À la mémoire de François Laplanche, qui m’a fait l’amitié de guider mes pas dans les archives de Saumur.

1Entre 1619 et 1685, la ville de Saumur se trouve sur une frontière confessionnelle, lieu idéal pour étudier les relations entre clergés catholique et protestant. Là se font face deux institutions, l’académie réformée et les Oratoriens. L’académie ouvre ses portes effectivement en 1607, grâce à Philippe Duplessis-Mornay. L’Oratoire est présent dans trois lieux : le pèlerinage de Notre-Dame des Ardilliers qui lui est confié en 1619, le collège en 1624, et l’école de théologie en 1630. Les deux institutions de l’académie et de l’école de théologie jouent un rôle identique, à savoir former les futurs responsables des deux Églises, calviniste et catholique.

2Une question essentielle est de se demander quelle logique l’emportera au fil du siècle, celle d’un rapprochement désintéressé entre les professeurs qui recherchent la vérité au-delà des confessions, ou celle de la défense de l’identité collective du groupe auquel ils appartiennent, et qui regarde l’autre avec suspicion.

3Tout d’abord, le cadre et les deux institutions seront présentés tels qu’ils sont souvent perçus par l’historiographie, qui prend les choses en bloc, et insiste sur le rejet de l’autre, tout en montrant que les relations sont courtoises. Ensuite, cette présentation sera nuancée, car elle dépend des époques – les années 1640-1660 sont plus calmes que celles qui précèdent la révocation de l’édit de Nantes – et des personnes, car l’évêque d’Angers trouve par exemple les Oratoriens trop ouverts envers les calvinistes. Enfin, les points communs seront mis en évidence, ce qui permet de dire qu’on peut parler à certains moments de « République des Lettres1 ».

Saumur, une frontière confessionnelle

4Une frontière confessionnelle se crée en 1589 quand le roi Henri III confie Saumur à Philippe Duplessis-Mornay, gouverneur de la ville depuis le 15 avril de cette année. Elle reste aux mains d’une garnison protestante jusqu’en 1621, quand les soldats de Louis XIII la reprennent. La carte élaborée par Samuel Mours met en évidence les communes actuelles comptant des protestants vers 1650-1685, et montre bien qu’on est sur une frontière confessionnelle, un espace de coexistence2. Il en va de même de la carte des places fortes protestantes du Centre-Ouest vers 1620, qui montre Saumur, pour toute personne qui viendrait de Paris, comme clef de cette région, dont la ville principale serait La Rochelle.

5Dans les pratiques cultuelles3, la ségrégation à Saumur entre les communautés catholique et protestante est souvent présente : on ne compte que quatre mariages mixtes pour tout le siècle. Jusqu’en 1675, les changements de confession demeurent exceptionnels. Mais le fils de Marc Duncan, marié à une catholique, fait par exemple baptiser certains de ses enfants au temple et d’autres à l’église. Sur le plan professionnel, la différenciation confessionnelle dépend des métiers : elle est totale dans l’imprimerie, mais pas dans la médecine où la femme de Duplessis-Mornay fait appel à un médecin catholique, et des oratoriens consultent chez Marc Duncan4. Il n’existe pas de ségrégation socio-spatiale dans l’habitat, pas de quartier protestant, et certains catholiques habitent rue du Temple. En revanche, le quartier de Fenêt où se trouve le sanctuaire des Ardilliers est occupé par les catholiques5. Mais l’essor de l’absolutisme et la diffusion de la Réforme catholique sont essentiels pour comprendre les forces profondes qui font évoluer la situation.

6Les protestants créent une académie pour la formation des futurs pasteurs et l’éducation de la jeunesse. Cette institution est créée en 1593, et ouvre ses portes effectivement en 1607. Elle est fréquentée par une population flottante, qu’on retrouve dans les registres de baptêmes, mariages et sépultures, en particulier comme parrains. Les étudiants sont de plus en plus nombreux, et on en compte au moins 200 dans le troisième quart du XVII^e siècle. Les deux-tiers sont français (Anjou, Maine, Touraine), et un tiers vient de l’étranger (Provinces-Unies, Angleterre, Écosse, Saint-Empire, Suisse). Ils côtoient une population protestante stable fortement alphabétisée (horlogers, orfèvres, imprimeurs-libraires, marchands), qui décline au fil du XVII^e siècle, et passe de 1 300 à 700 individus6. Le rayonnement de l’académie en fait une capitale européenne du protestantisme, dont l’étude se poursuit jusqu’à aujourd’hui7. Son succès explique, entre autres, la venue des Oratoriens en 1619.

7Le corps enseignant de l’académie comprend sept chaires : trois pour la théologie, une pour la philosophie, une pour l’hébreu – un temps occupée par Alpron, un juif converti au protestantisme –, une en grec, et une en mathématiques. Cette institution d’enseignement forme, entre autres, des « proposants », étudiants de dernière année en théologie qui, pour devenir pasteurs, passent ensuite un examen devant un synode provincial ou un colloque. Munis de leurs attestations de l’académie et déjà docteurs en théologie de cette dernière, les candidats au pastorat subissent devant les institutions ecclésiastiques une interrogation sur la logique et une sur les langues anciennes. L’académie est administrée par un conseil composé du recteur et des professeurs, de pasteurs de Saumur, et du principal du collège protestant8. De fait, ce collège fait partie de l’académie9, et il connaît un très grand succès : les régents et les professeurs sont payés par le roi, et les protestants accueillent les enfants des catholiques, espérant qu’ils changeraient de religion10. Les professeurs de l’académie sont d’éminents personnages : Gomar y enseigne, mais ne fait que passer (1615-1618), et la sensibilité théologique de l’académie est surtout marquée par l’Écossais John Cameron, accusé par ses adversaires de professer sur la grâce des idées proches de celles d’Arminius, puis par Moïse Amyraut.

8Pourquoi le pouvoir royal a-t-il choisi les Oratoriens, plutôt qu’une autre congrégation plus réputée comme les Jésuites, dont les lointaines origines remontent à Paris en 1534 ? La raison est certainement le caractère récent de cette association de prêtres, encore mal connue, installée en France depuis 1611 seulement, par le cardinal de Bérulle, ami de Marie de Médicis. En 1614, le roi Louis XIII leur confie le pèlerinage des Ardilliers, qu’ils prennent en charge effectivement en 1619, pour obtenir des fonds destinés à l’entretien d’un collège qui ouvre ses portes en 1624. Pourtant, beaucoup de protestants sont opposés à l’installation d’une congrégation catholique quelle que soit sa nature. En 1629, le professeur de l’académie Josué de La Place attaque vigoureusement l’Église romaine, la traitant de « Babylon11 ». Son célèbre confrère Moïse Amyraut écrit pour sa part que le collège de l’Oratoire est « un fort que l’Église romaine oppose à la place d’armes que les protestants ont établie dans cette ville12 ». Pourtant, le climat irénique qui s’installe ensuite aurait peut-être été plus difficile à établir avec les Jésuites13.

9Le premier pôle de la congrégation est le sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers. Le 8 août 1614, Louis XIII signe les lettres patentes confiant la chapelle à l’Oratoire. En 1619, les Oratoriens prennent possession des lieux, et Marie de Médicis cette année-là est témoin d’un miracle, événement qui diffuse au loin la renommée du sanctuaire14. La carte des miracles déclarés, qui s’échelonnent de 1594 à 1713, atteste que la chapelle devient rapidement un sanctuaire national, où l’identité mariale des catholiques se forge pour être diffusée au loin par les prodiges15. Ces grâces sont propagées dans un livret, L’histoire de l’origine de l’image et de la chapelle de Nostre-Dame des Ardilliers16. Cet ouvrage, anonyme, de facture simple pour être vendu bon marché, orné d’une simple gravure sur bois placée sur la page de titre, est sans cesse augmenté des miracles nouveaux, jusqu’à sa dernière édition en 1713. Ce livre, qui reflète un niveau intellectuel modeste, est une arme contre les protestants, en particulier par le style merveilleux dans lequel les pèlerins continuent de vivre. Le légendaire y raconte que dans les temps anciens, un serpent est tué par saint Florent, patron de Saumur, juste à l’emplacement du sanctuaire des Ardilliers. Ce texte continue en présentant l’invention de la Pietà en 1454, la statue se déplaçant pour montrer l’endroit où elle veut être honorée. Viennent ensuite les voyages des grands et des rois, qui manifestent par leur déplacement qu’on se trouve dans un pèlerinage national sur une frontière de catholicité. Puis sont décrits les traits identificatoires du catholicisme : description des confréries, abjuration des protestants, et surtout les miracles qui recouvrent les trois-quarts du livret17.

10Le deuxième pôle est le collège des Oratoriens. Faute de documents, son histoire est mal connue18. Le contrat est signé le 7 août 1624 entre la municipalité et les responsables de l’Oratoire19. Il prend le nom de « collège royal des catholiques20 ». Les Oratoriens prennent en charge cet établissement qui compte 6 classes d’humanités et deux cours de philosophie21. En 1664, on y trouve 300 élèves, de la sixième à la classe de philosophie22. Toutefois, il manque de personnel, et ne compte – en dehors des Oratoriens – qu’un principal et un régent23.

11Enfin, le troisième pôle est celui de l’école de théologie, séminaire pour les futurs prêtres de l’Oratoire, qui ouvre ses portes en 1630, sous le deuxième supérieur général de la congrégation, Charles de Condren24. C’est ainsi que le jeune Louis Thomassin arrive à Saumur en 1637, en même temps que Charles Lecointe. C’est le deuxième institut de France après celui de Paris25. En 1640, les Oratoriens disposent aux Ardilliers de 63 chambres, dont 54 pour les étudiants. En 1649, les travaux sont achevés26.

12Ainsi se présentent les deux camps : d’un côté collège et académie pour les protestants, de l’autre pèlerinage, collège et école de théologie pour les Oratoriens. Les relations entre eux sont courtoises, mais que se cache-t-il derrière cette amabilité ?

Des tensions dépendant des circonstances

13L’évêque d’Angers est le premier des personnages opposés à la bonne entente entre catholiques et protestants. M^gr Henri Arnauld, frère du Grand Arnauld et de l’abbesse de Port-Royal-des-Champs Mère Angélique, s’installe en 165027. Évêque scrupuleux de la Contre-Réforme, il réside et visite ses paroisses. Il va en pèlerinage à Saumur tous les ans, à pied, en pénitence, depuis son évêché, pour faire amende honorable à Jésus-Christ et à la Vierge, des outrages que lui fait l’hérésie dans cette ville. Contrairement à ce que pensent la plupart des Oratoriens, qui mettent en avant la conversion des cœurs, l’évêque pense que Dieu peut aussi agir sur les corps28. Le 1^er avril 1659, il interdit à ses diocésains de Saumur d’envoyer leurs enfants au collège protestant sous peine d’excommunication. Il fait feu de tout bois : la persuasion, mais aussi le recours à la procédure juridique visant, peu de temps avant la révocation de l’édit de Nantes, la fermeture de l’académie et du temple. À Saumur, ses relais dans la population sont le clergé séculier et les Dominicains, mais pas ou peu les Oratoriens. Le 2 juin 1668, le « miracle des Ulmes », nom d’une petite paroisse à deux lieues de Saumur, vient conforter son apostolat dans ce sens. Cette fois, ce n’est plus la Vierge Marie qui sert d’intermédiaire, mais Jésus lui-même, présent dans le Saint-Sacrement, au moment où les protestants se réunissent à Saumur pour un synode provincial. Au cours de la procession du Saint-Sacrement, le curé Nicolas Nézan montre l’ostensoir aux fidèles, qui voient durant un quart d’heure le visage du Christ dans l’hostie. L’évêque mène une enquête et vient aux Ulmes dès le 20 juin. Il reconnaît le miracle et en imprime la lettre d’attestation pour la diffuser auprès des fidèles29.

14Le sanctuaire des Ardilliers est le lieu de Saumur où se déroulent la plupart des abjurations, surtout à partir des années 1670. Dans le fonds de l’Oratoire des archives municipales de Saumur se trouve un Ritus absolvendi ab heresi30. Au total, vingt-sept cérémonies ont lieu dans la chapelle. On relève celles des deux fils aînés du professeur saumurois Louis Cappel, celle de Jean aux Ardilliers, entre les mains de Jean Morin, délégué par l’évêque d’Angers, et celle de Louis Cappel du Tilloy devant Henri Arnauld le 8 mars 1670, dans la chapelle de l’Oratoire d’Angers.

15Louis XIII et Louis XIV utilisent les Oratoriens pour arrimer la région protestante du Centre-Ouest au royaume, car elle est une région mal maîtrisée, éloignée de la capitale. Le fait de retirer les Ardilliers à des administrateurs communaux, en 1614, pour confier ce sanctuaire aux Oratoriens du cardinal de Bérulle, concourt à l’unification du royaume. Cette société de l’Oratoire, créée en France sur le modèle de la Congrégation de l’Oratoire formée en 1575 à Rome par Philippe Néri, a son siège à Paris, fait reculer le protestantisme, et unifie le pays autour du catholicisme tridentin, la religion du roi. Dans les lettres d’août 1614, par lesquelles Louis XIII remet Notre-Dame des Ardilliers aux Oratoriens, celui-ci se déclare « fondateur de la dite maison et église de Nostre-Dame des Ardilliers », et il leur demande « de prier Dieu pour la prospérité, pour le repos et tranquillité de [son] royaume31 ».

16Le pèlerinage est un moyen de rattacher plus intimement le Centre-Ouest protestant au roi, d’autant plus que les abbesses du monastère proche de Fontevraud appartiennent à la famille de Bourbon depuis le XV^e siècle. Le souci d’unification se manifeste, entre autres, par la disparition des places fortes données par l’édit de Nantes aux protestants. Cette ruine du « parti huguenot », l’un des trois objectifs de Richelieu présentés dans son Testament politique, figure dans son programme absolutiste. En 1621, Duplessis-Mornay doit rendre au jeune roi les clefs de la place forte protestante. Après la fin du siège de La Rochelle en 1628, la paix d’Alès en 1629 met fin au parti huguenot32. Les pèlerinages royaux auront été de courte durée aux Ardilliers, de Marie de Médicis jusqu’aux années 1660, mais le magnifique monument classique des Ardilliers continue de garder cette présence du souverain jusqu’à la Révolution.

17Une fois le « parti huguenot » éliminé par son père en 1629, Louis XIV souhaite dès son accession au pouvoir limiter la liberté laissée aux protestants. Ses représentants, comme Voysin de La Noiraye, intendant de Tours de 1666 à 1671, montrent un zèle anticalviniste ardent. Il interdit la création d’une troisième chaire de théologie à l’académie, et cherche à expulser les enseignants étrangers. Dès 1671, il se déclare favorable à la suppression du culte réformé à Saumur, et propose que le collège protestant et sa bibliothèque soient donnés aux Oratoriens.

18L’apogée de cette rivalité – dont nous reparlerons plus tard – a lieu au moment de la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Mais la « mission » du sanctuaire des Ardilliers n’est pas terminée, puisqu’en 1695 Louis XIV fait placer une inscription en lettres de bronze à l’intérieur du dôme de la chapelle, pour célébrer sa victoire sur les protestants, tant ceux du royaume que ceux de l’extérieur appartenant à la Ligue d’Augsbourg :

« L’an 1695, la piété du Grand Roi à la Vierge Mère de Dieu, Louis XIV, roi de France et de Navarre, détruisit l’hérésie par tout son royaume, et en chassa les fauteurs par terre et par mer33. »

19Des exemples d’oppositions judiciarisées en sont la preuve. En 1679, à l’occasion des obsèques du recteur de l’académie de Saumur qui était aussi professeur de théologie, son corps est porté par six proposants vers le cimetière de Bilanges, vers cinq heures du soir. Or les réformés ne pouvaient plus à cette époque enterrer leurs morts qu’à la pointe du jour ou à la tombée de la nuit, et le cortège était limité à cinq personnes. Une enquête est diligentée : un témoin a vu 24 à 26 personnes, et un autre 28 ou 29. En 1684, le capucin Honoré de Cannes vient participer à une mission à Saumur34, à la demande de M^gr Henri Arnauld, et il obtient l’interdiction des services religieux des protestants pendant cinq semaines. Le vicaire général Joseph Grandet note dans ses mémoires qu’il fit tout ce qu’il put pour toucher les cœurs des hérétiques qui assistaient volontiers à ses sermons où il mêlait toujours quelque trait de controverses, mais, chose étrange, sans aucun fruit35. En janvier 1685, dix mois avant l’édit de Fontainebleau, deux arrêts du conseil du roi suppriment l’académie et ordonnent la démolition du temple36. À cette occasion, le chef de la garnison de la ville envoie des soldats pour limiter des scènes violentes menées par les catholiques lors de la destruction du temple. Le petit cimetière qui l’entoure est saccagé, et des cercueils en plomb éventrés.

20La série des miracles baroques, consignés par écrit après enquête, est un autre argument contre les réformés. Elle révèle la gloire de Dieu et de sa mère contre les négations protestantes, et commence l’année où Henri IV est sacré roi de France. Le besoin de déclarer les miracles, tel qu’il figure dans L’histoire de l’origine, débute donc en 1594 (où 14 prodiges sont consignés) et se termine en 1713. Les Oratoriens s’installent aux Ardilliers en 1619, mais il faut attendre 1634 pour voir la première édition de L’histoire de l’origine, soit quinze ans plus tard. On peut s’interroger sur les causes de ce décalage. L’oratorien Bareyre, qui a participé à l’écriture de cet ouvrage, en ex-voto d’une maladie guérie, n’est pas un personnage particulièrement brillant, et avoue dans sa déclaration qu’il a dû demander plusieurs fois l’autorisation à ses supérieurs37. Or, ce livre de L’histoire de l’origine, médiocre sur le plan de la forme et du fond, a sans cesse été réédité jusqu’en 1713. Les Oratoriens n’aiment pas la sensibilité baroque, car ils relèvent de l’École française de spiritualité, incarnée par leur fondateur Bérulle. Le début du texte de l’occasionnel de 1676, relatant le miracle de Marie Le Brun, est révélateur de leur état d’esprit :

« Maintenant que l’Église est si bien établie, et que la foi a heureusement succédé à l’erreur et à l’infidélité, les œuvres de la toute-puissance divine [les miracles physiques] ne sont plus nécessaires38. »

21Pourtant, ils obéissent à leur évêque Henri Arnauld, qui leur demande de décrire le miracle dans un occasionnel. Les Oratoriens préfèrent parler de la guérison des cœurs, des grâces qui restent un secret entre trois personnes : Dieu, celui qui en bénéficie, et le confesseur.

Une « République des Lettres » à Saumur au XVII^e siècle ?

22Il règne une bonne entente à Saumur entre certains milieux catholiques et protestants. Les contacts entre les deux confessions sont importants, non seulement dans le diocèse d’Angers, mais pour l’ensemble des régions de l’Ouest. Les dirigeants montrent le bon exemple. Le dualisme religieux est bien accepté. Duplessis-Mornay a de bonnes relations dans les années 1620 avec le sénéchal Jean II Bonneau et la famille des Bourneau. La ville est consacrée à Notre-Dame des Ardilliers lors de la crue de la Loire en 1615, et il y peu d’actes d’intolérance. Le gouverneur Urbain de Maillé-Brézé, beau-frère du cardinal de Richelieu, entretient de bonnes relations avec Moïse Amyraut. Dans les années 1639-1680, Julien Avril, sénéchal et maire, catholique fort pieux et homme puissant, est satisfait de la présence protestante et de l’académie. Il assiste aux soutenances de thèses des protestants et aux remises des prix. Il permet l’installation de Jean-Robert Chouet, bien qu’il soit né à Genève39. Élie Brackenhoffer, voyageur luthérien alsacien, de passage à Saumur dans les années 1643-1644, note dans son journal :

« Les Huguenots sont ici en bonne posture. Ils ont leur temple dans la ville et il est très beau. Leurs enterrements, leurs baptêmes ont lieu en plein jour ; on prêche le dimanche et le mercredi, cependant sans sonnerie de cloches ni autres moyens de convocation40. »

23Ce respect se manifeste par le cercle érudit de Tanneguy Le Fèvre. Cet ancien catholique est l’élève des Jésuites dans leur collège de La Flèche, se convertit au protestantisme, puis devient régent à Saumur en 1651. Grand helléniste, il entretient un vaste réseau de correspondance avec les érudits de son époque41. Les protestants se rendent aux prédications des Oratoriens dans les églises. En 1662 et 1663, de nombreux réformés, en particulier Tanneguy Le Fèvre, vont écouter les sermons de l’oratorien Mascaron à Saint-Pierre, malgré l’interdiction des pasteurs42.

24Les conférences d’histoire de l’Église données par l’oratorien Louis Thomassin à l’école de théologie aux Ardilliers, de 1643 à 1654, sont suivies par les protestants43, peut-être à des fins de controverse et de conversion, mais aussi pour des raisons de curiosité. De même, les soutenances de thèses, aux Ardilliers et à l’académie, sont suivies par les deux publics. Parfois, les uns ou les autres posent des questions et donnent leur sentiment. Le temps des controverses hargneuses est dépassé. Même si c’est contraire à l’esprit du temps et à l’hostilité très vive des clercs catholiques, y compris jansénisants, vis-à-vis des réformés, les professeurs mettent en avant leurs points de convergences, plutôt que ce qui les sépare. Ils sont tous imprégnés de la pensée de saint Augustin. Les contacts sont abondamment attestés pendant trente ans, de 1643 à 1674, et ces intellectuels de bon calibre ne cachent pas l’estime mutuelle qu’ils se portent.

25En 1674, le protestant Pierre de Villemandy, avec plusieurs personnes « de la Religion », ainsi qu’ils ont coutume de faire, assistent aux thèses soutenues par les élèves du Père André Martin. Pierre de Villemandy y prend la parole pour dire « qu’il n’y avoit aucune différence entre ses sentiments sur la Justification et ceux du Père Martin44 ». Ceci provoque une offensive des antijansénistes et des anticartésiens angevins contre les pères de l’Oratoire.

26Le climat de Saumur semble, par certains aspects, irénique au début du troisième tiers du XVII^e siècle, entre les professeurs de l’académie et les oratoriens. Une lettre écrite par Jean-Robert Chouet en 1667, jeune professeur à l’académie, rapporte :

« Imaginez-vous, je vous prie, que je suis dans l’un des plus agréables lieux et des plus polis de l’Europe, que je suis dans une ville fort commode pour les gens de mon mestier, à cause de diverses personnes, et de la Religion et catholiques romains, avec qui je puis conférer de philosophie, que je suis proche de Paris, qui est asseurément la source de gens de lettres, et qu’ainsi je suis informé d’une infinité de choses qui regardent les sciences, et que peut-estre j’ignorerois si j’estois ailleurs45. »

27En 1670, Isaac d’Huisseau, pasteur de Saumur depuis 1630 et devenu professeur à l’académie, publie un livre intitulé La réunion du christianisme ou la manière de rejoindre tous les chrétiens sous une même confession de foi. Cet irénisme local, nourri par l’action de quelques personnes, fonde une tolérance réciproque sur les adiaphora, ces questions jugées non fondamentales, sur les rites et sur la discipline notamment46. Mais le livre d’Huisseau est condamné par le consistoire de Saumur et par le synode provincial d’Anjou47.

28« L’anthropologie positive » de Saumur (F. Laplanche) est due tout d’abord à la personnalité de Philippe Duplessis-Mornay, humaniste de la Renaissance autant que réformé convaincu48, qui souhaite ramener les « papistes » à l’Évangile par la Parole. Ce gouverneur d’une place forte, ami d’Henri IV, souhaitait faire de Saumur un îlot intellectuel de la Réforme française. Pour lui, le raisonnement par la parole ou la plume pouvait amener les catholiques à la vérité49. Hostile à la violence verbale, il refuse de prendre parti dans les querelles entre Gomar et Arminius sur la prédestination. Il répond en 1607 à un pasteur gagné à l’arminianisme :

« Plû à Dieu nous tinssions-nous dans les termes de l’Écriture, sans fouiller plus outre, pour nous bander d’un commun effort contre l’idolâtrie, la superstition et la tyrannie romaine ! C’est mon avis de traiter ces doctrines sobrement, et les personnes qui les traitent prudemment, pourvu que de leur part ils y procèdent religieusement50. »

29Duplessis-Mornay refuse de prendre une position tranchée dans les querelles sur la prédestination qui agitent ses coreligionnaires depuis qu’Arminius, professeur à Leyde, a soutenu contre son collègue François Gomar que, contrairement aux affirmations de Calvin, Dieu n’a pas voulu la chute d’Adam, et que la grâce est ouverte à tous. Duplessis-Mornay fait appel à Gomar qui enseigne à l’académie de Saumur de 1615 à 1618, et demande à l’Écossais John Cameron de lui succéder, lui qui répond à l’arminianisme par une voie fondée sur une anthropologie beaucoup plus positive, peut-être héritée de l’humanisme érasmien51.

30Une deuxième raison à l’irénisme saumurois est la théologie d’Amyraut, professeur à l’académie de Saumur de 1626 à 166452. Il se rend célèbre par la manière, nouvelle selon ses adversaires comme André Rivet ou Pierre Du Moulin, de présenter la grâce universelle dans le calvinisme. Il publie en 1634 à Saumur Un bref traité de la prédestination qui a un gros retentissement. Il élabore aussi dans d’autres traités ce que François Laplanche nomme « la théologie politique de Saumur », marquée par un refus de la violence, de la distinction entre puissance séculière et puissance ecclésiastique. Amyraut est effrayé par l’exécution de Charles I^er Stuart en 1649, et prône la fidélité au roi. Avec de tels maîtres, l’académie connaît un grand succès, et voit son nombre d’étudiants augmenter, du moins jusqu’à la fin des années 1660.

31La troisième raison réside dans la spiritualité des Oratoriens. Ceux-ci, à la suite de Bérulle, partagent la doctrine augustinienne de la grâce et de la liberté. Ils sont ainsi taxés de jansénistes, et cette pensée facilite leurs bonnes relations avec l’académie. Mais la tolérance de fait qui existe chez eux ne s’appuie pas sur une théologie politique comparable à celle d’Amyraut qui refuse la répression par le pouvoir politique53.

32Enfin, la quatrième raison qui rapproche catholiques et protestants, est la pensée de Descartes, ancien élève des Jésuites au collège de La Flèche. En 1664, le Genevois Jean-Robert Chouet rapporte que les catholiques, qui composaient l’auditoire lors de l’examen des impétrants pour une chaire de professeur, avaient applaudi si fort qu’il a pu obtenir ce concours difficile54.

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33Il a bien existé une « République des Lettres » à Saumur au XVII^e siècle, entre les professeurs de l’académie et ceux de l’école de théologie, en particulier de 1650 à 1675. Les deux réformes religieuses ont les mêmes causes, et on a trop insisté sur leurs oppositions. La recherche sincère de la vérité était la même chez beaucoup de membres du corps professoral. Mais c’est une autre logique qui l’a emporté, celle de personnes extérieures à Saumur, qui agissaient pour l’unité du royaume autour de la religion du roi. Elle est composée des pèlerins, de l’évêque d’Angers, mais surtout de la cour et de Louis XIV, qui ont instrumentalisé la religion catholique contre la bienveillance et la liberté que prônaient les professeurs, et qui ont imposé la révocation de l’édit de Nantes en 1685.