Conclusion
p. 249-250
Texte intégral
1Depuis l’époque coloniale, le monde de l’emploi et du travail a connu des transformations profondes. Suscitées par le projet politique du moment, elles ont été accompagnées de mesures fort variées. Ainsi, pour mener à bien le projet colonial, il s’agissait tout d’abord d’organiser les flux de main-d’œuvre : celle-ci est pléthorique dans certaines zones et déficitaire dans d’autres, et l’on pense surtout à celles destinées à la culture de l’arachide. En même temps, l’État colonial se devait de proposer des conditions de travail acceptables à ces populations entrant subitement dans le monde du travail dépendant, rythmé par des temporalités différentes de celles qu’elles avaient connues jusque-là. Mais il devait aussi se préoccuper des nombreux agents coloniaux ainsi que du personnel expatrié des entreprises industrielles ; ils aspiraient tous à des conditions de vie correctes, comparables à celles de la métropole, d’où des compensations par rapport aux spécificités propres à la vie outre-mer. Les premières législations relatives au monde du travail et certaines manifestations de l’État social remontent à cette époque. Les originaires de la métropole devaient en bénéficier, mais aussi, et dans une bien moindre mesure, les populations locales. Ainsi, les premiers jalons furent posés pour confirmer des inégalités face à l’action publique.
2Pendant l’ère socialiste, consécutive à l’indépendance de cette partie de l’ex-AOF qui allait devenir le Sénégal, le pays connut des bouleversements considérables. Parmi eux, la sénégalisation de nombreux postes laissés vacants par des ressortissants français ainsi que l’afflux croissant de ruraux vers des centres urbains. Ceux-ci promettaient non seulement un avenir meilleur en termes d’opportunités d’emploi pour les adultes, mais aussi pour ce qui est de la scolarisation des enfants et de la couverture sanitaire de tous. C’est à cette époque que l’on commença à « découvrir » le phénomène de l’emploi de type informel, « découverte » favorisée par les agences internationales, telle l’OIT, qui devait préparer le terrain au désengagement des pouvoirs publics de la sphère économique. Précédé de la diabolisation de l’État, ce désengagement – qui allait de pair avec une activité législative intense, supposée garantir le libre jeu des forces du marché – sera le propre des politiques d’ajustement structurel des années 1980. Celles-ci devaient jeter sur le « marché du travail » des milliers de candidats au départ volontaire de la fonction publique et des sociétés contrôlées par l’État, une bonne centaine. Progressivement, la précarisation allait gagner des couches jusque-là épargnées par l’absence de travail. À l’époque, les préoccupations sociales n’étaient guère prioritaires, il s’agissait plutôt de mieux insérer l’économie sénégalaise dans les flux sous-régionaux, par le biais d’une ouverture des frontières et l’attraction d’investissements extérieurs.
3Au moment où l’économie néo-libérale s’apprête à prendre véritablement racine, s’infiltrant jusque dans des lieux les plus reculés du pays – pensons à l’intermédiation commerciale en milieu rural –, c’est la société civile qui devient un acteur avec lequel les pouvoirs publics devaient compter. Elle est appuyée par l’idéologie de l’empowerment et l’idée selon laquelle les populations précarisées seraient dotées d’un capital social élevé susceptible de pallier l’absence de mesures publiques « pro-pauvres », comme on dit. Ceci revient, implicitement, à tenir le discours suivant : puisque les petits métiers sont en mesure de créer de l’emploi et de distribuer des revenus de telle sorte que le chômage reste à un niveau, somme toute, politiquement gérable, et puisque les populations sont si solidaires, il suffit de promouvoir des outils techniques susceptibles d’entretenir cette « ingéniosité ». La microfinance vient à point nommé pour mettre à la disposition les outils nécessaires, tout en garantissant aux intermédiaires et autres dignitaires politiques des rentes de situation non négligeables ; de ce fait, les rapports de force ne sont pas bouleversés.
4Le président Wade, élu notamment grâce aux jeunes générations frustrées de perspectives d’avenir, se devait de favoriser des politiques créatrices d’emplois. Or, encore plus que ses prédécesseurs, il se heurtait à des difficultés structurelles du monde du travail et de l’emploi. Ces difficultés sont tout d’abord imputables à la configuration même du « marché du travail », avec un auto-emploi de plus en plus foisonnant, mais difficile à cerner, difficile à connaître et difficile à maîtriser ou à promouvoir. En même temps, le salariat est limité, parce que les entreprises privées ne sont pas suffisamment performantes pour embaucher et que les incitations pour le faire font défaut, parce que l’État s’interdit de recruter – sauf si c’est au bénéfice des nombreuses agences, moyens par excellence pour introduire, dans le secteur public, des normes du privé et pour contenter l’élite intellectuelle du pays –, et parce que – on n’y insistera pas assez – le pouvoir d’achat des populations est faible. Or, si, au cours des dernières décennies, les politiques publiques en faveur de l’emploi pouvaient paraître peu efficaces, ce fut aussi à cause des rapports de force au sein de l’État même : avec, tout d’abord, un ministère chargé du travail et de l’emploi menant une existence effacée dans l’ombre d’un ministère de l’Économie et des Finances particulièrement puissant ; avec, ensuite, le foisonnement d’institutions parallèles poursuivant des objectifs similaires tout en étant des instruments par excellence au service du clientélisme politique, notamment celui du président Wade ; avec, enfin et par-dessus tout, la concentration du pouvoir au palais présidentiel. Cette constellation devait favoriser une cacophonie sans précédent préjudiciable non seulement au monde du travail et de l’emploi, mais aussi à l’image du Sénégal à l’extérieur du pays.
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