Version classiqueVersion mobile

Risques industriels

 | 
Thomas Le Roux

Troisième partie. Le long terme des politiques de secours et soin

Lutter contre les accidents du travail… en prenant en charge leur réparation

L’exemple de la clinique syndicale de Cherbourg avant 1914

Nicolas Vabre

Texte intégral

1Cherbourg vérifie à la veille de la Première Guerre mondiale la règle qui veut que les fonctions militaires d’un port asphyxient ses fonctions commerciales, industrielles ou halieutiques. La topographie des accidents de travail, du moins telle qu’on peut l’établir au moyen de la presse locale, l’atteste à sa manière. C’est en effet l’arsenal de la Marine qui concentre l’essentiel des entrefilets qui y sont publiés. Cela s’explique par le poids à la fois numérique et symbolique de l’entreprise dans le tissu industriel. À côté des 3 500 ouvriers du chantier naval, la métallurgie et ses 500 à 700 salariés répartis dans trois établissements moyens et quelques petites structures pèsent bien peu, et les 350 dockers – dans les pics d’activité – encore moins.

  • 1 Archives départementales de la Manche (AD Manche), 2 Z 320, plusieurs rapports de police mentionne (...)
  • 2 AD Manche, 2 Z 320, rapport du 26 avril 1909.

2Seuls les ouvriers du bâtiment font, à la faveur de la croissance de leur effectif à partir de la fin 1908, jeu égal avec ceux de l’arsenal. Mais c’est qu’eux aussi travaillent en fin de compte pour le ministère de la Marine, plus précisément sur les divers chantiers du port militaire gérés par la direction des Travaux hydrauliques. L’entreprise Hersent est chargée du plus important : déployer à partir de son point le plus septentrional, le fort du Homet, une jetée d’un kilomètre de long en direction de l’est. La construction de la nouvelle digue, dite « du Homet », s’étale jusqu’en 1917. Elle doit fournir un mouillage en eaux profondes, accessible à n’importe quelle heure, pour les navires de guerre appelés à subir des réfections dans les cales de radoub également construites par Hersent. En juillet 1909, le cabinet Clemenceau tombe sur la question de l’orientation du budget de la Marine. Le nouveau gouvernement qui lui succède dans l’année, dirigé par Aristide Briand, fait rapidement pleuvoir les millions pour moderniser les ateliers et amorcer la spécialisation de l’arsenal de Cherbourg dans les sous-marins1. Les carrières de l’arrière-pays tournent à plein régime. « Ces travaux », qui s’annoncent comme les plus importants depuis la construction des bassins du chantier naval sous le Second Empire, « ne seront pas sans occasionner des grèves et conflits entre patrons et ouvriers » pronostique le commissaire central de police2.

3Un an plus tard, en juin 1910, une grève de deux semaines pour l’augmentation des salaires secoue les chantiers du bâtiment et manque de s’étendre aux usines métallurgiques. Pendant deux ans, les débrayages et grèves sauvages se multiplient, d’abord chez les carriers, maçons et terrassiers, autrement dit les ouvriers du gros œuvre, puis chez les ouvriers du second œuvre, plâtriers et peintres notamment, et enfin au-delà chez les dockers, voire les inscrits maritimes. Au printemps 1912, une seconde vague de grève embrase le secteur du bâtiment, dans un contexte particulièrement tendu puisque, au mois de septembre précédent, des émeutes contre « la vie chère » ont mis aux prises les femmes des ouvriers avec les commerçants et les cultivateurs venus vendre leurs produits sur le marché. En avril, trois membres de la Bourse libre du travail de Paris appelés en renfort par les patrons pour briser la grève finissent par jouer du revolver…

  • 3 Bibliothèque municipale de Cherbourg. La collection complète de la première série, d’août 1910 à j (...)

4Le salaire constitue l’enjeu principal de ces luttes, et la reconnaissance du syndicat un moyen d’imposer au patronat la conclusion de contrats fixant le tarif de chaque catégorie de la profession. Les conditions de travail n’en préoccupent pas moins les militants ouvriers cherbourgeois. Le journal commun à la CGT et à la SFIO du département – c’est-à-dire essentiellement de l’agglomération cherbourgeoise – L’Avenir de la Manche3 imite ses confrères en consacrant une rubrique aux accidents de travail, mais s’en démarque en l’intitulant avec un certain humour noir « Les rentes des travailleurs ». Cette dénonciation se double à partir de janvier 1911 – moins d’un an après la création du journal… – de la mise en place d’une clinique gérée par la Maison du peuple de Cherbourg, autrement dit par les délégués du Parti socialiste et de l’ensemble des syndicats de l’agglomération.

  • 4 Rebérioux M., « Mouvement syndical et santé. France, 1880-1914 », Mouvement ouvrier et santé. Une (...)

5Ce choix ne peut manquer de susciter l’étonnement. L’hôpital militaire de la Marine construit sous Napoléon III immédiatement au sud de l’arsenal, entre la ville-centre Cherbourg et sa banlieue ouvrière Équeurdreville, reçoit, outre les militaires des différentes armes cantonnés dans l’agglomération, les ouvriers de l’arsenal et leurs familles. L’hôpital-hospice, situé dans la partie orientale de la commune de Cherbourg et géré par la municipalité, accueille pour sa part tous les autres habitants de l’agglomération. Mais si la clinique syndicale constitue un défi, celui-ci est, plus qu’à ces deux établissements, lancé aux employeurs, signifiant à première vue qu’on n’attend plus d’eux la réparation des dégâts causés par l’activité économique. C’est aussi un engagement dans la gestion d’un problème connexe à l’activité salariée, traditionnellement hors du domaine d’intervention d’un syndicat, à une époque où la santé au travail est tenue pour quantité négligeable par presque tout le mouvement ouvrier4. Aussi s’agit-il pour nous ici d’examiner en quoi et comment la prise en charge par les syndicalistes des accidentés du travail devient un enjeu de l’affrontement social entre ouvriers et patrons. Après avoir dressé un tableau des accidents du travail touchant les ouvriers cherbourgeois avant 1914 et déterminé les origines de l’initiative syndicale de prise en charge des accidentés, on tentera d’en évaluer la portée réelle, en faisant la part du médical et du symbolique. Enfin, le dernier temps de cette étude sera consacré à l’analyse de l’impact de la clinique sur les rapports entre les militants ouvriers et leurs adversaires politiques et sociaux, et réciproquement.

Comment la clinique se met-elle en place ?

  • 5 AD Manche, 2 Z 322.
  • 6 Née M., Arsenal et activités associées, op. cit., p. 169-172.
  • 7 Il existe cinq directions au total. Les quatre autres sont celle des Travaux hydrauliques qui gère (...)
  • 8 Service historique de la Défense (SHD), 6 DD1, 484.

6Si la presse présente des traces prouvant la relative fréquence des accidents du travail à Cherbourg à la Belle Époque, il manque une documentation plus solide quant à leurs causes, conséquences et traitement. Les Archives départementales ne gardent ainsi en mémoire que trois dossiers, portant tous sur des accidents mortels dans les carrières de l’arrière-pays cherbourgeois5. L’arsenal est l’entreprise la mieux documentée6. Le relevé le plus complet, celui de l’année 1902, dénombre, pour la seule direction des Constructions navales7, 512 accidents sur un effectif de 3 700 ouvriers et apprentis8. Ces derniers en sont plus souvent victimes – on peut affirmer que la quasi totalité des 231 apprentis se blesse au moins une fois pendant sa formation – sans doute du fait du manque d’expérience. Entre 1909 et 1917, les accidents avec arrêt de travail de plus de trente jours se montent en moyenne chaque année à 28. La plupart d’entre eux sont des chutes. On compte par ailleurs environ un mort par an.

  • 9 Née, M., Arsenal et activités associées, op. cit., p. 164-168.
  • 10 Archives nationales, F7 12522, compte rendu anonyme du congrès des travailleurs des arsenaux, du 2 (...)
  • 11 Mars H., « Notes », La Presse de la Manche, 1958 et 1959, reproduit par Toupotte G., Équeurdrevill (...)

7Les rapports d’accident, obligatoires après 1906, dévoilent l’intérieur des ateliers et la vie sur les chantiers. On y travaille souvent dans une poussière mise en cause dans les maladies pulmonaires, sans circuit d’eau potable. Si les effets délétères sur la santé de divers composés chimiques commencent à être connus, on ne dispose que rarement de produits de substitution – si l’on en croit les ingénieurs de la Marine. Il faut ainsi attendre 1908 pour qu’un mélangeur en vase clos fabrique la peinture au minium en brassant l’huile support et les poudres de plomb que respiraient jusque-là les ouvriers chargés de préparer la mixture. Mais ceux qui prennent leur relais et appliquent la peinture jusque dans les espaces confinés, par exemple les compartiments de coque à double fonds, subissent aussi des intoxications. Au total, 250 ouvriers sont exposés chaque jour au risque d’« accident saturnin ». Et quand l’un d’entre eux est trop sévèrement atteint, il n’y a pas d’autre solution que de le déplacer dans un autre atelier9… À noter que dès son deuxième congrès en 1901, la Fédération des travailleurs de la Marine de l’État revendique l’arrêt de l’emploi de certains produits dont le minium de plomb et le vert de Schweinfurt10. Hippolyte Mars – principal dirigeant syndical de l’arsenal jusqu’en 1920 – relaie pour sa part la campagne du secrétaire de la fédération des ouvriers peintres Abel Craissac contre le blanc de céruse, non seulement via le syndicat, mais encore au sein du conseil municipal d’Équeurdreville, où il vient d’être élu11.

  • 12 SHD, 6 DD1, 435-7390, enquête sur la tuberculose dans les ports et établissements de la Marine de (...)
  • 13 Si les auxiliaires travaillent comme les autres huit heures par jour à partir de 1903, ils ne béné (...)

8On est frappé de voir figurer dans la liste des « vêtements de fatigue » distribués aux ouvriers des bouts de vieille couverture en lieu et place de tenues adaptées. La direction de l’arsenal se préoccupe de la santé du personnel, mais rationne le savon, de peur de voir les ouvriers le voler. Elle tient à empêcher la contamination des travailleurs par la tuberculose… en licenciant les malades, alors que de son propre aveu « bien souvent, la nature des travaux auxquels se livre l’ouvrier n’est pas étrangère au développement » de la maladie12. En 1900, 80 ouvriers de l’arsenal en décèdent. Pourtant, ils jouissent au final d’une situation plutôt enviable. Eux, au moins, bénéficient d’indemnités lorsqu’ils sont malades – dont le coût explique en partie la sollicitude de la direction pour leur santé. L’hôpital militaire de la Marine leur prodigue des soins gratuits, y compris lorsqu’ils font partie de la catégorie des auxiliaires et se voient privés d’une partie des dispositions liées au statut d’ouvrier d’État13.

  • 14 AD Manche, 2 Z 320, rapport du commissaire central au sous-préfet, 24 juin 1907. La presse passe l (...)

9Ce n’est donc pas du bastion syndical et matrice du mouvement ouvrier local que provient la clinique, mais du Syndicat du bâtiment, secteur où les travailleurs sont bien plus exposés aux aléas de la vie et du marché du travail. Au prix d’un fastidieux dépouillement des brèves que leur consacrent les différents titres de la presse locale, il serait sans doute possible d’avoir une vision plus précise des accidents de cette branche d’activité. Un recensement partiel des seuls cas mortels, basé sur les rapports de police et sur L’Avenir de la Manche, indique une moyenne d’un accident fatal par an au moins, donc pratiquement équivalente à celle de l’arsenal, alors que les effectifs du bâtiment n’approchent ceux du chantier naval qu’entre 1910 et 1913. Les carrières concentrent les deux tiers de ces événements, du fait des chutes de pierres et des projections dues aux tirs de mine. Mais notre connaissance est sans doute lacunaire. On ne connaît ainsi le triple accident de 1907 que parce qu’il provoque une courte grève, dont le but officiel n’est d’ailleurs pas l’amélioration des conditions de travail, mais la prise en compte de sa dangerosité par l’augmentation de dix centimes du salaire horaire14.

  • 15 « Accidents du travail », L’Avenir de la Manche, 20 octobre 1910.

10La clinique tire son origine d’un type d’accident précisément identifié : l’accident de décompression. L’article « Coups de pression » paru dans L’Avenir de la Manche du 13 juillet 1911 montre que les syndicalistes se sont approprié les connaissances scientifiques sur le sujet. Lors de la construction des fondations sous-marines de la digue du Homet, les tubistes descendent sous l’eau dans un caisson. La pression de l’air s’y élève. Les gaz se dissolvent dans les liquides, dont le sang, et, à l’intérieur du corps humain, dans ses tissus. La décompression trop brusque se traduit par un retour à l’état gazeux dangereux pour l’organisme et produit en outre un refroidissement du corps. Les dégâts sont invisibles mais violents, voire mortels. L’auteur de l’article cite nommément plusieurs ouvriers affectés par des séquelles graves. L’un boîte, l’autre souffre d’insuffisance pulmonaire. Là encore, ces séquelles sont perçues comme une conséquence inéluctable du travail, avec lesquelles il faut composer, mais contre lesquelles il n’y a rien à faire. À l’automne 1910, Alexandre Burnouf salue ainsi la reprise du travail des tubistes : « Voici que le grand caisson de l’entreprise Hersent fonctionne et les accidents vont être fort nombreux et généralement fort graves. Les coups de pression vont faire d’inévitables victimes15. »

  • 16 « Premiers succès », L’Avenir de la Manche, 16 mars 1911.
  • 17 « Grève des tubistes », L’Avenir de la Manche, 23 février 1911.

11Pourtant, le travail dans le caisson est recherché parce qu’il donne droit à une prime, que le syndicat ne cherche d’ailleurs pas à combattre mais au contraire à faire réévaluer. Après la tentative de lock-out patronal en mars 1911, un « camarade qui avait fait de la mauvaise besogne pendant la grève16 » se voit interdit de caisson par le syndicat pendant une période probatoire. C’est aussi un élément dans le rapport de force entre les tubistes et leur patron. « Le caisson n’est pas, lui, dans une excellente situation, et, si la grève se prolonge, il se pourrait fort bien que les frais d’entretien et de réparation soient beaucoup plus élevés que la dépense qui résulterait de l’augmentation des salaires revendiquée17 », se félicite ainsi le secrétaire du Syndicat du bâtiment.

  • 18 Viet V., Les Voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914, 2 tomes (...)
  • 19 Cette loi incite en effet fortement l’employeur à couvrir les risques d’accident par une assurance (...)
  • 20 « Crapule ! », L’Avenir de la Manche, 17 novembre 1910.

12La clinique a pour fonction d’accompagner les victimes d’accidents du travail. Ses concepteurs n’ont absolument pas pour ambition de pousser les patrons à limiter les risques professionnels. À cette époque du reste, ainsi que le note Vincent Viet, ceux-ci « [ressortissaient] à la logique probabilitaire qui considérait l’accident comme un événement doué d’une régularité statistique18 ». Ni le patronat, ni l’Inspection du travail – qui n’apparaît d’ailleurs pratiquement pas dans nos sources – ne considèrent la prévention comme une obligation sociale. L’horizon des relations sociales, vues du côté de l’employeur comme du côté de l’employé, se borne à la réparation de l’accident. En principe, l’organisation et le financement de celle-ci reviennent aux compagnies d’assurances. Il ne semble pas que les patrons du bâtiment, même les plus petits, cherchent à échapper à la recommandation contenue dans la loi du 9 avril 1898 de souscrire un contrat pour couvrir leurs salariés19. En revanche, ils forment leur propre société d’assurance coopérative, de sorte que chaque centime non versé aux victimes leur revient20.

  • 21 « Coups de pression », L’Avenir de la Manche, 13 juillet 1911.
  • 22 Ibid.

13D’une manière générale, les syndicalistes tirent dans leur journal à boulets rouges sur les assureurs, accusés de tout faire pour se dérober au versement tant des indemnités que des remboursements de frais médicaux. Ceux « qui restent affectés vers le poumon […], l’assurance les fera classer comme atteints de bronchite. Parlez-en à Birelli ! Est-ce des jambes qu’ils se plaignent ? Ceux-là seront atteints de rhumatismes21 ! » La nature même des lésions dues aux accidents de décompression prête à discussion, offrant une brèche dans laquelle s’engouffrent médecins et avocats, payés et mandatés les uns comme les autres par les assureurs. Et lorsque le lien entre l’infirmité et le passage dans le caisson ne souffre pas contestation, ils continuent de mettre des bâtons dans les roues des blessés en délivrant des certificats inadéquats, de sorte que l’indemnisation prend des allures de parcours du combattant. Au conseil juridique gratuit – que la Bourse du travail de Cherbourg fournit quasiment depuis ses débuts en janvier 1904 – s’ajoute avec la clinique un service médical qui en constitue le prolongement. De cette façon, l’organisation ouvrière est en mesure de rivaliser avec les compagnies d’assurances à chaque étape de la prise en charge des blessés. Elle traite plus efficacement les dossiers qui lui sont confiés parce que, suivant la recommandation du secrétaire du syndicat, « ils viennent […] sans attendre le jour où leur affaire est embrouillée au point que personne ne s’y connaît plus exactement22 ».

  • 23 « Bilan de fin d’année », L’Avenir de la Manche, 8 décembre 1910.

14Il faut ici présenter l’homme à l’origine de la clinique. Principal dirigeant du Syndicat du bâtiment d’août 1910 à août 1914, Alexandre Burnouf est primitivement ouvrier à l’arsenal. Faute de percer dans le Syndicat des travailleurs réunis de la Marine, il s’est rabattu sur la construction de l’Union des syndicats de la Manche, dont il anime, en tandem avec le secrétaire de la Bourse du travail de Cherbourg, son ami Léon Laurens, la plupart des conférences en dehors de l’agglomération. Mais c’est sur son propre lieu de travail que son activité finit par payer vraiment. Il syndique les maçons et terrassiers de passage dans l’enceinte militaire, à l’occasion des travaux du Homet notamment. Puis, lorsque ceux-ci passent dans un autre chantier, ils syndiquent à leur tour leurs collègues. À la fin de janvier 1911, le nombre des adhérents atteint le record de 1 947, « C’est la première fois […] que le syndicat du bâtiment a réussi à maintenir, en plein hiver, alors que les camarades ne travaillent pas en moyenne 3 ou 4 jours par semaine, un effectif aussi nombreux et aussi discipliné », constate le secrétaire23. Dans l’intervalle, la combativité ouvrière ascendante, en fait canalisée tant bien que mal par le syndicat, a conduit Burnouf à solliciter de ses camarades un salaire de permanent et quitter l’arsenal. Il jouit d’un crédit sans égal dans le mouvement ouvrier cherbourgeois, à l’exception de son alter ego de l’arsenal Hippolyte Mars. La modération de sa stratégie contraste avec la violence physique à laquelle son tempérament sanguin le conduit à céder de temps à autre, et à la violence symbolique de ses propos. Ces contradictions se combinent en réalité bien mieux qu’il n’y paraît, offrant aux ouvriers combatifs une tonalité radicale apte à susciter leur adhésion, et aux patrons un partenaire de négociation loyal dans ses engagements.

  • 24 Compte rendu de réunion du Syndicat du bâtiment, L’Avenir de la Manche, 17 novembre 1910.

15La capacité de travail hors du commun du secrétaire du bâtiment explique en grande partie la naissance de la clinique ; il en est pratiquement le fondateur unique. Son autorité – ou son autoritarisme ? – balaie tant les hésitations du trésorier Gosselin, réticent à engager les ressources de l’organisation, que les critiques, notamment celle des travailleurs municipaux. Leur syndicat, qui comprend quelques salariés de l’hôpital civil, mandate Laurens pour exiger que la gestion de la clinique revienne à la Bourse du travail, en vain24. L’établissement reste peu ou prou sous la férule de son créateur.

Envergure symbolique et envergure réelle de la clinique

  • 25 Marlène Née cite le chiffre de 55 000 consommateurs. Mais les recensements donnent pour les sept c (...)
  • 26 Quellien J., « Un milieu ouvrier réformiste : syndicalisme et réformisme à Cherbourg à la Belle Ép (...)
  • 27 Archives municipales de Cherbourg (AMC), 1 W 125.
  • 28 Dreyfus M., « Militantisme mutualiste et syndical : les trois âges », in Démelas M.-D., Militantis (...)

16Le projet de clinique s’enracine néanmoins dans un terreau favorable. Cherbourg est depuis longtemps acquis au mutuellisme, sous toutes ses formes. En 1904, 8 200 familles adhèrent à une coopérative de consommation, soit environ 32 000 des 67 000 habitants25, autrement dit près de la moitié d’entre eux, s’il s’agit bien d’adhésions uniques. On compte dix sociétés de secours mutuels dès la monarchie de Juillet. L’enquête nationale de 1903 en dénombre sept, cumulant – théoriquement, car on peut appartenir à plusieurs sociétés à la fois – 6 736 membres26, c’est-à-dire plus de 30 % des 22 000 sociétaires de Basse-Normandie. Enfin, le rapport municipal de 1909, sans doute plus précis car déterminant la clé de répartition des subventions allouée par la cité, compte pour sa part, dans l’ensemble de l’arrondissement de Cherbourg, pas moins de 11 674 adhérents27 ! Notons au passage que les effectifs des sociétés de secours mutuels dépassent largement ceux des syndicats, mais dans une proportion de « seulement » trois pour un au lieu de dix pour un dans l’ensemble du pays28. Les ouvriers cherbourgeois montrent par là un certain goût pour l’action collective, mais à la condition qu’elle bénéficie à l’individu.

  • 29 Cherbourg-Éclair, 24 janvier 1910.
  • 30 Croix de la Manche, 1er septembre 1898, cité par Quellien J., « Un milieu ouvrier réformiste… », ar (...)
  • 31 AMC, 1 W 125. Le livret des statuts de la société publié en 1913 stipule qu’« aucun sociétaire ne (...)
  • 32 AMC, 1 W 125.

17L’immense majorité de ces organismes sont dirigés par des notables de la gauche républicaine, voire directement par des industriels. Joseph Hamel, patron de la fonderie du même nom, dirige La Fraternelle. Cette coopérative de consommation de 4 790 sociétaires29 est si grande que ses employés disposent de leur propre société de secours mutuels. Le conseiller municipal radical Lanièce exprime sans détour lors de l’assemblée générale de la société qu’il préside, Les Distributeurs, le rôle de contre-feu qu’il entend faire jouer à la mutualité : « Gardons-nous bien des doctrines socialistes qui ne procurent d’autres résultats que de jeter la haine et la division parmi les citoyens. Si les ouvriers comprenaient leurs intérêts, ils s’attacheraient exclusivement à obtenir la solution des questions économiques qui les touchent de plus près30. » Les statuts de la société de secours mutuels des usines Simon Frères, fondée en 1895, donnent aux patrons un droit de veto sur à peu près tout et interdisent l’expression d’une quelconque opposition ouvrière dans les assemblées générales31. Ces structures représentent donc moins les prodromes d’une société plus juste que la soupape d’un système social inégalitaire. Le poids des initiatives ouvrières autonomes, sans être dérisoire, reste marginal. La coopérative de consommation La Prolétarienne rassemble au plus fort de son activité 10 % du total des sociétaires cherbourgeois. Elle connaît des revers car les militants socialistes qui l’ont créée lui font supporter – pas longtemps… – l’abondement d’une caisse de propagande. Certaines petites sociétés de secours mutuels, comme celle des ouvriers de la chaudronnerie du port, c’est-à-dire l’atelier de l’arsenal dédié à cette activité, sont dirigées par des ouvriers socialistes. Mais ni leur statut ni leur bilan ne les distinguent des autres32. Elles semblent en fait les vecteurs d’une certaine notabilité, moins par l’éventuelle rémunération du poste de secrétaire, que par la rétribution symbolique que confèrent les fonctions associatives.

  • 33 AMC, 1 W 125.
  • 34 « La jaunisse », L’Avenir de la Manche, 15 juin 1911.

18La clinique syndicale se donne à voir comme une œuvre de combat contre le patronat du bâtiment et ses assureurs, fruit de « l’organisation méthodique, raisonnée, d’organismes purement ouvriers, s’appliquant sans relâche à faire front à l’ennemi ». Il ne faut cependant pas prendre trop au pied de la lettre cette rhétorique guerrière, dont la finalité est d’abord de mobiliser les ouvriers. La clinique ne se positionne pas en concurrence avec toute la mutualité cherbourgeoise. Dès 1902, une pharmacie mutualiste a vu le jour à Cherbourg. Elle existe d’ailleurs toujours aujourd’hui. Tout blessé soigné à la clinique syndicale y est automatiquement inscrit. Cela témoigne de la volonté de Burnouf et ses camarades de s’insérer dans le tissu existant et relativise la portée de leurs diatribes. Toutefois, l’établissement médical de la Maison du peuple n’échappe pas à la compétition avec les sociétés patronnées par la bourgeoisie d’affaire du Cotentin. Or, force est de constater qu’il soutient honorablement la comparaison. La Société de secours mutuels des établissements Simon Frères est la plus efficace de toutes, tant qualitativement que quantitativement. En 1906, année la mieux connue grâce à un dossier de demande de subvention municipale, elle a aidé 155 des 300 sociétaires33. Dans sa première année d’existence en 1911, la clinique effectue quant à elle 1 684 consultations médicales, soit presque une par adhérent. Mais grâce au doublement des cotisations ouvrières par une quote-part patronale équivalente, la société des usines Simon indemnise en 1906 l’arrêt de travail de 88 malades, pour un total de 1 277 journées. La clinique est incapable d’une telle dépense. Burnouf raille même des syndicalistes « jaunes » qui prétendent lancer une caisse de secours contre la maladie. Pour lui, les vieilles sociétés cherbourgeoises s’en chargent déjà. Il est illusoire de prétendre rivaliser avec elles sans soumettre les adhérents à une lourde contribution34. Les militants ne cherchent pas à compenser le salaire perdu en cas de maladie ou d’accident, et pour cause : ils s’efforcent de faire attribuer à leurs mandants les demi-salaires de substitution ou les indemnités que leur doivent les compagnies d’assurances. Les sommes s’avèrent parfois importantes, relativement aux salaires pratiqués dans le bâtiment. Pour la perforation de ses tympans, l’ouvrier Pédron reçoit ainsi sur intervention du syndicat 1 140 francs, soit l’équivalent de la paie de 285 journées de travail. Le soin n’est donc qu’un rouage d’un dispositif plus vaste, intégrant les interventions juridiques, et dont l’objectif est de faire respecter les droits des travailleurs. De ce point de vue, la clinique syndicale œuvre sur un terrain trop différent de celui occupé par le reste de la mutualité pour réellement la concurrencer. Comme nous le verrons plus loin, la compétition avec un certain nombre d’acteurs locaux est avant tout politique.

  • 35 « Impressions de voyage », L’Avenir de la Manche, 8 mai 1914.
  • 36 Geslin C., Le Syndicalisme ouvrier en Bretagne jusqu’à la Première Guerre mondiale, Rennes, Éditio (...)

19La clinique syndicale de Cherbourg n’est pas une exception. Burnouf s’inspire de celle du Havre, qu’un militant du bâtiment de cette ville, Vallin, vient présenter en meeting le 6 novembre 1910. Le leader cherbourgeois entretient des rapports étroits avec l’orateur et ses camarades, notamment parce qu’en raison de la mobilité de la main-d’œuvre, Cherbourgeois et Havrais font circuler entre eux les mises à l’index de chantier. Burnouf relate en termes élogieux sa visite de la clinique syndicale de la rue Rollon35. Spacieux, doté de salles de consultation, d’opération et de bains, ce modèle ne sera jamais dépassé ni même atteint. Pourtant, celle de Cherbourg est loin d’être ridicule. Unique en Basse-Normandie, elle en remontre à celles de Bretagne. Claude Geslin compte une clinique à Rennes depuis l’automne 1907, une à Lorient en 1911, une autre à Saint-Nazaire en 1912 et deux à Nantes et Saint-Malo en 1913. L’établissement cherbourgeois est donc le troisième à voir le jour après ses homologues rennais et havrais, Il est en outre régulièrement cité en exemple à Brest. Après un an d’existence, 206 blessés, dont 182 ouvriers du bâtiment et 13 dockers y ont été soignés, quand la clinique de Nantes, la plus importante de Bretagne, traite 20 blessés en un trimestre d’existence36. La clinique cherbourgeoise satisfait donc une demande de soins mesurée mais réelle.

  • 37 « Maison du peuple », L’Avenir de la Manche, 15 décembre 1910.
  • 38 « À la maison du peuple », Le Réveil de Cherbourg, 26 janvier 1911. Le journaliste interroge Léon (...)

20Les trois plus belles salles de la Maison du peuple lui sont réservées. La première est pourvue de lectures, une autre aménagée en salle de pansement où officie une infirmière brevetée, et la dernière dédiée aux soins et consultations du médecin. Signe du rapport intime entre actes médicaux et recours juridiques, Burnouf conseille les ouvriers dans leurs démarches devant les tribunaux dans la pièce attenante37. Les consultations médicales ont lieu du lundi au samedi de 11 heures à midi et de 14 heures à 15 heures Dès le début, on envisage de recruter un spécialiste pour les radiographies et deux autres médecins. Ceux-ci consentent une remise de 35 % sur leurs honoraires à condition de ne payer aucune fourniture38. Ils n’intègrent donc pas un véritable régime salarié comme leurs confrères du Nord.

  • 39 L’Avenir de la Manche, 4 juillet 1912.
  • 40 Coftier P., L’Éveil d’un monde ouvrier. 1789-1919. Calvados, Cabourg, Cahiers du Temps, 1997, p. 1 (...)

21Le succès de la clinique doit beaucoup aux méthodes de son fondateur. Ce dernier met en œuvre la syndicalisation intégrale des chantiers, y compris au moyen de la « chasse aux renards », c’est-à-dire l’expulsion violente des récalcitrants. Muni d’un trésor de guerre conséquent, le syndicat peut attribuer à la clinique une part de chaque cotisation. En échange, l’adhérent reçoit une « carte de clinique » matérialisant l’accès aux soins gratuits. L’opération tient autant, sinon plus, du syndicalisme de service – il s’agit d’arrimer le syndiqué à son organisation par des « œuvres » utiles au quotidien – que de la contre-société utopique. « Village communiste ? Et après tout pourquoi pas ? […] Nous avons bien l’imprimerie communiste, la clinique communiste, le journal communiste, les soupes communistes, pourquoi ne continuerions-nous pas39 ? », s’exclame Burnouf lorsqu’il propose de bâtir avec les syndiqués des maisons ouvrières à proximité des principales carrières de l’agglomération. Mais il se comporte avant tout en gestionnaire avisé, « plus capitaliste que les patrons », jugent des cégétistes caennais après qu’il ait licencié les typographes de ladite « imprimerie communiste » pour insuffisance de travail40

Un outil politique local

22Bien qu’ils interdisent d’y faire de la politique, les dirigeants des organismes mutualistes s’appuient sur ceux-ci pour briguer des mandats ou prendre part aux luttes d’influence. Depuis novembre 1903, une alliance appelée « concentration républicaine, radicale et socialiste » administre la municipalité. Clef de voûte de l’alliance, le négociant Albert Mahieu devient maire grâce aux soutiens cumulés des militants ouvriers, auprès desquels il a gardé son aura de fondateur du premier groupe socialiste local, et de ces notables de gauche, mutualistes ou petits patrons, qui mesurent son crédit dans l’électorat populaire… et la consistance réelle – c’est-à-dire faible, voire nulle – de ses professions de foi socialisantes. Le nouveau maire utilise les subventions comme levier de sa politique, ouvrant d’un côté une Bourse du travail dont il confie les clés à des syndicalistes modérés, et favorisant de l’autre le regroupement des sociétés de secours mutuels ou le développement des patronages laïcs. Qu’ils récriminent ou qu’ils remercient, les responsables associatifs et syndicaux deviennent plus ou moins ses clients.

  • 41 Sur ces réseaux, Rainhorn J., « Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb… », art. cit., p. (...)

23À l’ouverture de la clinique syndicale sept ans plus tard, le « système Mahieu », qui a porté son chef à l’Assemblée nationale en 1906, donne des signes de faiblesse. Sur les instances de leur direction nationale, les membres de la SFIO présentent leurs propres candidats à partir de 1908. Si Hippolyte Mars incarne la réticence puis l’opposition à cette ligne, Alexandre Burnouf s’affirme pour sa part leader des révolutionnaires et dispute en vain le siège de député en 1910. C’est à l’occasion de cette campagne qu’il lance Le Travailleur socialiste et syndicaliste, rebaptisé L’Avenir de la Manche en août. La clinique est donc clairement marquée politiquement à l’extrême gauche, d’autant que le Syndicat du bâtiment auquel elle est adossée se démarque de celui de l’arsenal en relayant la propagande antimilitariste de la CGT et en menant la première vague de grève que connaît l’agglomération. Burnouf construit sa carrière syndicale en confrontation avec les dirigeants réformistes locaux. Dès lors, il n’est pas étonnant de le voir se tourner vers les syndicalistes révolutionnaires havrais plutôt que vers les réseaux socialistes réformistes pour trouver son inspiration41. Entre autres exemples, le leader national des typographes Auguste Keufer et son homologue chez les peintres Abel Craissac, lorsqu’ils viennent en janvier 1905 célébrer le premier anniversaire de la Bourse du travail cherbourgeoise, prennent clairement position contre les jeunes radicaux et pour la vieille garde modérée.

  • 42 « L’inauguration de la Maison du Peuple », L’Avenir de la Manche, 23 septembre 1913.
  • 43 « Sollicitude intéressée », L’Avenir de la Manche, jeudi 6 juillet 1911.

24La clinique syndicale se distingue des autres sociétés mutualistes d’abord par son indépendance. Elle ne perçoit aucune subvention. En septembre 1913, elle emménage même dans une nouvelle Maison du peuple, dont les locaux sont non plus prêtés par la mairie, mais en partie achetés, en partie bâtis par les syndiqués. « Il fallait mettre les ouvriers chez eux », commente Burnouf lors de la fête d’ouverture42. Qu’il en soit la cause ou la conséquence, ce séparatisme ouvrier s’inscrit dans une opposition au monde bourgeois, et en premier lieu aux patrons. « Les premiers ouvriers assez courageux pour venir à la Maison du Peuple ont été congédiés, d’autres ont dû traduire leur patron devant la justice pour obtenir paiement de ce qui leur était dû. Le docteur était en butte à toutes sortes de tracasseries43. » Car le « syndicat de l’ordre médical » n’est pas en reste. Contacté à l’automne 1910 pour prendre part au projet, il interdit à ses membres d’y collaborer. C’est un médecin militaire en retraite, le docteur Delisle, qui brave le premier l’oukase. Il est suivi d’un certain docteur Monnot, que remplace ensuite le docteur Legras. Ce dernier, médecin chef du bureau de bienfaisance, côtoie dans cette instance municipale le secrétaire de la Bourse du travail Léon Laurens. Ce dernier l’aura sans doute recruté.

  • 44 Archives municipales de Cherbourg, 1 W 125, lettre du président de la société de secours mutuels « (...)
  • 45 « En état de reprendre son travail ? », numéro du jeudi 22 février 1912. Burnouf met le médecin au (...)
  • 46 « Sollicitude intéressée », op. cit.

25En 1907, les avocats et élus municipaux Féron et Delagarde avaient défendu gratuitement la pharmacie mutualiste attaquée en justice par le Syndicat des pharmaciens de la Manche. Cela avait assis leur notoriété, sinon dans les classes populaires, du moins dans les milieux militants44. Mais dans les procès intentés par les victimes d’accidents non indemnisées, le même Delagarde plaide pour la compagnie d’assurances « Union et le phénix espagnol ». Il utilise à cette fin les certificats établis par le médecin attitré de la compagnie en question… qui n’est autre que son colistier le docteur Bourgogne. En septembre 1911, Delagarde, devenu maire à la faveur de la démission de Mahieu, réprime le mouvement des femmes d’ouvriers contre la vie chère. Organisées par Laurens et Burnouf en syndicat de consommateurs, celles-ci tentent d’imposer un tarif maximum pour les œufs et le beurre. Or, Delagarde est aussi l’avocat de la famille Bretel, propriétaire d’une laiterie et d’une maison de commerce, dont les membres sont traités d’« accapareurs » dans les réunions publiques organisées par la CGT. L’Avenir de la Manche pourfend la collusion des notables, accuse Bourgogne de rédiger des avis sans visiter le malade45 et de monnayer auprès des assureurs la réputation d’« ami du peuple » que lui vaut dans les quartiers pauvres son étiquette politique46. La querelle dégénère en plein conseil municipal. Le médecin agresse en effet un colistier radical-socialiste… qui n’est autre que l’avocat de la Bourse du travail, Léon Agneray. Dans la crise de la gauche cherbourgeoise, la clinique incarne la rupture entre les notables et une partie des milieux ouvriers.

  • 47 « Scandale de l’Hôpital-hospice », L’Avenir de la Manche, mardi 14 janvier 1913.
  • 48 « Mœurs de sauvage ! », L’Avenir de la Manche, 16 mai 1912.
  • 49 « Lettre ouverte au directeur de l’Hôpital Maritime », L’Avenir de la Manche, 30 avril 1911.

26Cependant, Burnouf ne vise pas spécialement les politiciens républicains de gauche. Il mène une campagne tout aussi virulente contre un autre médecin, le docteur Hubert, qui profite de sa position à l’hôpital municipal pour y faire soigner aux frais de l’établissement, donc du contribuable, les blessés des Carrières de l’ouest47. En outre, la clinique assoit également à l’inverse la bonne réputation des socialistes dans les classes aisées. Burnouf rapporte une conversation surprise entre deux médecins militaires par un militant : « après tout, les ouvriers ont le droit de se défendre […], ils ont raison de le faire sur tous les terrains48 ». Un an plus tôt, il leur reprochait de laisser leurs homologues des compagnies d’assurances extorquer la signature des accidentés soignés dans l’hôpital militaire de la Marine au bas de certificats frauduleux, voire de fabriquer ces faux eux-mêmes49. Avec l’aide d’Agneray, les cégétistes contestent systématiquement devant les tribunaux d’instance les procédures d’indemnisation litigieuses. Le service médical de la Bourse du travail prend sa part de cette stratégie, en fournissant pour chaque ouvrier les certificats nécessaires.

État des procès

Gagnés

Perdus

En cours

total

Nombre de procès

66

4

12

82

  • 50 « Notre service judiciaire en 1913 », L’Avenir de la Manche, 30 décembre 1913.

Tableau 1 – État des procès engagés entre juin 1912 et décembre 191350.

Cause des procès

Indemnisation d’un accident

Salaire

Défense d’un militant

Non précisée

Nombre de procès

58

15

4

5

  • 51 Ibid.

Tableau 2 – Cause des procès51.

Partie adverse

Bâtiment (dont Hersent)

Carrières de l’ouest

Mines (dont métallurgie arsenal)

Non identifiée

Nombre de procès

48 (25)

8

11 (3)

15

  • 52 Ibid.

Tableau 3 – Partie adverse52.

  • 53 « Le Congrès des accidentés du travail », L’Avenir de la Manche, 4 novembre 1913.
  • 54 Dreyfus M., « Militantisme mutualiste et syndical… », art. cit., p. 250-252.
  • 55 « Révolution pacifique », L’Avenir de la Manche, 3 décembre 1912.

27Le bilan grossit sans doute les succès, puisqu’il met à son actif la moindre rente patronale versée à un ouvrier blessé. Pour autant, les syndicalistes acquièrent une réelle compétence en matière de droit du travail. La CGT vient tout juste de tenir un congrès des accidentés du travail en réponse à l’interdiction des ristournes médicales – dans laquelle Burnouf dénonce une attaque cachée contre les cliniques ouvrières. Le secrétaire syndical du bâtiment y a rencontré d’autres militants, notamment les médecins Jamart et Doizy des Ardennes et Verhaeghe de Lille. Il est difficile de dire quelle part des débats lui est revenue. Le congrès ne rassemble que vingt-quatre délégués. Connaissant la verve et l’énergie du bouillant syndicaliste, on l’imagine difficilement assister passivement aux échanges… Le député Albert Mahieu reconnaît en tout cas sa compétence en lui demandant un rapport sur les travaux de la CGT pour le cas où la loi de 1898 viendrait à être rediscutée au Parlement53. Il perçoit sans doute derrière le visage public de l’énergique militant révolutionnaire l’administrateur avisé, partenaire potentiel de la puissance publique54. Lors du congrès, Alexandre Burnouf a œuvré au sein de la commission chargée de formuler des amendements à la loi de 1898 sur le libre choix du médecin. Il y a sans doute exposé sa tentative, au mois précédent, de faire inscrire dans le contrat collectif du bâtiment non seulement cette liberté – ce qu’il obtient : ça ne coûte rien de s’engager à respecter la loi… – mais encore l’engagement patronal de payer à temps les demi-salaires de substitution. Il a peut-être également discuté des moyens de développer les cliniques syndicales. Burnouf a en effet ouvert depuis le début de l’année 1913 les consultations aux familles ouvrières, moyennant cotisation à un nouvel organisme, l’Intersyndicale55. La cotisation, si elle ne prend pas en charge les médicaments, donne quand même un accès illimité et gratuit aux consultations. Le gestionnaire Burnouf s’assure ainsi une clientèle captive avec laquelle il peut rentabiliser l’investissement dans le matériel. Ironie paradoxale, le combat pour la liberté de choix du médecin l’amène à militer pour que les travailleurs n’aillent voir que celui de la Maison du peuple…

  • 56 Peretz P., « Race et santé dans l’Amérique contemporaine. Entretien avec Alondra Nelson », La Vie (...)

28Mise en place pour soigner les victimes d’accident du travail, la clinique syndicale de Cherbourg ne remplit cet objectif qu’en partie. Les deux hôpitaux de l’agglomération continuent de soigner la majorité des blessés. Elle représente néanmoins un accès aux soins pour les ouvriers et leurs familles, et au-delà l’affirmation de la volonté des soutiers du système de prendre en main leurs affaires. De ce point de vue, l’initiative relève de la posture, de l’interpellation politique. Et son impact, plus diffus, ne peut être cerné aisément. Osons une comparaison téméraire, avec le programme d’accès aux soins pour la communauté noire des États-Unis mis en place par les Black Panthers à la fin des années 1960. Si leurs distributions de nourriture gratuite ont réellement fait reculer la faim dans certains ghettos, leurs dispensaires n’ont jamais remplacé les hôpitaux publics. En revanche, ils ont facilité l’accès des Noirs à ces derniers, y compris en modifiant la perception par le corps médical – alors largement composé de Blancs – de la situation, en rendant visibles les discriminations institutionnelles56. À une échelle bien plus modeste, c’est un peu ce qui se joue dans le changement d’attitude des médecins militaires, basculant du mépris ou de l’hostilité dans une neutralité plus ou moins bienveillante.

  • 57 Hatzfeld H., Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Paris, Armand Colin/Presses universit (...)

29Mais un abîme sépare les deux époques, bien plus profond qu’un simple intervalle de cinq à six décennies. La clinique syndicale reste sans effet sur la dangerosité du travail. Les accidents ne diminuent qu’à mesure que s’achèvent les chantiers les plus périlleux. Rien ne permet non plus d’affirmer qu’elle ait favorisé la prise en compte par les syndicalistes des problèmes de santé ou de sécurité au travail. Les plus engagés n’ont pas attendu la clinique pour lutter contre la morbidité ou la nocivité des processus de travail. En réalité, la clinique ne peut être isolée du reste du dispositif par lequel Alexandre Burnouf et ses camarades contestent sur tous les plans la domination patronale. Sans la vague de grèves – avant tout salariales, rappelons-le – les syndicalistes n’auraient pas eu les moyens humains et financiers de la créer et l’installer dans la Maison du Peuple de la rue du faubourg. À l’inverse, sans ce dispensaire, les recours juridiques auraient été plus malaisés, peut-être plus incertains, en tout cas moins nombreux. In fine, on peut se demander si la clinique syndicale de Cherbourg ne s’insère pas dans cette « lutte contre l’incertitude de l’existence ouvrière » sur laquelle Henri Hatzfeld attirait l’attention il y a déjà plus de quarante ans57, quand bien même cela n’apparaît pas clairement formulé dans nos sources.

  • 58 Dans les années trente, Alexandre Burnouf brigue à nouveau un mandat syndical… aux élections consu (...)

30En déployant son activité tous azimuts, le Syndicat du bâtiment conquiert un certain droit de cité, un certain respect de la part des acteurs majeurs de l’agglomération, notables politiques ou personnalités du monde des affaires. On apprécie ou on déteste son secrétaire, mais on n’ignore ni sa puissance, ni à quel point la clinique y concourt. Les militants ouvriers chrétiens s’en souviennent lorsque, au lendemain de la Grande Guerre, ils créent à leur tour dans la Maison du peuple catholique un service médical gratuit. À cette date, la clinique cégétiste existe toujours. On sait qu’elle emploie deux médecins en janvier 1922. Au-delà, elle ne laisse plus de traces dans les archives. C’est pourtant le moment où les « œuvres » chères à Burnouf se multiplient. La Maison du peuple fonde une série de coopératives pour la gestion desquelles le dirigeant syndical abandonne peu à peu ses mandats, entamant sa lente métamorphose en patron. Mais il s’agit d’une autre histoire58

Notes

1 Archives départementales de la Manche (AD Manche), 2 Z 320, plusieurs rapports de police mentionnent l’avancée des travaux en 1908 et 1909. Voir également le chap. III de la première partie de la thèse de doctorat de Née M., Arsenal et activités associées. Les industries militaires à Cherbourg, 1900-1939, thèse d’histoire sous la direction de J.-P. Daviet, université de Caen, 2008, p. 356-486.

2 AD Manche, 2 Z 320, rapport du 26 avril 1909.

3 Bibliothèque municipale de Cherbourg. La collection complète de la première série, d’août 1910 à juin 1915, constitue une source remarquable.

4 Rebérioux M., « Mouvement syndical et santé. France, 1880-1914 », Mouvement ouvrier et santé. Une comparaison internationale, numéro spécial de Prévenir, no 18, 1989, p. 15.

5 AD Manche, 2 Z 322.

6 Née M., Arsenal et activités associées, op. cit., p. 169-172.

7 Il existe cinq directions au total. Les quatre autres sont celle des Travaux hydrauliques qui gère les infrastructures du port militaire et du chantier naval, celles de l’Artillerie navale, de l’Intendance maritime et du Service de santé, c’est-à-dire l’hôpital maritime.

8 Service historique de la Défense (SHD), 6 DD1, 484.

9 Née, M., Arsenal et activités associées, op. cit., p. 164-168.

10 Archives nationales, F7 12522, compte rendu anonyme du congrès des travailleurs des arsenaux, du 26 juin au 1er juillet 1901.

11 Mars H., « Notes », La Presse de la Manche, 1958 et 1959, reproduit par Toupotte G., Équeurdreville-Hainneville, 1889-1989. La vie locale à travers la presse, 2 tomes, Cherbourg/Octeville, imprimerie Lecaux, 2009, t. 2, p. 529. Au sujet de la stratégie d’Abel Craissac, associant mobilisation syndicale et extra-syndicale dans la lutte contre la peinture au plomb, voir Rainhorn J., « Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb. Stratégie syndicale, expérience locale et transgression du discours dominant au début du XXe siècle », Politix, vol. 23, no 91, 2010, p. 9-26.

12 SHD, 6 DD1, 435-7390, enquête sur la tuberculose dans les ports et établissements de la Marine de 1903. Cité par Née, M., Arsenal et activités associées, op. cit., p. 157-159.

13 Si les auxiliaires travaillent comme les autres huit heures par jour à partir de 1903, ils ne bénéficient pas d’une pension de retraite à partir de l’âge de cinquante ans.

14 AD Manche, 2 Z 320, rapport du commissaire central au sous-préfet, 24 juin 1907. La presse passe l’affaire sous silence.

15 « Accidents du travail », L’Avenir de la Manche, 20 octobre 1910.

16 « Premiers succès », L’Avenir de la Manche, 16 mars 1911.

17 « Grève des tubistes », L’Avenir de la Manche, 23 février 1911.

18 Viet V., Les Voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914, 2 tomes, Paris, CNRS, 1994, t. 1, p. 172-173.

19 Cette loi incite en effet fortement l’employeur à couvrir les risques d’accident par une assurance, mais elle ne l’y oblige pas. Voir Viet V., Les voltigeurs de la République, op. cit., t. 1, p. 173.

20 « Crapule ! », L’Avenir de la Manche, 17 novembre 1910.

21 « Coups de pression », L’Avenir de la Manche, 13 juillet 1911.

22 Ibid.

23 « Bilan de fin d’année », L’Avenir de la Manche, 8 décembre 1910.

24 Compte rendu de réunion du Syndicat du bâtiment, L’Avenir de la Manche, 17 novembre 1910.

25 Marlène Née cite le chiffre de 55 000 consommateurs. Mais les recensements donnent pour les sept communes de l’agglomération 65 379 habitants en 1901 et 68 294 habitants en 1906.

26 Quellien J., « Un milieu ouvrier réformiste : syndicalisme et réformisme à Cherbourg à la Belle Époque », Le Mouvement Social, no 127, Paris, 1984, p. 65-88.

27 Archives municipales de Cherbourg (AMC), 1 W 125.

28 Dreyfus M., « Militantisme mutualiste et syndical : les trois âges », in Démelas M.-D., Militantisme et histoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 247-259, p. 251.

29 Cherbourg-Éclair, 24 janvier 1910.

30 Croix de la Manche, 1er septembre 1898, cité par Quellien J., « Un milieu ouvrier réformiste… », art. cit., p. 69.

31 AMC, 1 W 125. Le livret des statuts de la société publié en 1913 stipule qu’« aucun sociétaire ne doit prendre la parole sans l’avoir obtenue du Président. Tout sociétaire qui troublerait la réunion pourrait être passible d’une amende ». La première édition des statuts ne mentionne pas les assemblées générales : elles n’existent tout simplement pas…

32 AMC, 1 W 125.

33 AMC, 1 W 125.

34 « La jaunisse », L’Avenir de la Manche, 15 juin 1911.

35 « Impressions de voyage », L’Avenir de la Manche, 8 mai 1914.

36 Geslin C., Le Syndicalisme ouvrier en Bretagne jusqu’à la Première Guerre mondiale, Rennes, Éditions Espace-Écrit, 3 vol., 1990, t. 2, p. 528.

37 « Maison du peuple », L’Avenir de la Manche, 15 décembre 1910.

38 « À la maison du peuple », Le Réveil de Cherbourg, 26 janvier 1911. Le journaliste interroge Léon Laurens.

39 L’Avenir de la Manche, 4 juillet 1912.

40 Coftier P., L’Éveil d’un monde ouvrier. 1789-1919. Calvados, Cabourg, Cahiers du Temps, 1997, p. 107.

41 Sur ces réseaux, Rainhorn J., « Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb… », art. cit., p. 20-21. En outre, le licenciement des typographes de l’imprimerie de l’Union des syndicats de la Manche par Alexandre Burnouf creuse un peu plus le fossé entre ce dernier et Auguste Keufer.

42 « L’inauguration de la Maison du Peuple », L’Avenir de la Manche, 23 septembre 1913.

43 « Sollicitude intéressée », L’Avenir de la Manche, jeudi 6 juillet 1911.

44 Archives municipales de Cherbourg, 1 W 125, lettre du président de la société de secours mutuels « La solidarité gérant la pharmacie », Le Marchand, au maire Albert Mahieu, 18 août 1907. Il invite Mahieu à présider la cérémonie de remerciement des avocats.

45 « En état de reprendre son travail ? », numéro du jeudi 22 février 1912. Burnouf met le médecin au défide le poursuivre pour diffamation et demande au procureur combien de temps il va laisser la compagnie bafouer la loi aussi ouvertement.

46 « Sollicitude intéressée », op. cit.

47 « Scandale de l’Hôpital-hospice », L’Avenir de la Manche, mardi 14 janvier 1913.

48 « Mœurs de sauvage ! », L’Avenir de la Manche, 16 mai 1912.

49 « Lettre ouverte au directeur de l’Hôpital Maritime », L’Avenir de la Manche, 30 avril 1911.

50 « Notre service judiciaire en 1913 », L’Avenir de la Manche, 30 décembre 1913.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 « Le Congrès des accidentés du travail », L’Avenir de la Manche, 4 novembre 1913.

54 Dreyfus M., « Militantisme mutualiste et syndical… », art. cit., p. 250-252.

55 « Révolution pacifique », L’Avenir de la Manche, 3 décembre 1912.

56 Peretz P., « Race et santé dans l’Amérique contemporaine. Entretien avec Alondra Nelson », La Vie des idées, 21 février 2012 [http://www.laviedesidees.fr/Race-et-sante-dans-l-Amerique.html]. Voir également Nelson A., Body and Soul: The Black Panther Party and the Fight Against Medical Discrimination, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2011.

57 Hatzfeld H., Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Paris, Armand Colin/Presses universitaires de Nancy, 2004 (1re éd. 1971), p. 25 et suiv.

58 Dans les années trente, Alexandre Burnouf brigue à nouveau un mandat syndical… aux élections consulaires. Il s’est peu à peu approprié les coopératives de la Maison du peuple en se les faisant affermer par l’Union des syndicats de la Manche, puis en rachetant le capital à celle-ci. Vabre N., Le Mouvement ouvrier à Cherbourg, 1890-1958. Dynamique des organisations et de la conflictualité sociale, thèse de doctorat, Le Havre, 2015, p. 334-338, 456, 485-487 et 538.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search