L’essor des complexes résidentiels fermés en Australie : une remise en cause du modèle sociétal australien ?
p. 305-319
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Texte intégral
1« Pour un pays urbanisé comme l’Australie, parler de l’avenir des villes revient inexorablement à s’interroger sur le devenir de la nation australienne dans son ensemble » (Peel, 1995, p. 43). Ce lien étroit entre urbanisation et société est en effet d’autant plus prégnant que cette nation s’est construite à travers ses villes, avec la création par les Anglais de Sydney (1788), Hobart (1804), Brisbane (1824), Perth (1829), Melbourne (1834) ou encore Adélaïde (1836). Longtemps, les grandes villes australiennes ont projeté l’image d’agglomérations équilibrées, partagées entre la densité fonctionnelle des espaces centraux, la qualité des parcs et ceintures vertes et une diffusion résidentielle suburbaine peu dense offrant l’opportunité du rêve de l’accession à la propriété. Reflet de l’apparente croissance maîtrisée des villes, la société australienne majoritairement urbaine semble incarner l’exemple d’un melting-pot réussi qui aurait, sans trop de heurts ni de tensions, intégré les vagues successives de migrants. Toutefois, « le bonheur australien, la fierté australienne sont-ils donc sans nuage et, sous l’image brandie comme un credo du « pays chanceux », ne se cache-t-il pas une autre face plus inquiétante, plus fragile ? » (Bonnemaison, 1995, p. 246).
2Déjà, la question aborigène projette une ombre sur ce modèle sociétal considéré comme vertueux. Les événements du 16 février 2004 à Sydney, où une centaine d’aborigènes originaires du ghetto The Block (quartier de tous les trafics et interdit dans les faits à la population blanche2) ont affronté violemment 200 policiers pendant près de neuf heures pour protester contre la mort d’une fillette de sept ans, illustrent cette part d’ombre. Mais d’autres témoignages laissent transparaître également quelques lézardes dans ce modèle. Ainsi, en mars 2005, l’agglomération de Sydney connaissait une nouvelle série d’émeutes : après une course-poursuite avec la police, deux jeunes Australiens se tuent, provoquant trois nuits d’échauffourées violentes entre des dizaines de jeunes de la banlieue populaire de Macquarie Field et les forces de l’ordre3, aboutissant à une cinquantaine d’arrestations. Le modèle d’intégration australien serait-il aujourd’hui en train de muter, affecté par les mêmes maux que les autres sociétés occidentales ?
3C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’apparition depuis une quinzaine d’années de complexes résidentiels enclos et sécurisés, même si les gated communities sont encore d’une très grande discrétion en Australie. Que l’on parcourt Sydney ou Brisbane, les petites annonces immobilières, les publications scientifiques ou encore la presse, les traces de cette forme d’habitat sont en effet particulièrement ténues. Un relevé effectué en avril 2004 dans le supplément dominical du journal Sydney Morning Herald4 auprès d’un échantillon de 1 600 annonces concernant la mise en vente d’une maison dans l’agglomération de Sydney a permis d’identifier seulement deux annonces mentionnant la présence d’une « security gate ». À titre de comparaison, aux États-Unis, sur l’agglomération de San Diego (Californie), de taille à peu près équivalente, un relevé identique réalisé en 2001 montrait qu’environ 10 % des annonces immobilières concernaient des logements localisés dans un complexe résidentiel fermé5. Quant à l’analyse des publications scientifiques, elle ne semble guère donner plus de résultat. Certes, la référence à la gated community en Australie n’est pas absente, mais a priori seules deux publications (recensement réalisé en 2004) ont pour objet central ce sujet (Evans, 2000 ; Burke, 2001). Enfin, une recherche systématique effectuée sur le Sydney Morning Herald au cours des années 2000 à 2003 a permis d’identifier cinq articles rendant compte du développement des complexes résidentiels fermés en Australie, dont trois pour l’année 2001, sachant qu’un article était déjà paru en 1998.
LE CONTEXTE URBAIN ET SOCIÉTAL L’IMPORTANCE DES GRANDES VILLES ET DE LA SUBURBANISATION
4Les villes australiennes, situées pour l’essentiel en position littorale, rassemblent la grande majorité de la population du pays. Lors du recensement australien de 2001, quasiment les neuf dixièmes des Australiens sont des urbains et les deux tiers résident dans des villes de 100 000 habitants ou plus. La structure du peuplement est donc dominée par quelques grandes villes : cinq dépassent le million d’habitants, pour à peine vingt millions d’Australiens. Par ailleurs, si ces îlots de peuplement continuent globalement à croître à un rythme annuel moyen supérieur à + 1 % au cours de la période intercensitaire 1996-2001, un phénomène de Sun Belt est à l’œuvre. En effet, une forte pression immobilière est enregistrée sur le littoral du Queensland, État du nord-est qui connaît une croissance démographique non négligeable, avec un solde migratoire positif de 88 000 personnes en 2003. D’ailleurs, entre 1991 et 1996, sept des dix villes qui ont connu la plus forte croissance en Australie étaient situées dans le Queensland et plusieurs villes de la Sunshine et de la Gold Coast ont enregistré des taux de croissance records, supérieurs à 100 % (Gleeson et Law, 2000).
5À l’instar de l’urbanisation d’une grande partie de l’Ouest des États-Unis, le développement des grandes villes australiennes s’est déroulé ex nihilo, dans un contexte de forte disponibilité foncière bon marché. De fait, ces agglomérations sont extrêmement étendues, sous l’effet d’une suburbanisation pavillonnaire qui a beaucoup de choses en commun avec celle que connaissent les villes des États-Unis. Dès le début du xixe siècle, les villes australiennes se sont développées selon un modèle de faible densité prenant appui sur un core central dense (Frost et Dingle, 1995). Ce modèle, couplé avec le désir des colons ou des Australiens de première génération de ne pas reproduire le schéma de la ville britannique industrielle dense, a été renforcé par un déploiement précoce des transports collectifs électrifiés dès le début du xxe siècle, puis des transports individuels. Cette conjonction de facteurs a généré des agglomérations très étalées. À titre d’exemple, la tâche urbaine de Sydney n’a cessé de progresser en direction de l’ouest et du sud-ouest, atteignant respectivement Penrith et Campbeltown à une soixantaine de kilomètres du downtown, tandis qu’un corridor d’urbanisation d’égale distance s’est développé le long de la côte, selon une direction méridienne. Melbourne, quant à elle, s’étend sur 45 km d’est en ouest.
6Ce mouvement suburbain est sous-tendu par une forte volonté de devenir propriétaire d’une maison individuelle. Selon l’Australian Bureau of Statistics, en 2001, les trois quarts des Australiens sont propriétaires ou accédants et les quatre cinquièmes habitent un pavillon (separate house), car « vivre dans une banlieue calme, propre et spacieuse, loin du bruit et de la saleté du centre-ville, c’est quelque chose que la plupart des Australiens espèrent et cela, depuis les premières formes de développements urbains » (Frost et Dingle, 1995, p. 21). Cet idéal d’urbanité, importé par les colons anglais, est connu sous le nom de New Urban Frontier : il repose fondamentalement sur un modèle d’habiter hybride mariant l’urbain et le rural. Au total,
« […] tout se passe comme si l’Australie gardait de son origine pionnière le goût des grands espaces. Ce peuple de citadins surburbains réaménage ses banlieues éloignées sur le modèle du gentleman farmer […]. Aujourd’hui 84 % des maisons individuelles dans les métropoles australiennes sont de plain-pied, isolées au milieu de leur terrain […]. Le rêve de la maison individuelle dans un décor de grand espace qui évoque le bush n’a pas peu joué dans la dispersion des populations suburbaines qui continuent à se propager de nos jours » (Bonnemaison, 1999, p. 283).
L’APPARITION DES COMPLEXES RESIDENTIELS FERMÉS
7C’est dans ce contexte urbain et sociétal marqué par l’importance des grandes villes et d’un peuplement suburbain que les complexes résidentiels fermés ont commencé à apparaître en Australie au cours des deux dernières décennies du xxe siècle. Leur localisation suit celle des principales concentrations urbaines du pays (figure 1). Selon M. Burke (2001) et les quelques articles de presse consacrés au sujet, on les retrouve sur la côte orientale, en particulier à Brisbane (1 650 000 habitants en 2001), dans le Greater Sydney (4 128 000) et le long du littoral du Queensland, de la Sunshine Coast au nord de Brisbane jusqu’à la Gold Coast plus au sud. On observe également une « prolifération » de complexes résidentiels fermés sur la côte occidentale le long d’un corridor s’étirant sur 70 km entre Perth (1 393 000 habitants en 2001) et Mandurah au sud (Hillier, McManus, 1994). De façon plus discrète, le phénomène est également perceptible dans la seconde grande métropole australienne après Sydney, à savoir Melbourne (3 472 000 habitants en 2001).
8Toutefois, il semble difficile d’estimer l’intensité du phénomène, en l’absence de travaux de recensement précis. Tout au plus peut-on avancer l’hypothèse que celle-ci reste encore très limitée, comme en témoigne le relevé des petites annonces immobilières effectué sur Sydney. Certes, M. Burke (2001) évoque une prolifération exponentielle du nombre de résidants qu’il estime à 40 000 en 2000 sur une population australienne d’environ 20 millions d’habitants. Néanmoins, même en admettant que cette estimation soit exacte, la proportion ne serait que de 0,2 %, ce qui montre bien la grande discrétion des complexes résidentiels fermés en Australie. L’exemple de Sydney l’illustre parfaitement, puisqu’en 2001, on en comptabiliserait seulement une douzaine (Verghis, 2001), comme ceux de Balmain Cove et Balmain Shores à Rozelle, Cap Carabita’s à Paramatta, Liberty Grove à Concord, Macquarie Links Estate à Campbelltown, The Manor à Cherrybrook ou encore Raleigh Park à Kensington (Allenby, 2001).
Figure 1 : La localisation des complexes résidentiels fermés en Australie.

LES TYPES DE COMPLEXES RÉSIDENTIELS FERMÉS
9Deux types de complexes résidentiels fermés peuvent être distingués en Australie. Le premier est situé dans la proche banlieue ou en frange suburbaine et est peuplé de résidants permanents issus essentiellement des classes moyennes/supérieures blanches d’origine australienne (les Australian born ou Anglo-Australiens). Les développements immobiliers en proche banlieue sont issus d’un processus de rénovation-gentrification, tandis que les complexes suburbains relèvent d’un mécanisme classique d’urbanisation en limite du front d’urbanisation (Hillier et McManus, 1994). Deux exemples illustrent ce premier type.
10The Manor, créé en 1993, est situé à Cherrybrook, dans la banlieue nord-ouest de Sydney, à une trentaine de kilomètres du Downtown (figure 2). La fermeture est assurée par un grillage, tandis que le contrôle des accès s’effectue exclusivement par un portail automatique (pas de gardien). The Manor comprend une cinquantaine de maisons pour approximativement 150 résidants. Cette gated community est par ailleurs dotée d’aménités collectives axées sur les loisirs : une piscine, un court de tennis, un centre de fitness, un club house et une salle de billard.
Figure 2 : The Manor, Cherrybrook, banlieue nord-ouest de Sydney, à une trentaine de kilomètres du Downtown de Sydney par autoroute.

Source : G. Billard et F. Madoré, avril 2004.
11Autre exemple avec Macquarie Links Estate, situé entre Liverpool et Campbelltown, soit en limite du front d’urbanisation, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest du Downtown de Sydney (figure 3). Ce complexe résidentiel fermé, créé en 1989, a bénéficié directement des investissements publics, du fait du prolongement de la motorway M5 Est, qui le relie directement au centre de Sydney. Il s’adosse à un coteau et à un cours d’eau, qui constituent autant de barrières naturelles, et ne comprend qu’une seule entrée fermée par un portail automatique et de surcroît gardée. Avec ses 150 hectares, cette gated community est considérée comme la plus étendue du pays. Ses 350 ménages bénéficient d’un certain nombre d’aménités, comme un golf, une piscine, un court de tennis.
Figure 3 : Macquarie Links Estate, entre Liverpool et Campelltown, en limite du front d’urbanisation, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest du Downtown de Sydney.

Source : G. Billard et F. Madoré, avril 2004.
12Le deuxième type de complexes résidentiels fermés en Australie s’apparente à la resort community articulée autour des loisirs. On le retrouve en contexte balnéaire, avec un mélange de résidences permanentes et secondaires. Ce second type a généré la plus grande concentration de gated communities en Australie, précisément à Hope Island et Sanctuary Cove, au nord de Gold Coast, à une quarantaine de minutes du centre de Brisbane et à une vingtaine de Surfer Paradise. Sanctuary Cove, avec environ 800 logements et 700 habitants permanents en 20046 (de nouveaux développements sont prévus), est le premier complexe résidentiel fermé apparu en Australie, en 1985 (figures 4 et 5). Le slogan de Sanctuary Cove est : « La vie a été faite pour vivre des moments comme ça. » Certains développements résidentiels ont un accès direct à l’eau, qui remplace le mur comme élément de la fermeture. Son organisation spatiale est tout à fait originale, avec d’un côté plusieurs ensembles résidentiels à l’accès fermé par un portail automatique et, de l’autre, des espaces ouverts et accessibles sans restriction. Ces derniers sont composés d’un centre-ville (The Marine Village) créé ex nihilo, interdit aux automobiles mais autorisé aux voiturettes des résidants et comprenant 80 magasins ou restaurants, d’une marina avec 297 mouillages, d’un terrain de golf et d’un hôtel Hyatt. Quant à la sécurité, elle est assurée 24 heures sur 24, simultanément sur terre et sur l’eau. Avec des prix d’acquisition des maisons ou d’appartements oscillant entre 285 000 et 1,9 million d’euros, Sanctuary Cove vise un spectre social allant des classes moyennes aux catégories aisées.
Figure 4 : Sanctuary Cove, au nord de la Gold Coast. Source : G. Billard et F. Madoré, avril 2004.

Figure 5 : Plan de Sanctuary Cove.


Sources : Sancturay Cove Foundation, 2004
Realization : G. Billard, MTG, 2004
LES COMPLEXES RÉSIDENTIELS FERMÉS AUSTRALIENS : QUELQUES HYPOTHÈSES EXPLICATIVES
13Le développement des premiers complexes résidentiels fermés en Australie a choqué et suscité des controverses. À plusieurs reprises, le terme « unAustralian » est employé pour qualifier ce phénomène. Autrement dit, peu d’éléments laissaient à penser que ces complexes puissent trouver un terreau aussi favorable dans un pays qui, comparé aux États-Unis (référence généralement citée), possède un taux de criminalité et de tensions interraciales nettement plus bas. D’ailleurs, témoignage symbolique de cette controverse, au cours du mois de mars 2001, un député du parti travailliste, Graham West, est intervenu au Parlement australien pour demander « que soient bannies d’Australie les cités fermées à l’américaine, car elles constituent une menace pour l’esprit communautaire » (Verghis, 2001, p. 5). À la lumière des quelques rares travaux ou articles de presse, trois séries de logiques, non singulières à ce pays, sont avancées pour expliquer l’apparition du phénomène en Australie.
Le facteur sécuritaire
14La première est la montée du sentiment d’insécurité, en particulier au sein des classes moyennes suburbaines (Hamilton, 2003 ; Pusey, 2003). Pour J. Rattcliffe (2003), la peur du crime est souvent un facteur moteur de la création de complexes résidentiels fermés. Le discours développé par les quelques promoteurs immobiliers qui se sont positionnés sur ce créneau de la fermeture résidentielle joue d’ailleurs volontiers de cette rhétorique de la peur. L’entretien accordé à R. Gibson, journaliste de The Age (quotidien de Melbourne), par Mike Gore (2000), développeur de Sanctuary Cove, en constitue une illustration caricaturale : « Les rues sont pleines de cafards et la plupart d’entre eux sont humains. Chaque individu a le droit de protéger sa famille, lui-même et ses biens, pour vivre en paix et en sécurité. Sanctuary Cove est un îlot civilisé au milieu d’un monde violent et nous avons tout fait pour qu’il en soit ainsi. »
15Si cette déclaration surprend par la radicalité du propos, elle traduit néanmoins la montée des discours sécuritaires en Australie, comme en témoigne également la mise en place récente d’une politique de sécurisation de l’espace public dans la plupart des villes australiennes. Le premier système de vidéosurveillance public a été installé à Perth en 1991 et comprend désormais plus de 50 caméras dans le centre, fonctionnant en permanence (Hillier, 1996). Sydney est une autre illustration de cette marche en avant inexorable des préoccupations sécuritaires. C’est en 1995 que la ville de Sydney lance une réflexion autour des problèmes de sécurité, avec le City Safety Taskforce, ce qui débouchera en 1998 sur le plan Safe City (City of Sydney, 2001). Celui-ci comprend l’installation de 48 caméras dans l’hypercentre fonctionnant 24 heures sur 24 (figure 6) : depuis décembre 1998, 225 personnes ont été interpellées et 310 autres verbalisées (City of Sydney, 2004). Par ailleurs, d’autres dispositifs complètent le plan Safe City, comme le développement des principes inspirés de l’urbanisme sécurisant, avec le Safe Urban Design mis en œuvre par exemple au Cook and Phillip Park en plein centre de Sydney (figure 7), réaménagé dans le but de créer un espace plus ouvert et mieux éclairé pour réduire le sentiment d’agression et le risque d’insécurité, et où les caméras de vidéosurveillance fonctionnent 24 heures sur 24, l’amélioration de l’éclairage public et du nettoyage des rues, la lutte contre les graffitis ou encore le développement d’une politique de prévention à destination des usagers du centre-ville. L’Australie ne fait donc pas exception à la diffusion quasi-universelle d’un large panel technologique et politique visant à la sécurisation des espaces résidentiels (Billard, Chevalier et Madoré, 2005).
Figure 6 : Plan Safe City de Sydney : caméras de surveillance de l’espace public.

Source : G. Billard et F. Madoré, avril 2004.
Figure 7 : Dans le centre de Sydney, le Cook Park sous surveillance.

Source : G. Billard et F. Madoré, avril 2004.
La montée des processus de polarisation socio-spatiale
16Le sentiment d’insécurité en Australie est nourri également par une montée des processus de polarisation sociale et spatiale (Gleeson et Law, 2000 ; Gleeson, 2003) qui affectent la ville australienne comme les grandes métropoles des pays développés, qu’il s’agisse de Londres (Sassen, 1991), de Tokyo (King, 1990) ou encore des agglomérations nord-américaines (Castells, 1989). L’essor des complexes résidentiels fermés peut donc aussi être analysé comme la manifestation d’une des limites du modèle d’intégration australien, mettant à mal le mythe de la société égalitaire, ce que B. Gleeson (2004) appelle l’« Australie lisse ». D’ailleurs, une étude de Gregory and Hunter de 1996, citée par C. Forster (1999), confirme que depuis 1976, à dollar constant, l’écart se creuse inexorablement entre les quartiers les plus riches et les plus pauvres dans les villes australiennes de plus de 100 000 habitants. L’impact de cette augmentation de la polarisation sociale s’inscrit inexorablement dans l’espace urbain. D’un côté, les nouveaux lotissements planifiés en périphérie se développent au bénéfice exclusif de la classe moyenne et supérieure ; de l’autre, la croissance du nombre des sans-abri dans les centres-villes, la présence grandissante de parcs à mobiles homes et de logements locatifs dégradés alimentent la thèse de la diffusion actuelle de poches d’exclusion au sein de la ville australienne (Gleeson, 2004).
17Les tensions au sein de la société australienne se matérialisent aussi par une ségrégation ethnique en augmentation depuis 1991, notamment vis-à-vis des personnes d’origine non européenne. L’analyse spatiale de cette ségrégation montre bien la création de quartiers ethniquement homogènes avec des concentrations pouvant atteindre 30 % à 50 % de la population totale d’un quartier, en particulier pour la communauté chinoise ou vietnamienne (Forster, 1999). Témoin de cette évolution, le discours autour du multiculturalisme a supplanté le courant dominant dans les années quatre-vingt sur le melting-pot à l’australienne, laissant même parfois la place à une montée du nationalisme, en particulier alimentée par la peur de la colonisation silencieuse du territoire par les Asiatiques.
18Conçues pour rassurer les résidants préoccupés par les effets négatifs de l’urbanisation croissante et par la montée de l’insécurité perçue ou réelle, les espaces résidentiels protégés sont un moyen d’exclure les non-désirés pour tenter de reconstruire une identité communautaire (Blakely et Snyder, 1997). C’est alors un moyen de mettre de la distance avec l’Autre, selon un double mécanisme. D’une part, ce produit immobilier, par les aménités collectives proposées, participe d’une logique de distinction sociale (Hillier et McManus, 1994), en offrant un style de vie de qualité. Comme l’évoque B. Gleeson (2003, p. 69),
« […] plus qu’un produit intégré comprenant une maison et son environnement résidentiel, les gated estates sont vendues comme une promesse utopique de plaisir, de santé, de sécurité pour ceux qui auront la chance de partager ce nouveau rêve suburbain. […] Un élément important du discours marketing est la promesse de sécurité par le biais d’un conformisme social et d’une mise à distance culturelle et socioéconomique ».
19Autrement dit, le complexe résidentiel fermé est garant d’un standing à la fois social et écologique, comme l’illustre l’exemple de Macquarie Links Estate, véritable îlot de verdure avec son golf au milieu d’un espace comprenant d’un côté une zone d’activités industrielle et de l’autre une autoroute. D’autre part, le moyen de préserver ce standing est la fermeture. Non seulement les murs et le portail automatique, gardé ou non, rassurent en mettant de la distance avec l’extérieur, mais de surcroît, ils permettent de conformer l’accès du domaine résidentiel à ceux qui ont payé le droit de bénéficier en exclusivité de ce style de vie.
Le rôle ambigu des politiques publiques
20Enfin, la troisième série de raison du développement des complexes résidentiels fermés en Australie est à rechercher dans les modes de gouvernance à l’échelle locale. M. Peel (1995, p. 42) rappelle ainsi que « si les villes ne rendent pas les gens pauvres, les politiques urbaines peuvent rendre la vie encore plus dure », par un manque de logements sociaux, un sous-équipement public ou encore un déficit des services de proximité. Sous l’influence d’une politique nationale plutôt néolibérale depuis une vingtaine d’années, le sous-investissement public (au niveau fédéral et des États) dans les zones suburbaines a favorisé la création de cités fermées offrant des services et aménités privés (Gleeson, 2004). Certes, cette évolution ne semble pas animée par une revendication de sécession fiscale, comme aux États-Unis, mais elle traduit bien un processus de privatisation de l’espace (Latham, 2003). Dans beaucoup de franges urbaines, les infrastructures publiques insuffisantes ou obsolètes contrastent avec les équipements et services proposés dans les nouveaux lotissements réservés à ceux qui peuvent payer (Gleeson, 2003) : au sein des classes moyennes en particulier, cette situation contribue à discréditer la sphère publique tout en érodant le principe de solidarité.
21D’ailleurs, certains conseils municipaux peuvent se montrer favorables à la création de complexes résidentiels fermés avec aménités, car ils pallient le manque d’infrastructures publiques (Verghis, 2001). Par la même occasion, c’est un moyen de valoriser une forme d’habitat implantée en zones suburbaines lointaines, par la création d’équipements dont le financement peut être assuré par le moindre coût du foncier, mais aussi par le développement d’une politique commerciale jouant volontiers sur le rêve d’accession à la propriété d’une maison. En quelque sorte, on compense l’éloignement par la valorisation d’un style de vie, créant par la même occasion une plus-value.
L’AVENIR DES COMPLEXES RÉSIDENTIELS FERMÉS (ET DES VILLES) EN AUSTRALIE
22Au final, le développement des complexes résidentiels fermés menace-t-il la cohésion sociale en Australie ? Doit-on aller jusqu’à prôner la prohibition de ces enclaves, comme le préconise B. Gleeson (2004) ? D’un côté, un résidant vivant à proximité du complexe fermé The Manor à Cherrybrook (banlieue de Sydney) minimise le phénomène : « Vous savez, de toute façon, les villes australiennes sont pleines de communautés fermées invisibles lorsque l’on regarde les banlieues des classes moyennes ; si certaines veulent encore payer plus cher pour plus de sécurité, c’est leur problème » (Vergis, 2001, p. 5). D’un autre côté, des auteurs comme B. Gleeson (2004) arguent que ces développements résidentiels exclusifs sont incapables de porter les valeurs communautaires et de tolérance à travers lesquelles les différences sociales sont comprises, respectées et célébrées.
23L’émergence des complexes résidentiels fermés en Australie est incontestablement l’une des conséquences spatiales de la montée de la polarisation sociale inhérente à la globalisation de l’économie. Les agglomérations australiennes sont devenues le reflet des réalités austères engendrées par les mutations économiques qui ont transformé plusieurs aspects des villes du monde occidental (Daly, 1998, in Forster, 1999). B. Gleeson (2004) rappelle pourtant que la ville australienne n’a jamais connu un niveau de ségrégation aussi poussé que ses consœurs européennes ou nord-américaines, tout en admettant que la relative uniformité des métropoles australiennes (et de leurs habitants) s’est muée en une mosaïque sociale plus diversifiée et complexe.
24En fait, l’apparition des gated communities est un révélateur des transformations contemporaines de l’Australie, dans la mesure où le phénomène est généralement perçu comme un témoin de la remise en cause des fondements de l’État providence et qu’il met à mal la représentation d’un pays relativement égalitaire. Toutefois, l’intervention publique a pu paradoxalement favoriser indirectement l’essor des développements résidentiels fermés, par des politiques d’accession à la propriété ou encore la construction d’infrastructures autoroutières. C’est ainsi que Macquarie Links Estate a bénéficié du prolongement de la motorway M5 Est, alors que Liberty Grove (Concord), à une quinzaine de kilomètres du centre de Sydney, profite de la proximité des équipements du Sydney 2000 Olympic Parc (espaces verts, piscine, station de train de banlieue…). Quoi qu’il en soit, l’émergence des complexes résidentiels fermés en Australie pose nécessairement question car certains les perçoivent comme les premiers signes « d’une géographie de l’inégalité marquée par la vidéosurveillance, les grilles et enclaves fermées » (Peel, 1995, p. 40) : le spectre d’une « los-angelisation » des grandes agglomérations australiennes effraie incontestablement.
Notes de bas de page
1 gerald.billard@univ-rouen.fr ; francois.madore@univ-nantes.fr
2 Merchet J.-M., « Émeutes après la mort d’un jeune en Australie », Libération, 17 février 2004.
3 The Sydney Morning Herald, différents articles parus entre le 1er et le 3 mars 2005.
4 The Sydney Morning Herald, Houses domain, The property guide, 17-18 avril 2004.
5 Relevés de G. Billard, 2001, presse spécialisée et San Diego Union Tribune (environ 2 000 annonces immobilières, sans double compte).
6 Les données sur Sanctuary Cove ont été obtenues par une visite de terrain effectuée le mercredi 21 avril 2004.
Auteurs
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