1Avec un incontestable brio et une précision méticuleuse, Pauline Picco dresse dans ce livre une cartographie du monde commun aux extrêmes droites européennes en se centrant sur les relations étroites nouées entre militants italiens et français, à partir de la création de l’OAS (Organisation de l’armée secrète). Combattu en France, le mouvement clandestin défenseur de l’Algérie française trouve en Italie non seulement un refuge, mais aussi un modèle organisationnel et un soutien politique et matériel sans faille de la part du MSI (Movimento sociale italiano). L’historienne développe, pour notre bonheur de lecture, une étude croisée des réseaux et des parcours militants des extrêmes droites italiennes et françaises qui permet d’identifier les circulations idéologiques et culturelles contribuant à constituer entre eux une culture politique commune. Le dépouillement de leurs publications et l’étude des correspondances de part et d’autre des Alpes conservées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine, éditions de la Table ronde) permettent d’identifier des thématiques et des mots d’ordre communs.

2Au nom de la défense de la « race blanche » associée à un anticommunisme virulent, cette culture politique prône la défense de la civilisation occidentale pour un « ordre nouveau européen ». Dans les colonnes d’Europe-Action, de Défense de l’Occident ou d’Ordine Nuovo, la figure honnie de l’immigré arabo-musulman couplée avec celle du nègre, remplace celle du juif cosmopolite. La hantise du métissage fait craindre un « génocide contre l’Europe » qui serait l’œuvre des peuples décolonisés du Tiers-Monde soutenus par les communistes. L’ouvrage souligne la précocité – dès le début des années 1960 – de l’argumentation sur la concurrence pour les emplois entre immigrés de couleur et Européens blancs, ou encore sur les dangers de l’islam. Cette communauté occidentale s’étend à la défense des régimes d’apartheid de Rhodésie et d’Afrique du sud et au soutien des guerres coloniales en Angola. Les militants italiens sont, eux, en contact avec les autorités de la Grèce des Colonels après leur coup d’État (1967-1974).

3Entre 1969 et 1980, ces réseaux internationaux d’extrême droite semblent avoir été mis au service de ce qu’on appelle le « terrorisme noir » en Italie. Avec prudence, Pauline Picco énonce qu’elle ne peut affirmer « qu’un vaste projet anti-subversif a été mis en place afin de battre en brèche, par des moyens occultes, l’avancée des forces socialistes et communistes dans le monde ». Mais elle constate une conjonction d’intérêts entre les structures des services occidentaux de renseignements et la vague d’attentats à la bombe qui touche l’Italie à partir de 1969 : la complicité de certains services de renseignements italiens a été reconnue officiellement par la cour d’Assises de Milan… le 22 juillet 2015, ce qui conforte a posteriori l’analyse de l’historienne.

4Pauline Picco a puisé les informations nécessaires à sa démonstration dans les nombreuses enquêtes judiciaires visant à identifier les responsables des différents attentats. Au cours des diverses procédures, des dizaines de milliers de documents ont été produits, mis à disposition du public par les juges et conservés à la Casa della Memoria de Brescia, institution qui réunit les familles de victimes de l’attentat de Brescia (1974). Cette institution a également recueilli une grande partie des archives du ministère italien de l’Intérieur laissées en déshérence dans une caserne. À défaut d’avoir pu avoir accès à une part des archives françaises soumises à l’embargo des services versants, Pauline Picco a pu consulter les documents numérisés par la Casa della Memoria qui forment la trame de son enquête. Ils démontrent la pérennité des relations entre les militants des extrêmes droites italiennes et les activistes français et ces solidarités militantes constituent un élément identitaire fondamental dans la mouvance d’extrême droite. Ce qui fait dire à un activiste italien auteur de plusieurs attentats dans les années 1970, que « le soutien des camerati français, est inoubliable, trente ans après. » Par ailleurs, le MSI accorde son soutien politique et matériel aux extrêmes droites françaises, au mouvement Ordre Nouveau (dissout en 1973), puis au Front national de Jean-Marie Le Pen (créé en 1972) et en même temps au Parti des forces nouvelles (né en 1974) qui se disputent ses faveurs dans une stratégie de légitimation. C’est seulement avec ses premières victoires électorales en 1983 et la formation d’un groupe des droites au parlement européen en 1984 que le Front national rejoint la politique du MSI pour l’intégration des extrêmes droites dans le système politique européen.

5Pauline Picco nous propose donc une remarquable analyse historique, sur la moyenne durée, du processus qui aboutit à l’institutionnalisation d’un parti (le Front national) qui, ayant bénéficié de la collaboration et du soutien de différents dirigeants et groupes ou partis italiens d’extrême droite, se crée une place à partir de 1983-1984 dans l’espace politique national et européen, après ses premiers succès électoraux. À l’heure où les chroniqueurs politiques prédisent que la présidente du Front national pourrait arriver en tête du premier tour des élections présidentielles de 2017, le livre de Pauline Picco qui scrute les liaisons dangereuses pendant un quart de siècle entre extrêmes droites de part et d’autre des Alpes, arrive à point nommé pour faire comprendre la généalogie de la conjoncture politique de notre présent.

6décembre 2015.