Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1L’ouvrage que voici est le fruit d’une réflexion collective engagée dans le cadre des travaux de l’EREMAM (Équipe de recherche sur les Échanges dans la Méditerranée antique et médiévale, EE 0504), reconnue comme Équipe d’Émergence par l’Université de Nantes depuis mars 2005 et dirigée actuellement par John Tolan. Le point de départ de l’analyse comparée des empires aux époques antique et médiévale est la tenue des premiers séminaires de recherche de cette nouvelle structure scientifique durant l’année universitaire 2005-2006. Réunissant un vendredi par mois les membres de l’EREMAM, auxquels se joignaient régulièrement de nombreux étudiants de Master et de doctorat, ils prolongeaient un projet scientifique qui avait vu le jour à Nantes en 2001 sous l’égide de la MSH Ange-Guépin et qui portait sur les Contacts, échanges et transferts dans le monde méditerranéen pendant l’Antiquité et le Moyen Âge. De nombreux séminaires s’étaient tenus avec succès de 2001 à 2003 et avaient débouché en juin 2004 sur l’organisation d’un colloque international publié par les Presses Universitaires de Rennes : Espaces d’échanges en Méditerranée. Antiquité et Moyen Âge, Clément Fr., Tolan J. et Wilgaux J. (dir.), 2006. Il fallait poursuivre cette aventure collective avec d’autant plus d’ardeur et d’entrain que les historiens antiquisants et médiévistes ainsi que des linguistes et des littéraires travaillant sur les époques considérées avaient su se regrouper pour former une équipe de recherche cohérente et bien identifiée.
2Le thème des empires et de leur fonctionnement durant l’Antiquité et le Moyen Âge a été retenu dans le cadre de la première série de séminaires pour différentes raisons. Outre qu’il était susceptible d’intéresser au-delà du cercle étroit des spécialistes de l’histoire politique, il permettait de suivre une telle construction étatique dans la longue durée et de mettre ainsi à l’épreuve les traditionnels cloisonnements chronologiques qui ne facilitent pas, tant s’en faut, les débats entre antiquisants et médiévistes. Non que la coupure entre Antiquité et Moyen Âge n’existe pas, mais elle reste malgré tout difficile à dater et ne doit pas de toute façon nous empêcher de penser qu’il y eut aussi des formes de continuité entre ces deux périodes et de les étudier. Une autre raison fondamentale de l’intérêt que représente une étude des empires durant l’Antiquité et le Moyen Âge est que ce projet permet d’étudier sous un angle déterminé le thème qui est au cœur des travaux de l’EREMAM, à savoir les échanges et notamment ceux qui n’ont pas manqué de mettre en relation sous une forme ou une autre le centre du pouvoir impérial et ses périphéries. De ce point de vue, la notion même d’empire et son mode de fonctionnement sont au cœur d’une telle problématique.
3Il faut partir de l’expérience historique représentée par l’Empire romain pour entamer une réflexion plus globale sur les empires. À tort ou à raison, la Rome de l’Antiquité a été souvent admirée pour avoir su créer et faire fonctionner un empire vaste et durable qui a compté dans l’histoire occidentale, et aussi universelle, et qui fournit toujours un point de référence dans l’histoire des empires et de l’impérialisme. Elle a constitué à cet égard un modèle au point d’être considérée comme un idéal tant pour la paix qui a régné dans son empire que pour son extraordinaire capacité d’intégration qui a culminé avec l’édit de Caracalla de 212 octroyant la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’empire. Il reste à comprendre les mécanismes de contrôle d’un aussi vaste territoire et les rapports qui se nouèrent entre le pouvoir à Rome et des provinces souvent lointaines. Il faut en outre étendre l’enquête dans le temps et dans l’espace, car Rome est loin d’avoir constitué le seul exemple d’empire antique. Cette expérience historique compte en effet de nombreux précédents : que l’on songe à l’Égypte pharaonique, l’Assyrie, Babylone, la Perse, Athènes, la Macédoine et les Empires gréco-macédoniens… Elle fut prolongée par d’autres empires territoriaux, dont certains se sont inscrits dans la continuité de Rome désormais perçue comme une référence (Carolingiens, Byzance, Saint-Empire romain germanique), tandis que d’autres ont surimposé au modèle romain d’autres références – religieuse par exemple pour les empires arabo-musulmans. L’association au sein de la nouvelle Équipe d’Émergence de Nantes d’antiquisants, de médiévistes, de linguistes et de littéraires a créé un cadre institutionnel idéal pour procéder à une étude comparée des empires depuis la plus haute Antiquité jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs.
4Il n’était pas possible, dans le cadre des séminaires, de traiter de tous les États auxquels l’historiographie a cru bon, à tort ou à raison, de réserver le statut d’empire durant les époques antique et médiévale. Il a fallu faire des choix, à la fois douloureux et nécessaires, qui ont été fondés en premier lieu sur le principe d’un équilibre entre Antiquité et Moyen Âge. Quatre antiquisants et quatre médiévistes se sont déplacés à Nantes dans le cadre des séminaires durant l’année universitaire 2005-2006 et ont été invités à remettre une version écrite de leur communication orale. S’y sont ajoutées trois synthèses, une pour l’Antiquité et deux pour le Moyen Âge, de manière à compléter le tableau comparatif que nous esquisserons en conclusion. Toutes les lacunes ne seront pas comblées, tant s’en faut, et on pourra regretter par exemple l’absence de traitement systématique des Empires babylonien, achéménide, sassanide ou encore fatimide. La critique, pour naturelle qu’elle puisse paraître a priori, n’est rédhibitoire que si l’on se méprend sur l’objet de cet ouvrage. Il ne s’agit pas d’une publication sur les empires à visée encyclopédique, auquel cas il aurait fallu mobiliser davantage d’énergie et adapter le support éditorial en conséquence. La portée de cette réflexion collective est à la fois plus modeste et fortement ancrée dans les problématiques propres à l’EREMAM : en l’occurrence mieux définir en tant que structure politique facilitant les échanges la notion d’empire par le biais d’une sélection qui invitait à comparer les onze entités étatiques choisies.
5Toute approche comparatiste ne peut être féconde que sous réserve d’une concertation préalable entre les auteurs des onze synthèses : il fallait que chacun se posât des questions identiques, quitte à y apporter des réponses différentes ! Cette condition primordiale a été remplie par la rédaction d’un argumentaire soumis aux spécialistes des différentes constructions impériales prises en considération. Il convient de préciser que cet argumentaire ne se voulait pas contraignant d’un point de vue formel et n’avait pas vocation à épuiser les problématiques liées à la notion d’empire, ni à étouffer la liberté d’auteur de chacun des spécialistes. Il avait pour seul dessein de faire connaître l’esprit même de la réflexion sur les empires et de définir clairement les objectifs de manière à renforcer la cohérence de l’ouvrage collectif qui en a résulté. Chacun des spécialistes est resté libre d’ajouter des pistes de réflexion ou de privilégier tel aspect en fonction de sa documentation ou de ses intérêts propres.
6L’argumentaire est constitué de trois séries d’interrogations.
- La première question que l’historien des empires doit se poser porte sur ses sources, leur nature et leur provenance, mais aussi sur les lacunes de sa documentation. Plus qu’une énumération à l’intention des spécialistes, c’est l’enquête terminologique qui fera progresser la réflexion d’ensemble : quel est (sont) le(s) terme(s) qui désigne(nt) ce que nous appelons « empire » ? En existe-t-il d’ailleurs un ? Si oui, quelle est l’étymologie du vocable utilisé et à quelle idée générale renvoie-t-il ? Cette recherche est indispensable pour mieux appréhender et définir la notion même d’empire telle que se la représentaient gouvernants et gouvernés. À Rome, la réponse est aisée, puisque nous savons qu’il existait ce que les anciens appelaient l’Imperium populi Romani, soit un vaste espace sur lequel le peuple Romain – qui finit par être représenté par le prince – exerçait le plus élevé des pouvoirs, l’imperium. Mais la question de la terminologie mérite d’être posée pour d’autres expériences historiques. Dans le prolongement de ces interrogations, il est légitime de se demander si la notion d’œcuménisme ou d’universalisme est présentée dans les sources comme une des caractéristiques des différents empires étudiés et, si oui, comment.
- Une fois la notion d’empire mieux définie, le cœur des synthèses est centré sur une étude de son fonctionnement, c’est-à-dire de ses structures, plus que sur le concept même d’impérialisme. Cela ne signifie pas que la dimension chronologique doit être négligée : les évolutions doivent être soulignées lorsqu’elles sont importantes. Un problème fondamental qui a été soulevé et systématiquement traité porte sur la nature des liens entre l’empire et son territoire. Les empires reconnus comme tels dans l’historiographie ne contrôlent pas nécessairement une surface aussi étendue que l’empire romain, ni un espace en continu. Il faudra à ce titre inclure dans notre réflexion les formes d’empires qui reposent en priorité sur des « enclaves » éloignées du centre du pouvoir (on reviendra sur le terme adéquat et leur nature en fonction des empires traités) et dont les fondements sont à chercher ailleurs que dans le contrôle d’un vaste territoire. Les motivations profondes peuvent-elles être dans ce cas idéologiques ou purement économiques ? Pour ce qui est du fonctionnement même des empires tels qu’ils seront définis, deux pôles peuvent être distingués en vertu d’un modèle théorique qui a été de nouveau soumis à l’épreuve : d’une part le centre du pouvoir, d’où partaient les plus importantes décisions ; d’autre part, les périphéries, gouvernées et administrées par des représentants du pouvoir central, où étaient prises également des décisions (que ce soit l’application de mesures venues d’en haut ou des initiatives locales). Dans le prolongement de la définition du centre et de ses périphéries, le thème central est celui de la spécificité ou non du fonctionnement des empires : existe-t-il ou non un personnel politique et administratif propre aux empires et distinct des autres formes d’État ?
- Le lien entre centre et périphéries était assuré par les échanges d’idées, d’informations, d’objets ou de personnes dans un sens ou dans un autre. C’était là une nécessité pour que l’empire puisse fonctionner et durer. L’analyse comparée du fonctionnement des empires durant l’Antiquité et le Moyen Âge est l’occasion d’étudier la circulation de l’information et des hommes au sein de telles structures : conditions matérielles de diffusion des informations, nature juridique des décisions transmises, style de la correspondance entre centre et périphéries, déplacement des individus ou de populations, perception ou non chez les individus d’un sentiment d’unité (ou de diversités) sous une forme ou une autre, aspects économiques des relations entre centre et périphérie. Autant de questions auxquelles des réponses plus ou moins précises ont été apportées. Il s’agit là d’un thème en vogue, aussi bien chez les sociologues que chez les historiens, qui souligne jusqu’à quel point la communication et les échanges de toutes sortes constituent des caractéristiques de l’exercice de toute forme de pouvoir.
7Dans la mesure où les auteurs ont cherché à prendre en compte tout ou partie des thématiques qui viennent d’être définies, le plan chronologique s’imposait. Il a été suivi sans difficulté pour l’Antiquité. Pour le Moyen Âge, d’autres critères se sont ajoutés. L’Empire byzantin s’inscrit dans la continuité de la tradition romaine à un point tel qu’il a été jugé préférable de le placer en tête des contributions consacrées aux mondes médiévaux. Pour le reste, le critère géographique a été combiné avec le critère chronologique, les empires de l’Occident médiéval précédant les Empires arabo-musulmans. Le chemin est désormais tracé pour un tour d’horizon qui nous conduira de l’Assyrie à Marrakech en passant notamment par Athènes, Rome et Constantinople.
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