1Malgré ses effectifs réduits, l’OAS bénéficie en Italie, de la part de l’aile droite de l’échiquier politique, de soutiens idéologiques, personnels, opérationnels et logistiques, motivés par un anticommunisme viscéral. Ces prises de position accentuent, au sein de certains partis, l’antagonisme entre des tendances opposées et marquent durablement la vie interne de ceux-ci. L’exil des militants OAS affecte donc, à plusieurs niveaux, la vie politique italienne et son opinion publique.

Un appui du MSI en débats

Une direction divisée

2La position du Movimento sociale italiano est loin d’être univoque et le soutien apporté aux activistes OAS suscite débats et divisions. Le quotidien Il Secolo d’Italia1 reflète les atermoiements des courants qui composent le MSI et les difficultés de la direction à imposer une ligne unique aux différentes tendances du parti. Ses dirigeants peinent à saisir les tenants et les aboutissants d’une situation complexe, et ils ne semblent pas, au moins jusqu’au putsch d’Alger de 1961, donner des directives claires à leurs militants. Alain de Benoist, jeune idéologue qui contribue au renouvellement de la pensée d’extrême droite dans les années 1960 souligne, dans un article intitulé « Le MSI des origines à nos jours » publié dans le mensuel nationaliste Europe-Action2, l’admiration que suscitèrent, dans un premier temps, les événements du 13 mai 19583, conférant à de Gaulle un prestige certain au sein de la direction du MSI. Il souligne notamment que « la venue de Charles de Gaulle fut faussement interprétée comme le signe d’une révolution nationale en France4 ! ».

3Au-delà du regard porté sur les événements du 13 mai, et de l’attitude que le parti décide d’adopter à l’égard du général de Gaulle, le problème algérien en lui-même préoccupe le MSI et la rédaction du Secolo. Deux jours après le référendum sur l’autodétermination en Algérie5, sanctionné par une large victoire du « oui », une partie de la rédaction en appelle à une européanisation du règlement du conflit algérien, pour redonner à l’Italie sa place « légitime » au sein d’une « Eurafrique » en construction, en vertu d’un supposé sacrifice des forces italiennes à la « mission civilisatrice » des Italiens en Afrique6. L’éditorialiste du quotidien se fait ici l’écho, pour un lectorat d’extrême droite particulièrement sensible à cette rhétorique colonialiste classique, des discours développés, au début du siècle, par l’Association nationaliste italienne et Enrico Corradini7 dans les colonnes du périodique L’Idea Nazionale puis par Mussolini8.

4Les prises de position du journal à l’égard de la politique de Gaulle puis de l’OAS reflètent en réalité l’opposition de tendances qui traverse le MSI. Arturo Michelini, secrétaire général du parti défend une stratégie d’« insertion dans le système9 » et ne peut donc risquer de voir le parti compromis par les actions de l’organisation « ultra ». En octobre 1961, il dément ainsi fermement, à la télévision, l’existence de relations OAS-MSI10.

5Après ce démenti public, Il Secolo adopte une position de neutralité bienveillante à l’égard de l’organisation secrète qui masque un soutien verbal : l’OAS est définie comme un « état d’âme » qui rassemblerait et unirait tous les Européens d’Algérie. Le terrorisme « ultra » est justifié par l’auteur : il s’agirait d’une réaction au « cancer social » que constituerait la révolution algérienne11. L’OAS, aurait ainsi été contrainte et forcée de répondre aux attaques du FLN.

6En mai 1962, les articles sur l’OAS se multiplient et c’est en vertu d’un soutien indéfectible envers les « vaincus » de l’histoire, que la rédaction du Secolo manifeste sa sympathie à Salan, lors de son procès. Le parallèle dressé entre le général français et « ceux qui avaient eu [dans l’Italie de 1945], le tort de perdre12 », produit un effet de résonance significatif pour un lectorat d’extrême droite dont une partie a vécu l’expérience du fascisme et les années d’après-guerre.

7Au sein des instances dirigeantes du parti et en opposition à Michelini, la tendance portée par Pino Romualdi13, l’un des fondateurs du MSI, soutient ouvertement le combat OAS. L’homme est auréolé du prestige de celui qui a participé à la guerre de conquête éthiopienne14 et à l’expérience fondatrice de la République de Salo’. Il fait du périodique qu’il dirige, L’Italiano, le principal porte-voix du combat « Algérie française » en Italie avant de défendre ouvertement l’action de l’OAS.

8Dès février 1960, suite aux événements de la semaine des barricades, sa revue consacre sa couverture à « la colère d’Alger » et souligne l’importance du combat « Algérie française » dans l’histoire de l’Occident. La « révolte d’Alger » est en effet définie comme « la plus belle page de vie et de jeunesse écrite et vécue ces dernières années, au milieu de cet Occident pourri par la démocratie et par la vieillesse obscène15 ». L’auteur reprend ici une thématique classique du nationalisme d’avant la Première Guerre mondiale et du fascisme mussolinien : il exalte une jeunesse métaphorique opposée à une démocratie associée à la vieillesse. C’est la vertu régénératrice et révolutionnaire16 de la jeunesse qui est glorifiée. L’article critique en outre fermement la politique d’autodétermination du général de Gaulle, synonyme de la perte de l’Algérie, bastion de l’Occident.

9C’est en effet au nom d’un combat occidentaliste, européiste et anticommuniste que Romualdi et sa revue s’engagent aux côtés des insurgés. Quelques mois plus tard, en juillet-août de la même année, L’Italiano fait état de la situation en Algérie et rappelle le caractère « européen » des principales villes algériennes.

10L’expérience coloniale italienne et sa mémoire sont invoquées pour mettre en parallèle la valorisation du territoire algérien par les Français et celle du territoire libyen par les Italiens. En vertu de cet exemple, l’auteur soutient les Européens d’Algérie qui refusent la perte des départements algériens. Il encourage la droite française à poursuivre le combat, même face à de Gaulle. C’est au nom d’un farouche anticommunisme et de la défense d’une supposée race blanche, de l’Occident et de la « civilisation » que « les dernières tranchées de l’Europe » doivent être défendues17.

11Le périodique suit très attentivement la situation algérienne18 et à la fin de l’année 1960, un « numéro spécial » de 99 pages, dont la couverture représente un béret vert devant un drapeau français, sur les barricades, est entièrement dédié à la question algérienne. Il reproduit et traduit en italien la première partie d’un document de propagande intitulé « Aspects véritables de la rébellion algérienne », publié en 1957 par le ministère de l’Algérie : il vise à dénoncer les exactions commises par le seul FLN, au nom de la « lutte pour l’Arabisme », « pour l’Islam », « contre l’humanité et le colonialisme19 », et met ainsi en lumière la circulation de ce type de documentation en Europe. Ce document, publié après l’annonce par de Gaulle de l’organisation du référendum, fait référence dans son introduction à l’antagonisme passé entre Français, Britanniques et Italiens, en matière coloniale. Ce souvenir resurgit violemment dans le discours et l’auteur blâme la « méchanceté et la bestialité politique du général de Gaulle et de ses amis résistants, alliés à celle des conservateurs dégénérés et des travaillistes britanniques stupides20 ». Le rappel de son passé résistant vise certainement à discréditer l’action politique du dirigeant français. Il s’agit également de ne pas accabler les nations française et britannique dans leur ensemble, mais de limiter les attaques à une partie de la classe politique d’après-guerre, accusée d’avoir créé « les conditions indispensables de cette retraite effrayante de la race et de la civilisation occidentale de l’Afrique et de l’Asie21 ».

12L’auteur suggère, pour apporter une solution au problème algérien, aux forces de l’État français de se libérer du « complexe de la résistance », pour résister à la politique du FLN et affirmer la francité de la terre algérienne22. L’effet de résonance produit par la mention du complexe de la résistance dépasse le cadre de la lutte Algérie française. C’est le difficile positionnement de l’extrême droite italienne, frange minoritaire de l’opinion publique, au sein d’une République italienne dont la Constitution se réclame des principes de la Résistance partisane, qui affleure en réalité ici.

13Entre 1960 et 1961, tous les articles qui soutiennent l’Algérie française sont anonymes ou publiés sous pseudonyme, jusqu’à la parution d’un écrit de Julius Evola. Le philosophe, principal penseur de l’extrême droite italienne d’après-guerre, s’exprime sur le putsch des Généraux (21 avril 1961). Il dénigre l’action du général de Gaulle, qui aurait été soumis aux influences et intérêts francs-maçons ou juifs, « à l’œuvre dans la France de la III^e République » et se situe ainsi dans la continuité idéologique des auteurs antisémites de l’entre-deux-guerres. Evola se désole également de l’absence de réaction de la population qui, selon lui, mettrait à mal l’identité de la nation et écrit :

« La France a laissé entendre qu’elle tolérerait que des Français tuent des Français, que des hommes de race blanche se massacrent entre eux pour glorifier des “revendications” d’un peuple non français et de couleur, pour glorifier l’Algérie “algérienne”. Ceci est un comble, une perte inouïe de crédit, le témoignage d’une carence de sentiments nationaux et raciaux, qui pourrait difficilement être dépassée23. »

14Entre novembre 1961 et juin-juillet 1963, Pino Romualdi, sans doute rappelé à l’ordre par Michelini, met en sourdine le soutien qu’il porte à l’OAS par le biais de L’Italiano. Toutefois, il interpelle le gouvernement à la Chambre des députés, le 5 mars 1962, jour de l’expulsion de Philippe de Massey, sur le traitement réservé aux activistes de l’OAS24. Il donne ainsi une résonance nationale à son soutien.

15L’appui verbal de Romualdi, et des organes de presse qu’il dirige, à l’OAS est complété par l’appui des organisations de jeunesse du MSI, sur lesquelles il exerce une influence importante.

Des organisations de jeunesse missines au cœur du soutien OAS en Italie

16Le fait générationnel est fondamental dans l’aide du MSI aux activistes OAS. En effet, ce sont essentiellement ses organisations de jeunesse – le Fronte Universitario d’Azione Nazionale (FUAN) dirigé par Franco Petronio, l’ASAN Giovane Italia25 encadrée par Massimo Anderson26 et le Raggruppamento giovanile studenti e lavoratori27 de Giulio Caradonna28 – qui s’illustrent par leur appui à la lutte « Algérie française ». Or, le contrôle de ces organisations, « espace spécifique de militantisme29 » constitue un enjeu fondamental pour les instances dirigeantes du MSI.

17Si elles sont placées sous la direction d’hommes officiellement inscrits au MSI, les organisations de jeunesse nationalistes bénéficient statutairement, jusqu’en 1971, d’une indépendance30 qui leur permet d’adopter des positions radicales que ne peuvent assumer officiellement les dirigeants du parti.

18Cette relation est complexe : tandis que le MSI doit régulièrement rappeler ses jeunesses à l’ordre, il y « trouv[e] l’avantage d’une régénération, d’une modernisation », centrale pour ce parti qui a « fait des jeunes une matrice essentielle31 ».

19Dans les premiers mois au moins de l’existence de l’OAS, certains responsables de la jeunesse missine soutiennent activement les activistes, sur le territoire italien mais également en métropole. Les déplacements et les voyages en France de Franco Petronio à la fin du mois d’avril 1961, et ses relations étroites avec les membres du « groupe de San Remo32 », vont dans ce sens. Massimo Anderson, président de l’ASAN Giovane Italia est également considéré, à l’automne 1961, comme l’un des dirigeants du MSI les plus impliqués dans le soutien à l’OAS en Italie. Il aurait été, à la fin du mois d’octobre 1961, sur le point de se rendre en Espagne pour rencontrer les responsables de « l’organisation radicale européenne33 ».

20Les dirigeants des organisations de jeunesse ne sont pas les seuls à entretenir des relations suivies avec les activistes français. L’informateur Mauro fournit ainsi, en mars 1962, une liste de seize dirigeants du MSI « qui ont eu des contacts avec les émissaires de l’OAS française » : ce sont notamment Filippo Anfuso34, Giorgio Almirante, Arturo Michelini, Pino Romualdi et Giulio Caradonna, qualifié de « dangereux35 ».

21La participation de Philippe de Massey, du 5 au 11 septembre 1961, au cours de formation politique des jeunesses du MSI à Torre Pedrera, dans les environs de Rimini, et le discours très fortement anticommuniste qu’il y prononce confirme ces liens36. Les relations de Petronio avec Massey sont en outre attestées par le relevé de ses conversations téléphoniques qui témoignent également des liens du Français avec la direction du FUAN et avec la rédaction de plusieurs périodiques italiens de droite37.

22Le soutien à l’OAS révèle donc les fractures politiques qui lacèrent le MSI : une partie de ses jeunes militants saisit l’occasion pour s’opposer « au courant modéré qui voudrait imposer au parti une politique légaliste38 ». Symptôme de la reprise en main opérée par Michelini, les plus fervents soutiens à la cause OAS sont contraints de nier le soutien effectif apporté aux activistes en territoire italien : lors d’une réunion locale du FUAN, Franco Petronio récuse les accusations portées contre l’organisation universitaire du MSI soupçonnée d’entretenir des relations avec l’OAS. Il réitère toutefois la « solidarité de l’Association qu’il préside à l’égard des colons français qui défendent les dernières positions de la civilisation européenne en Afrique39 ». À l’approche de la signature des accords d’Évian, Petronio a certainement reçu des consignes de retenue concernant l’OAS. Mais ces injonctions ne sont que très partiellement respectées : l’ex-dirigeant de la Giovane Italia, Fabio de Felice, député MSI proche d’Evola, se serait rendu en France au début du mois d’avril 1962, au mépris des consignes de la direction, pour y rencontrer le capitaine Sergent40. Le parti aurait bénéficié, à Trapani en Sicile, de suffisamment d’appuis pour envisager d’envoyer clandestinement en Algérie une quarantaine de jeunes volontaires. Les membres de la Giovane Italia viendraient nourrir les rangs d’un corps international de l’OAS en formation, utilisé uniquement à des fins de propagande41. Le député Ernesto De Marzio aurait été disposé à financer l’opération en Afrique du Nord, à hauteur de 5 millions de lires, sous réserve que lui soient fournies des garanties précises sur la sécurité des partants, ce qui paraît particulièrement malaisé dans le cadre d’un conflit armé42. Michelini, mis au courant de ce projet, se serait opposé au départ des « volontaires » en raison de la tenue prochaine d’élections législatives à Rome et dans d’autres grandes villes italiennes. Le MSI ne peut en effet se permettre de donner un quelconque crédit aux soupçons d’entente avec le radicalisme européen alors que sa stratégie politique vise à rallier au MSI les électeurs modérés insatisfaits de l’ouverture à gauche de la politique italienne – l’ouverture de la Démocratie chrétienne au Parti socialiste de Nenni43. De Marzio considère en revanche que cette stratégie ne peut qu’aboutir à un échec électoral : selon lui, le MSI présenterait une plus grande attractivité pour l’électorat en adoptant un comportement radical. Le soutien à l’OAS met ainsi au jour les dissensions stratégiques qui agitent les instances dirigeantes du MSI au début des années 1960.

23Un rapport d’avril 1962 sur l’activité de l’OAS en Ligurie nous renseigne également sur le peu de cas que font de jeunes militants de la Giovane Italia, impliqués dans des activités délictueuses, des directives données par le parti. Ce sont ainsi des réseaux franco-italiens de trafics d’armes qui sont mis au jour, impliquant des militants de la Giovane Italia sur la côte ligure, à proximité de la frontière française44.

24En outre, le soutien affiché de certaines franges du MSI au combat « Algérie française » est loin de faire l’unanimité au sein même de l’OAS : Soustelle se serait refusé à

« se compromettre personnellement avec les dirigeants nazifascistes car il tient à assurer qu’il est un antifasciste militant. Les rencontres avec les dirigeants fascistes italiens, Soustelle les réserve[rait] à d’autres militants du radicalisme français : et parmi eux, Pascal Arrighi, Jean Battiste Biaggi [sic]45 et Claude Le Pen – tandis que lui personnellement, […] limite[rait] son cercle de connaissances aux hommes de la grande industrie, aux cercles catholiques et surtout aux cercles politiques de la démocratie chrétienne46 ».

25Jean-Jacques Susini affirme quant à lui aujourd’hui avoir fait preuve d’une prudence extrême à l’égard du MSI, même s’il déclare avoir « eu des amis italiens qui appartenaient au MSI mais [n’être] jamais allé, comme certains rapatriés d’Algérie, [s]’exhiber dans les meetings du MSI ». Il poursuit et ajoute : « J’avais de la sympathie pour eux, mais aucun contact, aucune conversation, et de la méfiance47. » Comme l’écrit Fabrice Laroche en 1963, au sein du parti italien, « les démarches furent engagées beaucoup plus personnellement, que faites au nom de l’ensemble du MSI48 », et il s’agit sans doute d’une caractéristique de ces réseaux internationaux d’extrême droite, avant tout construits sur des relations personnelles.

26Philippe de Massey s’attache aujourd’hui à minimiser ces relations qu’il qualifie de personnelles : le soutien des tendances radicales du MSI posait problème à l’organisation et risquait de lui aliéner des appuis potentiels49.

L’UMAC : un réseau reliant l’OAS aux extrêmes droites européennes ?

27Cette explication doit faire l’objet de réserves importantes, lorsque l’on sait qu’au printemps 1961, plusieurs personnages de premier plan de l’extrême droite italienne participent à la création de l’Union méditerranéenne anti-communiste (UMAC), promue par Joseph Ortiz. L’organisation a un objectif : favoriser les liaisons entre l’OAS et les groupes d’extrême droite des autres pays50. Ortiz crée ainsi une structure internationale unissant des « individus portugais du parti de Salazar, des individus d’extrême droite de la Phalange espagnole, des individus néo nazis dirigés par Otto Skorzeni51, des Italiens appartenant au MSI ou non52 ». L’UMAC aurait également été destinée à coordonner la relance prochaine de l’activisme d’extrême droite en Italie53. Enzo Generali, inscrit au MSI jusqu’en 1958, ancien collaborateur de Caradonna au sein des organisations de jeunesse du MSI, fonctionnaire international exilé au Luxembourg, est en charge du maintien des contacts entre l’UMAC et les cellules italiennes de l’OAS. En 1962, Generali effectue en effet des voyages fréquents en Europe pour maintenir des contacts avec des personnalités et des organisations proches de l’OAS54.

28Bien que cette union ne semble pas avoir d’action effective – elle constitue en réalité davantage une coquille vide qu’une véritable officine d’action anticommuniste – son rôle, dans la constitution de réseaux d’extrême droite européens, doit être souligné. Generali demeure, en 1963, l’homme qui « établit des contacts avec les centrales “sœurs” fixant le lieu et la date des rencontres qui ont lieu par la suite avec les représentants du nazifascisme italien55 ». D’autre part, plusieurs représentants de l’UMAC sont présents, en janvier 1962 lors d’une réunion de dirigeants d’extrême droite européens où se seraient retrouvés des membres du MSI et Jean Ousset, dirigeant de la Cité catholique56.

29Plusieurs membres de la Démocratie Chrétienne et certaines tendances vaticanes se sont en effets illustrés par leur soutien actif à l’OAS dans la péninsule.

La mobilisation de courants catholiques

30Les réseaux OAS ont bénéficié de l’appui de certains courants de la Démocratie chrétienne. Ferdinando Tambroni, député DC, a ainsi été personnellement impliqué dans le soutien à l’OAS en Italie57. L’organisation tambronienne Centro per l’ordine civile, dirigée par Giovanni Baget-Bozzo, homme de confiance du député Tambroni, aurait constitué une de ces cellules OAS58. Avant même la naissance de l’OAS, en décembre 1960, Baget-Bozzo prend contact avec Jacques Soustelle au nom de Tambroni : il souhaite établir, avec l’homme politique français, « un échange d’informations sur la politique intérieure italienne et française et sur les développements de la politique internationale59 ». Le courant de Tambroni se serait ainsi engagé à favoriser les contacts de Soustelle au sein du Vatican, que celui-ci a peut-être réactivé lorsqu’il s’installe en territoire italien. Le courant tambronien serait également entré en contact, par l’intermédiaire du sous-secrétaire d’État Salvatore Foderaro, à Madrid, avec le « groupe Lagaillarde français60 ». Il n’est guère étonnant que ces personnalités, marquées par leur engagement à l’aile droite de la Démocratie chrétienne, aient pris parti pour l’OAS dans un contexte politique italien d’ouverture à gauche qui suscite de profondes inquiétudes au sein de la droite italienne.

31Un second personnage apporte son appui aux ultras : le cardinal Ottaviani, alors numéro deux dans la hiérarchie vaticane. Proche de Tambroni, il sou tient l’OAS en raison de son opposition au communisme et à la défense du christianisme contre la « menace » de l’islam. Les réseaux liés à l’Institut San Pio V, association créée le 26 décembre 1960 par le cardinal Ottaviani61 pour la défense et le renforcement des valeurs chrétiennes62, apportent leur appui aux activistes. Les comités civiques de Georges Sauge63 constituent alors un intermédiaire efficace pour obtenir les largesses financières de l’Institut, à destination des « ultras64 ». Georges Sauge se serait ainsi rendu à plusieurs reprises à Rome, pour rencontrer son homologue Luigi Gedda65, responsable des Comitati civici66 et des cardinaux dirigeants de l’Institut San Pio V67. Ils auraient eu pour projet de constituer, à Rome, un bureau servant de couverture à l’activité OAS68.

32Les représentants de l’Institut San Pio V auraient ainsi participé, à l’automne 1961, à des réunions visant à favoriser l’action de l’OAS en Italie. L’une d’entre elles, réunissant des dirigeants de premier plan de la droite et de l’extrême droite italiennes parmi lesquels Luigi Gedda, Ferdinando Tambroni, Pino Romualdi, Filippo Anfuso, Ernesto De Marzio, aurait été organisée par le cardinal Ottaviani. Celui-ci aurait ainsi été rappelé à l’ordre « paternellement » par le Pape Jean XXIII, opposé à la tenue de la réunion chez un prélat de haut rang. Elle se serait finalement déroulée chez le député Tambroni69.

33Un ancien militant de la Giovane Italia a précisé que, si le cardinal Ottaviani avait indéniablement été proche des activistes OAS, il était trop exposé pour manifester son soutien publiquement : d’autres membres de la Curie romaine, moins connus, s’en seraient chargés à sa place. M^gr Augustoni, par exemple, aurait permis aux ultras de trouver protection au Vatican70. Philippe de Massey a également mentionné, lors de notre entretien, l’implication personnelle de M^gr Lefebvre71, ce qui ne paraît guère étonnant si l’on considère l’implication des milieux catholiques traditionnalistes français dans la défense de l’Algérie française.

34Parallèlement, dans les jours qui suivent la signature des accords d’Évian, des réseaux catholiques favorisent les déplacements d’activistes OAS en Europe en les intégrant à des groupes de pèlerins72. Les anciens militants du MSI que nous avons interrogés assurent que des institutions catholiques ont servi de refuge temporaire aux activistes français, et ajoutent qu’il n’était pas rare d’apercevoir, dans les rues de Rome, des militants OAS revêtant l’habit73. Les 23 et 24 mars 1962, les services de renseignements repèrent l’agent OAS Louis Rochet, et le soupçonnent d’avoir rejoint l’Italie depuis la Corse, où il aurait été hébergé dans le fief du député Biaggi, avant de débarquer sur la côte Ligure. Il aurait ensuite trouvé refuge dans un pensionnat catholique de la capitale. Yves Gignac74, protégé par le cardinal Tisserant75, aurait également, durant cette période, bénéficié des largesses des institutions religieuses romaines76.

35L’Accion Cristiana Ecumenica (ACE), organisation catholique d’extrême droite anticommuniste implantée dans la capitale espagnole, liée à la Cité catholique77 et aux milieux militaires français, semble en outre avoir favorisé les liaisons et rencontres internationales entre militants des franges radicales de l’extrême droite européenne au début des années 1960 et participé à la coordination du soutien à l’OAS en Europe, et donc en Italie78.

36Philippe de Massey ajoute aujourd’hui que les activistes ont bénéficié de la bienveillance d’Amintore Fanfani, et que ces « soutiens liés à la Démocratie chrétienne, comme ceux du SIFAR, ont été bien plus utiles que ceux liés au MSI79 ». Un journaliste très bien informé fait ainsi état, dans un rapport de janvier 1963, des relations étroites que Soustelle entretient depuis longtemps avec le député Paolo Bonomi, président de l’organisation des agriculteurs – la Coldiretti – et un des principaux notables de la DC80.

37Si la mobilisation d’une partie de la DC et de courants du Vatican paraît indéniable, l’OAS a également bénéficié de soutiens, propagandistes et logistiques, dans les réseaux liés au centro di vita italiana.

Les appuis extra-parlementaires

Les centri di vita italiana

38En 1961, Ernesto De Marzio, député du MSI, crée les centri di vita italiana afin de mener une action politique dans le secteur culturel et de battre en brèche l’influence de Michelini sur l’électorat néofasciste. Pour financer le projet, De Marzio aurait bénéficié de subsides de l’industriel italien Marinotti, dirigeant de l’entreprise textile SNIA81, à hauteur de 8 millions de lires par mois82. Placé sous la responsabilité de Giano Accame, le centre romain vise officiellement à lutter contre le monopole culturel de la gauche83.

39Sous couvert d’activité culturelle et éditoriale, le centro constitue en réalité un des relais des réseaux OAS en Italie84. Le centro di vita italiana romain joue ainsi un rôle important dans le soutien logistique et idéologique aux activistes. Des relations sont établies, en septembre 1961, entre les éditions de la Table ronde, dirigées par Roland Laudenbach, alors à la tête de l’Action Psychologique Propagande de l’OAS-Métro, et le centro romain, à la faveur de l’arrivée en Italie d’activistes OAS. Giano Accame contacte Roland Laudenbach, au début du mois de septembre, pour établir des liaisons entre les deux institutions85. Le rôle de médiateur de Jean Brune, activiste de l’OAS-Métro qui réside dans la capitale italienne depuis juillet 1961, ne fait guère de doute86. La guerre d’indépendance algérienne, la vitalité des groupuscules français d’extrême droite en cette période troublée, l’implication personnelle de Laudenbach au sein des réseaux de l’OAS-Métro87, et les liens personnels qu’Accame entretient avec les activistes français contribuent à expliquer cette prise de contact.

40Le journaliste italien Enrico de Boccard, déjà évoqué, gravite autour du centro romain. Proche de Jean Brune et de Giano Accame, il entretient des relations directes avec Argoud (dit Le docteur), dont témoigne sa correspondance. Argoud écrit à Boccard le 23 septembre :

« Mon cher Ami,
Comme promis, le nécessaire a été fait pour que les documents originaux, dont nous avons parlé, soient détruits.
Suivant toute probabilité, une réunion importante des chefs du mouvement se tiendra à Rome, d’ici une quinzaine de jours. Nous aurons alors sans doute besoin de votre aide.
De toute manière, je viendrai avant la fin du mois procéder à l’installation de ma famille, et je serais heureux de vous rencontrer à cette occasion.
Amicalement vôtre. Le docteur88. »

41Cette relation est confirmée par une lettre du 13 octobre, signée « A. A. » dont on peut légitimement supposer qu’il s’agit d’Antoine Argoud89.

42Il est probable que le centro di vita italiana ait constitué un point de chute pour des militants de l’OAS-Métro. Après son départ de Rome, dans des courriers expédiés de Séville, Barcelone ou Lisbonne, Jean Brune adresse ses remerciements au député di Marzio [sic] et confirme les liens entre certains hommes politiques italiens et l’OAS90.

43Si l’appui du centro di vita italiana est attesté, l’OAS bénéficie également du soutien logistique et activiste des groupes extra-parlementaires de l’extrême droite italienne.

44La plupart des soutiens à l’OAS ont gravité, dans l’après-guerre, au sein des milieux évoliens liés à la revue Imperium. Porteuse d’un radicalisme et d’un renouvellement idéologique aux marges du MSI, la revue, qui paraît de façon irrégulière entre 1950 et 1954, abrite les écrits de Pino Rauti, Franco Petronio, Giano Accame et de Giulio Caradonna91. Ce milieu se caractérise par son extrême porosité, et tous les soutiens italiens à l’OAS ont fréquenté, de près ou de loin, les groupes les plus radicaux de l’extrême droite italienne, et notamment ceux du centro studi Ordine Nuovo, organisation extra-parlementaire créée en 1954 et dirigée par Pino Rauti. Dès novembre 1960, Ordine Nuovo exalte le combat « Algérie française » dans ses colonnes et porte un regard plein d’espoir sur le contexte politique en métropole.

Le centro studi Ordine Nuovo

45En janvier 1961, les militants des sections locales du Centro studi Ordine Nuovo manifestent leur soutien à la cause Algérie française en publiant des tracts au contenu explicite. Ils fustigent cette

« “révolution de couleur”, [c] es organisations de “jeunesse” social-communistes, unies aux sans-patrie et aux homosexuels de l’internationale radical-marxiste » qui s’opposent à « l’opinion publique française rassemblée autour de LAGAILLARDE, de la Jeune nation et des Ultras92 ».

46 Ordine Nuovo définit ici une figure-repoussoir du « paria93 », caractéristique d’une rhétorique raciste et antisémite propre au patrimoine idéologique de l’extrême droite : celle d’un adversaire subversif, homosexuel, dévirilisé et apatride, dont la « jeunesse » est remise en cause puisque celle-ci est porteuse, dans la rhétorique d’extrême droite, de valeurs positives. Ordine Nuovo contribue également à faire naître le mythe des « paras », définis comme les « “centurions” d’un principe ou d’une idée à venir94 ».

47Parallèlement à cette propagande extrémiste, une note de l’informateur Aristo datée de novembre 1963, portant sur les trafics d’armes pratiqués par Ordine Nuovo au profit du Portugal pour soutenir l’effort de guerre en Angola, fait référence aux services qu’aurait rendus dans ce domaine le groupe italien à l’OAS. Un ex-lieutenant des « paras » français, alors installé à Lisbonne aurait eu

« l’occasion d’expérimenter personnellement les compétences de Rauti et de ses amis. En effet, cet ex-militaire français, déserteur durant la révolte militaire contre de Gaulle, a été blessé par la police et, grâce aux liens avec Ordine Nuovo, on lui fit traverser la frontière dans le coffre d’une voiture avec sa fiancée, et on le soigna dans une clinique privée. Il s’est avéré qu’Ordine Nuovo a une certaine expérience dans ce genre d’entreprise et, si l’on s’en tient à ce que Rauti a admis, on a fait à plusieurs reprises, passer la frontière à des chargements d’armes destinés à des membres de l’OAS, grâce à la collaboration d’un agent des douanes, ex-membre des FAR95 qui, il y a quelque temps, exerçait à la frontière franco-italienne96 ».

48Rauti propose d’envoyer en Algérie une quarantaine de militants sans que l’OAS ne donne suite.

Les formazioni nazionali giovanili

49Les formazioni nazionali giovanili constituent le deuxième pôle de la droite extra-parlementaire étroitement lié au MSI engagé dans le sou tien OAS97. Elles furent, selon Fabrice Laroche, chargées de « soutenir la politique “Algérie française”, éventuellement d’aider quelques clandestins, ceci toujours à titre presque exclusivement personnel98 ». Certains membres de l’organisation se déplacent, en août 1961, en Europe pour rencontrer les dirigeants des associations d’extrême droite. Après Amsterdam, Hambourg, Malmöe, ils se rendent à Nice, où ils rencontrent de jeunes membres d’extrême droite appartenant à l’OAS et un jeune Français qui fait la navette entre la France, l’Italie et l’Espagne pour des raisons politiques liées au conflit en Algérie99.

50Bien qu’il soit malaisé d’évaluer le soutien apporté par les groupes extraparlementaires européens d’extrême droite à l’OAS, le combat mené par les Français a contribué à renforcer l’activisme des groupes européens et les a incités à multiplier les rencontres ainsi qu’à consolider les réseaux.

51L’anticommunisme constitue le dénominateur idéologique commun de tendances politiquement diverses, qui s’illustrent en Italie par leur soutien à l’OAS. Tandis que l’organisation secrète bénéficie d’un certain nombre d’appuis dans la péninsule, et notamment de la bienveillance de certaines tendances de la Démocratie chrétienne à l’égard de ces activistes en déroute, les instances gouvernementales italiennes se mobilisent face à une menace OAS, réelle ou fantasmée.

La construction d’une « menace OAS » en Italie

52Les relations interétatiques franco-italiennes ont été troublées par la présence d’activistes OAS sur le territoire italien, alors que le général de Gaulle, président de la République française, s’impose progressivement comme l’objectif principal des membres de l’organisation en exil. Le gouvernement italien, loin d’adopter une politique ferme à l’égard de l’OAS semble toutefois avoir tergiversé, oscillant entre un attentisme bienveillant et une politique d’expulsions ciblées. Les menaces – véritables ou fantasmées – qui pesèrent sur la vie d’Enrico Mattei, président de l’ENI et figure majeure de l’État italien, contribuent au lancement d’une campagne de presse à gauche visant à dénoncer le péril qu’une alliance possible entre le MSI et l’OAS constituerait pour la démocratie italienne. Au-delà de son implantation réelle, la « menace OAS » eut effectivement un impact sur la vie politique italienne.

Les hésitations gouvernementales italiennes

53La politique italienne à l’égard de l’OAS a sans doute été déterminée par la pression d’un gouvernement gaulliste qui, de l’été 1961 à 1966-1967, fut décidé à éradiquer le danger porté par l’organisation subversive. Les activistes, en menaçant à deux reprises, en septembre 1961 et en août 1962, l’intégrité physique du général de Gaulle, constituent une priorité pour les autorités gaullistes. La France de de Gaulle traque par tous les moyens les activistes sur le territoire métropolitain, mais également à l’étranger. Les autorités françaises se manifestent officiellement auprès de leurs homologues italiennes et leur transmettent régulièrement, des listes de personnes à surveiller et éventuellement, à expulser. Les deux tentatives d’attentat contre le chef de l’État n’ont pu qu’accentuer les pressions à l’encontre des gouvernements étrangers, ce d’autant plus que les autorités françaises disposent sur le territoire italien, de leurs émissaires. Les contacts entre forces de police italiennes et contre-espionnage français sont ainsi confirmés par la correspondance de Soustelle à Bidault, citée plus haut. Le directeur des renseignements généraux, Jules Plettner100, aurait en effet personnellement sollicité la sûreté italienne pour favoriser l’arrestation des dirigeants « ultras ». Soustelle signale ainsi à Bidault qu’il serait opportun de rappeler à Taviani que « sous le fascisme, les Italiens exilés politiques ont trouvé asile en France (et d’ailleurs la Constitution italienne prévoit l’asile politique)101 ». Le parallèle dressé entre les fuorusciti, militants antifascistes italiens réfugiés en France dans l’entre-deux-guerres pour fuir les persécutions du régime fasciste, et les activistes OAS leur permet de se poser en victimes de la persécution des institutions gaullistes. Par cette comparaison osée, ils mettent sur un pied d’égalité le régime dictatorial fasciste et la V^e République du général de Gaulle, qui mèneraient une politique répressive comparable à l’égard de leurs opposants. Parallèlement, ils revendiquent la possibilité de poursuivre leur combat depuis l’étranger comme ce fut le cas d’une partie des immigrés italiens antifascistes dans l’entre-deux-guerres. Il s’agit, pour Bidault, d’assimiler la République gaulliste à une dictature, analogie que l’on retrouve dans les déclarations et tracts de propagande du CNR au printemps 1962102.

54Lors de son arrestation, Bidault insiste sur son implication personnelle dans le renforcement des relations franco-italiennes dont témoignerait la construction du tunnel du Mont-Blanc. Il menace d’ailleurs :

« De faire une conférence de presse pour dénoncer à l’opinion publique mondiale le comportement injuste des gouvernants italiens à son égard, révélant des faits anciens et sensationnels, qui concernent surtout la classe dirigeante démocrate-chrétienne103. »

55Les autorités italiennes se trouvent dans une situation fort délicate : comme l’explique un rapport daté du 16 octobre 1961 :

« Les rapports entre l’Italie et la France sont tellement étroits au sein des organisations internationales et supranationales qu’il n’est pas possible d’admettre qu’en Italie, aient lieu des réunions d’organisations qui visent à la déstabilisation du pays ami104. »

56Il semble qu’elles aient composé, au cas par cas, selon les impératifs du moment, en fonction des forces en présence.

57Et pourtant, les activistes OAS ont bénéficié d’un soutien gouvernemental indéniable dont témoigne le refus répété des autorités de la péninsule de les extrader, malgré les sollicitations françaises et ce au moins jusqu’à l’arrivée, au ministère de l’Intérieur, de Paolo Emilio Taviani105. La justification officielle des autorités repose sur la bonne conduite des réfugiés OAS en Italie qui n’auraient pas d’activité politique dangereuse pour l’État italien106.

58Plusieurs facteurs expliquent la bienveillance et la protection dont bénéficient les militants de l’Organisation armée secrète. Le témoignage de Federico Umberto D’Amato est sur ce point éclairant. Il déclare ainsi avoir été personnellement en charge de la coordination de toutes les opérations de recherche des hommes de l’OAS en Italie. Il devait les accompagner à la frontière, sans les arrêter, « sur ordre précis de Scelba, qui adopta ce comportement en raison de ses liens étroits avec Bidault107 ». D’Amato lui-même, lors de l’entretien qui suit l’arrestation de Bidault le 8 septembre 1962, confirme que le comportement extrêmement respectueux de la police à l’égard de l’ancien ministre était le reflet de dispositions décidées au sein des plus hautes sphères de l’État108.

59La présence de Soustelle sur le territoire italien et ses relations avec certains dirigeants de la démocratie chrétienne ont sans doute favorisé l’indulgence des autorités. La collaboration très limitée des gouvernements italiens avec les autorités françaises s’explique également par le refus de toute tentative d’ingérence gaulliste dans les affaires italiennes.

60Outre ces relations troubles, deux facteurs principaux ont certainement déterminé le comportement des instances gouvernementales à l’égard de l’OAS : le maintien de bonnes relations avec la France du général de Gaulle et l’évaluation d’éventuels troubles à l’ordre public, en territoire italien, causés par les activistes français. Avant même de procéder aux expulsions, l’État italien a eu comme principal objectif de garantir la sécurité de ses concitoyens, en évaluant la « menace à l’ordre public » que représentait la présence sur le territoire des activistes OAS.

OAS et terrorisme dans le Haut-Adige : l’alliance des extrémismes ?

61Le potentiel subversif de l’OAS ne paraît pas, en soi, avoir jamais constitué un véritable danger pour l’État italien. En revanche, il revêt une toute autre dimension lorsqu’il est soupçonné d’apporter son concours aux groupements terroristes qui agissent dans le Haut-Adige au début des années 1960. À partir de 1961, le mouvement indépendantiste qui conteste la souveraineté italienne dans cette région frontalière de l’Autriche et réclame le droit à l’autodétermination, est la principale et véritable préoccupation de l’État italien. La radicalisation du mouvement indépendantiste, rejoint, à la fin des années 1950 et au début des années 1960 par des individus néonazis autrichiens et bavarois, inquiète les autorités italiennes109. Ils soupçonnent en effet les terroristes du Haut-Adige110 d’entretenir des contacts avec certains individus appartenant à l’OAS. En mai 1962, le gouvernement autrichien aurait ainsi mené une enquête sur les contacts entre les extrémistes anti-italiens tyroliens, l’OAS française et le MAC belge. Les autorités autrichiennes apprennent à cette occasion qu’une réunion se serait tenue, en 1961, à Innsbruck, entre des chefs de l’OAS, des néonazis autrichiens organisateurs d’attentats dans le Haut-Adige et le leader néofasciste belge du MAC. L’OAS aurait également fourni des armes aux terroristes autrichiens111, ce qui paraît tout à fait plausible, si l’on considère le passé de marchand d’armes de Philippe de Massey. Parallèlement, il ne serait guère étonnant, dans le contexte troublé de l’été 1961 et du printemps 1962, que les groupes subversifs aient eu des contacts, et aient mis en commun leurs compétences. L’étude de ces réseaux terroristes internationaux du début des années 1960 constitue indéniablement une piste de travail stimulante, mais qui ne relève pas de notre étude.

62Devant de telles menaces, Mauro, qui se distingue par la finesse de ses analyses, met en garde les autorités, alors que la presse de gauche, sous l’influence d’Enrico Mattei, président de l’Ente nazionale idrocarburi (ENI112) et l’un des hommes les plus puissants de l’Italie au début des années 1960, fait de la lutte contre l’OAS un de ses combats.

Le danger OAS pour la démocratie italienne

63Ancien partisan, entrepreneur et militant de la gauche catholique, Enrico Mattei fut, de 1953 à 1962, président de l’Ente nazionale idrocarburi (ENI), organisme public en charge des activités pétrolifères et pétrochimiques de l’État italien. Ses positions anticolonialistes et tiers-mondistes entrèrent en conflit avec les intérêts des grandes compagnies pétrolières internationales surnommées « les sept sœurs ». À la fin des années 1950, il soutient le FLN, dans l’espoir d’obtenir des marchés pour l’ENI et s’oppose donc fermement au combat OAS, qui menace directement ses intérêts économiques dans le Sahara. Il meurt le 27 octobre 1962 dans un accident d’avion, dans des circonstances obscures113.

64L’Affaire Mattei ne fait pas ici l’objet d’un développement particulier. L’absence d’archives probantes sur ce point, l’existence d’une bibliographie prolifique sur le « cas Mattei114 », nous incite à laisser de côté l’Affaire et ses rebondissements. Il convient toutefois de rappeler les intérêts économiques de Mattei et de l’ENI dans l’exploitation du pétrole du Sahara115, et les négociations que celui-ci avait entamées avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) quelque temps avant sa mort. Le dirigeant italien a fortement œuvré pour décrédibiliser l’organisation secrète auprès de l’opinion publique italienne. Il a également été l’objet de menaces de mort, attribuées à l’OAS116, qui n’ont pas été sans conséquences sur l’organisation elle-même, mais également sur la perception, par une partie de l’opinion publique italienne, du danger que le groupe terroriste pouvait représenter.

65Ces menaces ont eu deux effets majeurs. Elles ont, dans un premier temps, entraîné une surveillance accrue des réseaux se réclamant de l’OAS en Italie117. Les services de renseignements civils multiplient les rapports sur les agissements du colonel Godard qu’ils considèrent comme responsable des menaces qui touchent Mattei118. Soupçonné d’être en charge de la préparation de l’élimination du président de l’ENI, ses nombreux voyages en Italie, réels ou non, et ses déplacements supposés en Europe, sont minutieusement recensés. Parallèlement, la venue sur le territoire italien d’activistes qualifiés de « plastiquer » [sic] met en alerte les services119 et la moindre rumeur sur un possible attentat à l’encontre de Mattei est relayée.

66L’organisation secrète est également traversée par plusieurs conflits internes. Le projet d’attentat contre l’avion de Mattei120 met au jour les divergences existant entre Soustelle et le colonel Godard. À l’automne 1961, Soustelle aurait fait savoir à Godard que l’élimination physique de Mattei serait une erreur politique, susceptible de fragiliser les positions de l’OAS en Italie. Soustelle aurait jugé plus efficace de tenter de compromettre Mattei dans un scandale politico-financier, grâce au soutien de groupes pétroliers comme BP, Shell et la société française Petroli. Il semble que les plans de Soustelle aient été interrompus pour des raisons de politique interne italienne, car il apparaissait plus urgent d’empêcher l’ouverture à gauche, préconisée par Saragat et le groupe fanfanien de la DC121.

67Le directeur de l’ENI constitue effectivement l’une des cibles, au moins verbale, de la propagande de groupes se réclamant de l’OAS. Après avoir reçu les premières menaces de mort le 1^er août 1961, Mattei mobilise ses « agents » pour renforcer la surveillance des activistes français sur le territoire italien. Plusieurs journalistes appartenant à son réseau de fidèles se voient ainsi confier une mission à laquelle ils répondent parfaitement en bénéficiant du soutien étroit d’une partie des services de renseignements122. Lino Ronga, rédacteur au journal communiste romain, Paese sera, et Fausto Coen, qui le dirige, sont de ceux-ci. Ils mènent leur travail avec tant de détermination qu’à la mort de Mattei, Ronga est recruté par le Bureau AA. RR123. Le rapport que, dans ce cadre, le journaliste produit le 18 janvier 1963 et transmet à la présidence de l’UIRD, témoigne de la très bonne connaissance et de la finesse d’analyse de Ronga qui a bénéficié d’informations des plus confidentielles. Ces journalistes sont également chargés, à partir de mars 1962, de mener une campagne de presse pour dénoncer la bienveillance du gouvernement à l’égard des activistes OAS124.

68La presse communiste, à travers ses articles sur l’OAS et le MSI, nourrit une représentation collective du principal parti d’extrême droite italien, fort répandue au sein de la gauche italienne : celle d’un parti susceptible de mettre en péril l’ordre public, et au-delà, la démocratie et l’unité de la nation125.

69Le discours alarmiste et performatif porté par la presse communiste et une partie de la presse catholique de gauche en appelle à la dimension prophétique de la rumeur. Elle « délivre une information sur le futur », en l’occurrence sur un futur tout à fait menaçant et inquiétant126. Il importe finalement moins de connaître la réalité du péril MSI que de prendre conscience de l’impact qu’une telle campagne de presse a pu avoir, au début des années 1960, quelques années à peine après les faits de Gênes127, sur les mentalités collectives italiennes et sur sa représentation du MSI, considéré comme un parti subversif et dangereux pour la démocratie. Il apparaissait ainsi nécessaire de protéger ses institutions grâce à l’arc constitutionnel. La présence de l’OAS en Italie aura ainsi eu une conséquence majeure : celle de renforcer, au sein d’un public de gauche et d’extrême gauche qui représentait au début des années 1960, quasiment 40 % de l’électorat italien, l’idée que le MSI constituait, dans une perspective complotiste128, un vrai danger pour l’État italien, et plus généralement pour la société italienne.