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Liturgie et société

 | 
Bruno Dumons
, 
Vincent Petit
, 
Christian Sorrel

Introduction

Bruno Dumons

Texte intégral

1Il y a cinquante ans, à l’automne 1963, se sont suivis, à deux mois d’intervalle, deux événements apparemment distincts qui ont eu des retentissements importants, l’un circonscrit à la sphère universitaire de l’histoire religieuse, l’autre à l’échelle de la catholicité. En effet, du 3 au 6 octobre 1963, se déroule à Lyon un colloque d’histoire religieuse dans lequel il est question de « déchristianisation » à l’époque contemporaine. Deux mois plus tard, le 4 décembre 1963, est promulguée à Rome la première constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium sur la liturgie, dans le cadre des travaux de Vatican II. L’historien n’est pas un entrepreneur chargé de célébrer les anniversaires mais il peut néanmoins s’appuyer sur de telles occasions pour exercer son métier et nourrir de nouvelles réflexions.

  • 1 Cuchet Guillaume, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris, Pu (...)
  • 2 Le Bras Gabriel, « Déchristianisation : mot fallacieux », Cahiers d’Histoire, volume 1, 1964, p. 9 (...)
  • 3 Le Bras Gabriel, « Introduction à l’enquête de la pratique et de la vitalité religieuse du catholi (...)
  • 4 Boulard Fernand, Premiers itinéraires en sociologie religieuse, Paris, Editions Ouvrières-Économie (...)
  • 5 Rémond René, « Recherche d’une méthode d’analyse historique de la déchristianisation depuis le mil (...)
  • 6 Sorrel Christian (dir.), Les « Matériaux Boulard » trente ans après. Des chiffres et des cartes… A (...)

2Ces deux événements de nature différente, universitaire et ecclésiale, sembleraient entretenir un point commun, celui du rapport à la société contemporaine. Pour les historiens du religieux réunis à Lyon sous la houlette d’André Latreille, il est notamment question de comprendre le détachement de la société française à l’égard de la pratique religieuse, autrement dit la « déchristianisation », un phénomène qui inquiète les milieux pastoraux depuis longtemps et que l’on cherche à mesurer avec les meilleurs spécialistes de la sociologie religieuse1. Au colloque de Lyon, Gabriel Le Bras dénonce l’usage « fallacieux » du mot « déchristianisation » car il suppose qu’il y ait eu antérieurement une christianisation de la société2. De plus, ce processus de reflux se mesure à partir de taux calculés sur la pratique des sacrements, notamment d’assistance à la messe. Or, depuis le début de ses recherches, Gabriel Le Bras rappelle que la pratique d’un sacrement ne renseigne en rien sur le degré de foi3. Dès 1954, Fernand Boulard a également constaté que la pratique religieuse ne suffisait pas pour qu’une région soit considérée comme un « pays de foi4 ». Quant à René Rémond, il demeure lui aussi très méfiant sur le sens que l’on peut accorder à ce processus d’éloignement des sacrements5. Par conséquent, ce colloque d’histoire religieuse d’octobre 1963 invitait à rester prudent lorsque l’on appréhende l’histoire de la pratique sacramentelle. Celle-ci nous renseigne davantage sur le degré d’inculturation d’une religion et les usages sociaux d’un sacrement que sur la foi supposée du pratiquant. La communauté historienne se passionnera alors pour les grandes enquêtes de pratique religieuse qui permettent la constitution des Matériaux Boulard6. Ce sera le moment « quantitativiste » de l’histoire religieuse, dominée durant plusieurs décennies par le souci de prendre la mesure de la pratique religieuse et surtout de son effondrement, allant parfois jusqu’à oublier les premiers avertissements des initiateurs qui avaient circonscrit les limites de ce courant historiographique et que l’on peut résumer autour d’une question : un pratiquant est-il nécessairement un croyant ?

  • 7 Sacrosanctum Concilium, § 1.
  • 8 Fouilloux Étienne, « “Mouvements” théologico-spirituels et concile (1959-1962) », in Mathijs Lambe (...)
  • 9 Chenu Marie-Dominique, « Anthropologie de la liturgie », La Liturgie après Vatican II, Paris, Cerf (...)
  • 10 Ibid., p. 174 : le dominicain évoque les pratiquants qui ne sont pas croyants et les croyants qui (...)
  • 11 Isambert Francois-André, Le sens du sacré. Fête et religion populaire, Paris, Minuit, 1982.

3Dans le même temps, pour les pères conciliaires réunis en décembre 1963, la promulgation de la nouvelle constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie doit répondre, selon son préambule, à la nécessité d’adapter l’institution ecclésiale aux changements qui affectent la société moderne7. Étienne Fouilloux a rappelé combien ce texte aura été le fruit d’un siècle de réflexions réformatrices, qualifié de « mouvement liturgique » à partir des travaux initiés par les moines bénédictins dom Guéranger puis dom Lambert Beauduin8. La nouvelle liturgie conciliaire interroge alors les théologiens. Un livre collectif, publié dans la collection Unam Sanctam des éditions du Cerf, cherche à en percevoir la portée dès 1967. À cette occasion, le frère dominicain Marie-Dominique Chenu réfléchit avec les outils de l’histoire des religions et de la sociologie sur ce qui peut fonder une « anthropologie de la liturgie9 ». Il considère que la liturgie est de l’ordre du signe, à la fois mystérieux, symbolique et rituel. Dans le sillage de dom Guéranger, il réaffirme ici la dimension sociale de l’acte liturgique qui engendre des pratiquants et pas nécessairement des croyants, les deux catégories n’étant pas synonymes10. Le dominicain invite donc à penser une autre histoire de la pratique religieuse, complémentaire à celle des assistances dominicales ou des délais de baptême. Il s’agit de la fabrication de la liturgie comme rituel du sacré et acte croyant, renvoyant à une sociologie et une histoire sociale et culturelle du culte liturgique. C’est que tente d’explorer le sociologue François-André Isambert en reprenant la chaire de Gabriel Le Bras et en réfléchissant sur le sens du « sacré », à partir des pratiques de la fête et de la religion populaire11.

  • 12 Loonbeek Raymond et Mortiau Jacques, Dom Lambert Beauduin, visionnaire et précurseur (1873-1960), (...)
  • 13 Solaberrieta Benoît-Marie, Aimé-Georges Martimort. Un promoteur du mouvement liturgique (1943-1962 (...)
  • 14 De Clerck Paul et Palazzo Éric (dir.), Rituels. Mélanges offerts à Pierre-Marie Gy Op, Paris, Cerf (...)
  • 15 Palazzo Éric, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2000.
  • 16 Dompnier Bernard (dir.), Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand, (...)
  • 17 Michel Florian, Traduire la liturgie. Essai d’histoire, Paris, CLD, 2013.
  • 18 Dompnier Bernard, « Liturgie », in Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Dictionnaire des (...)

4Du côté de l’approche historique, l’érudition liturgique est devenue par défaut le domaine réservé des clercs. Il y a ceux dénonçant la nouvelle liturgie conciliaire et les autres, travaillant autour des revues spécialisées comme Questions Liturgiques, fondée en 1910 par dom Lambert Beauduin12, et La Maison-Dieu, organe du Centre de Pastorale Liturgique créé en 194313. L’un de ses directeurs, le dominicain Pierre-Marie Gy, historien de formation, mais aussi d’autres prêtres savants comme Robert Amiet et Raymond Etaix, ont su maintenir des liens avec la communauté universitaire, principalement les médiévistes14. Ceux-ci ont redécouvert les rôles sociaux exercés par la liturgie dans le monde médiéval15. Ils ont contribué à sortir l’histoire de la liturgie du domaine de l’apologétique et de l’érudition ecclésiastique pour l’intégrer au champ de l’anthropologie historique. Plus récemment, quelques modernistes ont suivi en inaugurant une histoire du culte liturgique et de la messe16. Quant aux historiens du catholicisme contemporain, sortis désenchantés des comptages de pratiquants, ils font encore preuve d’un intérêt isolé17, autant par méfiance vis-à-vis d’un sujet jugé « exotique » que par manque d’érudition. Cependant, à la faveur d’un retour liturgique qui caractériserait aujourd’hui un catholicisme qualifié « d’identité », des recherches solides commencent à poindre dans le champ universitaire sur les deux décennies 50 et 60 qui ont coïncidé avec des moments de réforme liturgique au XIXe et XXe siècles. Par conséquent, il semblerait que la liturgie soit en passe de devenir un objet d’étude scientifique comme tout autre fait religieux en lien avec la société du moment18.

  • 19 Liturgie et sacré, Paris, Centre international d’études liturgiques, 2003 ; Bezançon Jean-Noël, La (...)
  • 20 Dumons Bruno, « “Romaniser” la liturgie lyonnaise au XIXe siècle. Les conditions d’une alliance en (...)

5En effet, l’histoire de la liturgie peut s’étudier sous plusieurs angles. Nous n’en donnerons ici que deux exemples. Le premier poursuit l’analyse anthropologique en cherchant à restituer l’évolution de la part du sacré dans les différentes réformes liturgiques à l’époque contemporaine. Y aurait-il un mouvement pendulaire de désacralisation puis de resacralisation de la liturgie ? Les assemblées, les ministres, les objets et les lieux connaissent-ils des moments de décharge et de recharge du sacré ? Le débat est d’ailleurs toujours actuel entre les tenants d’une désacralisation de la messe et les autres soucieux de la resacraliser19. Le second angle d’approche est de considérer l’usage de la liturgie comme une technique et un savoir de gouvernement au sein de l’institution ecclésiale. On sait combien les réformes liturgiques des milieux du XIXe et XXe siècles ont servi la cause de la centralisation romaine. Ainsi, les batailles menées contre les liturgies locales, en particulier gallicanes comme le rite bisontin ou lyonnais20, se sont avérées des outils efficaces de régulation et de gouvernance pour restaurer le pouvoir spirituel de la papauté. Un siècle plus tard, lorsque que la réforme de l’Église nécessite un concile, la question liturgique est de loin la plus avancée. Prenant appui sur des initiatives pastorales venues des paroisses et de l’Action Catholique mais également sur des recherches musicales et artistiques, le renouveau liturgique donne lieu à un savoir qui se fabrique autour de laboratoires spécialisés et d’experts reconnus, qui se discute dans des revues et des congrès, qui s’expérimente dans des abbayes et des communautés religieuses. Il s’agit là d’une courroie de transmission essentielle de l’ecclésiologie conciliaire dont le déploiement s’inscrit dans les nouvelles orientations du gouvernement de l’Église.

6C’est donc sous cet angle de la gouvernance de l’institution ecclésiale qu’il a été choisi d’aborder l’histoire contemporaine de la liturgie catholique. Ce livre, issu d’une rencontre scientifique, s’articule autour de deux moments-clefs, chacun placés au milieu des XIXe et XXe siècles. En inaugurant un chantier aussi neuf, il s’agit à la fois de s’inscrire dans le sillage d’une histoire religieuse qui a marqué le paysage universitaire lyonnais mais également de participer activement à l’effort de renouvellement de l’historiographie du catholicisme contemporain. Ce livre permet donc d’ouvrir une possible histoire contemporaine de la liturgie catholique, conjuguée sur le mode transnational, du moins à partir d’un large espace francophone. Il en appelle d’autres mais auparavant il cherche à promouvoir une entreprise historiographique pour le moins méconnue.

Notes

1 Cuchet Guillaume, Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 103-139.

2 Le Bras Gabriel, « Déchristianisation : mot fallacieux », Cahiers d’Histoire, volume 1, 1964, p. 92-97.

3 Le Bras Gabriel, « Introduction à l’enquête de la pratique et de la vitalité religieuse du catholicisme en France », Revue d’histoire de l’Église de France, 1931, p. 425-449.

4 Boulard Fernand, Premiers itinéraires en sociologie religieuse, Paris, Editions Ouvrières-Économie et Humanisme, 1954, p. 96.

5 Rémond René, « Recherche d’une méthode d’analyse historique de la déchristianisation depuis le milieu du XIXe siècle », Cahiers d’histoire, volume 1, 1964, p. 123-154.

6 Sorrel Christian (dir.), Les « Matériaux Boulard » trente ans après. Des chiffres et des cartes… Approches sérielles et spatiales en histoire religieuse, Lyon, Chrétiens et Sociétés, coll. « Mémoires et Documents » no 20, 2013.

7 Sacrosanctum Concilium, § 1.

8 Fouilloux Étienne, « “Mouvements” théologico-spirituels et concile (1959-1962) », in Mathijs Lamberigts et Claude Soetens (éd.), À la veille du concile Vatican II. Vota et réactions en Europe et dans le catholicisme oriental, Leuven, Peeters, 1992, p. 185-199.

9 Chenu Marie-Dominique, « Anthropologie de la liturgie », La Liturgie après Vatican II, Paris, Cerf, 1967, p. 159-177.

10 Ibid., p. 174 : le dominicain évoque les pratiquants qui ne sont pas croyants et les croyants qui ne sont pas pratiquants. Yon Ephrem, « Autour de dom Guéranger. Questions du XIXe siècle et actualité liturgique », Nouvelle Revue théologique, 108/1, 1986, p. 76-92.

11 Isambert Francois-André, Le sens du sacré. Fête et religion populaire, Paris, Minuit, 1982.

12 Loonbeek Raymond et Mortiau Jacques, Dom Lambert Beauduin, visionnaire et précurseur (1873-1960), Paris, Cerf, 2005.

13 Solaberrieta Benoît-Marie, Aimé-Georges Martimort. Un promoteur du mouvement liturgique (1943-1962), Paris, Cerf, coll. « Histoire », 2011 ; « Deux anniversaires : 1943-1963 », La Maison-Dieu, 275, 2013.

14 De Clerck Paul et Palazzo Éric (dir.), Rituels. Mélanges offerts à Pierre-Marie Gy Op, Paris, Cerf, 1990 ; Prétot Patrick, « Pierre-Marie Gy, historien et théologien au service de la liturgie et de l’Église », LMD, 246, 2006, p. 89-114.

15 Palazzo Éric, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2000.

16 Dompnier Bernard (dir.), Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand, PUBP, 2009 ; Davy-Rigaux Cécile, Dompnier Bernard et Odon-Hurel Daniel (dir.), Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne. Une littérature de codification des rites liturgiques, Turnhout, Brepols, 2009 ; Martin Philippe, Le théâtre divin. Une histoire de la messe du XVIe au XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010 (réédité en 2013 sous le titre Histoire de la messe).

17 Michel Florian, Traduire la liturgie. Essai d’histoire, Paris, CLD, 2013.

18 Dompnier Bernard, « Liturgie », in Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, 2010, p. 666-670.

19 Liturgie et sacré, Paris, Centre international d’études liturgiques, 2003 ; Bezançon Jean-Noël, La messe de tout le monde. Sans secret, ni sacré, ni ségrégation, Paris, Cerf, 2009.

20 Dumons Bruno, « “Romaniser” la liturgie lyonnaise au XIXe siècle. Les conditions d’une alliance entre Lyon et Rome », Revue d’histoire ecclésiastique, vol. 106/1, 2011, p. 168-187 ; Petit Vincent, Catholiques et comtois. Liturgie diocésaine et identité régionale au XIXe siècle, Paris, Cerf, 2011.

Auteur

CNRS – Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LAHRHA, UMR 5190).
Directeur de recherches au CNRS (UMR 5190, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes). Christian SORREL est professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon 2 (UMR 5190, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes). Ils ont co-dirigé Le catholicisme en chantiers. France XIX-XXe siècles, paru en 2013 aux Presses universitaires de Rennes. Vincent PETIT, agrégé et docteur en histoire contemporaine (Paris-1/Fribourg), est chargé de cours au Centre universitaire catholique de Bourgogne. Il a publié Église et nation. La question liturgique en France au XIXe siècle aux Presses universitaires de Rennes en 2010.

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