1Interroger la composition de cette OAS en exil revient à reconstituer des réseaux mais également des itinéraires, où les origines, personnelles et militantes de chacun des activistes, contribuent à déterminer des parcours communs ou parallèles. Après la signature des Accords d’Évian, plusieurs tendances de l’OAS manifestent leur volonté de poursuivre le combat, un combat dont les objectifs doivent être redéfinis, depuis des théâtres d’opérations extérieurs. Le 30 mars 1962, le général Salan constitue, en métropole, un Conseil National de la Résistance (CNR) représentant « la légitimité française » devant « la carence, l’abandon et la trahison des hommes en place1 ». Le 20 mai 1962, Georges Bidault, Jacques Soustelle, Antoine Argoud, Pierre Sergent, Jean Brune, Guy Ribeaud et André Rossfelder se réunissent dans la banlieue de Milan2. Ils créent le comité exécutif du Conseil National de la Résistance. À partir du printemps 1962 et la création de l’OAS-CNR, le territoire italien devient en effet un des lieux de réunion de cette nouvelle émanation de l’OAS, lieu où se renouvellent l’organisation et ses objectifs. Toutefois, l’histoire des militants « Algérie française » en Italie commence plus de deux ans avant, dès la fin de l’année 1960. La péninsule italienne constitue une terre d’accueil pour des « ultras » qui suscitent l’intérêt continu des services de renseignements italiens.

Le sanctuaire italien de l’OAS ?

2Étudier l’histoire des réseaux de l’OAS en Italie implique de se situer en dehors des centres politiques et décisionnels de l’organisation secrète, que constituent alors Madrid et Alger. Il s’agit donc de faire un pas de côté, pour écrire une « histoire parallèle, décalée3 ». Les représentants de l’organisation secrète en Italie ne se situent pas au cœur des enjeux de pouvoir. Toutefois, la péninsule devient progressivement un des lieux de cet exil politique qui caractérise les temps de crise de l’OAS.

3Dès 1960, l’Italie est, pour certains activistes, un lieu de passage, un espace de transit pour des individus impliqués dans le combat « Algérie française » et qui souhaitent bénéficier de la perméabilité de ses frontières. Ses nombreux ports en font notamment une étape possible vers l’Espagne. L’Italie offre également un refuge provisoire aux militants recherchés par les autorités suite à diverses actions terroristes4. Enfin, le territoire italien s’impose pour une petite dizaine de militants comme une terre d’exil choisie, un lieu de résidence pour plusieurs mois, voire pour plusieurs années. Si en 1961-1962, la majorité des exilés de l’OAS se trouve en Espagne5, la sûreté française signale l’existence d’une « chaîne de bases de l’OAS » qui s’étendrait le long des rives de la Méditerranée, de l’Espagne à l’Italie6.

4Les premiers exilés « Algérie française » rejoignent effectivement l’Italie, avant même la création de l’OAS, entre la fin de l’année 1960 et octobre 1961. Jean Méningaud, « figure des barricades7 » et Paul Chevallet8 s’installent à San Remo, ville de la côte Ligure située à une trentaine de kilomètres de la frontière française. Ils peuvent ainsi relier, par bateau ou par la terre, les villes de Gênes à la Corse et à Nice, favorisant toutes sortes de trafics. Le contexte local leur est particulièrement favorable : ils s’appuient sur la colonie française de Gênes composée d’environ cinq cents personnes largement acquises à la cause « Algérie française9 ». Désignés comme le « groupe de San Remo » par les autorités, placés sous le contrôle de Jean Meningaud10, ces hommes sont bientôt rejoints par Jean-Maurice Demarquet11 et Claude Piegts12, ancien des commandos delta.

5Philippe de Massey13, proche du SDECE, fait également partie de ce groupe d’activistes qui choisit précocement l’Italie comme terre d’exil. Considéré par les services comme le « représentant d’Ortiz14 » en territoire italien, il est mis en contact par le SDECE avec Edward Condon Beach, citoyen américain installé à Catane et étroitement lié à l’ambassade américaine à Rome15. Les deux hommes envisagent de monter une société de stockage et de transport d’agrumes destinée en réalité à masquer l’activité subversive de Massey sans que le projet n’aboutisse. Massey est alors surveillé, car soupçonné d’entretenir des liens avec la mafia et d’utiliser les plages siciliennes pour permettre le transport d’hommes et de matériel, entre la Sicile et l’Algérie.

6Au-delà de ces relations troubles, Massey aurait été, dès son arrivée sur le territoire, chargé d’exécuter les directives de travail suggérées par Jacques Soustelle, l’ancien gouverneur de l’Algérie, lorsque celui-ci s’absente de la capitale italienne16. À partir du mois d’août 1961, Soustelle est présent sur le territoire italien : il y crée un « centre d’information et d’activités de l’OAS dans le but de promouvoir des actions violentes au nom de l’OAS ». Il favorise également les relations entre l’organisation secrète et certains dirigeants italiens appartenant à la démocratie chrétienne. Soustelle entretient ainsi, durant son séjour italien, des relations avec les plus hautes sphères de l’État. Sa correspondance avec Georges Bidault en témoigne. Dans une lettre manuscrite, adressée à l’ancien président du conseil, Soustelle écrit :

« Mon cher Professeur,
À la suite d’une conversation très amicale que j’ai eue ce matin avec des responsables haut placés d’ici, il semble souhaitable que vous envoyiez le plus tôt possible une lettre, postée de Suisse, au ministre de l’Intérieur (On. Paolo Emilio Taviani, Ministro dell’Interno, via Asmara, Roma)17…
De l’avis de mon interlocuteur, que je partage, une telle lettre compenserait les pressions dont T. est l’objet de la part d’éléments de gauche ou des autorités françaises…
Je vous signale qu’ayant émis une protestation contre le fait qu’Andras avait été refoulé et livré à la police du régime, j’ai obtenu l’assurance que de tels faits ne se reproduiraient plus et que, même en cas d’expulsion, les intéressés ne seraient jamais refoulés sur la France.
Votre dévoué, J. S.18. »

7Rome constitue ainsi le principal pôle d’implantation durable d’activistes OAS, la présence des milieux politiques dans la capitale n’étant certainement pas étrangère à ce choix.

8Si la « semaine des barricades » (janvier 1960) entraîne les premiers départs d’activistes « Algérie française », l’échec du putsch d’Alger d’avril 1961 constitue un événement fondateur pour les « ultras ». De nouveaux exilés rejoignent le territoire italien, à l’image d’André Rossfelder. Par la suite, l’intensification de la répression gaulliste contre les activistes en Algérie comme en métropole, suite à l’attentat de Pont-sur-Seine contre le général de Gaulle le 8 septembre 1961, conduit, à l’été et à l’automne 1961, quelques militants de l’OAS-Métro à choisir l’exil italien.

9Enfin, une troisième et dernière vague de militants « Algérie française » fait de l’Italie sa terre d’exil dans la période qui suit la signature des accords d’Évian, puis le référendum de juillet 1962. C’est le cas de Georges Bidault, à partir d’avril 196219, mais également de Joseph Broizat, du colonel Antoine Argoud, de Jean-Marie Curutchet, de Roland Vaudrey, de « Diego » Jean Garcia et de Jean-Jacques Susini. L’Espagne n’est plus, depuis octobre 1961, cette terre d’asile que le régime de Franco avait semblé offrir quelques mois auparavant aux activistes OAS20. Désormais, ils se réfugient en Belgique, en Allemagne, au Luxembourg, en Suisse ou encore en Italie.

10Outre la côte Ligure et Rome, un troisième centre de l’activité OAS est implanté à Milan et dans la région des lacs, en raison notamment de la proximité de la frontière suisse, ce que confirment les voyages de Massey, puis l’installation d’Argoud et de Curutchet à Menaggio, sur les rives du lac de Côme21. Les allées et venues de Jacques Soustelle, qui réside fréquemment, du printemps 1961 à juin 1962, dans la capitale lombarde et dans la région de Brescia, sous le pseudonyme de Jean Albert Sénèque, confirment cette hypothèse22. Les « ultras » bénéficient enfin, à la faveur d’opportunités partisanes, de logements dans les Marches ou en Émilie-Romagne.

Exil politique, « Politiques d’exil » : une unification difficile

11Des groupes composites, dans lesquels cohabitent haines tenaces, réconciliations temporaires et personnalités aux itinéraires divers, coexistent dans la péninsule, rendant toute tentative d’unification particulièrement ardue. L’inimitié qu’entretiennent Jean-Jacques Susini et Antoine Argoud ne connaît pas d’atténuation dans l’exil, tandis que progressivement les relations entre André Rossfelder et Susini se font plus courtoises, à la faveur de la médiation de « Diego » Jean Garcia. Par la suite, des liens amicaux extrêmement étroits se nouent et les deux hommes fomentent, avec Gilles Buscia, l’attentat du Mont Faron depuis Rome. Parallèlement, Susini et Soustelle se rencontrent autour d’un objectif commun – l’assassinat projeté du général de Gaulle. Ils s’opposent néanmoins dans leur rapport à la démocratie. Rétrospectivement, Susini en parle ainsi :

« Moi, il ne faisait pas partie des gens pour qui j’avais une affection particulière, parce qu’il avait une attitude politique tellement démocratique, que ça finissait par m’agacer. […] J’ai quand même soutenu le coup d’État, donc je ne peux pas me flatter d’avoir été l’inventeur de la démocratie23. »

12Soustelle et Bidault entretiennent également des relations tendues, notamment lors des réunions constitutives du CNR, en avril 196224.

13Alors que progressivement le sens du combat OAS se modifie et se transforme, de la défense de l’« Algérie française » en un combat de « l’Occident contre le communisme25 », les diverses moutures de l’OAS tentent de mettre en place des « politiques d’exil26 ».

14Dès 1961, les « Italiens » entretiennent avec les dirigeants de l’OAS implantés à Madrid et aux Baléares des relations privilégiées. Massey, dont les relations avec Jo Ortiz sont très étroites, fait le lien entre « Italiens » et « Espagnols27 ». Les relations entre activistes réfugiés en Suisse et Bidault, qui réside alors en Italie, sont également suivies28. C’est toutefois une institution déstabilisée et en cours de recomposition qui apparaît dans les correspondances des activistes.

15Les promoteurs du Conseil National de la Résistance tentent, en quelques mois, d’unir les différentes composantes d’une OAS en proie à de nombreuses difficultés. Dans un long courrier daté du 9 juin 1961 et adressé à Philippe de Massey, Joseph Ortiz insiste sur le fractionnisme de l’organisation secrète. Il écrit :

« Les Français sont toujours les mêmes. Je ne sais pas si un jour, l’union se fera autour de Salan, de Jo [Soustelle] ou de Ferdinand Loppe. Pour l’instant, il y a quasiment autant de groupes que d’individus et chacun tient à son petit signe comme au pucelage de sa sœur29. »

16Au-delà de ces divisions, plusieurs réunions se succèdent sur le territoire italien : à Rome en mai 1962, dans les Marches ou dans le Nord de l’Italie. Cette nouvelle OAS ne parvient pas à s’accorder sur les méthodes et les buts de l’action dans un contexte nouveau : celui de l’indépendance de l’État algérien. Ces regroupements donnent aux autorités italiennes l’occasion d’identifier les activistes et, parfois, de les arrêter. C’est notamment le cas en septembre 1962 lorsque les services civils de renseignements italiens – la division Affari riservati – signalent la tenue prochaine d’une réunion du Conseil National de la Résistance sur le territoire italien. Les services de police repèrent, dans une zone des Marches, « quelques-uns des plus hauts responsables de l’OAS, tous naturellement sous de fausses identités ». Ils identifient le colonel Antoine Argoud, le colonel Joseph Broizat, M. Jacques Achard, et l’ex-député Jean-Jacques Susini, tandis que l’arrivée d’un émissaire du général Paul Gardy est considérée comme imminente30. Ces réunions visent notamment à redéfinir des hiérarchies entre civils et militaires : il s’agit, pour chacun des activistes, de « “prendre une place”, d’occuper une position dans la structure de l’exil31 ». De peur que la surveillance mise en place par les forces de l’ordre ne soit découverte, les services décident d’intervenir dans la « villa Eugenia », à Civitanova Marche, où réside Bidault et où il est interpellé. Dans une des pièces, un faux passeport au nom de Soules est retrouvé, dont la photographie permet d’identifier Jean-Jacques Susini. Celui-ci nie aujourd’hui très fermement avoir été en contact avec Bidault et affirme s’être tenu à l’écart de l’expérience du CNR même s’il admet avoir résidé dans la région à cette période. La présence de papiers d’identité à son nom dans la « villa Eugenia » fait peser sur ses propos un doute certain.

17Les autorités se félicitent de la réussite de l’opération. Elles espèrent que l’expulsion de Bidault, qui suit de peu celle de Soustelle arrêté le 18 août 1962, découragera les « Français radicaux » de choisir le territoire italien comme lieu de résidence ou de réunion32.

18Malgré l’arrestation des deux hommes, les correspondances internes à l’OAS témoignent de la persistance d’une activité OAS-CNR en Italie à l’automne 1962. Elles font essentiellement état de problèmes logistiques, de communication et de propagande, de fourniture d’armes, de règlements de compte, de ralliements au CNR et surtout de financements33.

19Si l’arrestation de deux de ses dirigeants civils ne met pas un terme définitif à l’expérience CNR en Italie, la réunion qui vise à regrouper toutes les tendances de l’OAS au sein du CNR est cette fois organisée à Lisbonne, du 11 au 13 novembre 1962. Le CNR se félicite à cette occasion d’avoir emporté l’adhésion de « la tendance espagnole et algérienne », qui se limite en réalité tout au plus à la nomination du général Gardy comme vice-président du Comité exécutif du CNR et au ralliement des colonels Dufour et Godard. La perte des repères sociaux et politiques liés à l’exil explique en partie la contestation des hiérarchies civiles et militaires au sein de l’OAS-CNR. Au-delà de ces conflits internes, le groupe est désormais lié par un adversaire commun, identifié et qui constitue un facteur d’unité : la disparition du général de Gaulle et la lutte contre le communisme34.

Les actions limitées à partir de l’Italie

20Malgré la volonté de certaines personnalités de poursuivre le combat pour l’Algérie française depuis l’extérieur, les effectifs réduits des militants OAS présents en Italie – une vingtaine tout au plus35 – leur compromission avec certains éléments « incontrôlables36 », et la capacité d’action réduite de ces groupes ne permettent pas aux militants de mener une action efficace depuis la péninsule. L’amateurisme de certains activistes, qui se manifeste notamment lors de l’achat d’armes37 ou lors de la tentative d’extorsion de fonds exercée à l’encontre d’un industriel italien38 en octobre 1961, pèse lourdement sur la capacité effective d’action de l’organisation.

21Face à ces déconvenues, des activistes, « déçu[s] par l’activité politique39 », manifestent un certain découragement. Cette relative désaffection est sans doute encouragée par l’indigence des théorisations politiques liées au combat OAS qui, depuis sa naissance, est avant tout une « réflexion patriotique, sans grand contenu politique ».

22En mars 1962, l’informateur Mauro expose néanmoins le programme d’action de « l’OAS française en direction de l’Italie ». Quatre axes sont identifiés : maintenir les relations avec la colonie française résidente en Italie, garantir le fonctionnement de réseaux clandestins pour l’achat d’armes et de matériel en Italie et leur transport en France, entretenir les contacts avec les dirigeants du MSI et constituer, au sein du triangle Turin-Gênes-Milan, un réseau unissant activistes Algérie française, anciens légionnaires et anciens soldats de la RSI. L’OAS civile de Nice aurait ainsi entretenu des contacts directs avec les anciens combattants de la République Sociale Italienne spécialisés dans les « services spéciaux de sabotage40 », qui auraient fait bénéficier l’OAS de leurs savoir-faire. Les associations d’Anciens des forces armées, particulièrement des parachutistes, sont ainsi l’objet de l’attention des activistes tandis que l’organisation s’attache à surveiller et réprimer d’éventuels abus de la part d’individus qui se réclament de l’OAS. Ce programme demeure toutefois largement lettre morte et, dès 1962, les Renseignements Généraux soulignent la faillite du projet41. Comme le soulignent Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, le « resserrement des attentats sur la seule personne du chef de l’État » constitue, en soi, un aveu d’échec : il « témoigne de l’incapacité à mobiliser en faveur d’un combat dépassé que ces huit années de guerre ont relégué au rang de combat d’arrière-garde42 ».

23Ces réalités contrastent toutefois avec certains rapports des services de renseignements italiens qui, inquiets de la présence OAS en Italie et de son potentiel subversif, envisagent l’existence d’une organisation « ultra » italienne43.

L’existence d’une organisation « ultra » italienne ?

24Si l’OAS a bénéficié de soutiens personnels et opérationnels dans la péninsule, il paraît tout à fait exagéré de considérer qu’une organisation « ultra » spécifiquement italienne ait pu être constituée au début des années 1960. Les mentions trouvées au sein des archives italiennes témoignent en effet de la surévaluation de la présence « OAS » en Italie.

25En revanche, une correspondance de Guido Giannettini, jeune journaliste d’extrême droite et militant du MSI, dévoile son engagement personnel aux côtés des « ultras » français, ce que confirme l’informateur Aristo44. Giannettini se serait en effet rendu en Algérie, en France et en Espagne à de nombreuses reprises pour rencontrer des membres de l’OAS. Il aurait disposé de substantiels moyens financiers lui permettant de se déplacer régulièrement45.

26Giannettini est, par excellence, un homme de réseaux. Les archives italiennes mettent en lumière la précocité et la radicalité de son engagement politique. Il est, au début des années 1960, l’un des architectes d’une sociabilité entre Français et Italiens d’extrême droite. L’itinéraire de ce personnage illustre la construction de cette « sociabilité active46 » qui lie les militants d’extrême droite des deux pays. Au début du mois de janvier 196247, il écrit à son ami Giacomo Gagliardi, représentant des associations nationalistes italiennes à Paris48 et activiste membre de l’OAS-Metro, rencontré en Algérie. Il confirme ses liens étroits avec l’État-major de l’OAS réfugié en Espagne à l’automne 1961 et affirme avoir été arrêté avec ses dirigeants49. Fortement imprégné par un imaginaire complotiste judéo-maçonnique, il fait de cette arrestation le produit de la « contre-offensive » du « front subversif franc-maçon et antifasciste50 ». Les services de renseignements italiens et français confirment ses relations avec l’OAS : le jeune « Giannettini fait depuis longtemps la navette entre Rome, Majorque et Madrid51 ». Il occupe, sans doute à titre personnel, un rôle actif de liaison entre la péninsule, ses instances politiques, et les exilés OAS. Il confirme ainsi, lors d’un interrogatoire, avoir été sympathisant de l’OAS et avoir été « en contact avec ce milieu à cause de ses idées politiques de droite pro-atlantistes52 ».

27Le combat OAS semble ainsi avoir fait naître à la politique internationale cet homme de réseaux, qui demeure, durant toute notre période, un personnage pivot, relais entre les extrêmes droites européennes et les services de renseignements.

28Une vingtaine d’activistes se réclamant de l’OAS trouvent en Italie une terre d’exil disposée au moins en apparence à leur offrir sa protection. C’est depuis ce territoire que sont menées plusieurs tentatives d’unification qui échouent, gangrenées par les querelles personnelles et les divergences idéologiques qui agitent ce milieu composite en déroute. Toutefois, l’organisation parvient, dans la péninsule, à bénéficier de soutiens importants qui lui permettent de poursuivre son combat. Les services de renseignements italiens entretiennent en effet avec les « ultras » des relations ambiguës.

Organisation armée secrète et services de renseignements, des rapports ambigus

29Dès le mois de mai 196153, les services de renseignements civils et militaires italiens54 – ses deux composantes principales, la direzione dell’Ufficio Affari riservati (AA. RR), qui dépend du ministère de l’Intérieur, et les centri de controspionaggio (CS) qui relèvent de l’Ufficio « Difesa » (Ufficio « D ») du Servizio Informazioni Forze Armate (SIFAR) – sont mobilisés quelques mois après la création de l’Organisation Armée Secrète pour contrôler et éventuellement réprimer les « activités antigaullistes » en Italie55.

30Très vite l’OAS apparaît, pour les services de renseignements et l’État italien, comme une organisation potentiellement dangereuse et déstabilisatrice. Son activité doit, à ce titre, être surveillée.

Surveiller et contrôler

31Les moyens mobilisés pour suivre l’activité des militants OAS sont importants et font appel à un personnel non négligeable56 : les dirigeants des services civils de renseignements sont personnellement impliqués dans le suivi des activistes OAS. Federico Umberto D’Amato57 est, par exemple, présent en personne lors de l’arrestation de Georges Bidault en septembre 1962. En 2012, Jean-Jacques Susini confirme quant à lui avoir été reçu personnellement par le chef de la police italienne à son arrivée sur le territoire italien58.

32La présence, dans le fonds d’archives personnelles de l’ancien ministre de l’Intérieur Paolo Emilio Taviani, de précieux documents sur l’Organisation armée secrète, souligne l’intérêt personnel d’un ministre italien pour un phénomène « ultra », pourtant essentiellement français. Dès son accession à ce poste en février 1962, Taviani se heurte au problème posé par la présence, sur le territoire, d’hommes politiques ayant occupé les plus hauts postes au sein des instances gouvernementales françaises. Bidault et Taviani, tous deux démocrates-chrétiens, ont, dans l’immédiate après-guerre, participé ensemble aux conférences qui visent à reconstruire l’Europe dans le cadre de l’Alliance atlantique et à préparer la construction européenne59. La position des démocrates-chrétiens italiens de la génération de Taviani est d’autant plus délicate que Bidault60 s’est illustré, au début des années 1950, par son soutien à la réintégration de Trieste au sein du territoire italien, enjeu majeur pour l’Italie d’après-guerre61. Les services civils de renseignements italiens soulignent d’ailleurs que Bidault a été l’unique homme d’État qui s’est levé pour serrer la main à De Gasperi à la fin de son discours à la conférence de la paix, alors que Taviani y dirigeait la délégation italienne62. Lors de son arrestation, l’ancien président du Conseil n’est d’ailleurs pas remis aux autorités françaises et il est reconduit en personne par Federico Umberto D’Amato à la frontière suisse.

33Cet intérêt est peut-être motivé par les menaces que l’OAS a fait peser sur Taviani au printemps 196263. Les relations étroites du nouveau ministre avec Enrico Mattei, dirigeant de l’ENI peu favorable au maintien de la présence française en Algérie, soutien du FLN et de ce fait, sujet à de lourdes menaces attribuées à l’organisation secrète, ont sans doute contribué à nourrir l’intérêt d’un ministre qui accède à ses fonctions pendant les négociations qui précèdent la signature des accords d’Évian64, le 19 mars 1962. Elles contribuent à expliquer le raidissement notable de la politique italienne à l’égard des activistes dès son accession au poste de ministre de l’Intérieur. Taviani s’attache dès lors à « éliminer les représentants du CNR qui le gênent sur le plan de la politique intérieure65 ».

34Outre cette implication personnelle de personnages occupant les plus hautes charges de l’État italien, qui a sans doute compliqué le travail des services de renseignements, l’organisation interne et le fonctionnement de ces derniers a largement contribué à brouiller la perception et la définition du cadre précis de l’implantation, des effectifs, et des actions menées par les activistes en territoire italien. Notre corpus de sources66 témoigne de la multiplication de notes, souvent contradictoires, émanant des services militaires et civils. Il met en lumière la difficulté des instances du renseignement italien à distinguer précisément la réalité de la présence OAS en Italie d’une implantation imaginée, susceptible de menacer l’État italien. Les services se font ainsi régulièrement le relais de rumeurs contradictoires et parfois infondées avec lesquelles l’historien doit composer, souvent avec les plus grandes difficultés, pour déterminer modestement la vraisemblance du propos.

35Malgré une large mobilisation de moyens et de personnels, les services italiens ont peiné à saisir l’ampleur réelle du phénomène. L’implication de certains dirigeants du SIFAR dans le soutien à l’OAS a sans aucun doute contribué à complexifier la perception du phénomène par les Italiens.

La protection du SIFAR

36« Une réflexion préalable sur les organes qui collectent le renseignement est nécessaire » : les pratiques administratives, comme les institutions, n’« échappent pas aux processus de politisation67 ». Au début des années 1960, en pleine guerre froide, l’Italie est au cœur du dispositif atlantique qui vise à contrer l’implantation communiste en Europe occidentale. Dans ce contexte, l’action des services de renseignements ne peut qu’être politique. Étroitement liés à leurs homologues américains68, les Italiens ont en effet un rôle majeur dans le contrôle de l’expansion d’un supposé « péril communiste » sur le continent européen, alors que le Partito comunista italiano (PCI) est le plus puissant d’Europe de l’Ouest69. Federico Umberto D’Amato, personnage de premier plan de l’Ufficio Affari riservati, entretient ainsi d’étroites relations avec les structures de l’OTAN en Europe. D’Amato effectue également, avec la délégation italienne, des missions de formation aux États-Unis : en août 1961, il suit un cours dans les bureaux de la CIA. La commission italienne a ainsi le loisir de connaître la structure sur laquelle repose l’action de renseignement « officielle et clandestine », des États-Unis dans le monde70.

37Les intérêts économiques des puissances française, italienne et américaine dans le Sahara expliquent l’appui dont ont bénéficié les activistes OAS. Sans adhérer à une théorie conspiratoire du politique, les relations qu’entretiennent les services de renseignements italiens, et notamment leur composante militaire, avec les activistes de l’organisation secrète, ont été nécessairement déterminées par cette situation géographique et ce contexte idéologique très spécifique de l’Italie de l’après-guerre.

38Dans ces circonstances, l’attitude adoptée par les services italiens est loin d’être répressive. Le SIFAR s’attache en effet à contrôler le phénomène et il fait de Philippe de Massey l’un de ses informateurs71. Selon les services civils de renseignements, de Massey aurait été chargé de maintenir le contact entre l’organisation « ultra » et plusieurs hauts officiers italiens appartenant à l’OTAN, proche du général Challe72. Les témoignages de plusieurs activistes dans leurs mémoires73 corroborent ce propos : tous confirment qu’ils ont été protégés par une partie des services de renseignements militaires liée au service dirigé par le colonel Rocca, le Bureau de Recherches Économiques et Industrielles (REI74). Ce service a volontairement retardé leur arrestation75 et facilité leur séjour sur le territoire italien. Lors de notre entretien, Philippe de Massey a accepté de préciser les facilités dont ont bénéficié, sur le territoire italien, les activistes OAS, grâce à l’action bienveillante du SIFAR : les hommes du colonel Rocca auraient ainsi fourni aux activistes une centaine de passeports en blanc, leur auraient permis de faire une émission de radio destinée à un public français depuis la frontière76, et leur auraient donné accès au polygone de Vérone. Massey nuance toutefois ce dernier point en indiquant que le temps a manqué pour pouvoir utiliser pleinement ces bases d’entraînement militaire. Si son témoignage ne peut être recoupé, son propos apparaît toutefois crédible. La mention des délais restreints peut être discutée mais il est probable, en revanche, que les activistes situés en territoire italien aient peiné à recruter des militants qui choisirent davantage l’Espagne franquiste comme terre d’accueil. Massey, qui fut agent du SDECE à la fin des années 1950, mentionne également, lors de notre entretien, l’implication directe du colonel Viggevani77 dans la gestion des activistes OAS sur le territoire italien. Il explique en outre que son exfiltration en Suisse en 1960, puis en Italie, a été favorisée par l’action du service de renseignements français78 et, qu’à son arrivée, il a été contacté par Enrico de Boccard, journaliste d’extrême droite79, officier de la Garde Nationale Républicaine durant la République Sociale Italienne (RSI), et, selon les dires de Massey, intermédiaire entre le SIFAR et les activistes OAS80. L’interaction étroite entre de Boccard et les militants de la cause Algérie française est confirmée par sa correspondance81.

39La présence sur le territoire italien, dès 1961, de Jacques Soustelle, ancien dirigeant des services de renseignements français, soupçonné par les Italiens d’entretenir d’étroites relations et de bénéficier de la protection de leurs homologues israéliens82, a certainement favorisé les relations entre militants OAS et les structures officielles ou officieuses qui composent le renseignement italien. Soustelle aurait ainsi été, selon un rapport très bien renseigné, « protégé et caché par le service secret hébraïque83 ». Guido Giannettini, jeune journaliste d’extrême droite engagé aux côtés des activistes français, étroitement lié à partir de 1966 aux services de renseignements italiens, affirme à ce propos, lors d’un interrogatoire, que « les Israéliens étaient intéressés par l’engagement français en Algérie, comme front anti-arabe84 ».

40L’absence totale de documents permettant de confirmer ces liens dans les archives communiquées par les militaires aux magistrats italiens laisse penser que ceux-ci ont peut-être été détruits, ou que l’action de protection des agents de l’OAS en Italie a été mise en place par un secteur parallèle du SIFAR, qui n’aurait produit aucune archive. Quoiqu’il en soit, ces relations entre un « deuxième bureau italien » et les activistes sont confirmées en novembre 1962 par le ministère de l’Intérieur français qui réprouve ces contacts85. Il est donc logique que le SIFAR n’ait pas fait la publicité de son action de protection et n’ait publié aucun document faisant état des contacts entretenus par le service ou certaines de ses composantes avec André Rossfelder ou Jean-Jacques Susini, tous deux bénéficiaires de la bienveillance de ces services86. On comprend mieux qu’un personnage de premier plan comme Jean-Jacques Susini, l’un des dirigeants de l’OAS-Alger soit quasiment absent des archives du SIFAR et ne figure que de façon anecdotique dans les archives du ministère de l’Intérieur alors qu’il séjourne en Italie de l’été 1962 à 1966. À aucun moment, son arrivée sur le territoire italien n’est mentionnée. Ce n’est qu’à la suite de l’attentat du Mont Faron87, le 15 août 1964, que les autorités françaises s’adressent aux autorités italiennes pour obtenir des informations sur lui. Une distorsion majeure apparaît entre le long séjour italien de Susini – quatre ans – que confirme l’intéressé, et les informations erronées dont disposent les services civils.

41Comment expliquer d’autre part qu’André Rossfelder ait pu occuper un poste au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), sans que cela ne suscite davantage l’intérêt des services de renseignements français, alors que le dirigeant du bureau Affari riservati entretient, au moins depuis le mois de septembre 1961 et sans doute auparavant, un « rapport de collaboration amicale » avec « les hauts fonctionnaires français du service de contre-espionnage et de la police politique » ? La coopération transnationale entre services français et italiens est ainsi attestée, au début du mois de septembre 1961, par la venue d’un agent de liaison dans la capitale italienne88. Les dirigeants du CNR, Georges Bidault et Jacques Soustelle, auraient en effet été fortement indisposés par l’action des services de la police italienne travaillant en collaboration avec la sûreté nationale française89.

42Quoiqu’il en soit, les autorités italiennes sont loin de mener une action répressive à l’encontre des activistes OAS, et seul le Bureau Affari riservati participe à leur arrestation sur le territoire, les agents du SIFAR demeurant à l’écart de ce type d’actions90. Dans l’ensemble, le climat est loin d’être celui d’une « chasse à l’homme91 ». Jean-Jacques Susini bénéficie d’une impunité remarquable sur le territoire italien, alors que les autorités sont informées rapidement de son implication dans l’attentat du mont Faron92 et qu’elles n’ignorent pas la « matrice italienne » de cet attentat, conçu sur le territoire par Rossfelder et Buscia93. Jean-Jacques Susini affirme ainsi aujourd’hui, non sans une pointe d’ironie, « n’avoir vraiment aucun reproche à faire à la sûreté italienne94 ».

43Plusieurs hypothèses, qui constituent autant de tentatives d’explication, peuvent être formulées pour expliquer le soutien du SIFAR aux militants OAS. Comme le souligne Aldo Giannuli, le SIFAR était plus sensible que les services civils aux influences d’hommes politiques et du Vatican, qui manifestèrent leur sympathie pour l’OAS. Ils étaient également très perméables à l’influence des Américains qui « commençaient à trouver respectables les motivations de l’OAS95 ». Si l’on considère que les services de renseignements militaires italiens étaient inféodés aux services de renseignements américains, alors il est logique qu’ils aient soutenu les activistes de l’OAS contre de Gaulle. Si l’on considère au contraire que le SIFAR défendait fermement les intérêts économiques et pétroliers de l’Italie en Afrique du Nord, certains secteurs des renseignements militaires italiens ont peut-être vu dans l’OAS un moyen d’affaiblir l’action politique du général de Gaulle. Les « ultras » en exil pouvaient en effet apparaître comme aisément maîtrisables en raison de leur dépendance à l’égard de l’État italien, bien que leur capacité d’action terroriste ait été inversement proportionnelle à ces effectifs réduits. Guido Giannettini affirme en 1993 aux magistrats italiens que les Américains souhaitaient que les Français « restent englués en Algérie » et interrompent leurs efforts pour mener une politique nucléaire indépendante96. Dans ce cadre, soutenir l’OAS apparaissait tout à fait logique. Il est également possible que les services italiens se soient contentés de suivre les directives politiques de l’OTAN.

44Dépassant les enjeux de notre propre recherche, ces questions interrogent la place et l’importance des services de renseignements au sein des structures étatiques italiennes et de ses centres de décision, ainsi que leur dépendance à l’égard de l’allié américain.

45Si l’OAS, dans toutes ses déclinaisons, bénéficie indéniablement de la protection bienveillante de certains secteurs du SIFAR, elle est également soutenue par diverses forces politiques italiennes.