L’empire byzantin1
p. 125-143
Texte intégral
1Être appelé un Byzantin aurait surpris tout habitant de l’empire, car il se sentait non pas même héritier de Rome, mais pleinement romain, la fondation de Constantinople par Constantin, en 324, ayant seulement davantage ancré la romanité en Orient. Si les Latins du Moyen Âge nommaient Graeci les sujets de l’empereur de Constantinople, puisque le grec était la langue que ceux-ci parlaient dans leur grande majorité à partir du viie siècle, les musulmans, Arabes, puis Turcs, virent toujours en eux des Romains. À la fin du xie siècle, lorsque les Turcs s’installèrent en Asie mineure, ils fondèrent le sultanat dit de « Rum » pour le distinguer des autres émirats ou sultanats situés plus à l’Est.
2Les historiens distinguent traditionnellement trois temps dans l’histoire de l’empire. L’époque protobyzantine s’étend de la fondation de Constantinople à la crise du viie siècle, crise démographique, économique, militaire et politique, qui entraîne une amputation territoriale et prive l’empire de plus de la moitié de sa population. C’est durant les premiers siècles que se forge la conception de l’empire chrétien qui conserve désormais son identité chrétienne et ce jusqu’à la chute finale. À partir du ixe siècle, l’Empire byzantin retrouve son rang de grande puissance et le conserve jusqu’à l’arrivée des Turcs et le renouveau de l’Occident, aux xie-xiie siècles. Un tournant, symbolisé par la chute de Constantinople en 1204 aux mains des Latins, inaugure la dernière phase de l’empire, période brillante sur le plan culturel, mais qui se traduit par un amoindrissement territorial. On continue à nommer « empire » un territoire qui englobe la Grande Ville et quelques petites enclaves, un nom qu’il porte comme un vêtement trop grand pour sa taille réelle, une référence respectueuse à un passé prestigieux.
Byzance vue par elle-même et par les autres
La taxis
3Les ouvrages politiques qu’ont laissés les auteurs byzantins, qu’ils fussent empereurs, comme Constantin VII Porphyrogénète (913-959), rhéteurs ou chroniqueurs, insistent sur l’ordre immuable voulu par Dieu, qui fait de l’empereur l’ordonnateur de la société terrestre et organise la constellation des autres États autour de l’empire, considérant tous leurs souverains comme des sujets du basileus. La place suprême du souverain, au sein de la société byzantine, est rendue concrètement manifeste par le bon ordonnancement des cérémonies auliques. Certes ce caractère prétendu immuable de l’ordre social byzantin ne trompe aucun historien de la société byzantine, mais il était profondément ancré dans les esprits, même ceux des adversaires de l’empire : le sultan seldjoukide Alp Arslan, victorieux à la bataille de Mantzikert (1071) de l’empereur Romain IV Diogène qu’il captura au cours du combat, n’imaginait pas qu’il ouvrait toute l’Anatolie à la conquête turque. Il proposa au vaincu un traité qui, certes, modifiait à son profit les frontières entre les empires, mais considérait comme éternel l’empire romain2. Cette immutabilité de leur empire, les Byzantins la déduisaient de ce qu’ils imaginaient être la volonté divine. Dieu avait choisi l’empire romain pour y envoyer son Fils et ce même empire avait reconnu le message divin. La société imparfaite des hommes s’efforçait de ressembler à la cour céleste, où nul ne concevait qu’il pût y avoir des changements.
4Les Byzantins se représentaient en effet le monde céleste comme une société hiérarchisée, obéissant à un souverain tout puissant, qu’on pouvait fléchir par des intercesseurs efficaces, le Christ, la Vierge et les saints. Les anges, eux-mêmes ordonnés en plusieurs classes, servaient personnellement le maître des cieux, portant ses messages ou parfois agissant pour son compte, comme Michel le tagmatarque (chef) des armées célestes. L’empire était le reflet, certes fort imparfait, de cette cour céleste, chaque élément de l’un trouvant dans l’autre son correspondant3. L’empereur tenait la place de Dieu, les eunuques, celle des anges et les principaux dignitaires, celle des saints intercesseurs. Un tel ordre ne pouvait être modifié par la volonté humaine, c’est pourquoi la hiérarchie de la cour devait être parfaitement respectée4. Dans les faits, cependant, l’ordre des dignités et des charges a varié au cours des siècles. Certaines ont périclité, voire disparu. Le système même des dignités a changé de principe d’organisation. Aux viiie-xie siècles, l’ordre dépend de l’importance et de la nature de la charge, les principaux chefs de l’armée l’emportent sur les métropolites, à l’exception du patriarche qui est placé immédiatement après l’empereur, sauf lorsque ce dernier veut octroyer une faveur au pape de Rome ; à partir des Comnènes l’ordre de préséance est fondé sur les liens du sang avec le souverain, le frère passant avant le neveu et dans une branche donnée, l’aîné l’emportant sur le cadet.
5Bien que la nouveauté ou kainotomia soit condamnée, par principe, comme une atteinte à l’ordre établi, et donc subversive en soi, les empereurs n’ont jamais cessé d’innover sous le prétexte de retrouver un équilibre ancien prétendument perdu. Par cet artifice, la façade d’immobilisme se révèle compatible avec les évolutions nécessaires à la survie de l’empire. Le pragmatisme caractérise en permanence la société byzantine, même si l’habillage idéologique ne lui permet pas de s’analyser en ces termes.
La basileia
6La basileia l’emportait sur toutes les fonctions ou liturgies au service du peuple élu. Les empereurs, continuateurs de la tradition romaine, héritaient de l’idéal de l’universalisme impérial mais devaient aussi s’adapter aux circonstances du moment. La prétention, héritée de l’époque romaine, à rassembler toutes les terres connues a été renforcée par la christianisation, puisque tous les hommes étaient appelés avant la fin des temps à devenir chrétiens. Or la basileia des Romains constituait le cadre de vie idéal de tout chrétien, selon un schéma qui associait l’unicité de l’empire à l’exclusivité religieuse.
7L’idée de la prééminence du bien commun, l’un des traits de son héritage antique, parcourt les miroirs des princes et parfois la pensée des souverains : « Rien ne réjouit tant notre majesté que la paix et la prospérité de ses sujets, l’amélioration et le redressement des affaires publiques pour eux5. » Ainsi s’exprimait Léon VI, dans son préambule aux Taktika, traités destinés à transmettre aux générations futures la sagesse militaire des anciens pour le salut des saints empereurs, de l’État et du peuple chrétien. Trois siècles plus tard, Dèmètrios Chômatianos, archevêque de Bulgarie, s’adressant dans une lettre à Théodore Comnène Doukas, maître de l’Épire6, reprend ce thème dans un texte remarquable, non quant au fond, qui demeure très classique, mais compte tenu des circonstances. Il écrit à l’époque de l’éclatement de l’empire, après 1204, dans l’atmosphère de rivalité avec le basileus de Nicée. Chômatianos rappelle que l’empereur « est ceint de l’autorité, qu’il porte le glaive, qu’il est le maître de la richesse… en vue du bien commun (h tou koinou lusiteleia). Celui qui gouverne de manière impériale châtie ceux qu’il châtie, non par intérêt personnel, mais pour le [bien des] autres, pour la société (koinon). Quand Dieu punit, il agit en effet pour l’utilité de tous et non à titre privé… »
8On retrouve dans ce discours quelques mots clés : l’utilité commune, le souci des sujets et l’absence de tout intérêt personnel. L’empereur doit gouverner comme Dieu, sans parti pris, à l’avantage de tous. Ces thèmes étaient déjà présents chez Michel Psellos, l’intellectuel le plus accompli du xie siècle et le conseiller de plusieurs souverains, qui concevait la basileia comme une liturgie, c’est à dire une charge au service du bien commun, et qui condamnait au contraire tout ce qu’un empereur paraissait accomplir dans un intérêt particulier. Ainsi, par exemple, Constantin X Doukas (1059-1067) avait fait jurer à son épouse, Eudocie, de ne pas se remarier après sa mort, car il espérait alors que ses enfants ne seraient pas écartés du pouvoir par un co-empereur. Eudocie fut relevée de son serment par le patriarche lui-même et épousa en secondes noces un général, Romain Diogénès. Le patriarche estima que Constantin avait agi par intérêt personnel en raison de sa jalousie alors que la situation de l’empire, attaqué par les Turcs, exigeait que les rênes du pouvoir fussent tenues par un souverain énergique7.
9L’empereur doit exceller dans les vertus chrétiennes, particulièrement la philanthropie et la justice. Il doit aussi se souvenir qu’il n’est que poussière et montrer de l’humilité envers le souverain des cieux. Cette dernière qualité s’exprime parfois publiquement. Léon VI (ou son père Basile, qui n’était pas moindre pécheur) s’est ainsi fait anonymement représenter, en proskynèse, sur une mosaïque du narthex de Sainte-Sophie, en souverain exemplaire, la Vierge intercédant auprès du Christ en faveur du suppliant8. Les souverains qui souvent commirent de graves fautes sur le modèle biblique du roi David, ne sortirent pas amoindris par un geste d’humilité. Au contraire ce dernier confortait la légitimité impériale. Ils rétablissaient par ce geste la confiance que Dieu leur avait manifestée et espéraient ainsi continuer à bénéficier de la faveur divine. Pour les Byzantins, celle-ci se juge concrètement sur le champ de bataille.
10L’empereur, ami de Dieu, est toujours victorieux9 et le fait savoir : les communiqués militaires étaient lus à Constantinople et quelques-uns ont ainsi fourni la trame des chroniques du règne de Jean Tzimiskès (969-976). Les hauts faits impériaux étaient parfois représentés dans le palais, à l’intention des visiteurs de marque : les iconodoules accusèrent ainsi Constantin V (741-775) de substituer aux images de la Vierge et des saints, celle de ses prouesses militaires10. Enfin la cérémonie du triomphe rend perceptible à tous les habitants de Constantinople le succès des armées impériales. Le cortège des soldats victorieux et des prisonniers traverse les quartiers les plus peuplés par la Mésè et aboutit à l’hippodrome où 30 000 ou 40 000 personnes prenaient place. L’empereur mettait le pied sur la nuque d’un prisonnier (calcatio) pour manifester sa victoire et la soumission de l’ennemi.
11A. Kazhdan a cru déceler un changement dans le modèle du bon empereur, qu’il place au xie siècle, avec l’arrivée au pouvoir des Comnènes11. Il est indéniable que les empereurs de cette dynastie aimaient entendre les rhéteurs souligner leurs qualités guerrières, mais cette valorisation de l’exploit sur le champ de bataille, en partie explicable par l’émulation avec les chevaliers occidentaux, marque plutôt une simple inflexion, car le thème de l’empereur pacifique et philanthrope se maintient simultanément. Théophylacte de Bulgarie se félicite de ce qu’Alexis Comnène ait remporté une victoire « non sanglante » sur les Petchénègues, à l’occasion du traité de paix conclu avec eux. De même, Anne Comnène écarte de son père toute responsabilité dans le massacre des mêmes Petchénègues qui suivit leur défaite au Lébounion12. Aucun de ces thèmes n’est nouveau et tous appartiennent au répertoire des rhéteurs de l’Antiquité, comme la lecture des discours de Thémistios, pour ne prendre qu’un exemple, suffit à s’en persuader. L’art de l’orateur consiste à choisir les motifs en fonction de la personnalité de l’empereur et de l’image que ce dernier souhaite donner de lui.
12Une série de défaites ainsi que des catastrophes naturelles inquiétaient les Byzantins, car elle pouvaient signifier le déplaisir divin à l’égard de l’empereur. Mais, inversement, la victoire légitime le pouvoir impérial, comme le note jusqu’à la caricature un Arabe de la fin du xie siècle, Marvazi :
« Quand le roi [comprendre l’empereur] combat l’ennemi et retourne victorieux et triomphant, sa position et sa place dans le royaume s’affirme. S’il lui arrive d’être vaincu et de se montrer faible, il est renvoyé du pouvoir13. »
13L’arrivée au pouvoir de Léon III aux dépens de Michel Ier, écarté d’un commun accord par le patriarche, le Sénat et l’élite des officiers après les défaites répétées face aux Bulgares, illustre à merveille cette observation.
L’orthodoxie
14Si l’on omet la brève parenthèse du règne de Julien (361-363), le christianisme, religion de l’empereur depuis le règne de Constantin (306-337), est la religion d’État depuis Théodose. L’empereur chrétien a mission d’étendre l’empire, de convertir les nations de la terre et gouverner l’ensemble du peuple christianisé, selon la volonté de Dieu dont il est l’élu. Lors de son couronnement à Sainte-Sophie, il offre sa profession de foi au patriarche, en signe de son respect des dogmes conciliaires.
15Cependant, le processus de conversion est lent et inachevé, tous les sujets de l’empire n’étaient pas encore chrétiens avant le viie siècle ou bien ces chrétiens n’appartenaient pas à l’Église byzantine. En effet, il subsiste des minorités dont certaines, comme les juifs, ont une existence légale reconnue, sauf rares moments de crise comme sous Héraclius, ou tolérée, tels les païens lors des invasions slaves ou les musulmans dans les territoires reconquis dans la seconde moitié du xe siècle. Les hérétiques devraient, en théorie, être combattus par l’empereur orthodoxe, mais leurs Églises traversent les siècles et ils survivent le plus souvent sans être inquiétés. Le rôle de l’empereur dans la définition du dogme a donné lieu à controverse. Justinien ou Héraclius, Constantin V se sont activement mêlés de problèmes dogmatiques, mais cette prétention leur a parfois été contestée par des hommes d’Église comme Maxime le Confesseur (viie siècle) ou Théodore Stoudite et les iconodoules14.
16Depuis la conquête arabe de l’Égypte et de la Syrie, la question monophysite avait perdu de son importance. L’Église monophysite était constituée de chrétiens qui refusaient la définition christologique du concile de Chalcédoine de 451. L’empire byzantin avait perdu d’importants territoires, sources de richesse, mais ce faisant il avait acquis une plus grande homogénéité religieuse. Passée la fin du viie siècle, la foi définie au concile de Chalcédoine ne fut plus remise en cause. Cependant, la perte de ces territoires dont certains, comme la Palestine, avaient été foulés par le Christ lui-même ou ses disciples immédiats suscita la stupeur et interrogea les élites chrétiennes. Si la conquête était une punition divine pour cause d’hérésie, comment Dieu pouvait-il autoriser pareille soumission de melkites, chrétiens chalcédoniens, à l’autorité d’un gouvernement musulman ? Pourquoi donnait-il tant de victoires à ces infidèles ? Car l’élan qui, depuis l’époque de Constantin Ier, faisait croître le nombre des fidèles placés sous l’autorité du basileus, subissait non seulement un coup d’arrêt, mais marquait un sérieux recul. De plus l’empire cessait de dominer le siège des cinq patriarcats. Toute l’organisation conciliaire reposait sur la signature des cinq patriarches, nécessaire pour déclarer œcuménique, donc valable universellement, les décisions d’un concile.
17Ces inquiétudes sur l’hérésie et la punition divine ont pu jouer un rôle dans la démarche iconoclaste, puisque les empereurs qui ont initié le mouvement ont pensé que Dieu avait dû s’offenser d’un retour à l’idolâtrie, lors du développement du culte des icônes.
18Il serait abusif cependant de penser que toute la politique byzantine puisse s’analyser en fonction des fractures religieuses. Lors de la reconquête du xe siècle, les souverains sollicitèrent les communautés syriaques de Syrie et d’Iraq, hérétiques aux yeux du patriarcat de Constantinople, pour repeupler les provinces reprises aux musulmans. Les empereurs ont toujours recherché et préféré l’homogénéité religieuse autour de la foi chalcédonienne, mais ils n’ont pas craint d’accueillir des « hérétiques », si cela servait leurs intérêts politiques. Leurs rapports avec les Pauliciens illustrent bien les principes de leur politique. Les minorités servaient à l’occasion de boucs émissaires lorsque les empereurs désiraient renforcer leur légitimité. L’impératrice Théodora, veuve de Théophile, gouvernant pour le compte d’un enfant, Michel III, déclencha une persécution contre les Pauliciens. Lorsque ces derniers constituèrent en réaction un petit État autour de Téphriké, ils furent attaqués par Basile Ier (867-886) jusqu’à la prise de leur capitale. Les survivants ne furent ni massacrés ni exilés, mais déportés en Thrace, les soldats étant incorporés dans un régiment particulier (un tagma) de l’armée impériale, celui des « Manichéens ». Ce tagma participait encore aux opérations militaires près de deux siècles plus tard, sous Alexis Ier Comnène (1081-1118). Alexis, vaincu à Dyrrachion en 1081, accusa les Manichéens de s’être dispersés loin du champ de bataille et se mit en tête de les convertir15. Sans cet incident, les Manichéens-Pauliciens auraient continué de vivre paisiblement sur leurs terres. Entre les principes religieux, renforcés par des lois très sévères contre les hérétiques et la pratique politique, il y a une large marge pour un accommodement. Les hommes sont trop rares et les défenseurs du territoire trop précieux pour les éliminer sur un différend idéologique ou religieux. La conversion est toujours possible, comme le montre l’exemple de musulmans ou d’Arméniens monophysites accueillis dans l’empire et devenus chrétiens byzantins.
19Si la différence religieuse ne suffit pas à éliminer un homme venu s’établir dans l’empire et encore moins un groupe d’hommes, prêts à travailler les terres ou mieux encore à défendre le territoire, la religion telle qu’elle est pratiquée dans les églises byzantines devient peu à peu un élément identitaire pour les Byzantins. Ce mouvement commence dès la fin du viie siècle avec la réorganisation de l’empire qui fait suite au repli byzantin, après la perte des territoires en Occident face aux Lombards, et aux Slaves et en Orient face aux Arabes. On constate au concile in Trullo (691/2) un réflexe de repli et de condamnation de pratiques différentes. Ce qui était autrefois admis comme un particularisme légitime, propre à la diversité culturelle de l’empire romain est peu à peu abandonné pour une vision très centrée sur l’uniformité des pratiques. Plusieurs canons sont ainsi irrecevables par l’Église romaine et d’autres attaquent avec virulence les pratiques arméniennes. Il s’agit de créer une identité repérable dans la pratique. La polémique contre les Latins, très vive dès l’époque de Phôtios et qui se développe ensuite à l’époque des croisades, se focalise sur des pratiques religieuses différentes : l’usage du pain azyme, le célibat du clergé qui semble condamner le mariage, un rapport différent à l’image, une association des clercs avec les armées16… Cependant, il faut se garder d’imaginer que la rupture de 1054 entre le patriarche Cérulaire et les légats d’un pape, Léon IX, décédé au moment des excommunications réciproques au mois de juillet, ait eu des conséquences irrémédiables17. La première croisade a répondu aux appels des empereurs byzantins, Michel VII et Alexis Ier Comnène, menacés par les Turcs Seldjoukides. À l’inverse, les Francs établis en Orient et pressés par le sultan d’Alep et de Damas, Nur ed-din, comptaient au xiie siècle sur l’aide de Manuel Comnène (1143-1180)18. Le ressentiment à l’égard des Latins, déjà vif à Constantinople en raison des avantages commerciaux accordés à leurs marchands, prend, après 1204, la forme d’un rejet religieux : ils étaient de pseudo-chrétiens, puisqu’ils avaient pu profaner Sainte-Sophie. Les récits qui circulent à leur encontre sont accablants. Toutes les négociations qui, par la suite, ont cherché à associer l’union des Églises à une aide militaire contre les Turcs échoueront, par refus de la population grecque et d’une partie de son clergé de suivre l’empereur sur le chemin de la réconciliation. Par pragmatisme politique, les empereurs conservèrent une attitude ambivalente envers l’Église latine. Ils voyaient en elle une menace pour leurs dogmes, mais ils continuaient en même temps à dialoguer avec les envoyés du pape et attendre les secours des chrétiens d’Occident contre les Turcs. Michel VIII meurt rejeté par une partie de sa famille et par l’Église byzantine, pour être devenu catholique et avoir signé l’union des Églises. L’orthodoxie se définit désormais non pas seulement en référence aux conciles œcuméniques de Nicée I à Nicée II mais aussi en fonction de certaines attitudes, prières et gestes. La vénération des icônes, la manière de célébrer l’eucharistie, les gestes de proskynèse, la façon de se signer de droite à gauche sont devenus des marques identitaires. Ceux qui ne les pratiquent pas sont rejetés comme non-orthodoxes. Dans l’empire réduit à son élément grec, avant d’être soumis aux Turcs, l’orthodoxie, (par opposition au catholicisme latin) devint un point de repère pour les populations, au point que les structures de l’Église prirent en charge la survie du peuple élu de Dieu quand il devint clair que l’avenir politique de l’empire était définitivement compromis.
Faire reconnaître sa supériorité ?
20Les Byzantins vivaient dans un monde tripolaire, voisins en Orient des Perses ou des Arabes, dont les empires n’étaient pas gouvernés par un souverain chrétien et se montraient le plus souvent hostiles, alors qu’à l’Ouest, le monde latin partageait la même foi, mais se posait aussi en rival politique, prétendant relever l’héritage romain19. Les empereurs laissèrent leurs rhéteurs maintenir la fiction de l’empire universel et déclarer que toute conquête n’était qu’une reprise de ce qui avait été un territoire perdu par la punition divine, en raison des péchés des Byzantins. Les souverains ne menaient donc en principe que des guerres défensives, même lorsque leurs armées s’avançaient profondément en pays ennemi, comme dans la seconde moitié du xe siècle vers la Syrie ou l’Arménie. Les relations entre Byzance et ses voisins évoluèrent de fait en fonction de rapports de force fluctuants.
21Après la reconquête justinienne, l’empire s’étendait, à nouveau, sur une partie du monde latin (Italie, Afrique, Espagne) et sur l’ancienne capitale de l’empire romain, un empire à nouveau unifié sous une seule tête, puisque, en Occident, les structures impériales s’étaient effondrées. Au cours des viie et viiie siècles, la situation changea radicalement, car Byzance ne conservait en Italie que la Sicile et des lambeaux de territoire dans le sud, perdant son autorité sur Rome et la papauté. En 800 pour la première fois, un roi barbare prétendit relever le titre impérial en Occident. Les Byzantins s’en offusquèrent, mais acceptèrent finalement de négocier avec Charlemagne qu’ils acclamèrent du titre d’augustus à Aix-la-Chapelle. Toutefois ils réservèrent bien le titre de basileus des Romains au maître de Constantinople. Sans doute pour rappeler cette revendication à l’exclusivité du titre, les empereurs placèrent désormais sur leurs monnaies d’argent la mention basileus des Romains20.
22Plus grave fut le défi lancé par l’Islam lorsque les armées musulmanes submergèrent la Palestine, la Syrie, l’Égypte et finalement l’Afrique. La nouvelle religion, encore mal définie, avait également vocation à l’universalisme, peut-être pas dès l’époque de Mahomet, mais assurément après le triomphe sur Byzance et la Perse. La conquête de Constantinople aurait permis l’accomplissement de ce projet en donnant pour capitale au nouvel empire musulman la seule ville qui avait eu dès sa fondation une vocation à régner sur un empire universel. C’est la raison qui poussa les califes omeyyades à prendre des risques considérables en conduisant deux expéditions majeures contre la capitale chrétienne21. La leçon de l’échec fut tirée par les Abbassides qui construisirent leur nouvelle capitale, Bagdad, au cœur de leur État, ne renonçant plus au transfert sur les rives du Bosphore. Lorsque Mehmet II, le sultan ottoman, vint s’emparer de Constantinople, le projet n’était plus de même nature. Il s’agissait d’éliminer une enclave chrétienne susceptible d’en appeler à l’aide de l’Occident, placée au centre du territoire ottoman et qui entravait ses communications. Au reste, la cour ottomane ne quitta pas immédiatement Andrinople pour s’établir dans la ville conquise, mais le poids symbolique de la ville ne fut pas oublié. Sainte-Sophie et d’autres Églises, nombreuses, furent progressivement converties en mosquées.
23Les empereurs byzantins, à la suite des empereurs romains, ont adopté deux tactiques différentes pour gérer leurs relations avec les empires mésopotamiens : ou ils atteignaient leurs frontières, constituant une ligne de défense avancée, appuyée sur un réseau de forteresses dotées de fortes garnisons, ou bien ils conservaient des États-tampons. En période d’expansion militaire, les empereurs furent tentés d’absorber les États limitrophes. Ainsi Basile II (963-1028) conquit la Bulgarie à l’ouest et reçut de son propre souverain le royaume arménien du Vaspourakan, qu’il transforma aussi en thème. Après sa mort, le reste de l’Arménie indépendante fut également annexé. C’est pour cette raison que l’empire subit de plein fouet les invasions des peuples nomades, Petchénègues à l’Ouest et Turcs à l’Est.
24Sinon, les empereurs maintenaient les États frontaliers dans l’orbite byzantine en honorant leurs souverains de hautes dignités auliques et en leur offrant de substantielles sommes d’or. Les souverains de Constantinople envoyaient des mandements (kéleuseis) à leurs alliés qu’ils ne considéraient pas très différemment de leurs propres sujets. La force de l’empire résidait dans le prix qu’accordaient les bénéficiaires aux dignités reçues22.
25Le réalisme est très perceptible sous le règne de Manuel Comnène. Il est salué comme ses prédécesseurs tel le souverain de l’oikoumènè, successeurs des grands empereurs romains. On a souvent attribué sa tentative de reconquérir l’Italie du Sud perdue au profit des Normands, le siècle précédent, à un projet de restauration de l’empire de Justinien. Tout dément une telle interprétation. Sans doute Manuel était-il irrité des prétentions de l’empereur Frédéric Barberousse à dominer l’Italie, mais il cherchait avant tout à se préserver des attaques venues de la péninsule, comme en avaient subi son grand-père Alexis et lui-même, au début de son règne ; Manuel, conscient de l’essor de la chrétienté latine, souhaite forger des liens amicaux avec une partie des Latins. L’or byzantin permettait d’acheter ou de consolider un réseau d’agents et d’alliés en Italie23.
26La politique matrimoniale reflète fidèlement cette évolution. Jusqu’au milieu du xie siècle, les héritiers du pouvoir n’épousèrent pas, sauf rares exceptions, des étrangères, mais ensuite, les empereurs nouèrent des relations matrimoniales d’abord avec l’Alanie, modeste principauté caucasienne, mais pourvoyeuse de bons soldats, puis avec les puissances occidentales : ou leurs fils épousèrent des princesses latines, soit des princesses Comnènes furent données en mariage à des souverains latins.
27L’étude des mariages des membres de la famille impériale révèle la dégradation du statut de l’empire dans le concert diplomatique. Sous les Paléologues, les princes porphyrogénètes n’épousent plus les héritières des grands royaumes de l’époque, mais des filles de l’aristocratie occidentale, dans l’espoir de quémander des subsides et des hommes. Fait plus significatif encore, alors que le fondateur de la dynastie, Michel VIII, donnait encore au khan mongol une de ses filles bâtardes, Jean Cantacuzène proposait à un émir local, Orkhan l’Ottoman, une de ses filles. L’Église fut évidemment scandalisée de ce qu’une princesse byzantine entrât dans le harem d’un souverain musulman24.
Gouverner l’empire
28Le défi à relever n’était pas aisé, mais la réussite fut exceptionnelle si l’on considère que l’empire, constitué durant l’Antiquité, a survécu jusqu’à l’aube des Temps modernes, seul de tous les États antiques, si l’on excepte la Chine. Cela supposait une organisation à la fois très résistante tout en étant très souple, capable de subir d’importantes adaptations comme celle de passer d’un monde fiscalement et économiquement organisé autour des cités, à un empire réorganisé autour des villages, quasi sans ville notable pendant les premiers siècles du Moyen Âge, à l’exception de la capitale et de Thessalonique. L’empire rassemblait des populations diverses, non seulement des Grecs, mais des Latins, des Slaves, des Arméniens, des Géorgiens, des Arabes, des Syriaques en fonction de la situation politique du moment. Il se distinguait en cela des autres États contemporains, qui, à l’exception du califat de Bagdad, étaient fondés sur l’appartenance à une « nation » (ethnos) et, comme les empires précédents, avait vocation à englober n’importe quel peuple.
L’atout d’une capitale : la centralisation
29Lorsque Constantin fonda la Nouvelle Rome, il permit à la moitié orientale de l’empire romain de se constituer autour d’un centre qui pouvait survivre à la chute de Rome. Ceux que les lettrés byzantins n’appellent pas autrement que la Reine (basilis) des villes est l’héritière de l’Urbs, l’Ancienne Rome25. Elle est devenue après le viie siècle la seule vraie mégalopole de l’empire, Antioche et Alexandrie étant passées aux mains des Arabes, alors que leur déclin démographique était déjà entamé sous l’effet de différents cataclysmes (tremblements de terre et pestes). Constantinople aussi a subi l’effet de cette crise globale et sa population a fortement diminué en quelques décennies. La reprise s’est effectuée dès la fin du viiie siècle et, jusqu’en 1204, la capitale de l’empire a maintenu son rang de première ville de la chrétienté. Elle offrait deux avantages incomparables. Ses murailles toujours soigneusement entretenues et la masse de sa population la rendirent imprenable jusqu’en 1204. D’autre part le cadre monumental, largement hérité de Rome, et la construction de Sainte-Sophie procuraient à l’empereur un décor qui impressionnait ses visiteurs. Les salles de réception du Palais impérial étaient conçues pour magnifier la majesté du souverain. Les automates devaient frapper de stupeur les visiteurs. Les silentiaires, eunuques du cubiculum en charge des audiences, interdisaient tout contact direct entre l’empereur et ses interlocuteurs lors des audiences solennelles.
30L’empereur résida le plus souvent dans sa capitale, quoique certains empereurs militaires, comme Héraclius ou Basile II, aient abandonné la ville pendant plusieurs années. Le basileus devait tenir sa capitale et s’assurer de la loyauté de ses habitants. Il usait de la propagande écrite et des proclamations par l’intermédiaire du Préfet de la ville (ou éparque). Dans ces proclamations, l’empereur se croyait obligé de justifier ses décisions politiques, lorsque la population manifestait son hostilité ou aurait pu le faire. Nicéphore Ier (802-811) aurait démenti toute implication dans l’aveuglement d’un général rebelle, Bardanios Tourkos, auquel il avait promis de ne pas le châtier. Michel V expliqua, en 1042, pourquoi il avait relégué dans une île aux Princes l’impératrice porphyrogénète Zoè, sa mère adoptive de qui il tenait le pouvoir. Les raisons qu’il avança ne furent pas acceptées et, à la suite d’une révolution dans la capitale, il perdit et la vue et le pouvoir26.
Le contrôle du capital financier
31Est-il nécessaire de souligner que les souverains n’ont jamais abandonné leurs prérogatives publiques27, clé de la survie de l’empire ? Ils ont, à la différence de l’Occident, préservé une monnaie d’or stable pendant des siècles, ils ont toujours su maintenir une administration fiscale assez efficace pour lever des impôts dont le montant et la nature – en numéraire ou en nature – ont varié au cours des siècles et enfin ils ont conservé la disposition d’un vaste domaine public, que ce soit les propriétés de l’empereur et de l’impératrice ou celle du fisc, même si leur importance a pu varier en fonction de la superficie de l’empire et de la fortune de ses armes. Dans une certaine mesure, les biens de l’Église, protégés en principe par leur inaliénabilité, servaient d’ultimes réserves dans les moments critiques comme au temps d’Héraclius, qui avait perdu ses provinces les plus opulentes face aux Perses. Les revenus de monastères furent parfois attribués temporairement à des laïcs favoris des empereurs en place, façon de mobiliser des ressources autrement inaccessibles28.
32L’historiographie moderne a longtemps été influencée par le legs documentaire byzantin, notamment des novelles (lois) prises au temps de la plus glorieuse dynastie, celle des Macédoniens (867-1057), qui suggérait l’incapacité des souverains à refréner l’appétit de terres de l’aristocratie militaire. G. Ostrogorsky a popularisé la thèse selon laquelle un tel démantèlement de la puissance publique expliquait le recul byzantin de la seconde moitié du xie siècle, alors que les menaces extérieures croissantes exigeaient une armée « nationale » puissante au moment où celle des thèmes qui avait sauvé l’empire des invasions arabes disparaissait29.
33L’ascension de l’aristocratie n’est pas illusoire, mais les empereurs l’ont contrôlée en établissant, à partir du règne de Basile II, les familles les plus en vue et donc les plus dangereuses dans la capitale, sans bien mesurer l’inconvénient qu’il y avait à priver les provinces d’une partie de leurs élites. Cette domestication de la haute aristocratie permettait de la surveiller, mais elle avait cessé de jouer le rôle de relais entre l’empereur et les provinciaux. Ces provinciaux ne savaient plus vers qui se tourner pour exposer leurs éventuelles doléances à l’égard du pouvoir central. Les souverains, d’autre part, tirèrent la leçon de l’évolution sociale qui conduisit à la forte diminution de la petite propriété libre et rénovèrent l’administration fiscale, en exploitant pour leur compte un grand nombre de domaines sur lesquels travaillaient des paysans dépendants, les parèques. Les empereurs Comnènes disposaient de revenus importants et veillèrent à ne pas aliéner définitivement les domaines impériaux et ceux du fisc. Par des chrysobulles de donation (dôréa), ils offrirent des terres ou des revenus, mais à titre viager, sauf exception30. La donation ne valait pas pleine propriété, mais seulement droit d’usage. Les pères ne pouvaient pas transmettre ce qui en fait n’était pas leur patrimoine et, à chaque génération, les héritiers des grandes familles veillaient à s’attirer les faveurs impériales au prix d’un loyal service31. Par le réseau de leurs relations, ces jeunes gens étaient bien placés pour réussir, ce qui explique la stabilité de nombreuses familles de la haute aristocratie dont on peut suivre le développement, parfois sur plusieurs siècles.
34Le prélèvement fiscal32 a procuré de quoi payer, équiper et nourrir des armées, souvent inférieures en nombre à celles de ses adversaires, mais plutôt bien entraînées, sauf durant quelques périodes de crise, avant l’effondrement final sous les derniers Paléologues. Il a aussi permis de payer les rogai de nombreux bénéficiaires des dignités, qu’ils vivent dans les frontières de l’empire ou dans les pays voisins. Les empereurs ont conservé un système fiscal par lequel Constantinople recevait l’impôt des provinces et envoyait en retour les soldes et rogai de l’armée et des fonctionnaires, en dépit de certains inconvénients. Ces mouvements de fonds attirèrent parfois des raids ennemis et les chroniqueurs mentionnent de temps à autre la perte de la solde d’un thème interceptée par l’adversaire. En revanche, les avantages l’emportent puisque les flux de numéraire sont contrôlés et les gouverneurs des grandes provinces (thèmes) furent empêchés, à la différence des émirs du califat voisin, de songer à se rendre indépendants en utilisant sur place les ressources de leurs provinces pour payer leurs soldats et leurs obligés. De plus les empereurs constituèrent souvent un stock de réserve à l’abri des murs de leur capitale. C’est ce qui, en 988-989, sauva Basile II face au général rebelle, Bardas Phokas, qui avait rallié toute l’Asie Mineure. Il puisa dans le Trésor de quoi rémunérer plusieurs milliers de mercenaires russes qui lui donnèrent en 989 la victoire finale. À partir des Comnènes, la distribution de pronoiai, qui faisait verser directement un revenu fiscal affaiblit quelque peu ce lien entre les provinces et la capitale.
Le contrôle des reliques33
35Lorsque Constantinople fut fondée, elle abritait un nombre modeste de reliques de martyrs à la différence de Nicomédie, capitale tétrarchique où les dernières persécutions, pourvoyeuses de martyrs, avaient été sévères. L’empereur, tenant son pouvoir de la providence divine, ne pouvait se passer de la protection céleste, principalement assurée grâce à l’intercession des saints, au premier rang desquels il faut citer la Vierge, protectrice attitrée de la capitale. Les empereurs, conscients de ce que cet appui renforçait leur propre pouvoir et leur assurait du prestige, se sont efforcé d’enrichir la capitale de reliques précieuses. Les empereurs de l’époque protobyzantine avaient fait venir de Palestine d’importantes reliques du Christ et de la Vierge, mais le moment décisif survint lors de la débâcle du viie siècle, lorsque Jérusalem fut submergée par les Arabes, Héraclius, instruit par le précédent malheureux de l’occupation perse, avait décidé d’envoyer à Constantinople les plus importantes reliques de la chrétienté, et tout particulièrement le bois de la Croix. Constantinople devenait ainsi la Nouvelle Jérusalem, au point que la perte des Lieux saints eut finalement assez peu de retentissement, dans la mesure où la capitale impériale accueillait les pèlerins de tout l’empire, voire ceux d’Occident et de Russie. Les empereurs continuèrent à accumuler les reliques à Constantinople : Romain Lécapène fit ainsi pénétrer en procession solennelle, digne d’un triomphe, le mandylion conservé auparavant à Édesse, voile où se trouvait miraculeusement reproduite la Sainte Face du Christ.
36La construction ou la rénovation des églises destinées à abriter les reliques les plus précieuses constituaient un enjeu considérable. Alors que Michel III avait installé au Pharos les reliques de la Passion, son successeur Basile, qui l’avait renversé et assassiné, fit construire, dans l’enceinte du Palais impérial, l’église de la Néa pour accueillir des reliques vetéro-testamentaires. Le patriarche Phôtios a fait les louanges des deux chapelles impériales au décor somptueux.
L’élite lettrée34 : fonctionnaires et membres du haut clergé
37Les agents des bureaux et les fonctionnaires du patriarcat partagent la même origine sociale et la même culture constantinopolitaine, puisqu’il n’y a guère que dans la capitale – puis à Thessalonique sous les Paléologues – que l’on peut acquérir les degrés supérieurs de la culture, les connaissances théologiques et les techniques administratives. L’éducation coûte cher, les bibliothèques sont modestes et les livres hors de prix. Les lettrés viennent donc des milieux aisés, sans être tous issus de famille illustre. Pour les provinciaux notamment, donner une éducation à sa descendance est lié à l’espoir de les voir progresser dans l’échelle sociale. Les empereurs ne se désintéressèrent pas de l’éducation supérieure, s’efforçant de constituer un vivier d’administrateurs compétents ou de relever le niveau d’éducation du clergé. Les fonctionnaires envoyés de Constantinople vers les provinces pour lever l’impôt ou pour juger les conflits locaux diffusaient l’idéologie de la cour impériale et contribuaient à l’adhésion des populations envers le maître de Constantinople, qui ne pouvait se transformer en attachement quand les percepteurs avaient la main trop lourde.
38Les empereurs disposaient de canaux variés pour diffuser leur propagande en province. Citons, sans être exhaustif : outre la diffusion de leur portrait officiel par la monnaie, les communiqués militaires et les lettres envoyées dans les provinces à l’occasion d’un grand événement, comme l’avènement d’un prince, les introductions aux lois et la lecture des lois mêmes. Dans la novelle de 947, destinée à combattre les empiètements des puissants, Constantin VII précise qu’elle doit être lue publiquement dans les provinces pour que les intéressés en prennent connaissance35. Parfois, on le sait, les empereurs informaient les provinces sur les événements politiques, mais nous ignorons si les informations données à la population de Constantinople étaient systématiquement relayées dans les provinces.
39La loyauté des provinces était aussi stimulée par le personnel administratif et ecclésiastique venu de Constantinople dont nous avons vu qu’il était imprégné de l’idéologie impériale par sa formation dans les écoles de la capitale. Bien sûr tous les fonctionnaires venus de la capitale n’étaient pas les bienvenus et des percepteurs, lorsqu’ils prélevaient des sommes abusives, provoquèrent parfois des révoltes.
Comment tenir les provinces ?
40L’image officielle du système administratif donnée par les Taktika est trop figée pour refléter de manière adéquate les innovations permanentes de l’administration. Les habitants de l’empire distinguaient clairement les provinces et la capitale. Les provinciaux avaient tendance à considérer cette dernière comme un espace privilégié à l’abri de ses murailles, dont les habitants s’enrichissaient des impôts prélevés sur les provinces, tout en refusant trop souvent d’assumer les responsabilités envers les provinces. Pour tenir des provinces qui se trouvaient, pour les plus éloignées, à des semaines de marche de Constantinople, les empereurs comptaient sur la contrainte, liée à la présence de leurs armées, mais plus encore sur l’adhésion des populations à leur personne. Sans nul doute, la visite de l’empereur était un puissant facteur de cohésion. Au xie siècle, Kékauménos, un général à la retraite dans un passage de conseils à l’empereur, invite ce dernier à ne pas rester confiné derrière les murailles de Constantinople, mais à parcourir les provinces en personne. Il avait en mémoire Basile II, qui visita au cours de ses expéditions militaires de nombreuses provinces et qui, dans l’une de ses novelles, rappelle à quel point ce contact avec ses sujets lui avait dévoilé les problèmes locaux : « Ainsi notre Majesté, passant un jour dans ces lieux, et ayant eu connaissance de l’affaire par des plaintes des pauvres, ordonna-t-elle de détruire de fond en comble les magnifiques constructions que l’homme [Philokalès] avait élevées, et fit-elle restituer aux pauvres tous leurs biens, ne lui laissant que la portion des terres imposées qu’il possédait au début, et faisant de lui à nouveau un villageois. »
L’armée36
41L’empereur était le chef suprême de l’armée, même s’il lui arrivait de déléguer le soin de faire campagne au domestique des Scholes (chef de l’état-major) ou à un stratège autokratôr (qui, sur un territoire donné, concentre tous les pouvoirs par délégation impériale). Cette armée était stationnée dans des garnisons susceptibles de repousser l’attaque des ennemis, mais aussi d’étouffer les révoltes locales. Cependant la présence de troupes byzantines ne suffisait pas en soi à garantir durablement la fidélité des populations. Toutefois, lorsqu’elles jouaient bien leur rôle protecteur, les provinciaux n’avaient aucune raison de se détourner des empereurs. A contrario, abandonner les habitants aux incursions ennemies pouvait les inciter pour retrouver la paix à chercher une solution négociée avec les adversaires de l’empire. Pour cette raison, les empereurs devaient porter une attention toute particulière aux régions frontalières, les plus menacées par leur situation même, tout en étant les plus susceptibles de changer de camp.
Se concilier les élites
42L’empire romain s’appuyait principalement sur le réseau des cités pour s’assurer la fidélité des provinciaux, en associant les élites municipales aux institutions centrales, Sénat, hauts fonctionnaires, culte de Rome et des empereurs. Les Byzantins poursuivirent cette politique, la seule concevable en un si vaste empire. Mais ce point d’appui se déroba au viie siècle lorsque les cités disparurent presque toutes, laissant place à des kastra, forteresses de modestes dimensions par rapport aux centres protobyzantins, où se réfugièrent les fonctionnaires envoyés depuis la capitale, les évêques et des garnisons, elles aussi dotées, la plupart du temps, de faibles effectifs37. Les empereurs devaient trouver un autre relais dans ces provinces ruralisées. La guerre sur tous les fronts, tout particulièrement en Anatolie, a dégagé une élite militaire, qui s’est enracinée dans les provinces frontalières où elle acquit de grands domaines à moins qu’elle ne fût issue du milieu des grands propriétaires défendant leurs biens. Cette aristocratie – les novelles impériales l’affirment38 – exerçait une forte influence sur les soldats et les paysans provinciaux, car les armées des thèmes, fondées sur un recrutement local, étaient encadrées par des officiers venant de la même région que les soldats enrôlés, seul le stratège étant en principe issu d’une autre province. Cette dernière règle, cependant, fut loin d’être systématiquement respectée.
43L’empereur était tenté de se lier directement ses sujets, notamment en leur faisant prêter un serment de fidélité39. Il s’agissait de créer un lien personnel envers sa personne et surtout envers son héritier, pour assurer une succession paisible. Cependant la garantie n’était pas irréfragable et le plus sûr était de chercher l’appui de cette aristocratie principalement militaire en la liant par une communauté d’intérêts. Plusieurs moyens y contribuaient : lui accorder des postes élevés dans l’encadrement administratif, en s’efforçant si possible de faire servir hors de leurs provinces d’origine les officiers et leurs hommes. L’empereur distribuait aussi de hautes dignités aux potentats voisins de l’empire, notamment dans le Caucase. Les bénéficiaires de ces titres touchaient d’importantes rogai, ce qui leur laissait la possibilité de se montrer généreux envers leurs propres dépendants (oikeioi) et renforçait ainsi leur influence locale. Sans doute, sauf cas très exceptionnel, comme celui de Robert Guiscard sous Michel VII Doukas40, les souverains ne laissaient pas les puissants personnages redistribuer les dignités à leurs familiers, mais les écoutaient pour savoir qui favoriser. Lorsque les faveurs impériales consistaient en d’importantes donations foncières, il arrivait aussi que les bénéficiaires en redistribuent une partie à leurs parents ou leurs familiers.
44Les empereurs cherchaient également à attirer au Palais même les fils de famille, qui avaient un statut ambigu : ils étaient en quelque sort des otages garants de la loyauté de leurs parents et de futurs serviteurs de l’empire auxquels on inculquait le respect de l’empereur. Au xie siècle, sous l’impulsion de Basile II, la plus haute aristocratie a fini par vivre à Constantinople, privant les provinciaux de relais lors des invasions turques. Au xiie siècle, dans un empire réduit, l’empereur s’appuya plus systématiquement qu’auparavant sur sa vaste famille qui finit par monopoliser les plus hautes charges.
45Il ne serait pas si paradoxal d’affirmer que la réussite des empereurs n’est pas étrangère à la chute de l’empire. L’accumulation des richesses de l’empire dans la capitale provoquait la jalousie des provinciaux et l’envie des étrangers. Les croisés de 1204 avaient été encouragés à rester devant les murs de Constantinople, car ils étaient convaincus de l’opulence de la ville et ils pensaient être remboursés de toutes les dettes qu’ils avaient contractées pour partir en expédition vers la Terre sainte. La concentration des reliques accentuait leur intérêt pour la Reine des villes. Aucun de ces deux faits n’explique la venue des croisés sur les rives du Bosphore, mais justifie la formation de l’empire latin, car les Occidentaux estimaient qu’ils feraient meilleur usage que les Grecs des ressources de leur terre et de la possession de tant de reliques.
46Après 1204, la fascination pour le titre impérial continua à s’exercer, en dépit de la faiblesse de plus en plus affirmée de l’État byzantin, et les souverains des peuples qui avaient partagé au moins un temps l’histoire de l’empire y prétendirent : les Bulgares d’Ivan Alexandre, puis les Serbes d’Étienne Dusan, au milieu du xive siècle. Finalement le sultan ottoman, Mehmet II, vainqueur en 1453, fut reconnu par ses sujets grecs comme le nouveau basileus, maître des territoires jadis contrôlés par les successeurs de Constantin. Mais c’est le grand-duc de Moscou, qui, relevant à son tour le titre de César (Tsar), revendiqua le double héritage impérial et orthodoxe, prétendant faire de Moscou une Troisième Rome.
Notes de bas de page
1 Pour une introduction à l’histoire de Byzance, voir Cheynet J.-Cl., Histoire de Byzance, Paris, 2005 ; Kaplan M., Byzance, Paris, 2007 ; Cameron A., The Byzantines, Oxford, 2007.
2 Cahen C., « La première pénétration turque en Asie Mineure », Byzantion, 18, 1948, p. 31.
3 Sur cette hiérarchie et ses conséquences sur l’organisation de la société, cf. Oikonomidès N., Les listes de préséance byzantines des ixe et xe siècles. Introduction, texte, traduction et commentaire, Paris, 1972 ; Id., « L’évolution de l’organisation administrative de l’empire byzantin au xie siècle (1025-1118) », TM 6, 1976, p. 125-152 ; Pseudo-Codinos, Traité des Offices, éd. Verpeaux J., Paris 1976 ; et les articles réunis dans Byzantine Court Culture from 829 to 1204, ed. Maguire H., Washington DC, 1997.
4 Pour une présentation commode, cf. Ahrweiler H., l’idéologie politique de l’Empire byzantin, Paris, 1975.
5 Taktika Patrologia Graeca, t. 107, col. 671.
6 Demetrii Chomateni ponemata diaphora, rec. Prinzig G., Berlin/New York, 2002, Ch. I, p. 221-222.
7 Oikonomidès N., « Le serment de l’impératrice Eudocie (1067). Un épisode de l’histoire dynastique de Byzance », REB, 21, 1963, p. 101-128, repris dans Idem, Documents et études sur les institutions de Byzance, Londres, 1976, n° III.
8 Dagron G., Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996, p. 129-138.
9 McCormick M., Eternal victory. Triumphal Rulership in Late Antiquity, Byzantium, and the Early Medieval West, Cambridge MA, 1986.
10 Auzépy M.-Fr., L’iconoclasme, Paris, 2006, p. 55.
11 Kazhdan A. P., Wharton Epstein A., Change in Byzantine culture in the eleventh and twelfth centuries, Berkeley/Los Angeles/Londres, 1985, p. 110-116.
12 Anne Comnène, Alexiade, éd. et trad. B. Leib, Paris, 19672, II, p. 144-145.
13 Cité par McCormick (comme n. 9), p. 131.
14 Sur ces points, cf. en dernier lieu Dagron G., Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996.
15 Anne Comnène, Alexiade, II, p. 43-45, III, p. 177-185.
16 Kolbaba T., The Byzantine Lists : the Errors of the Latins, Chicago, 2000.
17 Parmi les travaux récents, voir, en français, Kaplan M., « Le schisme de 1054 : quelques éléments de chronologie », Byzantinoslavica, 56, 1995, p. 47-157 ; Dagron G., Riché P. et Vauchez A. (dir.), Évêques, moines et empereurs (610-1054), Histoire du Christianisme des origines à nos jours, t. 4, 1993, p. 338-347 ; Cheynet J.-Cl., « La politique byzantine de Léon IX », Bischoff G. et Tock B.-M. (dir.), Léon IX et son temps, Turnhout, 2006, p. 259-272.
18 Sur la politique byzantine à l’égard des croisés, cf. Lilie R.-J., Byzantium and the Crusader States 1096-1204, Oxford, 1993.
19 Sur la diplomatie byzantine, cf. Byzantine Diplomacy : Papers from the Twenty-fourth Spring Symposium of Byzantine Studies, Cambridge, March 1990, ed. by Shepard J. and Franklin S., Aldershot, 1992.
20 Grierson Ph., Catalogue of the Byzantine Coins in the Dumbarton Oaks Collection and in the Whittemore Collection, III (717-1081), Washington DC, 1973, p. 364.
21 Sur les relations entre l’Empire et le califat dans son premier siècle d’existence : Kaplony A., Konstantinopel und Damaskus : Gesandschaften und Verträge zwischen Kaisern und Kalifen 639-750 : Untersuchungen zum Gewohnheits-Völkerrecht und zur interkulturellen Diplomatie, Berlin, 2002.
22 Shepard J., « Messages, ordres et ambassades : diplomatie centrale et frontalière à Byzance (ixe-xie siècles) », Dierkens A. et Sansterre J.-M. (dir.), Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du vie au xie siècle, Genève, 2000, p. 375-396.
23 Magdalino P., The empire of Manuel I Komnenos (1143-1180), Cambridge, 1993.
24 Nicol D., The Last Centuries of Byzantium 1261-1453, Londres, 1993, p. 202-203.
25 Sur Constantinople, parmi tous les ouvrages consacrés à la capitale, on peut retenir ceux de Dagron G., Naissance d’une capitale, Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, 1974 ; Mango C., Le développement urbain de Constantinople (ive-viie siècles), Paris, 1992 ; Magdalino P., Constantinople médiévale, Études sur l’évolution des structures urbaines, Paris, 1996 ; Janin R., Constantinople byzantine, Paris, 1964 ; Janin R., La géographie ecclésiastique de l’empire byzantin. Ière partie. Le siège de Constantinople et le patriarcat œcuménique. III. Les églises et les monastères, Paris, 19692.
26 Koutrakou N., La propagande impériale byzantine : Persuasion et réaction (viiie-xe siècles), Athènes, 1994.
27 Cheynet J.-Cl., « L’aristocratie byzantine (viiie-xiiie siècle) », Journal des Savants, juillet-décembre 2000, p. 281-322, repris dans Idem, The Byzantine Aristocracy and its Military Function (Variorum Reprints), Aldershot, 2006, n° I.
28 Cette pratique du charisticariat fut vivement critiquée à la fin du xie siècle. Sur cette institution voir Ahrweiler H., « Charisticariat et autres formes d’attribution de fondations pieuses aux xe-xie siècles », ZRVI, 10, 1967, 1-27 = Ead., Études sur les structures administratives et sociales de Byzance, Londres, 1971, n° VII.
29 Ostrogorsky G., Histoire de l’État byzantin, Paris 1969 ; Id., Pour l’histoire de la féodalité byzantine, Bruxelles, 1951.
30 Patlagean E., Moyen Âge grec (comme n. 1), p. 271-285.
31 Cheynet J.-Cl., « Aristocratie et héritage (xie-xiie siècle) », Beaucamp J. et Dagron G. (dir.), La transmission du patrimoine, Paris 1998, p. 53-80, repris et trad. en anglais dans Idem, The Byzantine Aristocracy, comme n. 27), n° IV.
32 L’introduction la plus complète est donnée par Oikonomidès N., Fiscalité et exemption fiscale à Byzance (ixe-xie s.), Athènes, 1996.
33 Pour une introduction : Byzance et les reliques du Christ, Durand J. et Flusin B. (dir.), Paris, 2004.
34 Sur le monde des lettrés, cf. en dernier lieu, Lire et écrire à Byzance, Mondrain B. (dir.), Paris, 2006 et Cavallo G., Lire à Byzance, Paris, 2006.
35 Koutrakou N., La propagande impériale byzantine : persuasion et réaction (viiie-xe siècles), Athènes, 1994, p. 111.
36 Les travaux sur l’armée sont évidemment très nombreux. Pour une bonne introduction voir les travaux de Haldon J. : Warfare, State and Society in the Byzantine World 565-1204, Londres, 1999 ; Id., State, Army and Society in Byzantium, Aldershot, 1995. Pour l’armée triomphante des tagmata professionnels, au xe siècle, voir McGeer E., Sowing the Dragon’s Teeth : Byzantine Warfare in the Tenth Century, Washington, DC, 1995.
37 Pour une analyse du gouvernement des provinces frontières au temps de Basile II, cf. Holmes C., Basil II and the Governance of Empire (976-1025), Oxford, 2005.
38 Sur les novelles des Macédoniens, cf. Svoronos N., Les novelles des empereurs macédoniens concernant la terre et les stratiotes, éd. Gounaridis P., Athènes, 1994 (Trad. par McGeer E., The Land Legislation of the Macedonian Emperors, Toronto, 2000).
39 Sur l’importance des liens personnels, cf. en dernier lieu Patlagean É., Un Moyen Âge grec, Paris 2007. Sur la mise en jeu de ces solidarités lors des troubles politiques, cf. Cheynet J.-Cl., Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris, 1990.
40 Bibicou H., « Une page d’histoire diplomatique de Byzance au xxe siècle : Michel VII Doukas, Robert Guiscard et la pension des dignitaires », Byzantion, 29-30, 1959-1960, p. 43-75.
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