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L'usage du passé entre Antiquité tardive et Haut Moyen Âge

 | 
Maurice Sartre
, 
Claire Sotinel

Introduction

Claire Sotinel

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 B. Beaujard, Le culte des saints en Gaule :Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du v (...)

1Les travaux de Brigitte Beaujard sur le culte des saints en Gaule1 mettent en valeur la façon dont, dans l’histoire des villes de la Gaule romaine, arrive un moment où la mémoire du passé se transforme au point que se produit une solution de continuité dans son histoire. La cité classique s’efface alors au bénéfice d’une construction chrétienne de l’histoire des origines. Une telle analyse s’inscrit dans la perception de l’Antiquité tardive comme période de transition, un caractère dont l’appréciation s’inscrit dans un vaste débat historiographique qui anime les historiens depuis quelques années.

  • 2 A. Giardina, « Esplosione di tardoantico », Studi storici, 40, 1, 1999, p. 157-180 ; G. Fowden, «  (...)
  • 3 J. H. W. G. Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City, Oxford, 2001 ; P. Heather, The Fall (...)

2Pendant la seconde moitié du xxe siècle, le renouveau des études sur la fin de l’Antiquité, inspirées en France par les travaux d’Henri-Irénée Marrou, entraînées outre-Atlantique par ceux de Peter Brown, a contribué à définir l’Antiquité tardive comme une période autonome, qui ne devait plus être évaluée comme une forme de décadence par rapport à une période classique (au demeurant souvent idéalisée), ou conçue seulement comme une préhistoire du Moyen Âge. Cette revendication d’autonomie permettait seule l’appréciation juste des valeurs de la période, la richesse de la culture patristique, la vitalité de la société, l’invention de formes artistiques nouvelles. Depuis quelques années, cette vision que l’on peut qualifier d’optimiste est remise en question par des publications souvent polémiques. La première attaque vint d’Andrea Giardina, qui réclamait un retour à l’histoire politique pour donner des limites chronologiques raisonnables à une période que l’approche anthropologique en vogue tendait à étendre sur une très longue période2. Une série d’études anglaises ouvrit un autre front : entre The End of the Ancient City de W. Liebeschuetz, The Fall of the Roman Empire de P. Heather, et The Fall of Rome and the End of Civilization de B. Ward Perkins3, une véritable offensive était lancée pour, en quelque sorte, réhabiliter l’idée de décadence de l’Empire. Ce n’est pas le lieu ici d’intervenir dans ce débat brûlant, auquel Brigitte Beaujard n’a pas participé directement. Mais il faut remarquer que ces deux courants du débat laissent de côté la question abordée dans ce recueil, celui de la valeur transitionnelle de l’Antiquité tardive.

3Des spécialistes d’autres périodes s’étonnent sans doute de l’importance occupée par ces questions de définition ; après tout, nous connaissons tous le caractère artificiel des dénominations académiques des quatre grandes périodes, et la transition entre Moyen Âge et époque moderne, ou entre époque moderne et contemporaine ne soulève guère de problème, en France du moins, que devant les commissions de recrutement de nos universités. La difficulté de définir l’Antiquité tardive dépasse, elle, l’inconfort des périodes périphériques dans l’enseignement universitaire. Elle ne concerne pas seulement une définition académique mais, plus profondément, l’hypothèse d’une solution de continuité possible dans la transmission des héritages des sociétés, une hypothèse incontournable dans une Europe qui s’est largement définie dans une période désignée, de façon révélatrice, comme la Renaissance. Or, il ne peut y avoir de solution de continuité que s’il y a altération de la mémoire, volontaire ou involontaire. Tel est le champ qui est exploré ici.

4Le présent volume ne prétend pas prendre position dans le débat sur la définition de l’Antiquité tardive. Il ne prétend pas non plus explorer tous les aspects de la transmission de la mémoire pendant cette période mais, plus modestement, en éclairer quelques-uns. Les travaux des collègues, disciples et amis de Brigitte Beaujard, ici rassemblés, contribuent à apporter, par petites touches, des éléments de réponse en abordant des dossiers variés qui ouvrent maintes pistes de réflexion sur les enjeux et les modalités de l’utilisation du passé. Certains d’entre eux traitent de la manière dont, dans l’Antiquité tardive, se produit une synthèse entre des éléments de traditions volontairement véhiculés et des éléments nouveaux, souvent inspirés par le christianisme. Michèle Coltelloni-Trannoy recherche le substrat païen et classique de l’image composite du tyran dans l’Antiquité tardive (« L’ancêtre du mauvais empereur : le tyran républicain »). Caroline Michel d’Annoville et Annick Stoehr-Monjou, étudiant la controverse de Dracontius « sur la statue du héros », étudient la façon dont la construction du discours littéraire puise à la tradition classique tout en la détournant dans la perspective des valeurs chrétiennes (« Fidélité à la tradition et détournement dans la controverse de Dracontius ») ; Valérie Fauvinet-Ranson examine la façon dont, tout en affirmant les rejeter, Cassiodore, dans l’Italie ostrogothique du vie siècle, transmet le souvenir des dieux, non sans parfois le transformer. Ce souvenir perverti par les glissements de sens est sans doute un des outils les plus efficaces de l’effacement de la tradition, dans la mesure où il rend très malaisé le travail ultérieur de redécouverte (« Cassiodore et le souvenir des dieux »). Avec les notices du Liber Pontificalis, la manipulation de la mémoire se fait militante et, une fois que ses intentions en sont perdues, plonge l’historien dans la perplexité (Claire Sotinel, « Mémoire perdue ou mémoire manipulée : le Liber Pontificalis et la controverse des Trois Chapitres ») ; Bruno Judic (« À propos de la messe de saint Grégoire ») présente une illustration des effets des discontinuités dans la transmission de la tradition en étudiant le dossier complexe d’une relique commémorant un saint Grégoire que les érudits ont longtemps pris pour Grégoire le Grand. L’auteur insiste moins sur l’attribution plus vraisemblable à un évêque gaulois du vie siècle qu’aux raisons qui ont permis cette contamination d’identité, révélatrices des enjeux de la transmission de la mémoire. Enfin, les trois dernières études abordent la façon privilégiée dont les dossiers hagiographiques contribuent à explorer les modalités et les enjeux de la transmission de la mémoire. Michel Fauquier s’intéresse au passé des saints, et voit dans les récits de conversion, qui valorisent une rupture avec le passé, une attitude nouvelle vis-à-vis de la tradition, qui fait la synthèse entre l’idéologie romaine de l’homonouus et la vision paulinienne de l’homme nouveau régénéré par le baptême (« Les saints ont-ils un passé ? »). Françoise Prévot, en étudiant les vies de saints aquitains, identifie trois usages différents du passé : l’évocation du passé romain comme simple référence, celle du passé biblique ou chrétien présenté, lui, comme modèle, et les cas où l’omission et la modification du passé répondent à des motifs politiques (« L’utilisation de la mémoire du passé à travers quelques vies de saints aquitains »). Enfin, Nancy Gauthier projette le lecteur bien au-delà de l’Antiquité tardive en abordant le culte de saint Expedit à la Réunion. En analysant la façon dont ce culte, apparu au xixe siècle, a inspiré des versions différentes sur ses origines et ses liens avec la tradition locale d’une part, chrétienne de l’autre, l’auteur démontre avec brio que l’hagiographie reste encore aujourd’hui un terrain fécond de la constitution des identités (« Mémoire et histoire : le culte de saint Expedit à la Réunion »).

5On le voit, dans leur diversité, les auteurs de ce volume ne prétendent rien résoudre. À l’inverse, ils présentent de l’usage du passé dans l’Antiquité tardive une vision éclatée, variée, espérons-le coruscante, convaincus que de la confrontation patiente des cas spécifiques peut naître une meilleure intelligence des questions les plus vastes. Ils espèrent ainsi rendre un digne hommage à Brigitte Beaujard, dont l’œuvre démontre que la patience modeste de l’historien n’est pas incompatible avec la fécondité de la recherche.

Notes

1 B. Beaujard, Le culte des saints en Gaule :Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vie siècle, Paris, 2000.

2 A. Giardina, « Esplosione di tardoantico », Studi storici, 40, 1, 1999, p. 157-180 ; G. Fowden, « Elephantiasi del tardoantico », Journal of Roman Archaeology, 15, 2002, p. 681-686 ; G. W. Bowersock, « Riflessioni sulla periodizzazione dopo “Esplosione di Tardoantico” di Andrea Giardina », Studi Storici, 45, 2004, p. 7-13.

3 J. H. W. G. Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City, Oxford, 2001 ; P. Heather, The Fall of the Roman Empire : a New History of Rome and the Barbarians, Londres, 2005 ; B. Ward-Perkins, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford, 2005.

© Presses universitaires de Rennes, 2008

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