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La République à l'épreuve des peurs

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Jean-Claude Caron
, 
Philippe Bourdin
, 
Lisa Bogani
, 
et al.

Première partie. Discours et stratégies de la peur

La caricature, marqueur de l’anxiété collective autour de 1900

Caricatures, indicators of the collective anxiety around 1900

Laurent Bihl

Résumé

L’image satirique met en scène un rapport constant de l’individu à la foule, celle-ci étant perçue comme une incarnation du peuple en marche vers le progrès social, ou au contraire comme un monstre démultiplié incarnant la révolution incontrôlable. En creux la peur du déclassement, de l’errance et de la misère sociale. À l’inverse, l’imaginaire lié à l’ensemble des représentations symboliques de Marianne est le reflet des paniques ou enthousiasmes qui scandent la vie politique. Les nouvelles densités urbaines, les discours populistes, les scandales ou les rumeurs impressionnent autant qu’ils rebutent. Ces tensions reposent sur la juxtaposition des peurs traversant les différentes composantes du lectorat, en une réflexion permanente sur la modernité. L’angle satirique se revendique justement comme un « œil social », afin de contempler et radiographier tour à tour la fragilité d’une société en proie aux tourments issus des bouleversements politiques qu’elle traverse.

Texte intégral

1Sans que l’on puisse parler de « reflet », la presse, et en particulier l’illustration de presse, constitue un champ d’investigation privilégié pour l’historien soucieux d’interroger des sources offrant un certain nombre d’indices dans le registre de la perception collective. Au cœur d’une histoire culturelle définie comme une histoire sociale des représentations, la presse de masse exprime à la fois un désir de plaire à son lectorat, donc de répondre à ses attentes et en même temps de lui renvoyer une somme d’informations dans laquelle il peut se reconnaître et conforter ses idées préconçues. Cette hybridation réciproque offre un terrain idéal pour mesurer l’importance de certaines émotions ordinaires et partagées par le plus grand nombre, selon des modulations variables en fonction des milieux sociaux et culturels. Cette tentative de restitution des sensibilités exige d’enquêter sur les sentiments qui traversent l’opinion, au premier rang desquels se trouve la peur. Formulons l’hypothèse que le socle des peurs plurielles repose sur la tension exercée sur l’individu, par le sentiment de sa dilution progressive au sein de la multitude rassemblée dans la grande ville.

  • 1 Pernoud E., « Peindre la foule. Un aspect du dessin satirique fin de siècle et ses relations avec (...)

2Comme le signale Emmanuel Pernoud, « le thème de la foule est un stéréotype de l’illustration satirique fin de siècle1 ». De même n’est-il plus besoin de préciser l’émergence de l’individu figuré dans l’iconographie du XIXe siècle. L’originalité de la caricature vient de ce qu’elle met en scène ce rapport constant de l’individu à la foule, cette dernière étant perçue comme une émanation du peuple en marche vers le progrès social, ou au contraire comme un monstre démultiplié incarnant la révolution incontrôlable. En creux se trouve la peur du déclassement, de l’errance et de la misère sociale. Incontestablement, la violence des multitudes urbaines et de l’anonymat fascine les satiristes au même titre que les peintres ou les romanciers qui en multiplient les visions les plus sombres et les plus pessimistes. Les nouvelles densités urbaines, les discours populistes (des années boulangistes par exemple), les scandales (l’affaire Dreyfus pour n’en citer qu’un) ou les rumeurs impressionnent autant qu’ils rebutent, dans le contexte chargé de la fin de siècle. Cette angoisse repose sur la juxtaposition des peurs traversant les différentes composantes du lectorat, en une réflexion permanente sur la modernité. Politique lors des révolutions de 1830 et 1848 avec Grandville ou Daumier, corrosif mais dénué d’engagements politiques avec Cham (« le Paul de Kock du crayon » pour reprendre le Larousse du XIXe siècle), de nouveau politique avec André Gill confronté à Thiers dans l’après-Commune, l’angle satirique se revendique à partir des années 1880 comme un « œil social », afin de contempler et de radiographier tour à tour la fragilité d’une société en proie aux tourments issus des bouleversements politiques qu’elle traverse.

  • 2 J. J. Grandville, illustration pour Reybaud L., Jérôme Paturot, Paris, Dubochet, Le Chevalier et C(...)
  • 3 Robert V., Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération, 1818-1848, Paris, Publ (...)

3Première répulsion, celle du poète de Grandville, horrifié par le « bonnet de nuit » bourgeois2 : en pleine nature, l’artiste en quête de beauté formelle s’en va « sur le motif » sans crainte du serpent qui se dresse sur sa route. En revanche, il est littéralement assailli par l’irruption de la bourgeoisie, croquée à travers la seule évocation de son costume de nuit, forme fantomatique qui se dresse dans son dos. Est-ce une manifestation de peur ou un authentique manifeste bohème, anticonformiste, donc subversif ? Il s’agit ici d’exacerber la posture pour produire du politique, au moment où l’éruption de 1848 se prépare souterrainement par le déploiement de la culture républicaine3. Ne nous y trompons pas : il s’agit au moins autant d’un manifeste empreint du romantisme parisien que d’un contre-discours, face à la terreur des notables de la monarchie de Juillet, face aux « barbares » prolétaires, comme des pamphlétaires se plaisent à l’exprimer. Évoquant le cas de Claude Tillier, Jean-Claude Caron précise :

  • 4 Caron J.-C., L’été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002, (...)

« Complots, Terreur, communisme, ainsi Claude Tillier résume-t-il, en s’en moquant, l’argumentaire des journaux ministériels : si réducteur et caricatural soit-il, en raison de sa nature même, le propos mérite d’être entendu, car il renvoie à une peur exprimée de façon à peine différente par ceux que le pamphlétaire dénonce4. »

  • 5 Tillier C., Mon oncle Benjamin, Paris, W. Coquebert, 1843.
  • 6 Breton A., « Xavier Forneret », in Forneret X., Œuvres, Paris, Éditions Arcanes, coll. « Humour no (...)
  • 7 H. Daumier, « La Mitrailleuse électorale », Le Charivari, 11 mai 1869.

4En d’autres termes, c’est de la caricature sans en être, tout en restant de l’ordre du pamphlet au diapason du climat – oserait-on dire du climax ? – du moment. C’est en fait le statut incertain du corpus satirique que l’historien met en perspective. Mais la relecture de Tillier nous confirme ce rôle central de la peur du camp adverse : c’est par peur d’un début de sédition que Cambyse s’empare de Benjamin Rathery, dont la capture provoque immédiatement la mobilisation du village voisin, exhorté par le docteur Minxit5. Le soufflé de la révolte retombe dès le retour de l’infortuné. Sous des accents comiques situés en un XVIIIe siècle métaphorique, Tillier entend bien décrire la volatilité de la province des années 1840 et les mouvements de peur qui la parcourent soudainement, comme en atteste la seule et unique représentation de L’Homme noir de Xavier Forneret au théâtre de Dijon6. Presque trente ans plus tard, Honoré Daumier va jusqu’à dessiner un électeur pulvérisant les parlementaires fantoches du Second Empire par un tir de bulletins de vote : « Quelle jonchée ! », s’exclame-t-il devant les corps étendus, le visage du moribond le plus proche étant défiguré par l’effroi7.

  • 8 E. Ogé, « Voilà l’ennemi », affiche réalisée pour la promotion du journal La Lanterne en 1902.
  • 9 Buton P. et Gervereau L., Le Couteau entre les dents. 70 ans d’affiches communistes et anticommuni (...)

5Il ne s’agit donc pas d’étudier ce qui fait peur, d’aborder l’effrayant comme sujet mais de montrer les angoisses suggérées par une couverture de presse et l’éventuelle dimension politique de cette peur imprimée. La célèbre affiche d’Eugène Ogé pour La Lanterne, « journal antirépublicain anticlérical », est ainsi entrée dans l’histoire de l’imagerie politique avec son « jésuite-vampire » (ou chauve-souris) dont les serres reposent sur un Sacré Cœur à nuance « gothisante8 ». La peur du « rouge » n’est pas moins forte que celle des « Corbeaux », comme l’ont fort bien montré Philippe Buton et Laurent Gervereau pour le siècle suivant9. Le champ recoupant les multiples figures de la peur dans l’image de presse étant considérable, je m’attacherai à confronter l’expression d’une anxiété commune à travers le symbole de Marianne face à une angoisse sociale, celle du déclassement. L’enjeu est de proposer une lecture iconographique capable d’identifier une linéarité entre peur politique et peur sociale dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Marianne comme métonymie de la crise politique

  • 10 Notons la proposition de Michel Biard, lors de la discussion qui suivit ma communication au cours (...)
  • 11 Anonyme, « Apparition du serpent de mer en France, 1848 », lithographie, Le Charivari, le 23 décem (...)
  • 12 Agulhon M., Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris, Fl (...)
  • 13 H. Daumier, « Dernier conseil des ex-ministres » – Chute du cabinet Guizot, Le Charivari, 9 mars 1 (...)
  • 14 Hugo V., Les travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, 1980 [1866], p. 199.
  • 15 Robin C., La peur, histoire d’une idée politique, Paris, Armand Colin, 2006 [2004], p. 14.

6L’émergence de la République comme double marqueur d’une norme légale et d’une citoyenneté révolutionnaire par essence, épouvante le camp conservateur écrasé par une toise qu’il ne maîtrise plus et qui le disqualifie en soi10 (cf. figure 2 du cahier d’illustrations). Verticale pour les nantis, Marianne déploie également sa sinuosité horizontale pour menacer d’étouffement les têtes couronnées des années 184011. De toute évidence, « Marianne au combat12 » (Maurice Agulhon) fait peur aux puissants, comme le montre Daumier en dessinant à traits vigoureux l’effroi du gouvernement Guizot voyant l’allégorie sur le pas de la porte, prête à entrer pour instaurer une nouvelle ère républicaine13. Derrière elle, la lumière de la Liberté (ou la Raison) exprime un halo aveuglant qui contraste avec le grouillement des anciennes élites politiques, dont les corps enchevêtrés évoquent des insectes, mis en panique par la sérénité de Marianne. La peur est donc une des forces motrices de la politique et constitue l’un des ressorts pour conquérir le pouvoir et le conserver. Pour autant, il y a une propension à se complaire dans la peur, et à y dissoudre une parole politique complexe en cédant à la facilité du pilori, rassemblant en une projection commune les gouvernants et les gouvernés. Victor Hugo le rappelle dans Les Travailleurs de la mer : « Il existe une connivence tacite, non voulue mais réelle, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur14. » Non voulue par les gouvernés ? Le politiste américain Corey Robin nuance sensiblement l’assertion lorsqu’il suggère qu’« en considérant la peur comme le fondement de la vie publique, nous [c’est-à-dire les gouvernés] refusons d’examiner les polémiques et les injustices qui la sous-tendent15 ». Non voulue par les gouvernants ? Voire. L’examen de la vie parlementaire des années 1880 est à ce titre édifiant.

  • 16 Jules Ferry, discours cité par Barral P., Les fondateurs de la IIIe République, Paris, Armand Coli (...)

« Les minorités d’extrême gauche et d’extrême droite menacent la République, tonne Jules Ferry au Havre le 15 avril 1884 […]. Quelle conduite faut-il tenir, en présence de ces tendances qui constituent assurément pour la République un péril et, j’ose le dire, le plus grand, le seul péril du moment, car le péril monarchique n’existe plus. Le péril monarchique est enterré entre deux tombes, sur lesquelles ne refleurira jamais un rameau d’avenir. Ce péril n’existe plus, mais un autre lui succède, et il nous faut le regarder en face pour lui opposer le seul remède, la seule barrière : l’union16. »

  • 17 Caron J.-C., « La guerre civile : redoutée ou espérée ? Peurs sociales et traitement politique de (...)

7L’on pourrait multiplier à l’envi les propos anxiogènes, pivots des joutes parlementaires des républiques successives depuis le fameux « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » de Gambetta. De toute évidence, les références sous-jacentes à des lectures contradictoires de la Révolution française constituent le sous-texte des discours prononcés. Repoussoir pour les républicains, nécessaire épuration pour certains radicaux ou socialistes, point de départ d’une nouvelle ère pour les révolutionnaires, la « Terreur » porte bien son nom, même rétrospectif, et soumet l’imaginaire politique à l’émotion. Le phénomène fonctionne également avec la révolution de 1830 après laquelle une « peur générée se situe dans la continuité de la célébration des héros de Juillet17 ».

  • 18 Ibid., p. 259.

8Célébration et repoussoir des figures du camp opposé sont donc intimement corrélés. Cinquante ans plus tard, chacun se réapproprie encore Marianne à sa manière, dès lors qu’il entend faire la césure avec un camp antirépublicain dont certains chefs, à l’instar du général Boulanger, n’hésitent pas à leur disputer le symbole. De ce fait, la sérénité démocratique rejetant le camp des ennemis de la République dans l’ornière de l’épouvante devient l’un des thèmes récurrents de l’iconographie politique, en illustration presque « mécanique » des soubresauts de la vie parlementaire des années 1880-1914. « Même “à gauche” de l’échiquier politique, précise Jean-Claude Caron, républicains comme réformateurs de tout type dans leur grande majorité instrumentalisent la Terreur au service du rejet de toute forme de violence sociopolitique. Sur ce point, la Seconde comme la Troisième République surent exploiter la peur de “93” en lui opposant “89”18. » Certains caricaturistes de la Belle Époque récusent délibérément ce registre que la bourgeoisie progressiste consommatrice de la presse satirique « social-républicaine » s’efforce de mettre à distance en appelant de ses vœux une « Commune humaniste », ne visant que les nantis (cf. figure 3 du cahier d’illustrations). « Je vais faire la Chambre », menace Marianne qui fait irruption dans l’hémicycle, provoquant un vent de panique chez les députés. Pour Steinlen, l’incursion de Marianne à l’Assemblée renoue avec la fibre républicaine d’un Daumier : la pratique républicaine entretient une fibre, un feu révolutionnaire qui n’est pas celui de l’incendiaire mais plutôt de la vestale. À l’inverse, le même Steinlen représente l’attentat contre Marianne, le guet-apens symbolisant la fragilité du pouvoir et invitant à une vigilance citoyenne de tous les instants (cf. figure 4 du cahier d’illustrations). Cette Marianne apeurée devient au fil du siècle une figure propre à la gauche (ce dont témoignent de nombreuses estampes de la décennie 1870 déplorant la « Semaine sanglante »), mais peut parfaitement être récupérée par la caricature d’extrême droite. Ainsi cette couverture du dessinateur nationaliste Geoffroy dans LAssiette au beurre en 1903. Nue jusqu’au bonnet phrygien, battue par un vent glacial, Marianne semble une proie dans une ville gagnée par l’obscurité. Elle est seule, frissonnante, désemparée… (cf. figure 5 du cahier d’illustrations). Elle erre dans les ténèbres, à la merci d’un ennemi intérieur, comme on l’a vu plus haut avec Steinlen, sauf qu’ici le danger est invisible.

  • 19 Dupuy P. et Reichardt R., « La figure du “révolutionnaire”, pour une histoire comparée des types p (...)

9Il faut une solide culture politique au lecteur, ou une bonne connaissance des milieux satiriques du moment, pour décrypter le message de l’auteur dont la force est justement de se situer ici dans l’équivoque : qui menace Marianne ? On ne le sait. Ce n’est plus la République qui est au centre du motif (contrairement à ce qui semble visuellement être évident) mais bien la présence d’un péril. C’est une enfant gracile, proie facile pour un ennemi protéiforme. Nous sommes loin des représentations de l’extrémisme féminin dans l’iconographie contre-révolutionnaire du siècle passé19.

  • 20 A. Willette, « Au loup ! – Le loup : “À quoi bon chialer la bergère ? Ils voteront toujours pour m (...)

10Au début des années 1900, la bataille symbolique est à son comble, la gauche ne va pas tarder à « perdre » Jeanne d’Arc lors de l’affaire Thalamas. Les récupérations abusives ne manquent pas, du moment que la peur joue son rôle bateleur à destination d’un public parfois désorienté. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de ceux qui achètent les journaux que de ceux qui les aperçoivent, à la devanture des kiosques ou à l’intérieur des lieux de sociabilité. Dans la caricature de gauche, Marianne se trouve souvent sous la coupe d’un protecteur, que ce soit pour le pire (M. Vautour) ou le meilleur (le prolétariat). Le protecteur de droite est susceptible de changer : les nationalistes nimbent alors Marianne dans un drapeau ou un dégradé chromatique dont le tricolore est détourné de son sens initial (cf. figure 5 du cahier d’illustrations). La peur alterne d’un camp à l’autre, que Marianne soit offensive (provoquant la terreur du frocard) ou protectrice (protégeant les deux marmots des monstres ensoutanés). Toujours vêtue de tricolore, elle s’enfuit devant la meute des « tripatouilleurs » en plein contexte de l’affaire Thérèse Humbert en 1903, course échevelée qui voit les bulletins s’échapper de l’urne pour être dispersés au vent mauvais vers les poursuivants qui s’en emparent avidement (cf. figure 6 du cahier d’illustrations). Ce n’est plus tant le corps symbolique de Marianne qui est au centre du dessin que l’urne symbolisant l’élection. Elle est censée demeurer garante de la probité électorale et doit dès lors protéger le suffrage universel. Pessimiste au possible, Willette représente Marianne sanglotante à la veille de la guerre, pleurant l’idéal républicain consumé par un populisme et une démagogie dont le satiriste lui-même est loin d’être exempt20.

  • 21 Le Rire, no 582, 28 mars 1914, double page intérieure.

11Ce même Willette dépeint l’anxiété vers 1900 sous la forme d’une lithographie dépourvue de la moindre connotation, intitulée « La peur », que l’on retrouve quelques années plus tard recyclée en Marianne pour le journal Le Rire et enfoncée vers l’abîme par un financier rapace21. De la peur comme sentiment collectif à la connotation politique, la trajectoire est rectiligne. C’est ce qui nous amène à passer de la peur politique à la peur sociale. Cette déclinaison poursuit et complète la lecture et l’interprétation politique de la peur comme expression d’une opinion plus ou moins dominante, parcourant le corps social par soubresauts selon l’actualité politique.

  • 22 F. Bac, « Le fou », collection personnelle de l’auteur. Dessin publié dans un titre non référencé (...)
  • 23 Sur les rapports entre folie meurtrière et politique combinées par le trait satirique, Dupuy P. et(...)
  • 24 Ibid., p. 235 et suiv.

12Lorsque Ferdinand Bac nous montre le fou dangereux22, c’est la peur, la sidération collective et la réversibilité implicite de la violence exacerbée qui nous intéressent. La foule recule, épouvantée… Mais le reflux n’est-il pas sous-jacent ? L’œil du spectateur s’écarquille devant le sujet central, mais éprouve la peur collective émanant du cercle des anonymes. Grand Guignol ? Rien n’est moins sûr. Nous sommes ici à la lisière de l’image fait-diversière ou de la psychiatrie. La peur panique agitée autour du nihilisme de la propagande par le fait n’est pas loin23. Face à l’effroi des cléricaux devant l’arrêt d’expulsion, la figure de l’ogre révolutionnaire va peu à peu (re)devenir un tropisme de la droite nationaliste qui l’adapte à la figure qui lui convient en fonction de la période traversée, de Gambetta au révolutionnaire affamé des ressources du contribuable. La peur devient le pivot d’un jeu visuel qui confronte les figures du monstre à ses victimes, celles-ci constituant peut-être un reflet beaucoup plus impressionnant que les traits convulsés d’une figure qui suscite plutôt le rire que l’épouvante. C’est justement là que se joue le sens même de la peur dans l’image satirique, non plus dans une figure grand-guignolesque qui connote immédiatement le motif aux yeux du lecteur, mais plutôt dans le spectacle réversible des victimes (cf. figure 7 du cahier d’illustrations). Du collectiviste au terroriste, il n’y a qu’un pas ou plutôt qu’un fil de barbe qui corrèle le faciès du monstre anonyme au souvenir de l’incendiaire communard de 1871 ou de « l’épouvantail anti-bourgeois24 ».

  • 25 Lejeune D., La peur du « rouge » en France. Des partageux aux gauchistes, Paris, Belin, 2003, p. 1 (...)

« C’est que la haine du rouge a trouvé une dernière violente incarnation dans la répression contre les anarchistes de la dernière décennie du XIXe siècle, note Dominique Lejeune. Après – et le mouvement a commencé dans les années 1880 – le rouge s’encadre, au contraire de l’anarchisme, dans des structures qui ont tendance à s’assagir et à s’institutionnaliser25. »

13Dès lors, la peur citoyenne se décline selon tout un spectre de thématiques sociales plus ou moins compatibles avec l’iconographie propre à chacun des camps en présence, les uns empruntant occasionnellement des clichés aux autres pour une confusion permanente.

La peur de la solitude et la peur de la multitude

  • 26 « On a déjà bien souvent décrit comment la foule cristallisait toutes les hantises de la bourgeois (...)

14Il n’est pas besoin de recourir à l’exégèse du livre de Scipio Sighele, La foule criminelle (1891), pour caractériser la méfiance des dessinateurs satiriques envers les phénomènes de foule. Le thème est d’ailleurs très à la mode comme l’atteste le succès de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon en 1895. C’est en cela que l’artiste se doit, peu ou prou, de correspondre aux attentes de son public. La foule représente l’exact repoussoir de la bourgeoisie, quand bien même une part de celle-ci s’avère ouverte aux idées progressistes26.

15L’univers satirique ne déroge pas à la tentation de traiter graphiquement la foule en repoussoir, malgré une fascination pour la force du cortège ou de la manifestation. Les chahuts étudiants sont rendus de façon positive, voire transcendés par l’outrance joyeuse qui en cristallise la mémoire. En revanche, la foule anonyme est montrée comme une entité menaçante, saturant l’espace du motif. Même en matière politique, l’allégorie monte sur la barricade pour investir un espace symbolique placé métaphoriquement entre la foule et l’utopie. Cet aspect versatile d’une foule tour à tour expression populaire et violence populacière découle tout droit de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. La dérive de Clopin, roi des gueux de la cour des miracles, s’oppose à l’opinion publique théorisée anachroniquement par Pierre Gringoire qui revendique le pouvoir de l’imprimerie et de l’écrit pour s’opposer à la puissance institutionnelle. Les auteurs satiriques ne cherchent pas plus loin leur inspiration lorsqu’ils doivent défendre et définir leur utilité sociale. Lors des journées de carnaval, l’individu est littéralement obligé de s’extraire de la foule grimaçante, laquelle ne remet plus en cause l’ordre établi par ses cavalcades irrespectueuses, mais se retrouve au contraire, par son allégresse falsifiée, « dans la tradition bourgeoise ». L’individu n’est parfois plus extrait de la multitude que porté par elle horizontalement, vers une guillotine qui barre verticalement la perspective (cf. figure 8 du cahier d’illustrations).

  • 27 Paul J.-M. (dir.), La foule : mythes et figures. De la Révolution à aujourd’hui, Rennes, PUR, 2004.

16Les nouvelles densités urbaines, la concentration de populations sur les grandes artères impressionnent autant qu’elles rebutent. La foule, de succession de « types » rassemblés qu’elle était chez Daumier ou Gavarni, devient une multitude informe, animée par l’absurde et la force d’inertie27. L’élément comique vient de la déréalisation du motif par un effet de loupe sur un visage ou un élément du dessin, ou encore de la combinaison de détails exagérément grossis de façon à les signaler séparément au regard, tout en renforçant la dynamique destructrice de l’ensemble. Le lieu se doit d’être emblématique, grands magasins, gares ou artères populeuses favorisant attroupements ou accidents. Chacun des détails reprend bien sûr un lieu commun cohérent, caricatural en lui-même – le sergot lisant son journal à côté de la prise d’assaut de l’omnibus, les quidams piétinés, la bonne traînant le gamin qui tire le chien accroché par les dents, le vol –, pour le fondre dans un ensemble exagérément incohérent. Une représentation satirique équivalente, raillant la grande artère provinciale, est fondamentalement différente, isolant encore les types dans la multitude comme autant d’entités repérables, hiérarchisées par leur emplacement dans la perspective du cadre et se confondant au fur et à mesure que l’œil s’éloigne du centre de la place.

17La différence entre les représentations de la capitale et de la ville de province procède d’abord d’un rapport différencié au temps, hystérique sur le boulevard et exagérément figé dès qu’on s’éloigne de Paris. Cette différence produit à la fois de la critique sociale et de l’effroi individuel, en une réflexion permanente sur la modernité. Le comique comme le dénigrement proviennent à la fois de l’acuité de l’observation, donc de la déformation, et de la mise en regard, ces scènes étant pléthores au fil des journaux. L’angle satirique se revendique justement comme un « œil social », au sens littéral du terme, adoptant le point de vue de l’œuvre d’art scrutée pour contempler et radiographier à son tour le snobisme et le conformisme bourgeois qui pervertissent l’acte même de voir et d’éprouver.

  • 28 Ibid., p. 141.

« La petite bourgeoisie visitant les salons est le spectacle le plus navrant d’une foule mimant la culture légitime. Comme au théâtre, on y vient davantage pour se montrer que pour voir, pour afficher un standard de vie beaucoup plus que pour jouir d’une pratique28. »

  • 29 Vernois S., « La peur des peurs : les lâchetés sociales dans l’image satirique en France au tourna (...)

18La critique acerbe du satiriste rejoint celle d’une élite navrée d’être ainsi dépossédée du quasi-monopole qu’elle détenait sur des usages ou des lieux culturels. Ce sont de telles alliances circonstancielles que la caricature tire une mansuétude nouvelle de la part de sphères antagonistes qui en méprisent le trait comme le support, mais éclatent de rire à la vue des nouveaux riches ou au contraire des décavés consacrant l’essentiel au paraître social. Le trait offre également un prisme à la misère s’étalant à flanc de trottoir, l’image extrême permettant ainsi d’apprivoiser, de « digérer » la mauvaise conscience et d’en banaliser l’effet. « Le rire et l’humour ont aussi pour fonction de désamorcer l’angoisse liée à la gravité du sujet », remarque Solange Vernois en étudiant la peur au prisme de l’image satirique, « le périodique jouant le rôle de témoignage suprême de l’injustice sociale et d’ultime recours face à l’absurdité de l’existence29 ». Il n’est pas certain que tous les dessinateurs aient été d’accord avec cette notion d’« ultime recours » des pages imprimées, attachés qu’ils étaient aux mobilisations possibles découlant de leurs images, de même que de nombreux humoristes ne semblent pas attachés à une quelconque mission d’exutoire. En revanche, la double dimension de « témoignage » et de « désamorçage » est parfaitement exacte, ce qui peut expliquer en partie la notabilité acquise par une certaine presse satirique dans les années 1900, à la différence d’une autre, plus engagée et dès lors plus fragile. Mais encore faudrait-il préciser que l’on parle ici des caricatures drôles. Les couvertures de presse témoignent des allers et retours entre les différents genres satiriques. Le comique et le tragique tracent une séparation entre les formes d’outrances, et amènent le lecteur à faire la distinction entre un cadre symbolique (ou allégorique) et la réalité sensible (ou perçue comme telle).

19Or, la presse dite humoristique publie au moins autant d’œuvres réalistes dont le rapport au comique ne réside que dans l’outrance et la transgression recherchée. Il n’y a donc souvent plus de rire, plus d’humour, et des images dont le but avoué est, au contraire du désamorçage, la dénonciation publique de l’insupportable. L’extraordinaire richesse du registre dit « satirique » repose sur la cohabitation de cette iconographie volontairement composite et souvent joyeusement ou tristement contradictoire.

20Le personnage singulier sert au dessinateur à la fois de centre d’intérêt, de révélateur social et de catalyseur d’une « saine » violence, inspirée par la misère, l’indignation ou même le projet politique : « Il y a du brouillard, murmure le premier personnage de Willette… Tant mieux ! Je ne verrai pas le bonheur des autres. » (Cf. figure 9 du cahier d’illustrations.)

  • 30 T.-A. Steinlen, illustration pour Rictus Jehan, Les Soliloques du pauvre, Paris, Blusson éditeur, (...)
  • 31 A. Willette : « Merde… Ma chambre aussi est prise ! », Le Courrier français, no 45, 8 novembre 189 (...)
  • 32 Chauvaud F. (dir.), L’ennemie intime…, op. cit., p. 16.
  • 33 Maurin E., La peur du déclassement : une sociologie des récessions, Paris, éditions du Seuil, 2009
  • 34 O. Heidbrinck, « La juive errante des boulevards », Le Courrier français, no 26, 24 juin 1888, p.  (...)

21On est ici très proche des Soliloques du pauvre du poète Jehan Rictus, illustrés par Steinlen, où le personnage central monologuant n’est pas le « pauvre misère » mais le poète, l’ancien étudiant ou le mendiant cultivé, « lépreux des démocraties30 ». La solitude est autant dénoncée que le dénuement, en tant que souffrance collective et cause publique pour des dessinateurs qui s’insurgent contre les tentatives pour la masquer31. « Pour explorer l’imaginaire social, la caricature apparaît essentielle », note Frédéric Chauvaud, en précisant qu’elle est également un « moyen d’accès à la peur de la vulnérabilité, de la faiblesse, de la lâcheté, de l’exclusion et de la mort32 ». Cette fois-ci, c’est le public qui est confronté à ce qui est peut-être la peur dominante, celle du déclassement33. Tout aussi solitaires sont la prostituée, la bigote de province, ou encore la pauvresse « juive errante34 » des boulevards extérieurs (sans la moindre nuance d’antisémitisme), dont la misère diminue la taille dans le cadre de l’image, en visant à un effet d’« aspiration » du sujet par le décor urbain fantomatique. Si l’on se réfère à l’allégorie de la Révolution, nous ne sommes plus du tout dans l’esthétique de la révolution prolétarienne et du peuple en armes. Les solidarités traditionnelles sont réduites à néant. L’individu est seul, perdu dans une ville qui n’offre plus d’horizon. Il est à la fois le centre d’intérêt de l’artiste et la victime immobilisée d’une société qui évolue trop vite.

  • 35 Robin C., La peur, histoire d’une idée politique…, op. cit., p. 13 et 32.

« La peur à caractère politique naît de conflits au sein de la société ou entre sociétés, note Corey Robin. La peur peut aussi naître des hiérarchies sociales, politiques et économiques qui divisent une nation. Et si cette peur est, elle aussi, orientée et manipulée par les élites politiques, elle poursuit un objectif tout à fait particulier : l’intimidation interne35. »

22Objectivement et sans émettre ici l’idée d’une possible concertation, presse satirique et élites politiques se rejoignent en une somme de discours à caractère convergeant, lorsqu’elles devraient fondamentalement se combattre. De plus en plus de pages reflètent la peur de l’errance et de la désocialisation, plus que les cortèges de mineurs ou d’ouvriers en lutte. L’amitié avec les anciens communards laisse place à un sentiment de méfiance générale par rapport à toute forme d’idéologie, que partagent bon nombre de dessinateurs, surtout à partir de 1900. La ligne imaginaire entre « vraie » misère et récupération idéologique domine la production d’une presse « humoristique » (Le Pêle-Mêle) qui se distingue de plus en plus de la satire engagée et qui préfère multiplier les vues de vagabonds gouailleurs, défiant l’autorité.

23Peu à peu gagnés par la fibre antimoderne, les satiristes demeurent envers et contre tout « anti-flics » et doivent instiller une cohérence à une contradiction apparente partagée par l’ensemble des lecteurs, qui s’en délectent. D’un titre à l’autre, du Pêle-Mêle au Rire, la foule épaule la police qui semble étrangement seule dans la rue vide, à la perspective infinie, lorsque ni les « braves gens » ni les chiens ne sont plus là. Le trait satirique révèle le difficile rapport à l’autre et à la multitude, à travers un urbanisme en évolution constante qui semble lui échapper en permanence.

  • 36 A. Willette : « Je crois qu’ils gueulent : Vive l’Humanité ! », Le Courrier français, no 33, 17 ao (...)

24L’obsession de ce qui n’est pas visible de la rue procède d’une démarche semblable. Vieillesse et intérieurs misérables ne sont pas ignorés des pages du Courrier français, lequel se distingue des autres titres du temps par la confusion entretenue en permanence entre réalisme social et humour corrosif. On ne sait si ce mendiant misérable fait allusion à un quelconque slogan ou au cortège officiel qui défile au centre de la voie, mais il s’agit bien d’une forme de modernité brocardée par ce personnage laissé de côté par un soi-disant « progrès36 ».

  • 37 Ce dernier dessin date de 1886. La collaboration de Willette au Triboulet dure de 1882 à 1888. Cel (...)
  • 38 Compagnon A., Les antimodernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 137.

25Se profile alors une sorte de violence inscrite au cœur de ces scènes récurrentes, montrant l’individu pétrifié et donc exclu, cette mise à l’écart engendrant une violence exacerbée. Et que dire de ce miséreux de Willette, grommelant sur son banc qu’« il n’y a pas que les chiens qui foutent la rage » ou de cet autre solitaire en rase campagne, hurlant qu’il voudrait « que la société n’eut qu’une seule tête pour la lui couper d’un seul coup ! » (cf. figure 10 du cahier d’illustrations). Nous sommes ici au cœur même de l’ambiguïté du dessin satirique. Est-ce une représentation positive ou négative ? La légende et la pose renvoient au Willette libertaire du Père Peinard. Le couteau et le rictus évoquent la peur de l’apache, une confusion possible entre insurgé et voyou émanant de Willette, collaborateur au Triboulet royaliste37. Encore peut-on se demander s’il ne faut pas justement se détacher des engagements incertains d’un auteur dont on ne mesure d’ailleurs pas bien ce qui relève de la production alimentaire ou de la posture idéologique. Peut-être s’agit-il davantage d’un souci de traduire graphiquement l’imprécation qu’Antoine Compagnon définit comme l’une des figures de style de l’antimoderne, faisant partie intégrante de « la tradition antimoderne qui traverse la modernité38 ».

  • 39 A. Willette, « Pour le Palais de la Paix », Le Rire, no 553, 6 septembre 1913, double page intérie (...)

26Du Courrier français au Rire, le solitaire évolue peu à peu du révolté à la victime passive de forces tentaculaires qui le dépassent. Les caricaturistes le dépeignent nu face à l’État fiscal, symbolisé par une Marianne désincarnée, chosifiée en profil de pièce de monnaie, assortie de sbires en tirelire39, ou sous les traits de cet individu broyé par l’impôt qui annonce la victime du « Grand Soir », contemplant un horizon incendié en murmurant : « Hier, je n’étais pas libre, mais j’étais électricien. » (Cf. figure 11 du cahier d’illustrations.) Les deux versants idéologiques des sociétés en projets aliènent et écrasent l’individu de façon identique.

  • 40 Gonon L., Le fait divers criminel dans la presse française du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne (...)
  • 41 Kalifa D., L’encre et le sang, récits de crime et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 ;(...)

27Nombre de dessinateurs opèrent durant la Première Guerre mondiale un retour aux valeurs traditionnelles, rurales et collectives face à une modernité belligérante incarnée par la puissance allemande, forte de ses aciéries. Une part sensible des thèmes mobilisateurs, car angoissants, figure déjà dans la représentation de l’individu solitaire, oppressé par la modernité. La violence de la presse fait-diversière est amplement connue40, de même que le discours sécuritaire a fait lui aussi l’objet de nombreuses études41. Il faut cependant comprendre que ces formes outrancières et sensationnalistes de représentations sociales sont venues toucher un public par ailleurs pris aux entrailles par ces images anxiogènes d’individus lentement marginalisés et exclus des centres villes comme des lieux de sociabilité.

  • 42 L’Humanité, 10 mai 1912, cité par les Cahiers Jean Jaurès, no 153, Société d’études jaurésiennes, 1 (...)

« Mais quelle abjection dans cette propagande de la peur !, s’indigne Jaurès en 1912, juste avant le premier conflit mondial. On lit sur les murs de Paris d’ignobles affiches qui apprennent au monde que toutes les boutiques sont forcées, que toutes les existences sont menacées, qu’au coin de toutes les rues le passant est guetté par le couteau d’un apache. Défendons-nous, hallucinons les cerveaux, affolons les cœurs. Demandons à la société française de répudier toutes les lois humaines42… »

  • 43 Sur l’instrumentalisation des peurs sociales et en particulier celle de l’étranger, Noiriel G., Im (...)

28Cette peur de la violence criminelle, cette frayeur de tous les complots nous est familière. Mais elle s’inscrit dans l’acmé d’une montée de l’individualisme et du sentiment de solitude, inséparable de la constitution des premiers grands centres urbains, des conséquences socio-spatiales des grands travaux urbanistiques effectués depuis près de cinquante années. Pour faire corps et tenter de resserrer les rangs, les contemporains se réfugient dans la définition d’un ennemi commun ou l’exacerbation des haines récurrentes, censées rassurer chacun devant l’angoisse d’une déperdition identitaire43.

  • 44 Hoggart R., Les cultures du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (...)

« La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, note Richard Hoggart, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”44. »

29Le trait satirique révèle le difficile rapport à l’autre et à la multitude, à travers un urbanisme en évolution constante qui semble lui échapper en permanence. Une part notable des thèmes mobilisateurs, car anxiogènes, figure déjà dans la représentation du citoyen désemparé. Démesure technique, accélération, brassage et fragmentation sociale, instabilité politique, menace de guerre, tout concourt à sur-exprimer l’angoisse tout en privilégiant la satire pour mettre à distance le présent et rendre ses bouleversements supportables. Le paroxysme satirique résulte bien de l’exacerbation des peurs. C’est en tant qu’expression de l’instantanéité que la caricature en est la traduction visuelle privilégiée. En exaspérant les peurs collectives liées aux nouvelles libertés publiques et aux usages qui en découlent, en déclinant un rire anxieux sur toute la gamme des frustrations individuelles, une large majorité des dessinateurs préfigure ceux qu’Antoine Compagnon définira – pour les années 1930 – de « transfuges de la modernité ». Cela explique peut-être en partie le basculement de certains artistes vers un nationalisme intense, à partir de 1900.

30C’est le grand écart de ces peurs diffuses, entre champ symbolique et imaginaire social, exprimées par le trait satirique entre 1881 et 1914, que l’on a tenté brièvement d’explorer, en mettant l’accent sur des phénomènes comme la solitude, l’urbaphobie, la haine de l’autre… Se profile en creux le mythe d’un âge d’or, mais il s’agit peut-être alors d’une autre version de la même histoire.

Notes

1 Pernoud E., « Peindre la foule. Un aspect du dessin satirique fin de siècle et ses relations avec la scène artistique », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 19, 1999, p. 105-117.

2 J. J. Grandville, illustration pour Reybaud L., Jérôme Paturot, Paris, Dubochet, Le Chevalier et Cie, 1846, frontispice.

3 Robert V., Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération, 1818-1848, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.

4 Caron J.-C., L’été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002, p. 26.

5 Tillier C., Mon oncle Benjamin, Paris, W. Coquebert, 1843.

6 Breton A., « Xavier Forneret », in Forneret X., Œuvres, Paris, Éditions Arcanes, coll. « Humour noir », 1952.

7 H. Daumier, « La Mitrailleuse électorale », Le Charivari, 11 mai 1869.

8 E. Ogé, « Voilà l’ennemi », affiche réalisée pour la promotion du journal La Lanterne en 1902.

9 Buton P. et Gervereau L., Le Couteau entre les dents. 70 ans d’affiches communistes et anticommunistes, Paris, Le Chêne, 1989.

10 Notons la proposition de Michel Biard, lors de la discussion qui suivit ma communication au cours du colloque, d’identifier dans la toise la géométrie simplifiée d’un gibet, ce qui enrichit notablement l’œuvre ici produite.

11 Anonyme, « Apparition du serpent de mer en France, 1848 », lithographie, Le Charivari, le 23 décembre 1848.

12 Agulhon M., Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979.

13 H. Daumier, « Dernier conseil des ex-ministres » – Chute du cabinet Guizot, Le Charivari, 9 mars 1848.

14 Hugo V., Les travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, 1980 [1866], p. 199.

15 Robin C., La peur, histoire d’une idée politique, Paris, Armand Colin, 2006 [2004], p. 14.

16 Jules Ferry, discours cité par Barral P., Les fondateurs de la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1968, p. 137-138.

17 Caron J.-C., « La guerre civile : redoutée ou espérée ? Peurs sociales et traitement politique de la discorde (France, XIXe siècle) », in Chauvaud F. (dir.), L’ennemie intime. La peur : perceptions, expressions, effets, Rennes, PUR, 2011, p. 261.

18 Ibid., p. 259.

19 Dupuy P. et Reichardt R., « La figure du “révolutionnaire”, pour une histoire comparée des types politiques “extrêmes” », in Biard M., Gainot B., Pasteur P. et Serna P. (dir.), « Extrêmes » ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, Pur, 2012, p. 234.

20 A. Willette, « Au loup ! – Le loup : “À quoi bon chialer la bergère ? Ils voteront toujours pour moi tes moutons” », Le Rire, no 585, 18 avril 1914, couverture.

21 Le Rire, no 582, 28 mars 1914, double page intérieure.

22 F. Bac, « Le fou », collection personnelle de l’auteur. Dessin publié dans un titre non référencé et non daté (Le Sourire ?).

23 Sur les rapports entre folie meurtrière et politique combinées par le trait satirique, Dupuy P. et Reichardt R., « La figure… », art. cité, p. 228.

24 Ibid., p. 235 et suiv.

25 Lejeune D., La peur du « rouge » en France. Des partageux aux gauchistes, Paris, Belin, 2003, p. 106.

26 « On a déjà bien souvent décrit comment la foule cristallisait toutes les hantises de la bourgeoisie fin-de-siècle en proie à la montée en force de catégories sociales nouvelles liées à la modernisation du pays […]. Une société en bon ordre est toujours stratifiée et organise les rapports de chacun. La foule est à l’opposé. » Prochasson C., Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 140-141.

27 Paul J.-M. (dir.), La foule : mythes et figures. De la Révolution à aujourd’hui, Rennes, PUR, 2004.

28 Ibid., p. 141.

29 Vernois S., « La peur des peurs : les lâchetés sociales dans l’image satirique en France au tournant des XIXe et XXe siècles », in Chauvaud F. (dir.), L’ennemie intime…, op. cit., p. 136.

30 T.-A. Steinlen, illustration pour Rictus Jehan, Les Soliloques du pauvre, Paris, Blusson éditeur, 2007 [1897], p. 123.

31 A. Willette : « Merde… Ma chambre aussi est prise ! », Le Courrier français, no 45, 8 novembre 1896, couverture. (Le dessin montre un homme solitaire et indigent.) F. Kupka, « Les sauveurs », L’Assiette au beurre, no 41, 11 janvier 1902. (Le dessin montre une femme nue, au bord du suicide, confrontée à la prostitution pour seul recours hors la mort.)

32 Chauvaud F. (dir.), L’ennemie intime…, op. cit., p. 16.

33 Maurin E., La peur du déclassement : une sociologie des récessions, Paris, éditions du Seuil, 2009.

34 O. Heidbrinck, « La juive errante des boulevards », Le Courrier français, no 26, 24 juin 1888, p. 9.

35 Robin C., La peur, histoire d’une idée politique…, op. cit., p. 13 et 32.

36 A. Willette : « Je crois qu’ils gueulent : Vive l’Humanité ! », Le Courrier français, no 33, 17 août 1902, couverture.

37 Ce dernier dessin date de 1886. La collaboration de Willette au Triboulet dure de 1882 à 1888. Celle au Père Peinard date de 1888. Il y a donc simultanéité.

38 Compagnon A., Les antimodernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 137.

39 A. Willette, « Pour le Palais de la Paix », Le Rire, no 553, 6 septembre 1913, double page intérieure.

40 Gonon L., Le fait divers criminel dans la presse française du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012 ; Ambroise-rendu A.-C., Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande guerre, Paris, Seli Arslan, 2004 ; M’Sili M., Le fait divers en République. Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000.

41 Kalifa D., L’encre et le sang, récits de crime et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995 ; Cubero J., Histoire du vagabondage, Paris, Imago, 1998 ; Berlière J.-M. et Lévy R., Histoire des polices en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011 ; Kitts A., « La peur des mendiants et des vagabonds au XIXe siècle : entre fantasmes et réalités », in Chauvaud F. (dir.), L’ennemie intime…, op. cit., p. 211-231.

42 L’Humanité, 10 mai 1912, cité par les Cahiers Jean Jaurès, no 153, Société d’études jaurésiennes, 1999, p. 92.

43 Sur l’instrumentalisation des peurs sociales et en particulier celle de l’étranger, Noiriel G., Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007 ; voir aussi : Dornel L., La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette, 2004.

44 Hoggart R., Les cultures du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 117.

Auteur

Agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine. Il enseigne l’histoire et la géographie au lycée Paul Éluard de Saint-Denis. Chercheur associé au laboratoire ISOR (Centre d’histoire du XIXe siècle Paris 1-Paris 4), ses recherches portent sur la caricature politique, le caractère intermédial des images depuis deux siècles, sur l’histoire et la sédimentation des imaginaires à travers les représentations, de la presse illustrée à la télévision en passant par le cinéma. Il s’apprête notamment à publier La grande mascarade parisienne (Broché, à paraître), un ouvrage tiré de sa thèse consacrée à la caricature à Paris entre 1881 et 1914.

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