1Les consignes de pureté prescrivant le célibat remontent à l’âge de pierre du sentiment religieux1, mais le christianisme primitif n’exigeait pas de ses pasteurs la continence. L’obligation de célibat, pour les ordres majeurs, s’est imposée au fil des siècles, alors que même l’apôtre Paul, incarnation par excellence de l’autorité scripturaire de la doctrine catholique, recommandait le mariage afin de prévenir la fornication : « propter fornicationem unusquisque suam uxorem habeat » (1 Tim., 5, 9-16). Si plusieurs conciles, entre le IV^e et le XI^e siècle, tel celui d’Orange en 441, appelaient à la continence des clercs2, c’est réellement lors du II^e concile de Latran, en 1139, que le mariage des prêtres, diacres et sous-diacres fut interdit ; le sacrement d’ordre devenant un empêchement dirimant au mariage, le mariage des clercs était donc invalide et pouvait être annulé. Cette interdiction n’empêcha nullement les prêtres de vivre en concubinage et de procréer, comme en témoignent les nombreux fabliaux du Moyen Âge ou des traités évoquant le célibat ecclésiastique, comme la Lamentation de la nature humaine contre la constitution de Nicée de Guillaume Saignet3, rédigée entre novembre 1417 et avril 1418, auquel Gerson répondit par un Dialogue sur le célibat des ecclésiastiques en 14234.

2Plus tardivement, citons L’éloge de la folie d’Érasme, La seconde fièvre d’Ulrich von Hutten fustigeant le célibat et les misères de leurs attachements clandestins5, ou encore le Discours contre les prêtres concubinaires du dominicain Jacques d’Hochstrat6. Loin d’être approuvé, loin d’être respecté, le célibat ecclésiastique avait une longue tradition historiographique bien avant l’apparition de la Réformation protestante7, mais il va cristalliser les positions catholiques et protestantes et devenir un point de discorde entre les deux confessions, notamment au sein des diocèses septentrionaux dont les tissus urbains furent rapidement pénétrés par les idées de la Réforme protestante.

3Concernant l’espace géographique étudié, ce plat pays, qu’on nomme ici Nord de la France et la Belgique, était un des carrefours politiques de l’Europe, mais aussi un carrefour idéologique, si bien que la France septentrionale fut un terrain fertile pour la religion réformée. Dès les années 1520, Martin Luther y compte des partisans : une ordonnance de Charles Quint, datée du 22 mars 1521, adressée au gouverneur de Lille, ordonnait de rechercher et de brûler les écrits de Luther, interdisait d’imprimer ses ouvrages, de les vendre ou de les acheter « sous peine de confiscations et châtiments8 ». Dès lors, la question est de savoir comment des oppositions doctrinales vont se révéler dans le quotidien des prêtres catholiques des diocèses septentrionaux au cours des XVI^e et XVII^e siècles, et comment l’Église catholique va normaliser son clergé au milieu d’un terreau protestant.

Préambule doctrinal

4Je ne m’attarderai pas sur les désaccords doctrinaux entre les confessions, mais quelques mots sur la position des luthériens quant au célibat des prêtres. Martin Luther concevait la vie du chrétien comme un perpétuel combat contre le vice, qui devait tendre à l’imitation de Jésus-Christ. Comment, dans ce cas, concilier la vertu du pasteur avec ses besoins physiques ? Dès 1520, il exhortait à s’interroger sur cet état contre-nature9 ; en 1521, dans un courrier adressé au juriste strasbourgeois Nicolas Gerbel venant de contracter mariage, il blâmait l’obligation de célibat en ces termes :

« Le déplorable célibat des garçons et des filles me révèle chaque jour tant d’horreurs qu’aucun mot ne sonne si odieusement à mes oreilles que ceux de nonne, moine et de prêtre10. »

5Ses réflexions l’amenèrent à organiser structurellement sa pensée autour du mariage et du célibat et à rédiger plusieurs traités, dont le Jugement sur les vœux monastiques (1521)11, et De la vie conjugale (1522)12, ou encore des prédications sur le sujet13. Dans ses écrits, très structurés théologiquement, il note que l’Évangile laisse la liberté sur la question de la chasteté et du célibat14. Il indique également que « le vœu de chasteté […], s’il est conforme à la piété, doit nécessairement impliquer la liberté de l’abandonner15 ». Luther écrivit aussi à Spalatin :

« Que l’on considère ton mariage comme de la débauche, mon cher Spalatin, tu dois non seulement ne pas t’en affliger, mais encore bien plutôt t’en réjouir, puisque tu sais avec certitude que ce mode de vie est approuvé par Dieu, loué par les anges et tenu en honneur par les saints16. »

6Position sévère, permettant de revaloriser la vie sociale, familiale, le corps et l’amour charnel, mais visant en priorité à mettre fin à la débauche tant décriée des ecclésiastiques.

7Les contemporains de Luther furent, en premier lieu, frappés par l’abolition du célibat ecclésiastique obligatoire, qui allait améliorer les mœurs des prédicants. Tous les réformateurs furent unanimes sur ce point : l’obligation faite aux prêtres de rester célibataires était une tyrannie inadmissible de l’Église romaine et cette obligation une source d’immoralité bien connue. Zwingli réaffirma dans ses 67 thèses l’éradication du célibat des prêtres. Bullinger, dans la Confession helvétique postérieure, rappela que la volonté de Dieu était que « l’homme et la femme fussent conjoints avec l’un l’autre pour vivre ensemble en grande dilection et concorde17 ». Les raisons de leur attitude sont les suivantes : le mariage des ecclésiastiques ne peut être considéré comme de la débauche, car cet état a été créé par Dieu et est donc légitime ; la lettre même des Écritures prévoit que les ecclésiastiques, en l’occurrence les « évêques » ou les « anciens », peuvent être mariés. Elle prescrit même qu’ils soient le mari d’une seule femme. Secondement, le mariage est une liberté que Dieu a donnée à l’homme et à la femme dans l’acte même de sa création : les hommes n’ont pas le droit de restreindre cette liberté, même pour une catégorie déterminée d’individus. L’Église n’a pas à priver des hommes ou des femmes de ce que Dieu a trouvé bon pour eux. Foi et liberté vont ensemble pour les réformateurs, qui rappellent souvent l’affirmation de l’apôtre Paul : tout ce qui ne vient pas de la foi est péché. Ce choix doit rester personnel, non imposé par l’Église. Les réformateurs n’ont donc jamais songé à imposer aux pasteurs l’obligation de se marier, mais l’ont souhaitée et l’état de mariage est très rapidement devenu en Europe occidentale un signe distinctif des ecclésiastiques réformés18. Par leur propre mariage, les réformateurs furent les premiers à prêcher l’exemple : Luther en épousant Catherine de Bora, ancienne moniale, comme lui-même était un ancien moine augustin ; Zwingli, ancien curé de Glaris et curé-administrateur du Grossmünster de Zurich, en s’unissant à Anna Reinhardt, une veuve déjà mère de deux enfants. Le mariage était pour les réformateurs un état divin et bienheureux et cette revendication ne traduisait aucune complaisance envers les faiblesses humaines, ni ne prétendait être un remède à la « concupiscence de la chair », comme la polémique catholique l’a trop donné à entendre. L’idée que la maison du pasteur soit le lieu d’une authentique vie conjugale était le signe et la démonstration que la vie sainte se vit conjugalement, familialement, au cœur même de ce qui constitue l’existence de tout un chacun, et non dans des institutions spécialisées, à l’écart de la vie quotidienne19.

8Face à cette promulgation de l’hyménée comme remède à l’impudicité, l’Église catholique réaffirma le célibat ecclésiastique, le lien intime entre célibat et sacerdoce, la nécessité d’un vœu de chasteté parfait qui serait inhérent à la réception du sacrement de l’ordre, au sein du canon 9 de la session XXIV du concile de Trente. Ce lien, entre continence et office, était essentiel, divin, l’Église ne pouvait donc pas en dispenser, car la loi ecclésiastique du célibat ne faisait qu’imposer aux hommes une obligation ayant Dieu pour origine. Le canon 10, en rappelant la prééminence de la virginité sur le mariage, visait surtout à condamner la doctrine protestante qui attaquait le célibat ecclésiastique et qui refusait qu’une loi puisse empêcher les clercs de contracter un mariage si eux-mêmes ne pouvaient pas choisir entre célibat et ordination20. Toutefois, la Réforme catholique ne s’est pas contentée de confirmer des dispositions anciennes et de combattre les thèses protestantes, elle tenta aussi de changer l’esprit de l’engagement clérical, pour répondre aux problèmes posés depuis le concile de Latran. Le concile de Trente allait donner une autre dimension à la vocation sacerdotale qui justifiait un engagement dans le célibat. La création de séminaires permit de former de jeunes candidats à la prêtrise avant qu’ils n’aient pris des habitudes « vicieuses » ; les jeunes gens ayant très tôt observé la chasteté étaient moins tentés à l’idée de trouver un mode de vie comprenant femme et enfants. Le concile jeta également les bases d’une mystique du prêtre reposant sur les sacrements d’ordre et d’eucharistie et invoqua un nouveau type d’argument pour justifier le célibat : ce dernier ne reposait plus sur la tradition misogyne antique et médiévale, mais sur le célèbre passage où le Christ loue ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux21, ainsi que sur son appel à quitter femme et descendance pour le suivre22. Ces décisions permirent, certes, d’améliorer les mœurs du clergé, mais ne purent résoudre les conflits et débats sur le sujet.

Une minorité de prêtres sensibles à l’hérésie

9Les idées réformées pénétrèrent rapidement les territoires de notre étude et, peu à peu, « gangrénèrent » le clergé, comme en atteste un placard daté du 8 octobre 1566 :

« En plusieurs lieux, les pasteurs ou curez, qui s’estoient tenus couvertz et avoient dissimulé leurs affections, voiant le nombre des sectaires croitre, se decouvroient et declaroient estre de la nouvelle religion, voires publicquement et en chaire, prians pardon au peuple de ce que par le passé les avoient mal endoctrinez, mesme au regard des sacremens et que pour le futur feroient aultrement23. »

10En effet, d’après les sources étudiées24, entre 1521 et 1679, ce sont au minimum 272 ecclésiastiques, séculiers et réguliers confondus, qui quittèrent leur état pour embrasser la religion réformée, soit en moyenne 7 % des ecclésiastiques des différents diocèses étudiés, à savoir Cambrai, Tournai, Liège et Namur.

11Parmi ces 272 hommes d’Église, les sources ont révélé que 214 s’impliquèrent dans une union matrimoniale, ce qui signifie que plus de 78 % des ecclésiastiques ayant quitté l’habit catholique prirent part à la vie conjugale. Volonté réelle et personnelle de contracter un mariage, ou nécessité due à leurs souhaits réformateurs ? Répondre à cette interrogation est hypothétique en raison de la nature judiciaire des sources qui ne donnent que très rarement la parole à l’homme marié25. Prenons pour exemple l’interrogatoire de Jean Lesur, inculpé de « faits de luthéranisme » en tant que meneur du bris des « ymaiges » survenu au Cateau-Cambrésis le 26 août 1566. Le procès-verbal comporte quatorze pages et représente la principale source biographique dont nous disposons ; nous y apprenons que Lesur fut carme à Arras, qu’il a quitté son couvent cinq ans auparavant « du consentement de son pryeur pour aller aux estudes », période pendant laquelle « il laissa son habit regulier pour prendre l’habit layc et s’en partit, allant aux escolles à Genesve ». Suivent les étapes de son itinérance, sa condition de pasteur à Montcornet, Tupigny, mais également dans les villages alentour tels Prémont et Bohain, sa culpabilité iconoclaste… Or, concernant son état marital, le procès mentionne uniquement qu’il a épousé, vers 1564, Élie Le Gros à Crépy-en-Laonnois et que leur fille, Abigaïl, est née à Tupigny26. Nous ne pouvons tirer aucune conclusion quant à la vie conjugale de ces apostats. Il en va de même avec la majorité des autres interrogatoires consultés, qui signalent certes une union matrimoniale, mais ne permettent pas au chercheur d’établir si cette dernière était un souhait personnel ou une simple volonté de se conformer aux idées nouvelles.

12Notons également qu’il nous faut relativiser l’importance numérique et chronologique de ces apostasies et des mariages consécutifs, puisque 83 % eurent lieu avant 1580, comme en témoigne le tableau suivant.

Période	Nombre d’apostats ayant contracté une union matrimoniale (et pourcentage)
1520-1550	112 (52,33 %)
1550-1580	66 (30,84 %)
1580-1610	21 (9,81 %)
1610-1640	11 (5,14 %)
1640-1670	3 (1,40 %)
1670-1700	1 (0,46 %)

Tableau 1. – Répartition chronologique des mariages contractés par des clercs apostats.

13La décroissance des mariages chez les clercs apostats dès les années 1580 s’explique par la répression des autorités civiles et ecclésiastiques, mais également par un essoufflement des idées réformées dans les diocèses de notre étude. Notons qu’à 77 %, les prêtres ayant défroqué avant 1580 sont des hommes ayant prêché, convaincus par la vision des réformateurs, ardents défenseurs des idées nouvelles et prêchant dans les villes et villages pour sensibiliser le peuple et qui ont laissé leur trace dans les archives, non pas pour leur mariage mais pour leurs actions de prédicants. Citons Paul Chevalier, cordelier de Tournai qui, après avoir quitté son monastère, part évangéliser la Flandre, fait preuve d’un zèle immense et abandonne le vœu de célibat en épousant une jeune fille répondant au prénom de Marie et originaire de la ville d’Armentières27. Ces hommes n’avaient pas pour but de donner une dimension provocatrice à leur union, le mariage n’étant qu’un des aspects de leur conversion.

14Les sources donnent donc à voir une minorité d’ecclésiastiques ayant défroqué, ce qui s’explique par plusieurs causes : d’une part, jusqu’au milieu du XVII^e siècle, combien étaient les hommes d’Église à avoir embrassé leur état en raison de considérations matérielles, familiales et pour qui, finalement, la charge sacerdotale importait peu ? Le thème de la vocation forcée s’est épanoui au XVIII^e siècle et connaît depuis quelques années un renouveau historiographique28. Il serait fort à propos d’établir des pistes de recherches mettant en corrélation ces vocations contraintes et le nombre des apostasies ; malheureusement, nous sommes tributaires des sources qui ne permettent pas, dans les territoires étudiés, d’émettre de conclusions. D’autre part, devenir apostat impliquait, pour le clergé séculier, de renoncer à un bénéfice et/ou à un statut. Simple formalité pour les partisans des idées réformées, véritable obstacle pour les ecclésiastiques à la vocation « légère » et simplement désireux de tirer parti des thèses conjugales des réformateurs. Ainsi, les dossiers criminels des officialités étudiées mettent en évidence cette volonté de ne pas perdre son office. Notons, à ce sujet, qu’en 1614, Gilles Blaton, curé dans la ville de Mons (diocèse de Cambrai), inquiété pour la liaison scandaleuse qu’il entretenait avec sa servante et pénitente, rétorqua au promoteur de l’officialité qu’il n’a « point quitté son état », ni rejoint les Hollandais, car il « tiroit cent mille de sa cure29 ».

15Second point, les hommes d’Église qui souhaitaient rejoindre le mouvement protestant et obtenir un titre de pasteur subissaient une sorte « d’examen d’entrée » durant lequel les anciens des consistoires examinaient les certificats de bonne conduite qu’ils pouvaient fournir. Lorsque les témoignages n’étaient pas valorisants, ces prêtres étaient renvoyés avec une aumône. En étudiant les actes des consistoires conservés aux Archives nationales, nous constatons que ce sont 62 % des prêtres habitués30 qui font cette demande et leurs motivations sont à 58 % d’ordre matériel. Ce même constat apparaît dans les actes du consistoire de Tournai : parmi les demandes faites par des ecclésiastiques, 68 % étaient des habitués et sur ces 68 %, 41 % voient davantage le protestantisme comme une solution de repli, de secours. Pour illustrer ces statistiques, donnons l’exemple d’un ancien prêtre habitué du diocèse de Tournai. En 1607, André Fayt demande aux membres du consistoire de lui fournir les moyens d’apprendre « quelque honneste vocation », ainsi que de l’argent. Il ne peut fournir aucun certificat de bonne conduite et les témoignages qui sont récoltés montrent un prêtre paillard, débauché, blasphémateur, ivrogne qui est alors renvoyé avec une amende de 2 écus à cause de « ses mauvaises mœurs et du scandale que causoit sa méchante vie31 ». Il est donc évident que les prêtres ayant rejoint les rangs protestants l’ont fait en raison d’une foi extrême, et non pas pour des causes matrimoniales, luxure et séduction étant bien moins dangereuses au sein d’un presbytère.

Une conjugalité influencée par les idées réformées ?

16Comment la diffusion des idées réformées a-t-elle influencé la position des clercs catholiques septentrionaux concernant le mariage ? Si dans La correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas, nous apprenons qu’aux États Généraux de 1574, on déplorait que l’on « voioit curez et prebstres mariez tenir les eglises paroissiales32 », vouloir établir la statistique de cette influence est utopique, puisque nous ne disposons que d’exemples épars tirés de procédures judiciaires ou de monographies locales. Néanmoins, au vu de ces sources, il est possible d’affirmer que l’ascendant de la Réforme est présent, qu’il encourage certains hommes d’Église à se marier, sans pour autant renoncer à leur office. À ce sujet, l’exemple d’un curé accusé par l’official de Cambrai en 1693 est révélateur : après une promesse de mariage, Guillaume Martin Genty et sa compagne, Laurence Thomas, prirent la route de « Zuvol », un « bourg hollandais » (Zwolle, en réalité en Overijssel), où, comme dans le reste des Provinces-Unies, l’Église publique est l’Église réformée et où tous peuvent se marier, comme en témoigne le récit de l’épouse stipulant qu’ils s’unirent « dans un lieu qui passe pour une église à leur façon, quoy que ce ne soit pas l’église du lieu ». Le mariage célébré, Genty et son épouse repartirent à Cambrai où l’homme de Dieu marié poursuit son ministère, tout en engendrant trois enfants33. L’analyse de l’ensemble des dossiers criminels des officialités étudiées a permis de mettre en lumière sept prêtres de l’Église catholique romaine ayant réussi à contracter un mariage sur une période allant de 1601 à 1789. En comparaison, l’étude des archives judiciaires des diocèses de Beauvais, Noyon, Châlons-en-Champagne, Paris, Reims et Troyes n’a mis en exergue qu’un seul cas34, ce qui signifie que 87,5 % des ecclésiastiques mariés le furent dans ces diocèses marqués par les idées réformées et particulièrement proches de localités où le mariage à l’Église publique calviniste est permis à tous.

17Enfin, influence dévoyée de la Réforme lorsque, au détour d’un dossier criminel, nous découvrons un ecclésiastique regrettant de ne pouvoir vivre conjugalement et qui en témoigne, parfois, à l’official tel Nicolas Anthoine, curé de Soignies (diocèse de Cambrai), déplorant la rigueur catholique, avant de conclure qu’il devrait « quitter les pays catholiques pour passer dans ceux où les loix humaines lui permettroient de continuer son honteux commerce35 ». De même, il nous faut noter que l’argument spécieux du mariage permet aux ecclésiastiques de séduire plus facilement. En prenant l’exemple du diocèse de Cambrai, où quarante-cinq clercs séculiers sont inquiétés pour déviance sexuelle au XVII^e siècle, onze d’entre eux, soit 25 % environ, promettent à la demoiselle convoitée d’aller l’épouser en Hollande. Ainsi, en 1667, le prêtre habitué Ferdinand de Bailleul promet à la femme qu’il convoite « que si elle vouloit, il la meneroit en Hollande et l’y epouseroit36 ». Si la promesse de mariage est utilisée par bien des ecclésiastiques dans l’ensemble des diocèses, nous ne trouvons mention de la Hollande et des réformés qu’au sein des diocèses septentrionaux. Signe évident de l’influence de la confession protestante sur le clergé catholique, d’autant plus que ces promesses de mariage perdurent largement au XVIII^e siècle, alors qu’elles sont totalement absentes d’autres officialités, telles celle de Reims ou de Beauvais dès les années 1680-1690.

Lutter contre les thèses réformées

18La Réforme catholique est un mouvement de longue durée dont les origines sont à rechercher dès le XIV^e siècle finissant, mais c’est réellement aux XVI^e et XVII^e siècles que la réforme de la discipline ecclésiastique s’ancre. Par conséquent, la lutte contre l’influence matrimoniale protestante débute et s’intensifie au fil des siècles. Certes, la répression des réformés et des clercs immoraux a touché toute l’Europe, mais, au cœur de cet espace septentrional, de nombreuses réponses vont être mises en place alliant Église et État. Toutefois, il faut reconnaître que le mariage des clercs ou des pasteurs ne rencontra aucune répression particulière, aucun statut spécifique, la lutte s’inscrivant dans un combat global contre l’hérésie.

19Le premier assaut prit forme avec l’Inquisition, tribunal ecclésiastique spécialisé en matière d’hérésie ayant fait son apparition aux Pays-Bas au Moyen Âge, comme ailleurs dans l’Occident chrétien. Elle s’y est toujours trouvée sous l’autorité des évêques sans avoir pour autant une action spectaculaire, jusqu’à ce que la montée du protestantisme n’incite l’empereur Charles Quint à la réintroduire afin de lutter contre lesdits hérétiques. Avec la remise en fonction de l’Inquisition et une nouvelle structure adaptée, l’Empereur se dotait, sans aucun doute, d’une arme remarquable contre la diffusion du mouvement protestant. C’est ce qu’on pourrait appeler la création d’une « inquisition à l’espagnole », avec un inquisiteur général, qui sera Érard de La Marck, évêque de Liège, dès 1525. Le système, loin d’être centralisé, évêques, inquisiteurs apostoliques, tribunaux civils empiétant réciproquement sur leurs compétences, prit des mesures contre les réformés et contre les clercs apostats. Néanmoins, l’apostat marié ne fut pas davantage réprimé que le simple converti, puisqu’en vertu d’une ordonnance de 1529, la peine de mort fut imposée à tous ceux qui prétendaient appartenir à la religion réformée ; la gradation du châtiment se faisait en fonction de leur foi en cette religion37.

20En 1567, la création du Conseil des troubles, communément nommé Conseil du sang, qui perdurera jusque 1576, vient confirmer ce phénomène « d’inquisition civile ». Sous l’autorité de juges séculiers, ce tribunal va condamner l’hérésie redéfinie en crime de lèse-majesté. L’Église n’intervient plus et laisse l’Empereur gérer la crise religieuse, phénomène quasiment unique en Europe, même si la législation européenne mentionne d’autres interventions civiles38. En analysant les archives relatives au Conseil du sang39, 12 203 personnes furent condamnées pour hérésie, dont 63 ecclésiastiques. La faiblesse statistique des clercs condamnés est frappante et ne représente pas une réalité, puisque la qualité des accusés n’est indiquée que dans 1 887 cas. Un exemple parmi d’autres : Pierre Dathen ancien carme, ayant épousé une religieuse de Sainte-Claire, apparaît dans ces registres sous le nom de Pieter Daten, originaire d’Ypres, mais aucune mention n’est faite de sa condition ou de son mariage40. Parmi les 63 ecclésiastiques condamnés, il faut noter que 45 % d’entre eux appartenaient au clergé régulier, 37 % étaient des prêtres habitués, secondaires, ou des vicaires, les détenteurs de la cura animarum représentant 18 % des inculpés. Les registres indiquent que 26 ecclésiastiques sur 63 avaient contracté une union matrimoniale, chiffre devant être remis en cause, puisque les sentences du tribunal n’indiquent qu’à 41 % le statut marital de l’inculpé ; de surcroît, nous avons retrouvé 14 ecclésiastiques, connus par des sources différentes et que nous savons mariés, mais sans mention de mariage. Concernant la répression de ces apostats, aucune spécificité n’apparaît quant au statut marital. Les faits reprochés et leur sanction concernent le bris d’images ou la rébellion, et non pas la réalité conjugale de ces hommes. Notons que quatre condamnations à mort, sur les vingt-six ecclésiastiques précédemment cités, ont pu être relevées au sein des sources, mettant toutes en scène des prêtres ayant contracté un mariage ; cependant, la sentence tient à leur implication iconoclaste, et non pas à leurs épousailles.

21En second lieu, dans le contexte tridentin, l’Église lutta de son propre chef et fit de la répression des clercs immoraux une priorité afin de développer le modèle du « bon pasteur » attendu. Néanmoins, le contexte géopolitique troublé des diocèses de notre étude laissa peu de marge aux autorités ecclésiastiques, si bien que le contrôle de la foi et de la bienséance des mœurs ecclésiastiques fut poursuivi dans les diocèses étudiés, mais sans distinction par rapport à d’autres territoires. En comparant la répression à l’encontre de prêtres sexuellement dévoyés dans les diocèses de Cambrai et de Beauvais au XVII^e siècle, le constat est simple : ils sont 45 dans le premier et 163 dans le second. De plus, en analysant les onze sentences inhérentes aux dossiers criminels cambrésiens, force est de constater que le péché de chair n’est pas davantage sanctionné que la négligence pastorale ou l’ivrognerie. En moyenne, l’ecclésiastique coupable de délits multiples, dont le crime sexuel, s’exposait à une retraite de trois mois dans une maison religieuse ; l’homme d’Église usant du prétexte de mariage à la hollandaise n’écopait pas d’une peine plus lourde. L’immoralité des clercs prenait parfois pour prétexte les frontières confessionnelles, mais la réponse judiciaire n’y accordait pas de statut spécifique. De fait, la cour d’Église ne semble pas prêter une attention particulière à ces dossiers et lorsqu’il auditionnait les témoins ou l’inculpé, le juge ecclésiastique posait peu de questions relatives aux mœurs et aux faits sexuels ou conjugaux propres ; de même, le contenu des sentences n’insiste pas sur ces liaisons honnies, ce qui laisse à penser que les circonstances de la liaison ou du concubinage n’étaient pas primordiales pour l’official.

22Pour terminer, la lutte contre l’influence conjugale protestante au sein des populations ecclésiastiques passe par une normalisation du clergé. La fabrication de cette norme, correspondant à une absence de sexualité, est conduite par la tenue de synodes diocésains, la multiplication de visites pastorales, les monitions ecclésiastiques, les conférences ou encore la création des séminaires. Le XVII^e siècle devient alors le siècle de la réaffirmation et de la multiplication de normes jusque-là souvent négligées par de nombreux ecclésiastiques à la vie dissolue, mais aussi de la création de normes destinées à recentrer la vie religieuse sur la paroisse et le rôle du détenteur de la cura animarum. Dès lors, le prêtre doit mener une vie digne, se tenir à l’écart des paroissiens, jouer un rôle de juge moral, porter un habit décent, avoir un comportement doux, calme, réservé et affectueux. Il doit bien évidemment avoir de bonnes mœurs et se consacrer tout entier à sa paroisse, être un exemple donc. Ce phénomène n’est pas propre aux diocèses septentrionaux41, mais l’analyse des statuts diocésains des territoires étudiés met en évidence l’intérêt porté aux mœurs ecclésiastiques jusqu’à la fin du XVIII^e siècle, contrairement à d’autres diocèses où ces questions n’apparaissent qu’en filigrane, notamment via l’âge canonique requis pour les servantes de presbytère. On voit une évolution de la condition et de la pratique des ecclésiastiques, liée à la perception des visites pastorales qui rendent compte des problèmes du terrain, et dans les statuts cambrésiens ou tournaisiens, jusque 1720 approximativement, la relation entre mœurs ecclésiastiques et lutte contre l’hérésie est établie42. Les deux phénomènes semblent indissociables.

***

23La coexistence septentrionale entre clergé catholique et clergé protestant n’a pas œuvré à un changement de mentalité en terme de célibat et/ou de mariage ecclésiastique, pas plus que cela n’a conduit des hommes de Dieu à faire ménage commun avec une femme. Gare aux erreurs de perspective. La faiblesse statistique des apostasies témoigne bien du faible écho des thèses matrimoniales sur le clergé septentrional, tout comme le faible nombre de mariages ayant pour protagoniste un prêtre de l’Église catholique romaine. Néanmoins, la mise en contact de ces deux confessions a conduit certains clercs dévoyés à utiliser les thèses réformées pour séduire, justifier leur conduite et se dédouaner. Certes, il s’agit d’une minorité d’ecclésiastiques, mais ce phénomène de la « promesse hollandaise » n’est visible pour le chercheur qu’au sein de ces territoires en contact. Face à ces débordements, État et Église ont œuvré dans le cadre de la Réforme catholique en imposant répression et normalisation, mais là, peu de différences notables existent avec des diocèses non touchés par la présence réformée.