1Prenons le titre de ce colloque pour ce qu’il donne à entendre : en établissant un lien entre la « citoyenneté républicaine » et « l’épreuve des peurs », il ne fige pas la réflexion dans un sens unique, mais suggère, certes subtilement mais réellement, une interaction entre les deux notions. On peut bien sûr entendre dans ce titre l’idée d’une citadelle assiégée, ce que suggère au fond l’affiche du colloque : dès lors, Marianne se résout à utiliser sans faiblesse la hache vengeresse contre des ennemis clairement identifiés – les patrons, les colons, les militaires, les magistrats et même des enseignants dont le caractère religieux et plus spécifiquement jésuite est clairement suggéré pour peu qu’on remonte ce bras tentaculaire en forme d’appendice nasal… Par parenthèse, on comprend de suite que, pour paraphraser le président du Conseil de l’Instruction publique mis en place dans l’Espagne du roi Joseph, le libéral Manuel José Quintana, « celui qui enseigne domine », et que l’enjeu éducatif est central dans la guerre que se livrent Église et République1. Cela posé, modérons, voire renversons le propos : de quelle République s’agit-il, sous le crayon de Lange Gabriel, dessinateur et caricaturiste dont le dessin intitulé « La pieuvre de Loyola » est publié dans ce journal au nom explicite qu’est La Calotte ? À y regarder de près, l’ennemi de Marianne est unique : le jésuite, ce qui inscrit la République dans une longue tradition de dénonciation anti-jésuite, les disciples de Loyola étant présentés depuis Béranger comme incompatibles avec l’esprit des Lumières, quelle que soit par ailleurs la nature du régime – d’aucuns, cependant, parmi les penseurs de la Contre-Révolution, les ont, de manière improbable, amalgamés aux religions minoritaires, aux francs-maçons, aux jansénistes, aux philosophes pour en faire les fauteurs de la Première République. Mais, clairement, le dessin suggère que le colon, le magistrat, le militaire, le patron sont susceptibles de récupération, de républicanisation, pourrait-on dire.

2Disons-le sans malignité aucune : la vision de cette République anticléricale telle qu’elle s’épanouit dès les années 1880 pour atteindre son acmé vers 1905-1906 apparaît quelque peu réductrice. Certes, elle suggère que la peur doit changer de camp : mais cette représentation n’illustre-t-elle pas aussi une fragilité persistante de Marianne plus de trente ans après sa troisième fondation ? Les doutes et même les peurs qui l’assaillent sont-ils vraiment vaincus, si elle doit encore et toujours mobiliser l’opinion publique et les médias autour d’un cliché éculé (« le cléricalisme, voilà l’ennemi »), quitte à repousser à l’arrière-plan la question sociale ? Élargissons le propos : de la I^re à la V^e, la République peut-elle exister sans mobiliser quasiment en permanence une ou des figures de l’ennemi, comme si sa légitimité même restait en suspens, comme si son accouchement aux forceps en septembre 17922, au cœur de la guerre européenne et des soulèvements intérieurs, était sans cesse rejoué ? À cet égard, le martèlement par le gouvernement actuel de la nécessité de réaffirmer les « valeurs républicaines » comme ciment de la nation depuis les événements de janvier 2015 résonne curieusement avec des propos comparables, à défaut d’être identiques, qui étaient tenus, par exemple, au moment des attentats anarchistes des années 1890. Rien ne serait donc jamais acquis ? Seul un climat de peur serait-il propice à une forme de communion républicaine permettant de dépasser les clivages, voire les fractures de la société française, et les dangers internationaux ? On peut bien sûr absoudre la République en rappelant que tous les régimes politiques au XIX^e siècle, de la Restauration au Second Empire, en passant par la monarchie de Juillet, ont su mobiliser la peur pour réduire ou tenter de réduire la légitimité de leurs adversaires politiques érigés, pour l’occasion, en ennemis.

3Que nous ont appris ces deux journées de colloque ? Tout d’abord, comme le présupposait l’un des axes retenus pour cette rencontre, que la peur relève d’une stratégie dont l’usage même est révélateur d’une volonté d’ériger une frontière plus ou moins étanche entre le citoyen républicain et un Autre à l’identité changeante, mais clairement a-républicain ou dé-républicanisé. Ce qui aboutit au rêve d’un homme nouveau, immaculé, apte à acquérir les seules valeurs civiles et civiques positives ; ou, dans les moments de crise républicaine, à une forme d’expulsion de la Cité – ainsi que le postule le deuxième axe du colloque – avec, comme conséquence finale, une possible mise à mort, symbolique ou réelle, de l’« a-citoyen ». Cet ostracisé de l’intérieur, qui est nécessaire à l’affirmation d’une identité civique partagée, peut s’inscrire dans un inatteignable horizon d’attente (l’anarchiste, le socialiste, le communiste), se faire le chantre de la violence ligueuse, antisémite, xénophobe. Mais ses figures multiples débordent le cadre de la sphère politique, englobent les représentations des asociaux qui peuplent les « bas-fonds » et plus largement tous ceux qui échappent à la norme sociale : entre « peurs sociales » et « péril social », comme le postule le troisième axe du colloque. Ces « populations à risque », dont Annie Stora-Lamarre a traqué la présence dans ce qu’elle appelle joliment les « archives de la peur3 », s’inscrivent dans « le registre noir des malheurs du temps, qui s’accompagnent d’une promotion sans précédent de l’intériorisation de la conscience morale4 ». Les figures de la prostituée, du criminel, et plus encore du récidiviste, ou celle de l’étranger, de l’espion, nourrissent un imaginaire de la peur qui pose la question de leur compatibilité avec la morale républicaine. Le point est capital dans la mesure où, à la différence des I^re et II^e Républiques, à la durée de vie trop courte, la iii^e va donner une réponse juridique à ces figures de « l’immoralité ». Portée par des juristes républicains, comme René Bérenger ou Raymond Saleilles, influencée par la philosophie d’Alfred Fouillée, qui postule la conciliation de l’ordre, de la responsabilité individuelle et de la liberté, ou de Charles Renouvier, auteur d’un Manuel républicain de l’homme et du citoyen5, la « Cité morale du droit » est conçue à la fois comme une forme de protection des « faibles » ou des « incapables » de la République et comme un bouclier au service de la société menacée par ces individus6.

4Prenons garde, toutefois, de considérer que ces figures-repoussoirs instrumentalisées pour produire une rhétorique de la peur sont fixées de manière intangible. L’un des apports de ce colloque a précisément été de montrer combien elles sont changeantes et variées – encore n’en a-t-on abordé, faute de temps, qu’un nombre restreint. On aura remarqué aussi combien la symbolique des costumes, des mines et des couleurs, accompagne ces mots de la peur qu’inventent ou enflamment des orateurs de plus en plus professionnalisés – quand même ils ne sont pas entonnés par des comédiens. Au-delà des réinvestissements sémantiques, de la brutalité des slogans, des impressionnantes moustaches de la soldatesque, le rouge, le blanc, le noir sont les harmonies privilégiées des ralliements ou des réprouvés ; mais on aurait aussi pu croiser la figure répulsive du « jaune », ce syndicaliste qui trahit les siens comme lors des grèves du Creusot, ou du « vert » – ainsi des « verdets » aux couleurs du comte d’Artois. Changeants aussi sont les lieux de cette peur. Sans surprise, les assemblées républicaines sont soumises à plusieurs reprises, en particulier lors des « journées » révolutionnaires, à des pics anxiogènes, du printemps 1793 au 15 mai 1848, voire lors de l’attentat de Vaillant le 9 décembre 1893. Leurs silences, leurs débats, transfigurés par les épurations, parfois bridés par les craintes individuelles, quelquefois conduits par les effrois collectifs, comme leurs décisions, leurs interprétations, leurs solutions d’exception, en disent long sur les émois des députés de la nation. Mais, c’est bien la rue qui concentre la peur. Des massacres de Septembre à la Commune de Paris, la crainte du fratricide hante la rhétorique politique. Le « compagnon », le « camarade » n’unissent-ils pas plus fortement que le citoyen, jusque dans la clandestinité contrainte ? La guerre civile serait-elle une fatalité républicaine ? La démocratie sous sa forme parlementaire, fondée sur la légitimité de la majorité et donc du nombre, serait-elle par essence impuissante à endiguer toute forme de protestation violente ? Le recours aux urnes serait-il insuffisamment émancipateur pour repousser le fusil et la bombe au magasin des accessoires voués à la disparition ? Les images de propagande, la presse en plein développement, encourageraient-elles à ces affrontements ? On peut saisir à l’œuvre, de Tocqueville à Ostrogorski, l’expression d’une « peur du nombre » qui, assimilant non sans raison République, démocratie et suffrage universel, considère le corps électoral non comme un corps civique, mais comme une « foule confuse » ou une « masse confuse » d’autant plus dangereuse qu’elle exerce soit un « choix aveugle », soit un choix intéressé7. La domestication des foules, étudiée par Susanna Barrows8, s’inscrit bien dans cette volonté républicaine de pacifier les usages politiques de l’espace public. Ces préventions, au fond, qui font peu de cas des causes défendues et de la sociologie du militantisme, en rejoignent de plus voltairiennes, reprises en 1789 par Mirabeau, entre autres, à l’heure de discuter du droit de vote, ou par les Amis des Noirs lorsqu’il faut envisager un processus d’émancipation des esclaves : peut-on être pleinement citoyen sans, au préalable, avoir acquis l’éducation indispensable à la raison individuelle ? Les décrets qui suivent l’abolition de 1848 portent une mémoire vive de ces préoccupations en même temps qu’ils cherchent à réhabiliter la valeur du travail, maculée par la servitude, en des décennies de tensions sociales permanentes.

5Allons plus loin : ce que pose comme question la relation entre citoyenneté républicaine et épreuve des peurs ne relève-t-il pas de l’infranchissable frontière entre des champs disciplinaires qui ne prennent sens que les uns par rapport aux autres ? La spécificité de la République, d’un débat constitutionnel à l’autre, d’un modèle et d’un échec à l’autre, relève d’une intention clairement énoncée de lier ensemble politique, morale et droit dans un creuset propre à créer un homo republicanus. Celui-ci sera enfin débarrassé à la fois de son aspect anxieux et de son aspect anxiogène – non, pourtant, sans la persistance d’anti-modèles, à l’instar des théories du « criminel-né » de Cesare Lombroso, ou de l’exaltation de la violence sociale comme seule voie réellement révolutionnaire, à la manière de Georges Sorel. Mais, incontestablement, il est bien un « moment républicain » qui, dépassant les clivages idéologiques, entend participer à l’affirmation d’une citoyenneté républicaine tout à la fois englobante – elle inscrit le sujet dans une totalité républicaine – et sélective – rejetant les valeurs incompatibles avec la République et ceux qui les professent. Quant à la généalogie de ce « moment républicain fin de siècle », jusqu’où la faire remonter ? À la Convention nationale ? À 1848 ? Ou à des périodes intermédiaires qui, bien que, et plus encore parce que non républicaines, ont constitué d’intenses moments de débats sur la définition d’une République apaisée et apaisante ? On suggère trois moments clés pour saisir ces temps de maturation républicaine, avec le souci de combattre la peur d’un devenir républicain présenté par ses adversaires comme le temps de la guerre civile : la réaction thermidorienne et le Directoire, fondant leur légitimité sur l’association des élus et des savants (d’où la fondation de l’Institut des sciences morales et politiques), du suffrage censitaire et de la Raison, pour mieux dénoncer les valeurs de la sans-culotterie et la Terreur, à laquelle plusieurs des représentants du peuple ont cependant activement participé ; les années 1830-1840, où la famille républicaine expose ses divisions sans se déchirer, et s’approprie un passé républicain à peine refroidi, y compris ses moments les plus violents ; et les années 1860-1870, dont Philip Nord a montré toute l’importance en termes de « cristallisation d’une synthèse républicaine », pour reprendre l’analyse de Jean El Gammal9. Il est bien sûr des résistances, situées aux deux extrémités de la palette idéologique, et la « gueuse » est soumise aux héritages d’une révolution jamais terminée, d’une réaction jamais endiguée, à des attaques verbales et physiques, à une « propagande par le fait », qui, paradoxalement, lui sont nécessaires pour assurer un semblant de légitimité dont les constitutions successives révèlent les limites. Une République qui, du reste, créant du droit, usant au besoin et avec plus de moyens des armes de l’adversaire, sait se faire menaçante à l’occasion, de rumeur en répression, de propagande en « lois scélérates », de secret en manipulations. Finalement, elle pourrait faire sienne l’analyse de Louis Napoléon Bonaparte réagissant à la journée du 13 juin 1849 :

« Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. La République n’a pas d’ennemis plus implacables que ces hommes qui, perpétuant le désordre, nous forcent de changer la France en un vaste camp, nos projets d’amélioration et de progrès en des préparatifs de lutte et de défense10. »

6Ces propos, compréhensibles en dehors du contexte qui les a produits, jouent sur un registre connu et que n’a pas hésité à manier la République, depuis la Terreur, au service d’un gouvernement d’exception jusqu’à la paix, qui a mis sous un verre protecteur la Constitution de 1793. Avant même l’instauration de la I^re République, et avec la ferme conviction de fonder un monde nouveau, les hommes de 1789 ne souscrivaient-ils pas aux propos de Sieyès, dans Qu’est-ce que le tiers état ?, suggérant de rejeter la noblesse traditionnelle – prise uniment et sans nuances comme l’incarnation des maux de la société – dans « les sombres forêts de la Franconie », c’est-à-dire au-delà des frontières nationales ? Au besoin en élargissant sans cesse le champ sémantique de l’aristocratie, les définitions de l’ennemi, la chasse aux suspects de l’an II et les tribunaux criminels du Directoire ne cessent de circonscrire violemment les fauteurs réels ou supposés de troubles politiques, économiques, sociaux, bannissant tant l’Ancien Régime que les zélateurs d’un ordre trop neuf. L’année précédant les propos du prince-président, entre mai et juin 1848, il s’est bien agi aussi de refouler hors de la République ceux qui défendent une autre conception du régime républicain que celle fondée sur l’économie de marché, la démocratie parlementaire, le maintien de l’ordre social existant. En agitant à l’occasion le « spectre rouge », celui de l’anarchie ou des partageux, les républicains de gouvernement de 1793, de 1848 ou de 1871 visent à « inculquer la peur », pour reprendre le titre d’une session de ce colloque, ou à tout le moins à réduire le spectre politique de la Cité à une simple alternative : pour ou contre « la » République, objet singulier se refusant à toute concurrence idéologique. Compagne efficace de la peur, la haine remplit alors l’espace public, en particulier lorsque la guerre civile de mots se substitue à la guerre civile en actes, que ce soit durant la Terreur et ses avatars, ou dans les années 1880-1914. Comme le note Frédéric Chauvaud, à propos de ces dernières décennies : « Entre la République rêvée et la République réelle, l’époque semble la proie des divisions, des dissensions et de l’hostilité radicale contre un groupe, une religion, une sensibilité11. » Le poids de l’incertitude économique et sociale, celui des échecs militaires, jouent un rôle de premier plan en cette affaire, activant angoisses et rejets, avec des pics de cristallisation : à l’heure de la vente des biens nationaux et de la première invasion du territoire français par la coalition européenne ; au printemps 1871 ; au moment de l’affaire Dreyfus, etc. La France hostile, xénophobe, revancharde, apparaît comme un laboratoire où se définissent et se redéfinissent des appartenances au gré des transformations sociales (notamment la présence d’une main-d’œuvre allochtone, estimée à un million d’individus en 1901), des crispations diplomatiques, des voies ouvertes au césarisme (le carnet B de Boulanger). Désaffilié, non natif, l’étranger, qu’il s’incarne dans le vagabond, le criminel, l’espion ou l’immigré12, se mue alors en cette antithèse du paysan raciné, voire de l’ouvrier intégré – ceux-là même qui, depuis le Directoire, suscitent une littérature à prétention ethnologique ou sociologique, extrêmement nourrie dans les années 1880, pour jauger de leur possible intégration à la nation citoyenne !

7Pour autant, le double processus de politisation et de démocratisation, transformant le peuple en corps électoral, ne laisse pas de modifier en profondeur l’épreuve des peurs pour les citoyens et plus encore leurs représentants. Suivant un processus bien connu, entre I^re et III^e République, la progressive parlementarisation du débat modifie les conséquences politiques du désaccord : être minoritaire n’a plus de conséquences létales – si ce n’est de manière symbolique. Ce qui se rejoue le 15 mai 1848 n’est qu’une parodie en mode mineur des « journées » de la Grande Révolution, n’en déplaise à Tocqueville qui veut y voir le prodrome du retour de la Terreur. Peu à peu, la tentation unanimiste, portée par le double héritage catholique et rousseauiste, peu enclin aux vérités plurielles, cède devant la dissension gérée de manière pacifiée, car codifiée : ce qui est le propre même de la politique, objet d’une invention au long cours. Quitte à cacher sous le tapis les exclus de la citoyenneté que sont les femmes et les populations colonisées – et à user à l’égard de ces derniers d’une violence désormais bannie de la métropole. Il est vrai que, si la représentation de « la » femme, ne rechigne pas à entretenir une méfiance physique et morale fondée sur le péché d’Ève ou d’obscurantistes traités médicaux, à recourir à la tératologie, à jouer sur les inversions du monde sexué, celle du « colonisé » n’hésite pas à interpréter le registre de la peur réelle, menaçante, justifiant une répression sans pitié de tous les écarts à l’ordre républicain et à une citoyenneté délimitée.

8 In fine, on assiste donc à l’émergence parallèle, dans le temps long, d’une double identité : nationale et civique, dont la République se veut le producteur et le garant. Elle use pour cela de tous les outils à sa disposition – symboliques, commémoratifs, médiatiques, sportifs, éducatifs, législatifs, judiciaires, policiers. On sait, à cet égard, le rôle du quatrième pouvoir, et celui de l’école, instruments de normalisation et d’acculturation sans équivalent. Au-delà des politiques d’assistance développées par les régimes successifs pour acheter la paix sociale ou nourrir une furtive bonne conscience, l’enseignement doit offrir tous les moyens de l’émancipation individuelle, de la formation professionnelle, d’une éducation civique et raisonnée – d’où la figure singulière des « hussards noirs » et de leurs successeurs. Il est censé délivrer l’humanité de ses fléaux (l’obscurantisme, le fanatisme), lui reconnaître une unité (fût-ce au prix d’une laborieuse acceptation de la mixité), sinon l’unanimité vers laquelle tendent les catéchismes républicains, la protéger des excès supposés d’une « populace » ou de « classes dangereuses » jugées par trop instinctives. Aboutit-on pour autant, au terme d’un long processus de « civilisation » jalonné de constantes réformes, à une République apaisée, ni anxieuse, ni anxiogène ? Le thème en a été à plusieurs reprises évoqué par le candidat à l’élection présidentielle François Hollande, lors de la campagne de 2012. Certains ont voulu voir dans la notion de République apaisée un oxymore. Entre les événements liés à la construction du barrage de Sivens (octobre 2014) et ceux de janvier et novembre 2015, l’actualité de la peur semble resurgir avec force, même si le rapprochement de ces deux moments peut sembler quelque peu aléatoire. Chacun à leur manière, et selon leurs degrés de violence, ils témoignent néanmoins d’une représentation anxiogène de l’Autre, de la recherche, parfois fanatique, d’une vérité unique. Comme si le vivre ensemble, périodiquement proclamé, encore désiré à en croire les réactions collectives au 11 janvier, se heurtait à une forme d’impuissance de la République à lui donner forme. Faute, pour ses dirigeants, passagèrement inquiets de la lisibilité de telle ou telle loi, de s’interroger davantage sur le sens et les contours du contrat social cher aux hommes du XVIII^e siècle ? La République, fragilisée par cette impéritie programmatique, peut-elle être viable, pacifique et partagée au prix d’une marginalisation ressentie et vécue au quotidien par des millions de chômeurs et de pauvres, loin de l’univers des agioteurs rescapés de l’opprobre autrefois attaché aux « vils métiers de l’argent » ? Au prix de l’illusoire isolement d’un monde profondément inégalitaire, inégalités dont les migrations ne cessent tous les jours de porter témoignage ? Au prix de guerres extérieures conduites dans un contexte mondial anxiogène, à la mesure de solidarités vacillantes et d’instances internationales impuissantes, et au rythme des crises financières ou religieuses, de l’incompétence ou de l’inconséquence des oligarchies, des prurits communautaristes ? La première addition qui en résulte, bien loin d’une quelconque quiétude démocratique, est celle des peurs sociales, économiques et politiques, propices aux fantasmes, aux égoïsmes, aux incivismes, et à toutes les démagogies.