1Littérature, cinéma, manuels scolaires, mémoires gaulliste et communiste, souvenirs des déportés et des épurés… autant de médias et d’acteurs différents, autant de regards distincts portés sur les comportements des Français pendant l’Occupation. Qu’en est-il des jugements des résistants, acteurs de cette histoire au sens fort du terme puisqu’ils prirent très directement part aux événements en s’engageant dans la lutte contre l’occupant ?

2Une fois n’est pas coutume, ce qui guidera notre curiosité ici, ce n’est pas tant le récit de leur propre expérience que la façon dont ces protagonistes jaugent et jugent les attitudes de leurs concitoyens entre 1940 et 1944. En s’appuyant sur les témoignages des combattants de l’ombre, on prêtera donc attention aux modes de perception, aux types de jugements formulés et aux termes utilisés pour qualifier les attitudes des Français ordinaires, c’est-à-dire de tous ceux qui ne faisaient pas partie de la Résistance et qui formaient la majorité de la population.

3Quels discours les résistants tiennent-ils sur leur pays et leurs compatriotes ? Quelles représentations en donnent-ils ? Livrent-ils une vision univoque ou des images divergentes ? Évoquent-ils un comportement singulier ou des attitudes plurielles ?

4Ces premiers questionnements débouchent sur un second niveau d’analyse. En effet, à travers les discours tenus et le tableau de la société française des années sombres qui s’en dégage, transparaît aussi, en arrière-plan, une certaine conception de la Résistance. En caractérisant les comportements collectifs des Français sous l’Occupation, les témoins-résistants mesurent, en creux, la place qu’a occupée, selon eux, la désobéissance et l’écho qu’elle a rencontré, ou pas, dans le corps social. C’est donc bien la question du rapport dialectique entre Résistance active et société qui se trouve, une fois de plus, posée.

5Trois aspects seront successivement abordés dans cette contribution. En premier lieu, les problèmes, nombreux et variés, que posent un tel sujet d’étude. Depuis le statut du témoignage jusqu’au caractère pléthorique des sources disponibles en passant par la diversité des registres d’expression utilisés par les acteurs, ceux-ci ne manquent pas. Mais – c’est le second point de mon propos –, ces difficultés bien réelles n’empêchent pas de proposer, davantage qu’une typologie rigide, un nuancier, une gamme de représentations diverses et parfois même contrastées. Elles viennent utilement rappeler combien les résistants n’ont pas parlé d’une seule voix. On peut ainsi mettre en évidence des tendances dans les discours tenus, des évolutions qui n’excluent pas parfois les chevauchements et esquisser in fine une trame chronologique. Enfin, pour terminer, il s’agira de confronter ces représentations résistantes avec la mémoire dominante de la période depuis plus de vingt ans, celle d’une France qui se serait longtemps perçue comme unanimement résistante avant, à partir du début des années 1970, de regarder enfin la vérité en face1.

Difficultés et obstacles

6Commençons, au risque de rappeler des évidences, par faire un rapide inventaire de quelques-unes des difficultés méthodologiques et épistémologiques rencontrées pour mener à bien ce travail. Au cœur de celles-ci, ce que l’on pourrait appeler des effets de biais.

7Le premier obstacle renvoie à la nature même des sources mobilisables. L’immense majorité des documents disponibles datent de l’après-guerre c’est-à-dire qu’ils ont été produits par des acteurs-survivants mués en témoins après les événements. À ce titre et à l’instar de n’importe quel autre témoignage – ni plus, ni moins – ces paroles de résistants n’échappent pas aux phénomènes de reconstruction et de réécriture de l’histoire. En particulier, elles sont souvent polluées par les enjeux de l’après-guerre, par la volonté des acteurs-témoins de surligner leur apport singulier et parfois même d’édifier leur propre statue. Phénomène classique, ce qui est décrit du passé se trouve en partie conditionné par les enjeux du présent. Sans tomber dans la suspicion généralisée mais sans naïveté, il faut être conscient de ces risques de distorsion lorsqu’on utilise ce type de documentation.

8Les choses se compliquent encore davantage du fait que les représentations des comportements des Français peuvent varier chez un même témoin en fonction de la période et du contexte précis de son témoignage. Le facteur temps – et donc l’éloignement vis-à-vis de l’événement – forme une variable essentielle. L’exemple de Jean Cassou est de ce point de vue éclairant. En 1953, dans La Mémoire courte, petit livre publié au lendemain du vote des lois d’amnistie, ce résistant de la première heure livre une vision très sombre de ce qu’il appelle la « France allemande2 ». Mais, dans l’autobiographie qu’il publie en 19813, la tonalité générale du jugement porté sur ses contemporains s’est adoucie et a gagné en bienveillance. Il est donc nécessaire de préciser à chaque fois, non pas seulement le rôle tenu par l’acteur-témoin dans le combat clandestin, mais aussi la date exacte de son témoignage, son identité et son inscription dans l’espace politique et social au moment où il prend la parole.

9Un second problème, et même un double problème méthodologique, surgit aussitôt. Primo, le type de questionnement, centré sur les comportements des Français, qui nous occupe ici n’est jamais ou presque au cœur des témoignages des anciens résistants. Secundo, ce qui nous intéresse désormais, c’est très précisément ce à quoi d’habitude on ne prête guère attention : non plus tant les péripéties de la lutte clandestine mais plutôt ce qui est dit ou suggéré, souvent de façon allusive, de l’arrière-pays. Non plus le cœur du témoignage mais sa périphérie. Lorsque ces jugements existent, il s’agit le plus souvent de notations éparses disséminées dans le flot du récit. Pour débusquer ces perles rares et les interpréter, il convient donc d’abord de chausser de nouvelles lunettes de vue. Dans les mémoires volumineuses de Daniel Cordier par exemple, dont les deux-tiers concernent sa mission en France à partir de la fin juillet 19424, on ne trouvera guère plus d’une dizaine de remarques, toujours très brèves, sur l’attitude des Français. La moisson est donc souvent maigre en la matière.

10Un troisième obstacle tient paradoxalement à l’extrême richesse de la documentation : depuis 1944, soixante-dix ans durant, des milliers de témoignages ont été produits par les résistants sur des supports variés5. La multiplicité des registres d’expression est déterminante car on ne dit ni la même chose, ni de la même manière selon qu’il s’agisse d’un livre d’entretiens, de mémoires classiques rédigées à la première personne, d’une interview avec un journaliste, d’un documentaire filmé ou d’un débat télévisé. La teneur des jugements portés peut considérablement varier selon les dispositifs de collecte et de production du témoignage. Par ailleurs, devant une telle masse documentaire, la seule issue possible était de s’en tenir à un corpus documentaire volontairement restreint. Cette sélection, par nature subjective, est donc discutable et on pourra aisément me reprocher telle ou telle impasse.

11En dépit de ces difficultés, il est possible de proposer un dégradé de représentations qui se succèdent ou se chevauchent dans le temps. Car, bien entendu, sur une période longue qui couvre soixante-dix ans, il n’y a pas un seul discours tenu par les résistants, lequel traduirait un regard immuable porté sur leurs compatriotes. La Résistance a été diverse, les résistants aussi et il est par conséquent normal que les jugements proférés varient même si l’on repère aussi, comme on va le voir, de forts éléments de continuité.

Nuanciers

12Très vite après la Libération, les résistants ont ressenti le besoin de prendre la plume pour retracer leur expérience6. Témoignages et mémoires se multiplient donc dès ce moment pour ne rien dire de la masse considérable d’entretiens collectés par le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM).

13Parmi les premiers à écrire, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Philippe Viannay ou encore Pierre Guillain de Bénouville insistent à l’unisson sur l’isolement vécu et ressenti par les premiers résistants au milieu de la masse inerte des Français7. Fondateur et patron du mouvement de zone occupée Défense de la France, Philippe Viannay résume bien la tonalité générale de ce discours en écrivant dans l’introduction de Nous sommes les rebelles :

« Nous sommes les rebelles. Mais, Français, ces rebelles, nous voulons que vous les compreniez, pour les aimer, pour les suivre. Et les lignes qui viennent vous diront ce que nous avons été et ce que nous voulons être8… »

14Dans le même ordre d’idée, chacun connaît la sentence provocatrice formulée par Emmanuel d’Astier devant la caméra de Marcel Ophüls lorsqu’il qualifie les résistants « d’inadaptés9 », c’est-à-dire de marginaux. On ne saurait mieux dire combien les résistants se percevaient, même après la Libération, comme une espèce à part, coupée et incomprise du reste de la population.

15Le son de cloche est identique dans des témoignages plus tardifs, livrés à partir des années 1970, comme ceux d’Henri Frenay, Claude Bourdet, Jean-Pierre Levy ou de Jules Meurillon10. Chacun avec son style propre – introspectif, véhément, grandiloquent ou nostalgique – ces acteurs de tout premier plan développent une vision très élitiste d’une Résistance qui n’a concerné, à l’origine, qu’une infime minorité de précurseurs. Cette nouvelle aristocratie, sorte de chevalerie moderne, se perçoit donc comme étant en marge de la société, dans une altérité radicale avec le reste de la population.

16Cette vision n’est pas neuve si l’on songe aux termes déjà employés par Pierre Brossolette dans une allocution prononcée à la BBC le 22 septembre 1942 pour parler aux Français de France des résistants : « à côté de vous, parmi vous, sans que vous le sachiez toujours, luttent et meurent des hommes – mes frères d’armes –, les hommes du combat souterrain pour la libération11 », disait-il. Bien entendu ces aristocrates sont d’autant moins nombreux et d’autant plus isolés qu’ils s’engagent tôt sur les chemins de la désobéissance. C’est le sens des mots d’Henri Frenay quand il évoque dans une lettre datant de 1950 « la Résistance, la vraie, celle des premières années, celle que peu d’hommes ont connue » et qui « est pour moi comme un jardin secret où parfois, seul, je pénètre12 ».

17En contre-point à cette avant-garde de pionniers et formant son négatif parfait, le plus grand nombre est décrit comme une masse passive s’accommodant de la défaite. Tous les chefs historiques de la Résistance intérieure martèlent l’idée, qui n’est pas fausse d’ailleurs, qu’ils ont d’abord formé une fragile cohorte isolée au milieu d’un océan d’indifférence et d’apathie qui paralysait le pays tout entier aux lendemains du désastre de juin 1940. Cette première fournée de témoignages donne une tonalité dominante qui, à quelques nuances près, évoluera assez peu.

18À ce stade de la réflexion, plusieurs remarques s’imposent.

19On notera d’abord combien cette vision assez sombre qui souligne la marginalité des résistants est portée par les grands chefs de mouvements ou de réseaux. Ce statut est fondamental car ils les obligent très vite à adopter des mesures de sécurité, à plonger dans la clandestinité et les isolent mécaniquement de leurs compatriotes. Vivant en vase clos, se déplaçant sans répit, toujours sur le qui-vive, les patrons de la Résistance mènent des existences nomades, coupées du commun et du monde. Leurs témoignages sont ainsi profondément marqués par ce syndrome du scaphandrier.

20D’autre part, ces chefs ont construit, à partir de rien et à force de ténacité, des organisations clandestines. Ce sont bien entendu leurs histoires, leurs succès et coups durs qui les intéressent exclusivement et monopolisent leurs propos, au détriment du reste.

21Par ailleurs, la parole de ces chefs est souvent comme figée, écrasant du même coup les évolutions chronologiques. Ces « grands témoins » parlent avant tout de la période des débuts et d’une phase qui s’étend rarement au-delà de l’année 1943. Ensuite, nombre d’entre eux quittent la France pour Londres ou Alger – c’est le cas d’Emmanuel d’Astier ou d’Henri Frenay – tandis que d’autres, comme Claude Bourdet par exemple, sont arrêtés.

22Il faut enfin opérer une distinction entre les deux principales zones du point de vue du regard porté par les acteurs de la désobéissance sur les Français. Les textes que l’on vient de citer émanent, pour la plupart, de résistants de la zone Sud. Or on sait que les populations situées au Nord de ligne de démarcation ont été, au contact direct de l’occupant, plus tôt réactives et germanophobes ; l’isolement des résistants a donc été moindre ici. C’est ce qui transparaît notamment des mémoires de Christian Pineau, fondateur du mouvement Libération-Nord13. Cette césure entre les deux zones n’avait d’ailleurs pas échappé aux résistants du temps même de la lutte comme en témoigne ce jugement sans concession proféré par Henri Frenay dans un article du journal Les Petites Ailes publié en juillet 1941 au retour d’un bref séjour à Paris :

« Il en est revenu profondément ému de la magnifique ambiance qui y règne et plein d’admiration pour les progrès qui ont été réalisés. […] Hélas, le retour en zone libre permet de mesurer la différence profonde, tragique, qui sépare les deux morceaux de la France. Ici, aucune énergie, aucune grandeur, mais seulement un fatalisme apathique cachant souvent la plus basse des lâchetés. Les événements extérieurs, la crainte pour l’avenir de la Patrie, laissent indifférents la majorité des Français de zone libre14. »

23C’est toujours ce même type de jugement, insistant sur le fossé existant entre résistants et masse de la population française, que l’on retrouve, encore accentué, dans le témoignage de Daniel Cordier publié en 2009, à très longue distance des événements15. Les notations concernant les comportements des Français sous l’Occupation, y sont très rares. Et quand elles existent, à quelques exceptions près16, elles sont sans équivoque. Le portrait tracé de la France et des Français par le secrétaire de Jean Moulin vire en effet, au gris sombre. En août 1942, on peut lire la mention suivante : « Nous vivons au milieu d’une France au mieux indifférente, au pire hostile17. » À la date du 18 mai 1943, le jugement est plus sévère encore : « Et le peuple Français ? Depuis mon arrivée, je suis accablé par son état de léthargie. Au centre de Paris s’ajoute une frivolité et un luxe provocants18. » Solitude, isolement et hostilité, tels sont les sentiments dominants éprouvés par le jeune Daniel Cordier. Et même double hostilité puisqu’à celle des Français dans leur ensemble s’ajoute celle des résistants de l’intérieur vis-à-vis du Français libre qu’il est et ne cesse jamais d’être19.

24L’auteur raconte par le menu ses installations successives. Ce faisant, il mentionne bien sûr l’aide qu’il reçoit de la part de concitoyens anonymes – pour se loger à Lyon puis à Paris, pour organiser son secrétariat – mais à aucun moment il ne semble prendre conscience des conséquences pourtant déterminantes de ces aides sur la réussite de sa mission. Comment expliquer une telle noirceur dans les jugements portés ? Encore une fois, un puissant effet d’optique joue ici à plein. Daniel Cordier fait le récit minutieux de sa mission auprès de Rex mais il détaille aussi les métamorphoses psychiques, politiques et identitaires d’un jeune bourgeois d’Action française de vingt ans à peine plongé au cœur de la mêlée. Ce faisant, il laisse les Français hors-champ. À cela s’ajoute un autre facteur d’explication, à mon sens décisif : ses mémoires, rédigées sur le tard, sont fortement imprégnées par la représentation de la période qui s’impose à partir des années 1970 et trace le portrait de Français majoritairement attentistes pour ne pas dire veules.

25Certes dominante, la tonalité sombre dont il vient d’être question n’est pourtant pas hégémonique. D’autres résistants font en effet entendre un son de cloche alternatif en proposant une vision moins monochrome de la société française des années noires. Ces perceptions alternatives sont déjà perceptibles dans certains récits contemporains de l’Occupation. Ainsi, dans le journal de l’écrivain Jean Guéhenno ou les témoignages de Madeleine Gex Le Verrier et d’Agnès Humbert20, on trouve quantité de remarques sur les premières réactions des Français occupés. Mais ici, l’indifférence et la lâcheté laissent place à des sursauts de dignité ou à des manifestations de franche hostilité qui s’expriment par le mutisme, les traits d’humour et les moqueries. Selon Madeleine Gex Le Verrier, la multiplication de ces actes prouve que « Paris frondait21 ». Ce type de jugements corrobore ce que l’on trouve par ailleurs dans les rapports de situation allemands – Lagerbericht – envoyés à Berlin et dans les rapports des préfets de Vichy qui pointent de bonne heure la germanophobie des Français de la zone occupée.

26Plus tard, chez nombre d’acteurs témoins, surtout de la zone Nord, apparaît déjà un arrière-plan social à travers l’évocation, plus ou moins consciente selon les cas, de phénomènes de porosité entre la Résistance et le reste du corps social sous la forme de logiques d’entraide et de solidarité. Le tableau des comportements des Français devient moins monochrome et y gagne en complexité. La Résistance commence à être appréhendée comme un phénomène social plus large qui déborde du cadre étroit des seules organisations et de ses militants aguerris. Ainsi, dans un court volume publié dès 1945, mi-essai historique, mi-récit de souvenirs marqué par la personnalité de son auteur, Lucie Aubrac trace déjà à grands traits le portrait d’une Résistance interclassiste qui a prise sur la société qui l’entoure22.

27Cette prise en compte de l’arrière-pays que forme la société ne fait jamais ou presque l’objet de longs développements. Elle s’exprime plutôt, une fois encore, sous la forme de brèves notations distillées en passant. Elles deviennent simplement plus nombreuses et plus appuyées. Ainsi chez Jean Cassou, pour tant guère amène en général envers ses compatriotes, quand il évoque en 1953 dans La Mémoire courte cette scène réconfortante dont il a été le témoin :

« Pourtant quelle consolation quand, dans le brouillard de la stupeur, surgissait un signe de haine parfaite, comme ce regard que je saisis un jour, dans la rue, ce regard d’un ouvrier sur un soldat boche qu’il venait de croiser. L’ouvrier était passé sans le regarder, ainsi qu’on en avait tout de suite pris l’habitude, puis il avait lentement tourné la tête et, par-dessus l’épaule, du coin de l’œil, lui avait jeté dans le dos un long regard parisien, ce regard, vous savez, qui veut dire : toi, mon salaud, quand je te tiendrai…, ce regard plissé, incisif, pareil à un jet de salive. Des éclairs de cette sorte vous réchauffaient voluptueusement le cœur23. »

28Et plus tard, évoquant l’année 1943 :

« Au sortir de mon année de prison j’avais retrouvé la Résistance devenue une grande personne, une véritable administration avec ses rouages, ses multiples services […] et on sentait tout le pays, gens de la campagne comme gens des villes, appuyant obscurément ce vaste système obscur24. »

29Deux acteurs-témoins de premier plan méritent ici d’être évoqués car ils se singularisent par la teneur et la précision de leur jugement. René Char d’abord quand il relate dans les Feuillets d’Hypnos la protection dont il bénéficie de la part des habitants de Cerest en Haute-Provence alors que les SS et la Milice ratissent le village où il s’est caché. Entre lui, chef de maquis traqué, et les villageois, selon un plan concerté, une décisive trame de solidarité a été tissée : « Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre25. » Les analyses de Germaine Tillion s’inscrivent dans une veine similaire. Dans un article fondateur et hybride, à la fois réflexion historique et témoignage personnel, qu’elle consacre en 1958 aux débuts de la Résistance en zone occupée, elle est une des premières à aborder de front la question de la porosité entre Résistance et société. Elle écrit notamment :

« La Résistance active a compté, à ses débuts, un très petit nombre de gens ; ce nombre s’est accru régulièrement de mois en mois, au fur et à mesure de la répression, sans toutefois devenir considérable. Nous n’étions qu’une poignée en 1940 mais étions-nous déjà représentatifs d’une part importante de l’opinion française ? En ce qui me concerne, je l’ai cru dès le premier jour et il me semble qu’aucun de mes camarades n’a jamais mis la chose en doute devant moi. Mais dans le cas contraire, qu’aurions-nous fait ? La même chose, je pense, en espérant que nos compatriotes finiraient par nous suivre.
Je crois cependant, même aujourd’hui, que nous avons dès le début, bénéficié d’une sympathie passive assez large26. »

30Et plus loin de préciser sa pensée :

« Il me semble […] que les distinctions d’opinions étaient moins tranchées qu’on ne l’a dit, entre les gens qui ont participé à la Résistance et les autres. Les différences entre eux et nous étaient surtout des différences de dosage : l’attitude devant le comportement des gens de Vichy était plus souvent défiante, en 1941, dans les groupes de Résistance que dans les milieux inertes – mais elle s’étendait jusqu’à ces milieux. Inversement, ces groupes n’étaient nullement à l’abri de la révérence qui, à cette date, entourait le vieux maréchal. Car l’opinion publique est un fluide pour lequel il n’existe pas de parois étanches27. »

31Dans Le Chagrin et la pitié enfin, film réalisé par Marcel Ophüls en 1969 que Germaine Tillion n’appréciait pourtant guère28, certaines scènes – notamment autour des frères Grave et d’Émile Coulaudon (« Gaspard », chef du maquis du Mont Mouchet dans le Puy-de-Dôme) – donnent aussi à voir la réalité de cet ancrage social de la Résistance.

32Que retenir de ce type de représentation et de ceux qui les portent ? D’abord le fait que ces regards nuancés n’émanent pas, le plus souvent, de chefs d’organisations. Lorsque tel est le cas, il s’agit de responsables de maquis ayant toujours vécu par définition en contact étroit avec la population locale. Tous savent parfaitement que la Résistance active est restée un phénomène minoritaire mais leurs récits attirent l’attention sur les passerelles qui relient Résistance et société, sur la manière dont le corps social, au départ indifférent voire hostile, devient, par un phénomène progressif de capillarité, favorable à la désobéissance voire complice. La dynamique ainsi créée dépasse la simple addition des acteurs et des actes. La Résistance quitte les marges de la société car elle est graduellement reconnue et admise par des pans de plus en plus larges de la population, au contraire de la frange collaboratrice, toujours plus isolée, crainte et rejetée par la majorité des Français à mesure que le temps passe.

33Dans ce tableau, l’historiographie communiste, très contrôlée, mérite une mention particulière. Elle est spécifique dans la mesure où, imprégnée d’idéologie, elle raisonne avant tout en termes de classes sociales. On y trouve martelée la vulgate selon laquelle la classe ouvrière tout entière a résisté à l’envahisseur avec le Parti comme guide et fer de lance29. Et même chez certains grands exclus du PCF de l’après-guerre comme Charles Tillon et Georges Guingouin30, c’est le peuple tout entier, qualifié de patriote, qui est mis à l’honneur. Les mémoires de ce dernier, chef des maquis du Limousin, portent entre autres la dédicace suivante : « À tous ceux qui, sur cette terre limousine, par leur aide courageuse, nous ont permis de tenir. »

Résistancialisme ?

34Chacun connaît la place qu’occupe depuis maintenant une bonne vingtaine d’années dans l’historiographie de la période et les représentations mémorielles l’expression de « syndrome de Vichy31 », expression dont il a été largement question dans nos débats. Le schéma est parfaitement connu et on se contentera d’en rappeler la trame générale pour mémoire : dès la Libération de la France en 1944 se serait constituée une vision vertueuse et même héroïque des comportements des Français. Ceux-ci auraient ainsi longtemps communié dans un « mythe dominant », celui du « résistancialisme32 », avant de prendre enfin douloureusement conscience, à partir du début des années 1970, d’une réalité beaucoup plus sombre33. Au terme de ce rapide survol, la question se pose donc de savoir si les témoignages des résistants ont alimenté ou pas, cette vision dominante d’une France unanimement debout face à l’occupant.

35À cette question, la réponse est négative. Il y a certes, dans les regards portés par les témoins résistants sur leurs concitoyens pendant l’Occupation, des nuances d’appréciation, mais il y a aussi une tonalité commune et générale qui se dégage : l’idée que les résistants ont bien constitué une minorité active et que la grande masse des Français est demeurée en dehors de la lutte revient continuellement dans les propos des acteurs mués en témoins. Autrement dit, aucun d’entre eux n’a jamais affirmé que les Français, comme un seul homme, avaient été résistants ni même favorables à la Résistance. Aucun n’a jamais versé dans ce type d’imagerie et ce n’est assurément pas de ce côté-ci qu’il faut chercher pour trouver trace d’un discours participant à la construction d’un « mythe résistancialiste ». Au moment du supposé triomphe de celui-ci, de l’immédiat après-guerre à la toute fin des années 1960, les mots des résistants racontent une toute autre histoire.

36Cette représentation idéalisée des comportements des Français a sans doute existé dans certains discours politiques et commémoratifs mais certainement pas sous la plume des résistants. On se gardera bien de confondre deux registres tout à fait différents. Le récit officiel de la période gaullienne, avec comme point d’orgue le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964, ne résume pas à lui seul les représentations de la population française. Pas davantage, il ne rend compte des perceptions du monde résistant dans son ensemble.

37Par ailleurs, les résistants ne se sont pas contentés, à travers leurs témoignages, de poser un regard sur le passé et d’évaluer le degré d’implication de leurs compatriotes dans la lutte pour la Libération. Avec plus ou moins d’insistance et d’intensité, ils se sont aussi intéressés au présent et même à l’avenir en pointant l’extrême fragilité de l’objet Résistance en termes de transmission et donc de survie mémorielle. En même temps et davantage que de simples récits retraçant un engagement clandestin, nombreux sont ceux, parmi les textes cités, qui portent sur la mémoire d’un événement à part et sur son possible évanouissement. Tel est par exemple le sens du discours tenu dans La Mémoire courte par Jean Cassou dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a jamais communié dans le culte d’une France unanime face à l’occupant. Ni hier quand l’auteur se remémore l’état d’esprit, caractérisé par l’indifférence générale, qui dominait chez les Français de l’année 1940 :

« Morne douceur des premières semaines de l’Occupation. On prenait bien la chose, chacun était rentré chez soi, chacun était retourné à ses affaires, et le marché noir commençait sa fructueuse carrière34. »

38Ni en 1953, quand il s’interroge avec angoisse : « Comment expliquer, en effet, que dans la France née de la Libération, rien ne subsiste plus de l’esprit de Résistance35 ? » Et plus loin de conclure, après avoir énuméré « ses morts » : « Car il s’est passé quelque chose. Il s’est passé quelque chose et il s’est trouvé un certain nombre d’hommes pour le voir et le savoir, et qui pour cette science irréfutable ont donné leur vie36. »

39Plus de dix ans après cette salve désabusée, en 1964, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Libération, le philosophe Vladimir Jankélévitch évoque lui aussi les résistants morts mais surtout leur marginalisation progressive dans les mémoires et l’oubli inexorablement à l’œuvre :

« Jean Mauchausat avait vingt-trois ans quand il est tombé sous les balles allemandes ; Lucien Legros bien moins encore. À cet âge les jeunes gens d’aujourd’hui suivent nos cours, font du ski dans les Alpes, passent leurs vacances aux Baléares : ils peuvent faire tout cela parce que le sacrifice de leurs aînés a rendu possible la déroute des bourreaux et des pendeurs. Ils avaient compris, les lycéens de Buffon, ce que beaucoup d’adultes, hélas ! n’avaient pas compris : car “l’engagement” n’était pas pour eux un sujet de dissertation philosophique, mais un fait de l’existence quotidienne, d’une existence dangeureuse tout entière vouée à la lutte sans merci37. »

40Parmi d’autres38, Jean Cassou et Vladimir Jankélévitch regrettent amèrement, à partir des années 1950, que la Résistance soit devenue un véritable désert, une sorte de territoire mémoriel laissé à l’abandon, signe supplémentaire de sa marginalisation sociale.

41Au terme de ces relectures, il apparaît donc nettement que les résistants n’ont jamais communié dans la célébration d’un quelconque « mythe résistancialiste » et l’ont encore moins propagé. Ils n’ont jamais bu de cette eau-là, ni dans la clandestinité, ni aux lendemains de la Libération et pas davantage dans les décennies qui suivirent au gré des publications de leurs souvenirs et de leurs prises de parole successives. Bien au contraire, avec quelques nuances d’appréciations, celles et ceux qui ont témoigné pour retracer leurs engagements ont pris grand soin, avec une remarquable constance, de souligner leur isolement, non seulement au sein de la société française durant les quatre années de l’Occupation mais aussi durant l’après-guerre, à des années lumières d’une soi-disant représentation héroïque et consensuelle du comportement des Français.