1 Finley M. L. « La servitude pour dettes », Revue historique de droit français et étranger, no 43, 1965, p. 159-184 ; Ogilvie R. M., A commentary on Livy. Books I-V, Oxford, 1965, p. 296-302; De Martino F., Storia economica di Roma antica, Florence, coll. « Il Pensiero storico », 1979, p. 30-32; Watson A., Rome of the Twelve Tables. Persons and Property, Princeton N. J., 1975, p. 111-124 ; Rouland N., Pouvoir politique et dépendance personnelle dans l’antiquité romaine : genèse et rôle des rapports de clientèle, Bruxelles, Latomus, coll. « Latomus », 1979, p. 122-125 et 180 ; Lintott A., « La servitude pour dettes à Rome », C. Bertrand-Dagenbach et al. (dir.), Carcer : prison et privation de liberté dans l’Antiquité classique, Paris, De Boccard, 1999, p. 19-25 ; Andreau J., Esclave en Grèce et à Rome, Paris, Hachette, 2006, p. 60-61 ; Koptev A. V., « The Passage trans Tiberim and the Debt Bondage in Early Rome », A. Meurant (dir.), Routes et parcours mythiques : des textes à l’archéologie, Bruxelles, 2011, p. 155-182 ; Humm M., « From 390 BC to Sentinum : Political and Ideological Aspects », B. Mineo (dir.), A Companion to Livy, Malden, MA/Oxford, Wiley-Blackwell, 2015, p. 342-366. La majeure partie des discussions porte sur la nature et les particularités du statut d’esclave pour dettes. Voir à ce sujet la théorie originale de Zehnacker H., « Rome : une société archaïque au contact de la monnaie (VIe-VIe siècle) », Crise et transformation des sociétés archaïques de l’Italie antique au Ve siècle av. J.-C., Rome, BEFAR, 1990, p. 307-326, pour qui « l’esclavage pour dettes est une mesure de déchéance civique ; son intérêt économique est des plus médiocres » (p. 315). Selon Zehnacker, le « bronze d’autrui » (aes alienum, qu’il ne faudrait pas traduire par « dettes », ce dernier mot étant trop anachronique dans le contexte d’une société paléo-monétaire) serait le garant du statut civique de l’emprunteur et l’expression du soutien accordé par le créancier. Une exigence de remboursement équivaudrait donc au retrait du soutien du second et à une déchéance civique du premier.
2 Quelques différences importantes peuvent être constatées dans la tradition que nous a transmise l’historien grec par rapport à celle de Tite-Live. Ainsi, les premières tensions autour du problème des dettes sont enregistrées pour l’année 498 av. J.-C., trois ans plus tôt donc que chez Tite-Live. Il convient de remarquer que la mise en scène narrative des mesures 1a et 1b sont très semblables : dans les deux cas, la question des dettes provoque une dispute entre les deux consuls de l’année, l’un partisan d’une solution favorable à la plèbe (Marcus Valerius en 498, Pubius Servilius en 495), l’autre partisan du recours à la fermeté face aux plébéiens ; le fait que dans les deux cas le consul intransigeant soit précisément un Appius Claudius tend à faire penser à un doublet. Ces différences s’expliquent essentiellement, comme nous le verrons (cf. infra), par une tendance plus forte encore chez Denys que chez Tite-Live à établir des synchronismes avec l’histoire grecque et en particulier athénienne.
3 Chez Denys d’Halicarnasse, une mention supplémentaire (no 4b) a été ajoutée dans le discours de Menenius Agrippa à la plèbe sécessionniste.
4 À ce sujet, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage qui fait désormais référence de Mineo B., Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris, Klincksieck, coll. « Études et commentaires », 2006, où l’on trouvera une analyse de l’ensemble de l’œuvre livienne en termes d’alternance cyclique de phases de concorde et de discorde. Sur la notion de Concordia dans l’historiographie républicaine (mais sans insistance particulière sur la notion d’alternance), voir aussi plus récemment Kapust D. J., « Exemplarity and Goodwill in Livy’s From the Founding of Rome », D. J. Kapust (dir.), Republicanism, Rhetoric, and Roman Political Thought : Sallust, Livy, and Tacitus, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2011, p. 81-110 et Akar P., Concordia : un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013. Au sein de la bibliographie antérieure, un certain nombre d’études se sont déjà intéressées au thème de la concorde dans l’écriture de l’histoire, mais à propos d’épisodes ponctuels et définis : voir par exemple et sans prétention à l’exhaustivité Momigliano A., « Camillus and Concord », CQ, no 36, 3/4, 1942, p. 111-120 et Brown R., « Livy’s Sabine Women and the Ideal of Concordia », TAPhA, no 125, 1995, p. 291-319. La notion de cycles est quant à elle déjà présente dans l’historiographie depuis le début du XXe siècle (cf. la brève synthèse sur le sujet par Oakley S. P., A Commentary on Livy. Books VI-X, Oxford, Oxford University Press, vol. 1, 1997, p. 125-128), mais n’avait jamais été systématisée (ainsi par exemple Miles G., Livy : Reconstructing Early Rome, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1995, p. 75-109 donne quelques exemples limités à la première pentade de l’Ab Urbe condita).
5 Que Tite-Live se soit servi de l’Histoire pour brosser des tableaux destinés à être pris en exemple par son lecteur n’est plus à démonter (cf. Chaplin J. D., Livy’s exemplary history, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; concernant l’incarnation des valeurs morales dans les personnages de l’histoire livienne, voir Walsh P. G., Livy : his historical aims and methods, Cambridge, Cambridge University Press, 1961, p. 82-109) ; l’historien padouan affirme d’ailleurs sans ambiguïté son intention dans sa préface (Liv. Praef. 10 ; voir aussi Meunier N., « Tite-Live et l’histoire de la Haute République de Rome (Ve-IVe siècle av. J.-C.) : quelques clés de lecture en vue de son utilisation comme source historique », Volumen, no 5-6, 2011, p. 85-110 et plus précisément p. 96-98). Selon ces critères, le schéma du centurion débiteur n’est toutefois pas un exemplum stricto sensu, puisqu’il ne paraît être un modèle ni à suivre, ni à éviter. Par contre le personnage est mis en exergue de sorte que le lecteur s’en souvienne et de sorte surtout à en faire l’exemple type du plébéien endetté que le lecteur aura en tête chaque fois qu’il sera question par la suite d’une tension sociale en rapport avec la question des dettes.
6 Liv. 2, 23, 3-4 ; à comparer avec Liv. 6, 14, 3 et 6 : « M. Manlius avait vu que l’on emmenait un centurion, célèbre par ses faits d’armes, mais condamné pour dettes. […] <Le centurion> augmentait lui-même le trouble en montrant les blessures qu’il avait reçues lors de la guerre contre Véies, lors de celle contre les Gaulois, et dans d’autres encore à la suite. » Toutes les traductions de la présente contribution sont de notre main.
7 Liv. 2, 23, 6-7.
8 Liv. 2, 23, 10-11 ; à comparer avec Liv. 6, 14, 7 : « Alors qu’il combattait, disait-il, alors qu’il relevait ses pénates renversés, il fut écrasé par les intérêts et par l’usure qui submergeait toujours le capital pourtant déjà plusieurs fois remboursé. » Sur la tendance qu’a Tite-Live à accentuer la dramatisation de certains passages, voir Walsh P. G., op. cit., p. 181-183.
9 Liv. 2, 23, 2.
10 Liv. 2, 23, 11.
11 Si l’on se reporte au tableau récapitulatif inséré au début de la présente contribution, il s’agit des mentions no 8, 10, 11, 12, 13 et 16.
12 Cf. infra.
13 Par exemple en Liv. 6, 31, 4 : « En cette période de troubles, loin s’en fallut que l’effroi venant du dehors contînt les luttes intérieures, qu’au contraire la puissance tribunitienne, encore plus emportée, s’en trouvait à même d’empêcher les enrôlements, jusqu’à ce que fut imposée aux pères la condition que personne, aussi longtemps que durerait la guerre, ne paierait le tribut ni ne serait poursuivi pour dettes. »
14 Ce comportement « naturel » de la plèbe et de ses tribuns fait directement allusion, sous une forme stéréotypée, à l’attitude des « populares » de la fin de la République : Seager R., « Populares in Livy and the Livian Tradition », CQ, no 27, 1977, p. 377390 ; Martin P.-M., « L’inspiration “ popularis” dans les discours attribués aux tribuns de la plèbe par Tite-Live dans la première décade », M. Ledentu (dir.), Parole, media, pouvoir dans l’Occident romain : hommages offerts au professeur Guy Achard, Lyon-Paris, 2007, p. 187210 ; Lanfranchi T., « Tarquinii tribuni plebis. À propos des stéréotypes sur les tribuns de la plèbe dans la première décade de Tite-Live », C. Courrier et H. Ménard (dir.), Miroir des autres, reflet de soi : stéréotypes, politique et société dans le monde romain, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2012, p. 104127, plus précisément p. 109-110. Concernant les valeurs naturelles attribuées aux dirigeants (le sénat et les patriciens) et aux dirigés (la plèbe), en fonction notamment de la vision organiciste qu’avait Tite-Live de l’État et de la société, voir Mineo B., Tite-Live et l’histoire de Rome, op. cit., p. 45-67.
15 Les tribuns apprennent alors la modestia (pour un autre exemple de l’apprentissage par la plèbe de cette vertu qui ne lui est pas naturelle, cf. Mineo B., op. cit., p. 248 ; voir aussi Lipovsky J., A historiographical study of Livy : books VI-X, New York, Arno Press, 1981, p. 30-33). Contrairement au précédent, ce schéma a moins attiré l’attention des Modernes.
16 Liv. 2, 24, 3-4 et 6.
17 Liv. 2, 27, 1.
18 Liv. 7, 21, 5-8.
19 Tite-Live applique ainsi l’un des principes qu’il s’était fixé dans sa préface : Hoc illud est praecipue in cognitione rerum salubre ac frugiferum, omnis te exempli documenta in inlustri posita monumento intueri : inde tibi tuaequae rei publicae quod imitere capias, inde foedum inceptu, foedum exitu, quod uites (Liv. Praef. 10).
20 Sur le thème bien connu de l’adfectatio regni, qui fait depuis longtemps l’objet de discussions chez les Modernes, voir entre autres Mommsen T., « Sp. Cassius, M. Manlius, Sp. Maelius », Hermes, no 5, 1871, p. 228280 ; Lintott A., « The Tradition of Violence in the Annals of the Early Republic », Historia, no 19, 1970, p. 1229 ; Martin P.-M., L’idée de royauté à Rome, Clermont-Ferrand, Adosa, 1982, p. 339-359 ; Liou-Gille B., « La sanction des leges sacratae et l’adfectatio regni : Spurius Cassus, Spurius Maelius et Manlius Capitolinus », La Parola del passato, no 51, 1996, p. 161197 ; Chassignet M., « La “construction” des aspirants à la tyrannie : Sp. Cassius, Sp. Maelius et Manlius Capitolinus », M. Coudry et T. Spath (dir.), L’invention des grands hommes de la Rome antique, Paris, 2001, p. 8396 et Lowrie M., « Spurius Maelius : Homo Sacer and Dictatorship », B. W. Breed, C. Damon et A. Rossi (dir.), Citizens of Discord : Rome and its Civil Wars, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 171186. Sur le personnage de Marcus Manlius Capitolinus en particulier et sur la manière dont Tite-Live l’a narrativement mis en scène, voir le chapitre « The Rise and Fall of Marcus Manlius Capitolinus » que lui a consacré Jaeger M., Livy’s written Rome, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 57-93.
21 Cf. Meunier N., « Les constructions narratives chez Tite-Live. L’exemple des leges agrariae dans la première décade de l’Ab Urbe condita », Res Antiquae, no 10, 2013, p. 303-322.
22 L’étude du vocabulaire politique de cette époque peut d’ailleurs se révéler d’un grand intérêt pour mieux appréhender et comprendre les processus d’anticipation historiographique sur l’histoire haute républicaine. À cet égard, le recours à l’ouvrage, désormais devenu un classique, de Hellegouarc’h J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, 2e éd., Paris, Les Belles Lettres, coll. « Études anciennes », 1972 s’avère incontournable. Plus récemment toutefois, la réalité du clivage entre populares et optimates a été nuancée (cf. Robb M. A., Beyond Populares and Optimates : Political Language in the Late Republic, Stuttgart, Steiner, coll. « Geschichte », 2010) : la distinction entre deux grands « partis » (ou tendances) politiques à la fin de la République devaient en réalité beaucoup aux Modernes eux-mêmes qui, du fait de leurs nombreuses tentatives pour définir ces « partis » et pour en cerner plus précisément la nature, courent le risque de créer des « modern mirages », pour reprendre l’expression de l’auteur (p. 15), et de donner de la société romaine de l’époque une vision par trop bipolaire et manquant de nuances (p. 147). Ce n’est pas ici le lieu de discuter de cette problématique, nous nous contenterons de faire remarquer que si même la République finissante n’échappait pas à la réinterprétation de son histoire par ses contemporains, il serait illusoire de croire qu’il en fût allé autrement de la Haute République.
23 Cela correspond d’ailleurs à la classification de Soltau W., Livius’Geschichtswerk : seine Komposition und seine Quellen. Ein Hilfsbuch für Geschichtsforscher und Liviusleser, Leipzig, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1897, p. 140-148, qui voit en Licnius Macer la source des chapitres 22 à 27 du second livre de l’Ab Urbe condita.
24 Voir à ce sujet la très récente et très intéressante mise au point – axée sur la perception des événements à travers la notion de concordia – de Akar P., Concordia : un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République, op. cit., p. 366-386 ; le recours aux articles un peu vieillis mais toujours utiles de Frederiksen M. W., « Caesar, Cicero and the Problem of Debt », JRS, no 56, 1966, p. 128-141 et Royer J.-P., « Le problème des dettes à la fin de la République romaine », RD, no 45, 1967, p. 191-240 et 407-450 demeure nécessaire.
25 Cic., Off. II, 78.
26 Akar P., op. cit., p. 368-369.
27 Ibid., p. 331-395 ; Amit M., « Concordia. Idéal politique et instrument de propagande », Iura, no 13, 1962, p. 133-169.
28 Noussia-Fantuzzi M., Solon the Athenian, the Poetic Fragments, Leiden, Brill, coll. « Mnemosyne », 2010, p. 20-21.
29 Liv. 3, 31, 8.
30 Plut., Solon 13-14.
31 Solon 4 W², v. 30-39. Pour une discussion de ce passage et notamment des notions de concorde, de discorde et d’harmonie qu’il évoque, ainsi que de l’influence de l’œuvre d’Hésiode et de l’Odyssée en cette matière, voir Irwin E., Solon and Early Greek Poetry : the Politics of Exhortation, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 183-193. Plus récemment : Noussia-Fantuzzi M., op. cit., p. 258-265.
32 D. H. 5, 65, 1. Il apparaît de manière assez évidente que Denys force le synchronisme en minimisant autant que possible l’écart temporel qui sépare l’archontat de Solon de la première question des dettes à Rome, un écart qui, si l’on accepte la chronologie solonienne traditionnelle, est tout de même d’environ un siècle, mais que Denys estime comme « peu de temps auparavant », tout en admettant par une petite précision qu’il force un peu (« mais tout de même à l’époque de leurs pères »).
33 Forsythe G., A Critical History of Early Rome: from Prehistory to the first Punic War, Berkeley, 2005, p. 219 regardait déjà les événements correspondant à notre Groupe I avec suspicion, sans pour autant aller jusqu’à une remise en cause ouverte: « The annalistic tradition recorded numerous instances in which indebtedness resulted in social unrest and even political agitation or change during the early republic, and at least some of these reports must be historical. Indeed, the legislative record of the mid-fourth century shows that indebtedness was a major problem at that time, but the later historical tradition about the fifth century contains no such reliable data. Descriptions of fifth-century indebtedness are cast in such conventional terms that they must be viewed with suspicion. » De son côté, Cornell T., The beginnings of Rome: Italy and Rome from the Bronze Age to the Punic Wars (c. 1000-264 BC), Londres/New York, Routledge, 1995, p. 267, constatant également le curieux fossé séparant les troubles du Ve siècle de ceux du IVe siècle av. J.-C. concernant de la question des dettes, privilégie, à l’hypothèse d’un anachronisme des événements du Ve siècle, celle plutôt d’un déficit de la tradition annalistique dans l’intervalle, alors qu’historiquement les troubles se seraient selon lui poursuivis sans interruption pendant cette période sans que le souvenir en ait été conservé. Cette position nous semble toutefois assez difficile à défendre, ne serait-ce que parce qu’aux nombreux problèmes que pose déjà la tradition, elle en ajoute encore un de taille, à savoir la justification d’une omission si remarquablement homogène de l’annalistique à propos des tensions provoquées par la question des dettes, alors même que le souvenir des frictions pour d’autres raisons a bien été conservé. Pour notre part, nous préférons croire que les dettes ne posèrent pas problème avant le IVe siècle av. J.-C. – et même à ce moment-là, alors que Rome connaissait encore un système « paléo-monétaire » (cf. Zehnacker H., « Rome : une société archaïque au contact de la monnaie [VIe-VIe siècle] », art. cit.), le problème devait certainement se poser en des termes assez différents de ceux du Ier siècle av. J.-C. – tandis que le récit que donne la tradition de la situation du début du Ve siècle nous semble être une reconstruction narrative pour les raisons que nous avons exposées dans cette contribution. Nous préciserons pour terminer que cela n’implique pas nécessairement qu’aucune donnée historique n’ait été conservée pour cette période, mais plutôt que les événements ne se sont pas déroulés tels que le prétend la tradition ; ainsi, il peut très bien y avoir eu des tensions au début du Ve siècle av. J.-C., c’est même très probable, mais pas à cause de la question des dettes.