre. Or, pour la présidence, l’épuration préalable de l’ordre judiciaire a réduit le nombre de magistrats pouvant prétendre à cette charge. C’est ainsi que François Uzac, conseiller à la cour d’appel de Montpellier, se retrouve non seulement à la tête de la section générale, mais aussi de la commission d’enquête sur le groupement interprofessionnel du tartre et des produits tartreux et du syndicat des expéditeurs de tartre, du comité départemental d’épuration de l’Hérault et de la commission régionale d’épuration des services extérieurs du ravitaillement. Lorsqu’au début de l’année 1947 le magistrat présente sa démission pour cause de départ à la retraite, le préfet de l’Hérault lui oppose que son nouvel état ne l’empêche nullement de poursuivre sa tâche. La solution alternative est le recours aux magistrats de l’ordre administratif. Ainsi, les sections BTP et commerce sont respectivement présidées par les conseillers de préfecture Sallèle et Tarroux, ce dernier étant remplacé par un magistrat du judiciaire, le conseiller à la cour Teillard, en février 1946.

  • 60 ADH, 1000 W 343, 17 janvier 1946.
  • 61 ADH, 1000 W 341, télégramme de J. Bounin au ministre de la Production industrielle (MPI), 10 janvi (...)
  • 62 ADH, 1000 W 343, lettre au président du CRIE, 30 septembre 1946.

30La plupart des membres sont originaires de l’Hérault ; les séances se tenant à Montpellier, cela permet de limiter les déplacements. Les autres représentants ne sont conviés qu’au titre de suppléants, lorsque comparaissent des entrepreneurs issus de leur département respectif ; à la différence de la section commerce, qui étudie les dossiers par catégorie professionnelle (les négociants en vin ou les imprimeurs jusqu’à l’été 1945 puis les commerçants), la section BTP procède par département, en commençant par l’Hérault jusqu’au début octobre 1945. Pour limiter l’absentéisme, deux mesures sont prises : d’abord la possibilité de poursuivre l’activité professionnelle depuis Montpellier, par la mise à disposition d’un secrétariat permanent dans un bureau de la préfecture. Ensuite, l’instauration d’une indemnité de déplacement et de présence. Malgré tout, des séances sont régulièrement annulées et rares sont les séances plénières. L’examen des bordereaux de remboursement de frais montre que l’absentéisme touche toutes les catégories, mais est d’autant plus remarquable pour les représentants des CDL ou des syndicats que ces structures ne sont alors pas en reste pour réclamer une épuration économique forte. Ainsi, dans une note à Bounin, le président de la section BTP signale que le représentant ouvrier de la CGT de l’Aude n’a assisté à aucune séance, comme celui de la CFTC de l’Hérault à la section générale, tandis que son homologue à la section BTP est signalé pour ses « absences réitérées60 ». Les explications puisent d’abord à la nature du travail : lenteurs des procédures ; opacité de certains dossiers ; malentendu initial qui pousse les membres à agir en juges alors qu’ils n’ont qu’un rôle de propositions de sanctions ; par ailleurs, les difficultés du quotidien n’autorisent pas d’onéreux déplacements ou la perte régulière d’une journée de travail : ainsi, en janvier 1946, les membres des trois sections menacent de ne plus siéger si les dépenses engagées depuis décembre 1944 ne sont pas remboursées61. En septembre encore, l’un des membres de la CGT des Pyrénées-Orientales ne veut plus se rendre aux séances du CRIE : le remboursement de ses frais compte alors plus de 10 mois de retard62. Le cas languedocien n’est pas, du point de vue technique, une exception ; Philippe Souleau et Sébastien Durand décrivent, pour la Gironde, une épuration professionnelle entravée par le manque de coordination, voire la concurrence entre le CRIE et les différents acteurs.

  • 63 ADH, 1000 W 348, séance du 12 mars 1945.
  • 64 Idem, 19 mars 1945.

31L’organisation des séances de travail est laissée à la discrétion des comités, ce qui n’est pas sans faire débat ; lors de la session inaugurale, le représentant des employeurs (section générale), suggérant de faire comparaître les intéressés, s’oppose au président Sallèle (section BTP), qui allègue le « côté pratique » de la seule procédure écrite63. L’ensemble du comité se range aux vues du premier. De même à la section bâtiment, où l’on décide de « diviser les séances en séances de préparation au cours desquelles les dossiers seront étudiés, suivies chacune d’une séance d’exécution au cours de laquelle après avoir entendu les intéressés convoqués, la décision sera prise64 ». Il ressort ici une nette prédilection pour la comparution physique des intéressés, alors que le décret du 16 octobre stipule, dans son article 5, que « les observations orales […] doivent n’être qu’un simple développement des mémoires » ; la présence, au CRIE, de nombreux anciens résistants, y contribue beaucoup.

L’épuration économique : représentations croisées

  • 65 Hélène Chaubin, « L’Hérault », dans Dominique Veillon et Jean-Marie Flonneau (dir.), Le Temps des (...)
  • 66 ADH, 137 W 22, rapport mensuel, 9 mars 1946.

32En général, l’opinion se passionne peu pour les travaux du CRIE et les interceptions postales y font très peu allusion. Certes, le contrôle technique s’achève en mai 1945, tandis que le comité fonctionne depuis tout juste deux mois ; mais les rapports sur l’état de l’opinion confirment cette tendance. En ces temps difficiles, la population est plus sensible à une forte imposition financière qu’à des blâmes ou à des interdictions d’exercice. Il faut dire que depuis la Libération, les trafics les plus importants, jusque-là épargnés, subissent l’épuration économique – vente de vins et eaux-de-vie par les gros négociants du Biterrois, trafic du sulfate de cuivre à Sète, entre autres65. En Aveyron, le préfet note qu’en février 1946, l’impopularité de la hausse des tarifs de certains produits et services entraîne un accroissement du ressentiment envers les profiteurs de guerre, qui jouissent de leur fortune en toute impunité66. La compression des personnels du service public, envisagée durant l’hiver 1945-1946, satisfait l’opinion, car cela signifie le démantèlement des organismes créés par Vichy. Mais cela se double d’un certain étonnement, voire de mécontentement, face à un gouvernement qui semble n’avoir pas l’idée de chercher des ressources financières en confisquant les profits illicites.

  • 67 ADAu, MW 3736, rapport du préfet sur l’épuration et les réactions de l’opinion publique à cet égar (...)
  • 68 ADG, 1 W 668, idem, Gard.
  • 69 ADH, 999 W 214, interception postale, 29 octobre 1944, Durenque (Aveyron).
  • 70 ADH, 999 W 215, idem, 10 décembre 1944, Béziers (Hérault).

33L’intérêt de l’opinion pour l’épuration économique et la confiscation des bénéfices réalisés sous l’Occupation ne doit pas masquer son ignorance profonde en ce qui concerne les acteurs de cette épuration. Les comités d’épuration économique et financière restent largement méconnus : malgré le mécontentement et l’amertume ambiants, pas une fois ils ne sont cités nommément. Plus encore, le manque d’informations alimente la certitude que le prélèvement des profits illicites se fait mal ou pas du tout. Un an après le début de l’épuration économique, le préfet de l’Aude explique que l’opinion, ignorant les sanctions infligées, est persuadée que la confiscation épargne les « très gros fabricants ». Ce qui, selon lui, est « nettement contraire à la vérité67 ». À la même époque, son homologue gardois écrit : « La population est unanime à penser que le but n’a pas été atteint […]. Même lorsque certains bétonnards sont condamnés au paiement de fortes amendes, la population est sceptique quant à l’efficacité de cette mesure68. » Cet état d’esprit, empreint d’un grand pragmatisme, apparaît très tôt, dès l’automne 1944 ; « le comité d’épuration a promis le nettoyage » écrit cet Aveyronnais ; « mais il faudrait nettoyer partout où on faisait du commerce, ce serait un trop gros massacre et on n’a pas encore commencé et on ne commencera jamais69 ». À la fin de l’année 1944, deux mois après sa création, le comité de confiscation des profits illicites de l’Hérault suscite déjà des commentaires sans illusions : « On a bien infligé quelques amendes, assez fortes pour quelques-unes, mais ils s’en foutent joyeusement car les bénéfices fantastiques réalisés pendant l’Occupation leur permettent de lâcher trois ou quatre millions sans sourciller et beaucoup parlent de licencier du personnel70. » Cachés derrière l’impersonnalité des « on » et « ils » qui les qualifient, le CRIE et les CCPI poursuivent leur tâche jusqu’à leur disparition, dans l’indifférence générale.

  • 71 ADPO, 53 W 3/1, rapport mensuel, 15 octobre-15 novembre 1945.
  • 72 ADAu, MW 3736, rapport sur l’épuration, doc. cit.
  • 73 ADH, 1000 W 343, 26 octobre 1944.

34Du côté des auteurs de l’épuration, le réalisme des autorités côtoie l’autosatisfaction mêlée d’amertume des comités ; la confiscation des profits illicites, d’abord, suscite des réactions dubitatives ; ainsi celle du préfet des Pyrénées-Orientales, pour lequel « la commission et l’administration du contrôle économique infligent en ce moment des amendes d’un montant très élevé qui ne pourront être acquittées la plupart du temps. Ces amendes touchent en particulier l’industrie hôtelière qui constitue une des industries les plus importantes du département qui se relèvera difficilement de l’épreuve qu’elle traverse71 ». Son collègue audois, tout en soulignant la sévérité du comité de confiscation, regrette l’absence de mesures coercitives dans le recouvrement72. Dans l’Hérault, enfin, le préfet, au nom des impératifs de la reconstruction, accorde aux entreprises n’ayant pas travaillé pour les Allemands un simple droit de priorité ; il n’écarte pas la possibilité d’accorder des dérogations à celles qui, compromises mais spécialisées, seraient seules à pouvoir exécuter un ouvrage déterminé73. Un réalisme demi-teinte, le mur de la Méditerranée n’étant pas celui de l’Atlantique : Julie Chassin, dans sa contribution, montre à quel point, dans un Calvados ravagé par les bombardements, la non-épuration d’un secteur du BTP pourtant totalement compromis relève d’une nécessité à laquelle tous adhèrent sur le mode implicite.

  • 74 ADH, 1000 W 357, compte-rendu à J. Bounin, 13 décembre 1945.
  • 75 ADH, 1000 W 346, idem, 15 février 1946.
  • 76 Bounin, op. cit, p. 236.
  • 77 ADH, 1000 W 346, rapport au préfet de l’Hérault, 26 septembre 1946.

35À Montpellier, tout en reconnaissant les limites de la tâche effectuée, l’on rend hommage au travail des membres du CRIE. Le président de la section commerce est élogieux : « Ils ont examiné toutes les affaires avec beaucoup de compréhension, avec le maximum d’objectivité et le plus grand souci d’équité74. » À la section BTP, le président Sallèle insiste sur le caractère unanime des propositions de sanctions, décidées « dans le plus louable esprit de compréhension et d’entente réciproque ». Il souligne que des éléments divers ont su se retrouver dans un idéal commun d’équité, de justice et de fermeté75. Pourtant, l’amertume et la désillusion sont bien palpables, puisant à deux sources : d’abord l’attitude des épurés, dénués de tout sentiment de culpabilité dans les mémoires en défense comme au cours de leur audition. Surtout, la revendication d’actes de résistance, grands ou petits, achève d’écœurer les épurateurs. Ensuite, les interminables renvois de dossiers pour compléments d’information ont fini par dissoudre certaines affaires dans les méandres de l’épuration, aboutissant à des classements sans suite ou des cessations de sanctions, le délai de six mois prévu pour toute poursuite pénale étant dépassé. Certes, les situations ambiguës ne sont pas rares ; Bounin lui-même évoque ce patron « sauvé du déshonneur » par ses ouvriers témoignant à décharge à leur retour de déportation : « C’est lui […] qui leur aurait conseillé de faire de la Résistance76. » Oui, l’épuration a été faite, estime le président de la section commerce, mais elle n’a pas été aussi complète qu’il aurait fallu. Oui, l’épuration a été faite, renchérit son collègue du BTP, mais elle a été surtout morale, grâce à la publicité des sanctions, donnant à montrer à l’opinion que la justice a passé. Sur le plan pratique, seules les petites sociétés auraient été frappées, les firmes importantes ayant pris des dispositions de contournement des sanctions, « les unes par-devant notaire, les autres par combinaison d’ordre privé […] ou bien ayant obtenu par des interventions puissantes auprès des autorités responsables un traitement de faveur77 ». Et de reconnaître s’être alors consacré à éliminer ces entreprises des adjudications publiques.

36L’on voit ici germer cette idée forte et durable selon laquelle l’épuration économique n’aurait touché que les lampistes, ne serait restée que sur l’écume de la grande vague de réformes portée par le programme du CNR.

L’épuration des entreprises en Languedoc et Roussillon : quels résultats ?

Un essai de bilan quantitatif

37L’épuration financière peut être résumée par le tableau suivant.

  • 78 ADAu, MW 3736, 7mars 1946 ; ADH 999W 94, pour l’Aveyron, 31janvier 1946 ; 356W 63 pour l’Hérault, (...)

Tableau 1. – Activité des CCPI78.

Tableau 1. – Activité des CCPI78.
  • 79 ADH, 2U53-215, inspection à la Production industrielle, commission Igler.

38L’intérêt principal du tableau est d’introduire des ordres de grandeur : ce sont plus de 1,2 milliard de francs de 1946 de sanctions financières qui frappent les entreprises régionales. Difficile de tirer des conclusions trop hâtives de la colonne « moyenne ». Celle-ci permet cependant d’observer des écarts notables : l’Aude et les Pyrénées-Orientales, aux structures économiques pourtant très proches, ont un écart de 1 à 4. Faut-il en penser que les entreprises de l’Aude ont quatre fois moins profité de la période de guerre, ou bien croire à une plus grande sévérité pour les patrons catalans ? La proportion d’entreprises touchées par l’épuration financière est assez élevée. Dans les Pyrénées-Orientales, un recensement de 1943 permet de compter 735 affaires ayant leur siège social dans le département79. 609 sont touchées par les sanctions.

  • 80 ADH, 1000 W 343, rapport au MPI, 2 août 1947.
  • 81 ADH, 1000 W 346, état récapitulatif des travaux. Il ne reste alors que 16 affaires en cours.
  • 82 ADH, 1000 W 357, bilan d’activité, décembre 1945.
  • 83 ALARY, op. cit., p. 449.
  • 84 Jean Sagnes, Jules Maurin, L’Hérault dans la guerre, 1939-1945, Le Coteau, Horvath, 1986, p. 26.
  • 85 ADH, 1000 W 357, compte-rendu à J. Bounin, 13 décembre 1945.

39Pour l’épuration professionnelle, on peut considérer qu’un peu plus d’un millier de personnes passent devant le CRIE de Montpellier. Le président Uzac donne le chiffre de 995 dossiers examinés, dont 616 relatifs au commerce, 329 dans le secteur du bâtiment et 50 dans celui de l’industrie80, mais ces données peuvent être affinées ; à la section BTP, en réalité 340 dossiers ont été examinés jusqu’en avril 1947, dont 159 aboutissent à des sanctions, soit 46,7 % et 181 classés sans suite. Pour 38 %, les sanctions infligées sont des blâmes simples ou avec affichage81. À la section commerce, à la fin de l’année 1945, 552 personnes ont été appelées et jugées : 338 ne font pas l’objet de sanctions, soit 61,2 %. Seuls ont alors été prononcés 11 blâmes et trois interdictions de commandement82. Les multiples reports pour compléments d’information ou dans l’attente des verdicts des chambres civiques et cours de justice soulignent la moindre visibilité de la collaboration des commerçants, négociants ou sous-traitants par rapport à celle du BTP. De plus, la nature des entreprises inquiétées s’y avère intéressante : en décembre 1945, l’épuration des vins est achevée : sur 326 personnes jugées, 320 sont des sous-traitants qui ne font pas l’objet de sanctions professionnelles (tous sont sanctionnés néanmoins par les CCPI). Production phare de la région, c’est une denrée qui s’exporte bien durant la guerre ; début 1942, tel prisonnier écrit avoir vu, dans une gare de Berlin, deux foudres de vin venant de Béziers et que les étiquettes réservaient à la consommation parisienne83. De même l’alcool vinique, acheté en grande quantité par les Allemands pour la fabrication d’essence synthétique84. Pourtant, le comité a considéré « qu’il fallait amnistier les sous-traitants qui se sont bornés à livrer, chacun pour une faible part, les vins stipulés dans des marchés qu’ils ont subis. Il a cru devoir, au contraire, frapper sévèrement les présidents des syndicats départementaux qui avaient pris la responsabilité d’accepter ces marchés. Il leur a infligé les sanctions les plus graves prévues par l’ordonnance du 16 octobre85 ».

  • 86 Bergère, op. cit., p. 250-251 ; Joly, art. cit., p. 324 ; Charles-Louis Foulon, Le Pouvoir en prov (...)
  • 87 Armand Cosson, « Les Entreprises industrielles gardoises », in Alain Beltran, Robert Franck, Henry (...)

40Au total, le nombre considérable de procédures – en l’état, probablement 1 022 dossiers – ne doit pas cacher que le taux de sanctions, nonobstant la branche économique envisagée et l’importance des blâmes, ne s’élève guère à plus de 40 %. Les études régionales déjà réalisées placeraient donc le CRIE de Montpellier très largement en tête en données brutes du nombre de personnes poursuivies, mais dans la partie médiane du tableau pour les sanctions : 53 % de dossiers sanctionnés au CRIE de Paris (sur 4 889 examinés) ; 30,7 % à Lyon (sur 547) ; 50,5 % à Angers (sur 174) et 32 % à Clermont-Ferrand (sur 116)86. L’on peut donc conclure à une indulgence relative en fin de procédure, si l’on considère par exemple le nombre d’entreprises classées S-Betriebe : 44 % des établissements de plus de 25 personnes dans le Gard, par exemple, tous secteurs industriels confondus87.

Le « devenir » des sanctions

41D’une manière générale, les mesures urgentes prises en marge de la légalité avant les ordonnances d’octobre ont été contestées. Les arrestations aboutissent souvent à des remises en liberté par les commissions de criblage. Mais, c’est souvent après plusieurs mois d’internement. Ainsi, le sous-directeur de l’usine de Paulilles, arrêté en août 1944, n’est-il libéré qu’en janvier 1945. En règle générale, le maintien en internement apparaît aux autorités comme un moyen de protéger autant que de punir.

  • 88 ADH, 999 W 166, rapport du 20 août 1945 sur le CLL de Béziers.
  • 89 ADH, 1000 W 345, dossier Richard-Ducros.

42Les taxations effectuées par le CLL de Béziers sont rapidement jugées illégales. Toutes sont néanmoins transmises au CCPI de l’Hérault qui infirme ou confirme les confiscations ou les amendes, dont beaucoup ont déjà été payées88. Les licenciements effectués par les comités d’épuration, comme ceux de Fouga et des Établissements Richard-Ducros, ont été confirmés par le commissaire de la République, mais finalement cassés par le Conseil d’État89.

  • 90 ADH, 999 W 186, mises sous séquestres et administrateurs provisoires.
  • 91 Idem, lettre du MPI aux commissaires régionaux de la République, préfets, inspecteurs généraux de (...)
  • 92 ADH, 1000 W 339, lettre du sous-préfet d’Alès au commissariat de la République, 24 novembre 1945.

43Les mesures de mise sous séquestre ont connu des mainlevées généralement assez rapides, afin que l’entreprise reprenne son activité, sous surveillance active toutefois. C’est le cas de la Société d’armement français Neptune (Sète), mise sous séquestre par l’administration des domaines le 28 septembre 1944 et dont la mainlevée est datée du 22 novembre 1944, la société s’étant engagée à ne pas utiliser son matériel inventorié pour d’autres missions que celles prévues par l’administration des Ponts et Chaussées90. La gestion par des administrateurs provisoire (AP) a été plus durable, mais là encore, si elle a été prise avec toutes les précautions d’usage. Celles-ci sont longuement rappelées par des instructions du ministère de la Production industrielle91. Après avoir laissé passer l’orage, les actionnaires et anciens dirigeants cherchent à reprendre la main dans les entreprises toujours sous AP. En novembre 1945, Jean Richard-Ducros, en liberté surveillée car son affaire est toujours en instruction devant la cour de justice de Versailles, cherche à obtenir des renseignements comptables par l’intermédiaire de ses conseils. L’AP demande alors la conduite à tenir au sous-préfet d’Alès qui lui signifie qu’ « il ne semble pas opportun de permettre à la famille Richard-Ducros de contrôler la marche de l’entreprise, tant que le régime actuel durera92 ».

  • 93 ADH, 1000 W 340, dossier Compagnie Uvale, Nissan.

44Les mesures arrêtées par le CRIE ont été appliquées, y compris les mesures de publicité. Le CRIE exige en effet des maires des communes dans lesquelles se trouve l’établissement de la personne sanctionnée, des attestations pour prouver que l’affichage a bien été réalisé. Parfois, l’attestation se fait longuement attendre : ce n’est qu’en août 1947 que le maire de Nissan atteste que l’arrêté de novembre 1945 (blâme à Paul Vidal et interdiction de commandement) a bien été affiché93.

  • 94 ADPO, 68 W 79, relevés mensuels des travaux du CCPI, janvier 1952.
  • 95 Idem, lettre du receveur percepteur au trésorier-payeur général des Pyrénées-Orientales, 15 novemb (...)
  • 96 Marc Bergère, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration », in Baruch, op. ci (...)

45On a souvent pensé que les sommes importantes d’amendes et de confiscations décidées par les CCPI n’avaient jamais été recouvrées. Deux raisons à cela : l’ignorance des termes exigibles, et l’absence de données postérieures à 1946. En ce qui concerne les Pyrénées-Orientales, nous pouvons suivre plus longuement les recouvrements. Au premier janvier 1952, 60 % des sommes ont été recouvrées, ce qui, compte tenu des délais sans doute proposés, est d’un niveau élevé94. Les documents nous montrent par ailleurs comment les services financiers mettent au point des mesures spectaculaires (saisies d’immeubles, incarcérations) pour limiter les résistances aux mesures d’exécutions95. L’importance des sanctions financières doit en outre être rapportée au tissu économique local, constitué essentiellement de PME. Dans ce cas, comme le rappelle Marc Bergère, le destin financier de l’entreprise se confond souvent alors avec celui du patron96.

L’exemple de l’épuration de la SA Centralisation commerciale vinicole

  • 97 ADH, 1000 W 358, marchés du vin, CCV ; ADPO 1M 828, 1M 829.

46Le négoce des vins est une des activités importantes de la région. La Centralisation commerciale vinicole (CCV) est une société anonyme qui a été constituée en 1924 par deux négociants très en vue de Perpignan. Pierre P., le principal actionnaire, fait partie d’une importante famille roussillonnaise. Administrateur de nombreuses sociétés, il a été président du tribunal de commerce. À 76 ans en 1940, il est conseiller de la banque de France, succursale de Perpignan. Jean M., d’origine plus modeste, frappe par son dynamisme. Directeur exécutif de la CCV en 1940, il préside le tribunal de commerce durant toute la période de la guerre, le syndicat du commerce de vins en gros du département, et le conseil d’administration de la banque populaire des Pyrénées-Orientales. En août 1940, Jean M., comme président du syndicat du commerce de vins en gros, est chargé de fournir le marché civil allemand par l’intermédiaire de l’acheteur Boemers. Il obtient pour la CCV des marchés importants puis, circonstance aggravante, quitte cette entreprise en août 1941 pour créer sa propre société et s’attribuer ainsi ses propres marchés. Néanmoins, la CCV reste engagée jusqu’en 1944 par les contrats de fourniture. En août 1944, Jean M. est convoqué par le CDL. Sa correspondance avec Boemers est saisie, les comptes de la CCV sont bloqués. Pierre P et Jean M. sont poursuivis devant le CRIE de Montpellier et subissent confiscations et amendes du CCPI des Pyrénées-Orientales. Pierre P. reçoit du CRIE un blâme avec interdiction de commandement. Jean M. est lui aussi sanctionné et son dossier est en outre transmis à la chambre civique. En février 1946, le commissaire du gouvernement rend une ordonnance de classement pure et simple en faveur de Pierre P. Lors de diverses auditions, plusieurs résistants des réseaux FN et Combat attestent des versements très importants et de mise à disposition des matériels roulants de la SA à leurs mouvements à partir de début 1943. Ce n’est pas le cas de Jean M. qui disparaît totalement de la vie perpignanaise après 194597. Difficile de dire, donc, que seuls les lampistes ont payé.

  • 98 ADH, 1000 W 346, rapport à J. Bounin, 15 février 1946.

47À la section BTP, le président Sallèle note cette antienne des intéressés : le CRIE de Montpellier serait, paraît-il, le plus dur de France98. Certes, en Languedoc-Roussillon, l’épuration des entreprises est un processus de grande ampleur. D’abord, par le nombre de personnes pour lesquelles une enquête a été ouverte, en particulier dans les secteurs du BTP et du vin. Ensuite, par la multiplicité des personnes et organismes chargés d’épuration : autorités civiles mais aussi militaires, comités de libération, syndicats, branches professionnelles – mais peu de comités de gestion.

48Cette épuration n’aboutit pas à la « révolution économique » qui avait été évoquée par Bounin en septembre 1944 : Montpellier n’est pas Marseille, ni la « République rouge » que l’on a voulu voir à Toulouse. Les spectaculaires mesures de réquisitions, nationalisations et séquestres ont certes souvent devancé les directives nationales ; mais elles ne concernent, au final, qu’un nombre restreint d’entreprises telles les mines d’Alès.

49Pourtant, l’épuration des entreprises ne s’abat pas sur les seuls lampistes, contrairement à l’idée communément répandue : les plus grandes sociétés, et leurs dirigeants qui ont été en contact direct avec les salariés, sont souvent sanctionnés. La mémoire aigrie de l’épuration économique puise à cette fracture entre la réalité du processus et sa perception par l’opinion. Elle se mesure à l’aune de représentations sur la lenteur et l’opacité des travaux, du recouvrement – jugé illusoire – de sommes vertigineuses, contre un quotidien fait de privations. À l’instar d’une épuration administrative limitée par l’impératif de rétablissement de l’ordre, l’épuration des entreprises s’est heurtée au choix de la reconstruction.

50Le tissu économique régional ne semble guère bouleversé – pas de renouvellement identique à celui du personnel politique par exemple. Il faudrait mener des enquêtes très approfondies pour connaître précisément la place que tient l’épuration dans le renouvellement ou non des élites patronales après la Seconde Guerre mondiale, voire sur la place de ce processus dans la désindustrialisation régionale des années 1950-1960.

Notes

1 Jeune patron qui a pris la succession de son père (fondateur de l’Olympique d’Alès) en 1938. Il était membre et secrétaire du Conseil supérieur de l’économie industrielle institué par Vichy.

2 Henry Rousso, « L’Épuration en France, une histoire inachevée », Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, 1992, vol. 33, p. 81.

3 Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire. De la Libération aux années 50, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Hervé Joly, « L’Épuration économique a bien (provisoirement) existé : l’exemple de la région Rhône-Alpes », dans Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 301-335.

4 L’usine de Salindres (Gard), berceau de Péchiney ; l’usine de Dynamite Nobel à Paulilles (Port-Vendres, Pyrénées-Orientales), etc.

5 Hélène Chaubin, « L’Hérault », Armand Cosson « Le Gard » in Philippe Buton, Jean-Marc Guillon (dir.), Les Pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, p. 508-517 et p. 494-507.

6 Philippe Mioche, « Les Entreprises », ibid., p. 78.

7 Arne Radtke-Delacor, « Les commandes allemandes en zone non occupée : premières approches » et Nicolas Marty, « Perrier, entreprise languedocienne à capitaux britanniques et exportatrice en zone non occupée », in Hervé Joly (éd.), L’Économie de la zone non occupée, 1940-1942, Paris, CTHS, 2007, p. 27-50 et p. 251-270.

8 Jean Larrieu, « L’Épuration judiciaire dans les Pyrénées-Orientales », Revue d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, 1978, n° 112, p. 45.

9 Patricia Boyer, Épuration, politique et société en Languedoc et Roussillon, août 1944-août 1953. Réalités et représentations, thèse de doctorat (dir. Jules Maurin), université Paul-Valéry-Montpellier III, 1999.

10 Nicolas marty, Perrier, C’est nous ! Histoire de la Source Perrier et de son personnel, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005.

11 Le Midi libre, édition de Montpellier, 3 octobre 1944.

12 « N’oubliez jamais… », Le Volontaire, 22 octobre 1944.

13 Archives départementales de l’Hérault (ADH), 999 W 214, interception postale, 4 octobre 1944, Coussergues (Aveyron).

14 « Le Paysan aveyronnais et la Résistance », L’Aveyron libre, 13 octobre 1944. Sur cette question, voir Christian Font, « Les paysans et la Résistance, un modèle aveyronnais ? », in Jacqueline Sainclivier, Christian Bougeard (dir.), La Résistance et les Français, Rennes, PUR, 1995, p. 175-189.

15 Archives départementales de l’Aveyron (ADAv), 2 W 8/1, rapport du préfet, 16 mai 1947.

16 Éric Alary, Les Français au quotidien, 1939-1949, Paris, Perrin, 2006, p. 613-614.

17 ADH, 356 W 129/2, rapport des Renseignements généraux (RG) de Sète, 27 février 1947.

18 Armand Cosson, « L’Économie du Bas-Languedoc à la Libération », in Rolande Trempé (éd.), La Libération dans le Midi de la France, Toulouse, Éché Éditions, 1985, p. 235.

19 Christian Font et Henri Moizet, L’Aveyron et les Aveyronnais dans la Deuxième Guerre mondiale, Toulouse, CDDP de Rodez, 1996, p. 136.

20 Nous remercions Florent Le Bot pour ses précisions et nous renvoyons à sa contribution « Les Comités d’organisation, la branche du cuir et l’aryanisation économique », in Hervé Joly (éd.), Les Comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, CRHQ, 2004, p. 224-236.

21 ADAv, 2 W 7/2, 7 juillet 1945.

22 ADH, 356 W 126, rapport des RG, 28 mai 1947.

23 Archives départementales du Gard (ADG), CA 457, affiche apposée à Nîmes, février 1949.

24 Archives nationales, BB30 1755/2, synthèse de renseignements recueillis par les légions de gendarmerie, 14 mars 1945.

25 Respectivement 10 août, 19 août (ADAv, 2 W 7/2), 10 février 1945 (ADAv, 2 W 7/1).

26 Alary, op. cit, p. 290.

27 ADH, 999 W 214, interception postale, 17 octobre 1944.

28 Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre, 1944-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 181 et 194.

29 Archives départementales des Pyrénées-Orientales (ADPO), 13 J 85, mémoire sur l’épuration par le président du CDL.

30 ADH, 1000 W 343, CRIE, correspondance du 22 janvier 1945.

31 ADH, 1000 W 339, dossier BOMAP, lettre du CLL du 8 novembre 1944.

32 ADPO, 13 J 18, correspondance du président du CDL.

33 ADH, 1000 W 339, dossier des Ets Gire, lettre du préfet du Gard du 20 mars 1946.

34 ADH, 1000 W 340, dossier Compagnie Uvale, lettre du 3 avril 1946.

35 Une étude exhaustive des commissions de criblage associée à une connaissance parfaite du milieu des entrepreneurs serait nécessaire, à l’exemple des travaux effectués par Hervé Joly et François Robert pour la région Rhône-Alpes.

36 ADH, 999 W 240, lettre du 27 octobre 1944.

37 ADH, 999 W 187, lettre du préfet du Gard au commissaire de la République, 14 octobre 1944.

38 ADH, 999 W 186, lettre du président du CDL de Lozère, 29 octobre 1945 ; lettre du CDL des Pyrénées-Orientales, 7 novembre 1945.

39 Nous remercions Hélène Chaubin pour avoir mis à notre disposition son rapport « l’Hérault à la Libération », enquête de l’IHTP sur les pouvoirs en France à la libération.

40 ADH, 1000 W 358, arrêté du CLL de Béziers du 5 septembre 1944.

41 ADH, 999 W 166, lettre de l’inspecteur des Finances Guyot au ministre des Finances sur le CLL de Béziers, 20 août 1945.

42 ADH, 1000 W 344, comité d’épuration de l’usine Fouga.

43 ADH, 999 W 240, lettre du 24 janvier 1945.

44 Idem, intervention du commandant Taddéi, séance du 18 septembre 1944.

45 ADH, 999 W 186, lettre aux préfets du 4 octobre 1944.

46 Idem, liste des entreprises mises sous séquestre ou administration provisoire.

47 ADG, 1 W 671, entreprises ayant travaillé pour les Allemands.

48 Jacques Bounin, Beaucoup d’imprudences, Paris, Stock, 1974, p. 168-169.

49 ADH, 1000 W 339, lettre aux préfets du 30 octobre 1944.

50 ADL, 7 W 447, lettre du 5 décembre 1944.

51 Archives départementales de l’Aude (ADAu), MW 198, lettre du président du CLL de Salles sur l’Hers, 21 décembre 1944.

52 ADH, 356 W 164, ordre du jour transmis au préfet de l’Hérault, 25 janvier 1945.

53 ADH, 1000 W 339, Groupement national des moûts de raisins et concentrés, lettre du 2 février 1945.

54 ADH, 1000 W 343, lettre de M., 7 décembre 1944.

55 ADH, 999 W 240, lettre du directeur de l’enregistrement au directeur de la délégation régionale à la guerre économique et au blocus, 15 novembre 1944.

56 ADPO, 68 W 79, CCPI, lettre du préfet au directeur des contributions directes, 9 décembre 1944.

57 ADH, 1000 W 339, lettre du service des coordinations financières, ministère des Finances au chef du service des Douanes, Hérault, 9 novembre 1944.

58 ADH, 1000 W 339, arrêté du 19 novembre 1944.

59 ADPO, 68 W 79, nominations au CCPI.

60 ADH, 1000 W 343, 17 janvier 1946.

61 ADH, 1000 W 341, télégramme de J. Bounin au ministre de la Production industrielle (MPI), 10 janvier 1946.

62 ADH, 1000 W 343, lettre au président du CRIE, 30 septembre 1946.

63 ADH, 1000 W 348, séance du 12 mars 1945.

64 Idem, 19 mars 1945.

65 Hélène Chaubin, « L’Hérault », dans Dominique Veillon et Jean-Marie Flonneau (dir.), Le Temps des restrictions en France (1939-1949), Paris, Les Cahiers de l’IHTP, n° 32-33, mai 1996, p. 171-193, ici p. 192.

66 ADH, 137 W 22, rapport mensuel, 9 mars 1946.

67 ADAu, MW 3736, rapport du préfet sur l’épuration et les réactions de l’opinion publique à cet égard, 8 mars 1946.

68 ADG, 1 W 668, idem, Gard.

69 ADH, 999 W 214, interception postale, 29 octobre 1944, Durenque (Aveyron).

70 ADH, 999 W 215, idem, 10 décembre 1944, Béziers (Hérault).

71 ADPO, 53 W 3/1, rapport mensuel, 15 octobre-15 novembre 1945.

72 ADAu, MW 3736, rapport sur l’épuration, doc. cit.

73 ADH, 1000 W 343, 26 octobre 1944.

74 ADH, 1000 W 357, compte-rendu à J. Bounin, 13 décembre 1945.

75 ADH, 1000 W 346, idem, 15 février 1946.

76 Bounin, op. cit, p. 236.

77 ADH, 1000 W 346, rapport au préfet de l’Hérault, 26 septembre 1946.

78 ADAu, MW 3736, 7mars 1946 ; ADH 999W 94, pour l’Aveyron, 31janvier 1946 ; 356W 63 pour l’Hérault, janvier 1947 ; ADG 1 W 668, mars 1946 ; ADPO 68 W 79, janvier 1947. Pas de données pour la Lozère.

79 ADH, 2U53-215, inspection à la Production industrielle, commission Igler.

80 ADH, 1000 W 343, rapport au MPI, 2 août 1947.

81 ADH, 1000 W 346, état récapitulatif des travaux. Il ne reste alors que 16 affaires en cours.

82 ADH, 1000 W 357, bilan d’activité, décembre 1945.

83 ALARY, op. cit., p. 449.

84 Jean Sagnes, Jules Maurin, L’Hérault dans la guerre, 1939-1945, Le Coteau, Horvath, 1986, p. 26.

85 ADH, 1000 W 357, compte-rendu à J. Bounin, 13 décembre 1945.

86 Bergère, op. cit., p. 250-251 ; Joly, art. cit., p. 324 ; Charles-Louis Foulon, Le Pouvoir en province à la Libération, Paris, PFNSP, 1975, p. 165.

87 Armand Cosson, « Les Entreprises industrielles gardoises », in Alain Beltran, Robert Franck, Henry Rousso (dir.), La Vie des entreprises sous l’Occupation, Paris, Belin, 1994, p. 348.

88 ADH, 999 W 166, rapport du 20 août 1945 sur le CLL de Béziers.

89 ADH, 1000 W 345, dossier Richard-Ducros.

90 ADH, 999 W 186, mises sous séquestres et administrateurs provisoires.

91 Idem, lettre du MPI aux commissaires régionaux de la République, préfets, inspecteurs généraux de la Production industrielle, 11 octobre 1944.

92 ADH, 1000 W 339, lettre du sous-préfet d’Alès au commissariat de la République, 24 novembre 1945.

93 ADH, 1000 W 340, dossier Compagnie Uvale, Nissan.

94 ADPO, 68 W 79, relevés mensuels des travaux du CCPI, janvier 1952.

95 Idem, lettre du receveur percepteur au trésorier-payeur général des Pyrénées-Orientales, 15 novembre 1945.

96 Marc Bergère, « Les pouvoirs publics et la conduite des processus d’épuration », in Baruch, op. cit., p. 125.

97 ADH, 1000 W 358, marchés du vin, CCV ; ADPO 1M 828, 1M 829.

98 ADH, 1000 W 346, rapport à J. Bounin, 15 février 1946.

Table des illustrations

Titre Tableau 1. – Activité des CCPI78.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/4774/img-1.png
Fichier image/png, 12k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search